Architecture et musique
Au-delà de la raison harmonique
p. 193-206
Résumés
Dans cet article, nous proposons de considérer la musique comme une focale d’analyse permettant de renouveler notre compréhension des processus de conception en architecture. Cette compréhension renouvelée est dans un premier temps historicisée, c’est à dire fondée sur une lecture historique de l’existence de principes partagés, communs à la musique et à l’architecture, avant d’être thématisée, c’est-à-dire mise au service d’une approche visant l’analyse et l’interprétation de certaines pratiques de conception contemporaines, abordées notamment à travers le prisme de la notion d’« action créative », développée par le sociologue Hans Joas.
In this paper, we aimed at considering music as a key element to renew our understanding of architectural design processes. This shifted approach is, first, based on an historic survey regarding the existence of shared principles in both music and architecture, and then, secondly, used as a mean to analyze and interpret contemporary design practices, considered notably through the involvement of Hans Joas’s notion of «creative action».
Texte intégral
1Dans le cadre général de notre réflexion sur la musique comme outil réflexif des sciences du territoire, j’ai choisi de me pencher plus spécifiquement sur les relations entre musique et architecture par l’étude de notions partagées des processus de création musicale et architecturale. D’un point de vue historique, la question des proportions harmoniques apparaît comme un objet d’étude premier considérant l’architecture et la musique comme deux paradigmes de la notion de composition. Après avoir rappelé l’importance accordée aux proportions harmoniques dans la pensée architecturale européenne, je propose d’en envisager le dépassement par certains architectes et théoriciens de la seconde moitié du xxe siècle, et de nous intéresser à des processus de conception, des poétiques, permettant d’identifier les nouveaux territoires des relations structurelles entre musique et architecture, notamment autour des notions de pensée « stratifiée » (multi layered) et d’improvisation. Enfin, je m’intéresserai, pour conclure et ouvrir la présente réflexion, aux modèles d’analyse susceptibles de rendre compte et d’instrumentaliser ces relations, mettant en relation le retour critique de l’architecte Bernard Tschumi, sur sa démarche créative par analogie à la musique et l’introduction de la notion d’action créative développée par le sociologue Hans Joas.
Proportions harmoniques et composition
2Les Dix livres de l’architecture de Vitruve constituent un précédent fondamental pour identifier les références à la musique dans la pensée architecturale européenne. Dans les écrits de l’ingénieur romain, la musique est tout d’abord introduite comme un art « appartenant » à la science de l’architecte ; elle lui est nécessaire, au même titre que la géométrie, l’optique, l’arithmétique, l’histoire, la philosophie, la médecine, la jurisprudence et l’astrologie (Vitruve, in Perrault, 1673 : 2). Les proportions musicales empruntées à Aristoxène jouent le rôle de règles de mesure se substituant à la mesure visuelle. Dans les cas particuliers que Vitruve prend soin de définir, l’oreille se substitue non seulement à l’œil, mais aussi au compas : les proportions musicales sont ainsi le référentiel de l’architecte pour déterminer l’égale tension des cordages des mécanismes des machines de guerre, ou pour dimensionner et disposer justement les vases d’airain indispensables au bon fonctionnement des théâtres (ibid. : 6). Dans ces cas précis, c’est le phénomène, le son musical qui est instrumentalisé par la pensée architecturale, qui devient mesure de l’espace : le son de la corde tendue ou du vase frappé à l’aide d’un petit marteau. En entendant le rapport de quarte à quinte par exemple, l’architecte mesure, valide ou invalide le dimensionnement des vases d’airain ; en entendant l’unisson, il valide ou invalide l’équilibre des tensions appliquées aux cordes d’une catapulte.
3Parallèlement à la définition des champs de connaissance utiles à l’architecte, Vitruve définit les notions qui font de l’architecture une science à part entière, et non pas uniquement une collection hétéroclite, forcément limitée, de savoirs empruntés. Parmi ces notions, Vitruve fait référence à l’eurythmie qui, de la musique, n’emprunte plus seulement le phénomène sonore, mais se rapporte de manière plus abstraite, à l’harmonie musicale comme harmonie mathématique. C’est à ce second niveau de référence au musical que Vitruve entend rapporter la question esthétique des proportions architecturales : « l’eurythmie est la beauté de l’assemblage de toutes les parties de l’œuvre qui en rend l’aspect agréable, lorsque la hauteur répond à la largeur, et la largeur à la longueur, le tout ayant la juste mesure » (ibid. : 10). La proportion harmonique des parties et du tout donne à l’architecture sa beauté – sa venustas. La juste mesure des parties et du tout transcende les impératifs de la firmitas et de la comoditas, donne à l’œuvre sa concinnitas, telle que la nomme Alberti quinze siècles après l’écriture du traité de Vitruve, « miroir de l’harmonie cosmique » (Tafuri, 1981 : 17). « L’harmonie a pour fonction et pour fin d’organiser, selon une règle parfaite […] des parties qui sans cela demeureraient par nature distinctes. […] Cet accord et cette union sont déterminés par le nombre, la délimitation et la position précises que requiert l’harmonie, principe absolu et premier de la nature » (Alberti, 1485 : 440). La redécouverte de la culture artistique et scientifique de l’Antiquité par les humanistes de la Renaissance participe de la constitution d’une esthétique de la proportion harmonique dont les rapports 1 :1 (octave), 2 :3 (quinte), ou 3 :4 (quarte), inspirés de l’harmonie pythagoricienne, sont les outils arithmétiques privilégiés (Von Meiss, 1993 : 73).
4La recherche d’une mesure harmonique de l’espace anime encore la théorisation de l’architecture au début du xxe siècle, et sera notamment au cœur de l’œuvre de Le Corbusier. L’élaboration, entre 1945 et 1955, du Modulor rapportant aux mesures anthropologiques les rapports issus de la suite de Fibonacci, reprend certains principes déjà présents chez Vitruve ou chez les humanistes de la Renaissance, notamment la relation entre proportions architecturales et proportions du corps humain, et combine proportions commensurables de l’eurythmie classique et progression arithmétique irrationnelle basée sur le nombre d’or. Si la référence à la musique ne précède pas l’élaboration du Modulor par Le Corbusier, la création d’une échelle harmonique de l’espace architectural correspond alors à une volonté de l’architecte de penser un art total. La référence au Modulor dans l’œuvre Metastaseis de Iannis Xenakis (Xenakis, 1971 : 91) alors proche collaborateur de Le Corbusier, et l’admiration contenue de ce dernier pour l’ingénieur musicien, confortent cette assertion.
5Ainsi, les proportions harmoniques, et de manière plus générale, les échelles de mesure arithmétique constituent, à travers ces exemples empruntés à des époques et des contextes très différents, une articulation fondamentale entre théories de la musique et de l’architecture. Architectes et compositeurs partagent, de ce point de vue, un même instrumentarium qu’ils appliquent à des objets, à des espaces spécifiques : espace architectural pour les premiers, espace musical pour les seconds.
Références musicales et recherche de nouveaux paradigmes de la pensée architecturale
6Depuis la fin du xixe siècle et tout au long du xxe siècle, les échelles classiques de mesure de l’espace musical ont été l’objet d’innombrables débats qui ont vu émerger de nouvelles harmonies, de nouvelles formes d’écriture et de nouvelles esthétiques. À l’unicité de l’harmonie pythagoricienne qui a structuré les échanges entre musique et architecture depuis la renaissance et lors de la période classique, succède une prolifération de systèmes de proportions arithmétiques musicales dont la complexité et la spécificité rendent difficile leur appropriation par les architectes. Car si, comme nous l’enseignait déjà Vitruve, les architectes doivent avoir des connaissances en musique, ainsi qu’en une multitude d’autres domaines, il ne s’agit que de connaissances partielles, qui ne peuvent prétendre rivaliser avec le degré de maîtrise de ces systèmes par les musiciens.
7La convocation du musical comme outil réflexif pour l’architecture a depuis emprunté d’autres voies, correspondant à la remise en cause de la notion même de composition en architecture, en particulier depuis la seconde moitié du xxe siècle. Figures de proue de cette remise en cause d’une pensée de la composition et du plan (entendu au sens de plan d’action), les architectes du Team Ten se sont fédérés autour de problématiques considérant l’architecture et la ville avant tout comme un réseau de relations humaines. Ce postulat, l’architecte Peter Smithson le symbolise d’un rapide croquis intitulé Play Brubeck, en référence à la musique du jazzman Dave Brubeck, dénotant, selon ses propres termes, l’espace comme « une constellation de différentes valeurs et de différentes parties dans un enchevêtrement immensément complexe » (Smithson, 1968).
8La référence à la musique n’est plus ici un recours à une échelle de mesure, à une règle de composition clairement énoncée, mais opère plus sur le registre d’une analogie ayant pour objet la conception d’ensembles complexes, et leur considération à la fois spatiale et temporelle. Les questionnements des architectes du Team Ten au sujet des centres urbains, plus ou moins mutilés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les amènent à penser, dans l’espace et le temps de la ville, des systèmes topologiques se superposant aux tissus existants ou s’y intégrant, participant d’une pensée « stratifiée » (layered) de l’architecture. Il s’agit pour eux de considérer les alternatives à la table rase en opérant au cœur d’un tissu de relations, un enchevêtrement de fragments appartenant à diverses époques, à diverses phases de développement de la ville. Ce faisant, il leur est apparu nécessaire de définir de nouveaux outils de « lecture » de l’architecture urbaine, qui du point de vue des règles classiques de composition, apparaît comme illisible, chaotique, malade.
9C’est dans cette perspective que l’architecte italien Giancarlo de Carlo, autre membre fondateur des Team Ten, convie le compositeur Karlheinz Stockhausen lors d’un séminaire de l’ILAUD (International Laboratory of Architectural and Urban Design) organisé en 1984 à Sienne. Au cours de cet événement regroupant des étudiants en architecture du monde entier, le compositeur est amené à développer son point de vue sur son approche « par couches multiples » (multi layered) de l’espace musical (Holmes, 2002 : 137), approche que De Carlo considère comme cousine des outils d’analyse et de projet à développer dans le contexte de la conception architecturale (Ilaud, 1984 : 102) : « l’architecture devient alors un processus de changement, prenant place dans l’environnement physique et affectant tant les artefacts que les individus » (Mc Kean, 2004 : 48).
10Les questions de l’auto-organisation de l’espace architectural et de la place des habitants dans le processus de conception également sont mises au centre des débats du Team Ten sur ce que peut être une architecture devant « refléter l’image d’une société ouverte » (Candilis, Josic, Woods, 1961), interrogeant les relations, au sein du projet d’architecture, entre le planifié et l’indéterminé, entre le fixe et le variable, entre le concepteur et l’utilisateur, rejoignant par le biais d’une sémiologie de l’« œuvre ouverte » naissante, des expérimentations et des théories musicales questionnant le rapport entre le compositeur, l’interprète et l’auditeur, entre l’écrit et l’improvisé, entre le poïétique et l’esthétique pour faire l’œuvre (Eco, 1965 : 25).
11De ce point de vue, l’architecte n’occupe plus la place du compositeur démiurge qui édicte à des exécutants un plan d’action précis dans lequel ceux-ci n’ont qu’un rôle passif, mais il oriente, il détermine des conditions de réalisation et d’utilisation de l’espace architectural de manière à permettre à l’utilisateur de devenir un acteur du processus de conception. Celui-ci se voit accorder la légitimité de moduler, de transformer son espace de vie selon ses propres intentions. Les utopies réalisables de l’architecte Yona Friedman envisagent de manière radicale cette redistribution des rôles de l’architecte, de l’exécutant et de l’utilisateur : l’architecte conçoit une infrastructure « aussi régulière et uniforme que possible » (Friedman, 2006 : 209) fournissant aux habitants les éléments minimums nécessaires à la libre conception des espaces. La conception architecturale de la ville mobile inclut la libre détermination des espaces par les utilisateurs, qui, du point de vue de l’architecte, agissent à l’image des improvisateurs en musique s’engageant, munis d’un langage partagé, dans des processus de création dont eux seuls détiennent les clés – dans la mesure où ils parviennent à les énoncer (Friedman, 1971 : 60).
12Friedman expérimente diverses interfaces permettant de conduire la conception architecturale de manière à permettre à la fois la participation des utilisateurs et la satisfaction des impératifs techniques liés à la réalisation du projet. Aux premières expérimentations menées au début des années 1970 sur l’informatisation d’une telle interface, Friedman substitue progressivement des interfaces plus simples pour assurer la communication entre architectes et habitants, considérant l’ordinateur comme trop rapide en comparaison de la capacité des acteurs d’évaluer les conséquences ou les avantages des différentes solutions qui s’offrent à eux. Ainsi, il sera amené à envisager l’utilisation d’une machine à écrire dont le clavier sera spécialement conçu pour permettre aux habitants de décider seuls de l’assemblage d’éléments répertoriés, avant d’opter pour le croquis représentant, à la manière d’un dessin d’enfant, tant l’architecture que les acteurs du projet. L’enjeu didactique de ces interrogations de la représentation architecturale est clair : il s’agit de permettre l’établissement et la diffusion des codes partagés permettant la conception et la réalisation collective des espaces de la ville. Aux modèles compositionnels classiques succèdent alors des modèles d’action, opérant comme les règles d’un jeu dont les habitants sont les protagonistes principaux et ayant pour objet l’aménagement de leurs espaces de vie.
13L’improvisation à laquelle se réfère Friedman (Friedman, 2006 : 214) éloigne la conception architecturale des cadres d’analyse traditionnels construits autour de la notion de composition. L’analyse des documents produits par l’architecte, des relations spatiales qu’il établit sur le papier ou en maquette, reléguant notamment l’exécution au second plan des déterminants des organisations spatiales projetées, ne suffit plus dès lors pour rendre compte de l’ensemble des étapes menant de l’élaboration d’un système par l’architecte à la production d’un espace architectural, jusqu’à son utilisation et évolution dans le temps. L’incompréhension à laquelle fit face Friedman lors de sa participation au projet pour le centre Beaubourg est exemplaire pour donner à comprendre cette mutation du processus de conception architecturale, lorsque celle-ci intègre un processus d’improvisation impliquant exécutants et utilisateurs : que reste-t-il de la notion de projet lorsque l’architecte revendique l’impossibilité qui est la sienne de figurer ce que sera par exemple la façade de l’édifice en devenir ?
14La génération de Friedman et des architectes du Team Ten, révélée au lendemain de la dissolution des Congrès Internationaux d’Architecture Moderne au milieu des années 1950, a eu une grande influence sur les architectes de l’après 1968, et de manière plus générale sur les cadres d’analyse de l’architecture depuis le milieu des années 1970. En France, le projet pour le centre Beaubourg, ou le projet pour le parc de La Villette constituent les précédents les plus largement diffusés de pensées architecturales qui à la composition ont préféré les notions de flexibilité, d’ouverture et d’improvisation (Piano, Rogers, 1987 : 14). Si à l’instar des théories développées par Friedman, l’assimilation de la conception architecturale à un processus de composition est clairement abandonnée, il ne s’agit cependant plus alors de prôner la disparition de l’architecte. Certes, ce dernier ne compose plus, au sens classique du terme, mais il demeure un acteur prépondérant de la conception architecturale. Des architectes comme Bernard Tschumi ou Rem Koolhaas préfèrent parler, à propos de leur activité créative, de stratégie plutôt que de design (Goulet, 1990 : 27), mettant notamment en exergue l’impossibilité, pour les architectes contemporains, de préfigurer l’espace, d’en prévisualiser les spécificités architecturales dans le contexte métropolitain de la fin du xxe siècle caractérisé par la multiplication et l’intensification extrême des interactions qui participent de la construction de la ville (Koolhaas, 1992 : 83).
15Il ne s’agit pas pour eux de proclamer une intention esthétique ou idéologique, mais, en particulier pour Bernard Tschumi, lauréat-surprise du concours pour le parc de La Villette, de considérer l’ouverture comme un choix stratégique, lui permettant de conjuguer, avec adresse, la complexité joycéenne du programme du parc et les innombrables contraintes, plus ou moins connues d’avance, inhérentes à la réalisation du projet. Sa réponse au concours organisé en 1982 par la Mission du parc de La Villette, dirigée par François Barré, émerge, à l’instar de celle de Rem Koolhaas, des quelque quatre cent soixante-dix propositions soumises au jury, comme l’une des rares à prendre en compte l’évolution du parc à travers le temps, et en premier lieu, au cours du temps de sa réalisation. Cette prise en compte de l’évolution possible du projet, liée notamment à la participation d’un grand nombre d’acteurs, est l’un des aspects qui inciteront le plus fortement le jury à le sélectionner en dépit de son inexpérience d’alors.
Parler de musique pour parler d’architecture
16C’est lors d’une entrevue que m’a accordée Bernard Tschumi au printemps 2009 que celui-ci m’a fait part de son intérêt quant à une conceptualisation « musicologique » de la création architecturale entre programmation et improvisation, et plus particulièrement de son processus créatif comme définition contextuelle d’un partage entre constantes et variables. C’est également lors de cet entretien que la musique est apparue comme un outil pertinent pour expliciter son regard sur ses différents travaux depuis le parc de La Villette. S’il se réfère aux « infinies variations d’un thème initial » dans les fugues de Bach pour envisager les processus de dérivation qu’il entend mettre en œuvre, dès 1982, pour la conception des folies du parc parisien suivant un principe de transformations séquentielles d’un cube de dix mètres de côté (Tschumi, 1996 : 185), le rappel de processus créatifs musicaux n’a pas, dans ses propos de l’époque, l’importance de la référence au cinéma de Vertov ou à la littérature combinatoire de Queneau. En revanche il fait plus fréquemment référence au musical pour parler a posteriori de son processus créatif, notamment pour m’expliquer les tenants et les aboutissants de la « structure ouverte » de son projet.
17Le choix stratégique de Tschumi d’intégrer au processus de conception du parc de La Villette des phases de conception analogues à des processus d’improvisation est basé sur la complexité du programme, notamment sur la considération de la participation d’autres concepteurs tout au long du développement du projet. Cet éclairage permet alors de comprendre un grand nombre de différences entre le projet tel qu’il fut élaboré en atelier au cours de l’été 1982, et le projet tel qu’il fut réalisé entre 1985 et 1998. Ces différences concernent tout d’abord la définition morphologique des constructions, notamment les folies, petits édifices jalonnant le site, dont les formes ne sont qu’esquissées dans le plan-masse présenté au jury du concours, thème initial qu’il s’agit de présenter, avant de définir plus précisément, entre 1984 et 1986, les variations, les transformations séquentielles qui lui seront appliquées tantôt de manière arbitraire, tantôt en fonction de l’évolution du programme des activités et des équipements souhaités par la maîtrise d’ouvrage. Les mutations du projet opèrent également au niveau des usages, dont la distribution spatiale évolue au fil de la conception. Elles sont également perceptibles au niveau des matériaux employés, choisis non seulement en fonction des contraintes techniques auxquels ils sont soumis, mais également en fonction des budgets, qui varient indépendamment de la volonté de l’architecte. L’identification des ces mutations révèle la complexité du processus de projet, qui tout en correspondant à l’intention initiale de Tschumi, met en lumière une conception sur le « champ », dont les déterminants correspondent plus à des négociations parfois très informelles qu’à une démarche de composition issue de règles d’agencement de l’espace clairement énonçables par l’architecte.
18Ce parti pris lui a permis d’imprimer une identité forte à sa création tout en laissant une marge de liberté maximale aux concepteurs amenés à intervenir au fur et à mesure de l’avancée de la réalisation du parc. Il se donne également ainsi les moyens de réagir aux aléas liés au contexte politique et économique de l’opération, et aux récurrentes remises en cause profonde du projet par les institutions publiques. Pourtant, Tschumi refuse de considérer le projet de La Villette comme une œuvre improvisée, dans la mesure où il considère qu’en dépit de ses multiples mutations, ajustements et dérivations, le parc est, selon ses propres termes, « exactement comme il l’a dessiné ». Il défend son point de vue en mettant en avant le fait que les mutations n’ont concerné que des données, des éléments dont le caractère variable a été défini dès les premières phases de création : les matériaux, la morphologie détaillée des folies, la distribution des activités au sein de la structure spatiale du parc. Les « constantes » du projet ont pu être tenues tout au long de son développement : la trame des folies se développant sur l’ensemble du site, l’organisation du parc selon trois systèmes, trois modes d’aménagement autonomes, l’interdiction de la couleur rouge pour tous les aménagements auxiliaires confiés à des maîtres d’œuvre particuliers.
19Le projet du parc de La Villette est un projet à part dans la carrière de Bernard Tschumi, tout d’abord de par l’ampleur du projet, également parce qu’il s’agit du premier projet dont il aura la charge en tant que maître d’œuvre – les premières réalisations dont il a été l’auteur au cours des années 1970 ayant été conçues dans le cadre de ses activités universitaires. Largement inspirées des travaux des oulipiens, ses intentions conceptuelles, bien qu’intégrant un certain nombre de processus indéterministes, sont claires et récusent toute assimilation du processus de projet à un processus aléatoire. Si aléatoire il y a, il demeure une finalité, une intentionnalité présidant à la conduite de la création, faisant de la création architecturale non pas un jeu de hasard, mais, en reprenant les termes de l’ethnologue Denis Laborde, « un jeu d’adresse » (Laborde, 2005 : 59). L’aléatoire peut être alors assimilé à une constante, par exemple pour la définition du tracé de la promenade cinématique sillonnant l’ensemble parc.
20Élargissant la discussion au-delà du cas particulier du projet de La Villette, il insiste sur le fait que la définition de ce qui est « constante » et de ce qui est « variable », de ce qui peut être planifié et de ce qui sera « composé sur le champ » est effectuée le plus en amont possible, en fonction du contexte du projet, du programme, des partenaires qui seront amenés à participer à la conception. Il n’y pas d’a priori quant à ce qui relève d’une possible détermination par l’architecte, ou de ce qui gagne à être tenu pour indéterminé dans la perspective d’une détermination future. L’architecte réalise les documents qui rendent possible l’exécution de l’œuvre, à l’instar de la partition, pouvant détailler le moindre détail de l’interprétation ou au contraire laisser une grande marge de manœuvre aux exécutants. Ce degré de précision dépend du projet en cours, du nombre d’interprètes et des relations qu’ils entretiennent, contingence qu’il précise par analogie avec le musical, comparant les contraintes inhérentes à l’exécution d’une œuvre symphonique, par une soixantaine de musiciens qui n’ont parfois jamais joué ensemble, à celles qui régissent les interactions d’un quartet d’amis qui jouent ensemble depuis vingt ans.
21Ainsi m’explique-t-il que le nombre de participants, leurs compétences particulières, leur proximité ou leur éloignement géographique sont autant de paramètres qui participent des choix de ce qui est « constante » ou de ce qui est « variable ». Il poursuit en insistant sur sa possible présence sur le chantier qui permet un contrôle constant de l’exécution, une détermination extrêmement détaillée des dispositifs à réaliser, ou au contraire sur la difficulté de communiquer avec les autres acteurs du projet par exemple en Grèce, pour le projet du Musée de l’Acropole, ou en Allemagne, pour le projet du pavillon de verre de Gröningen, lui imposant de se fier aux entreprises locales, et de ne dessiner que les choses pour lesquelles il n’y a, selon ses propres termes, « pas d’erreur possible ». Enfin, il me parle du choix des matériaux, qu’il assimile aux timbres et à l’orchestration, qui peut tour à tour être le cœur de la création ou au contraire appartenir au registre des données variables, à l’image d’un thème standard de jazz, interprété indifféremment par le pianiste, le saxophoniste ou le guitariste, alors qu’un caprice de Paganini, pensé par et pour le violon, ne peut être exécuté sur d’autres instruments qu’au prix d’arrangements importants. Toutes ces conditions sont différentes pour chaque projet, et guident sa formulation du concept directeur pour chaque création.
22Au-delà de la justesse de telles analogies, ce retour de Bernard Tschumi sur son processus créatif met en avant la multiplicité des opérateurs de la création, dont l’analyse ne peut se circonscrire à l’étude des productions spécifiques de l’architecte. Il semble y avoir un enjeu certain à élargir les cadres de l’analyse de la conception architecturale considérée comme création collective et qui, de ce point de vue, pourrait gagner à s’approprier certaines des évolutions méthodologiques envisagées pour aborder la question des musiques improvisées, évolutions méthodologiques issues notamment de l’anthropologie des processus créatifs. L’analyse du processus de conception architecturale à travers un tel prisme n’est pas en soi une chose nouvelle, et un certain nombre de travaux datant du début des années 1990 ont proposé de considérer les pratiques des architectes notamment à partir d’une observation directe de ses actions et de ses relations avec les autres acteurs du projet.
23Par exemple, les travaux du sociologue Michel Conan situent la pensée architecturale dans la perspective d’une pensée scientifique, à travers la convocation des modèles énoncés par Popper sur la réfutabilité des hypothèses, ou par Poincaré, traitant de l’invention par incubation des hypothèses et des présupposés (Conan, 1990 : 38). Ces modèles ont l’avantage de proposer des alternatives aux modèles d’analyse issus de la typomorphologie ou de l’analyse compositionnelle, cependant ils ne me semblent pas rendre compte de l’ouverture de la pensée architecturale au domaine de la création artistique, et en particulier à la création musicale. C’est dans cette optique que je me suis intéressé à la notion d’« action créative » développée par Hans Joas, dans le cadre d’une analyse du projet de Bernard Tschumi pour le parc de La Villette.
24En proposant de questionner les présupposés de l’« action rationnelle », à savoir l’identification d’une intentionnalité de l’action, d’une maîtrise du corps agissant et d’une autonomie sociale de l’acteur (Joas, 1999 : 157), Joas élabore un outil d’étude qui me semble approprié pour interroger les opérateurs de la conception que Tschumi convoque pour expliciter a posteriori sa démarche créative lors du projet de La Villette. Ainsi, la convocation du musical par Tschumi lors de l’entrevue qu’il m’a accordée rejoint-elle les trois « linéaments » de l’action créative de Joas, mettant tour à tour en exergue ses intentions de départ, quant aux « constantes » et aux « variables » du projet, les conditions « corporelles » de la conception du projet effectuée entre New York et Paris, et les relations sociales entre lui et les autres acteurs du projet qui ont renforcé la dimension stratégique de son processus créatif.
25Au-delà de la complexité du programme, l’aménagement du parc de La Villette est un projet d’une grande complexité institutionnelle, auquel prennent part des acteurs représentant des intérêts divers, parfois divergents, parfois synergiques, toujours négociés : maître d’ouvrage public, maître d’œuvre général (Bernard Tschumi), maîtres d’œuvre particuliers, gestionnaires d’équipements autonomes, services techniques de la ville de Paris, partenaires privés, riverains, utilisateurs… Sur le site des anciens abattoirs se croisent, s’enchevêtrent une multitude de relations qui remettent en question fortement l’autonomie sociale de l’architecte qui entend faire jouer tout ce monde de concert pour réaliser le projet. L’intelligence du projet de Tschumi réside entre autres dans sa capacité à ménager des marges de manœuvre à ces différents acteurs qui peuvent influer sur les choix faits quant aux aménagements à réaliser, tout en s’intégrant, voire renforçant le concept initialement proposé par l’architecte.
26La combinatoire ouverte qu’il a proposée lors du concours de 1982 est ainsi une stratégie qui se montre particulièrement efficace lors des phases de définition précise des espaces et des usages en collaboration avec les exploitants des restaurants, des ateliers et autres équipements requis par le programme. La conduite du processus créatif inclut les négociations avec les différentes parties prenantes du projet, et en ceci participe de l’action de Tschumi. Entre 1983, date de la sélection de sa proposition, et 1986, de nombreux mouvements sont perceptibles au niveau de la distribution des usages au sein de la structure spatiale du parc. Ces mouvements ne correspondent pas à une série d’adaptations, d’ajustements d’une proposition initiale incomplète ou inadaptée, mais sont la réalisation même du concept du système des folies : une grille homogène de points que les utilisateurs et gestionnaires du parc seront libres d’affecter à telle ou telle activité, en fonction de contraintes contingentes du point de vue de l’architecte. L’observation de ces mouvements montre le statut particulier de la production de Bernard Tschumi, qui n’entend pas tant représenter ce que le parc sera, mais plus fournir aux autres acteurs des principes d’aménagement et des documents à partir desquels la réalisation du parc est conduite collectivement.
27« On ne dessine pas de la même manière un projet si on est sur place ou si on est à 6 000 km », me rappelait Bernard Tschumi lors de notre entrevue. La corporéité est une dimension moins critique dans le cas particulier du parc de La Villette, puisque Tschumi a, dès 1983, installé à Paris une partie de ses bureaux, de manière à pouvoir suivre l’avancée de la conception de plus près. Selon lui, cette contrainte physique, géographique, a eu des impacts beaucoup plus importants dans des projets comme celui du Rocher de Palmer, dans la région bordelaise, sa présence sur le chantier ayant rendu possible une conception in situ pour un grand nombre de dispositifs spécifiques, y compris de structure, ou au contraire, pour le projet du Musée de l’Acropole à Athènes, où, ne pouvant être que peu présent sur place, il a du collaborer avec une entreprise locale, ce qui a influencé la conception du bâtiment. Cependant, il s’agit, y compris dans le cas du parc de La Villette, d’une condition de conduite du projet à ne pas négliger, car la présence physique de l’architecte a joué, à certains moments particuliers, un rôle important quant à l’aménagement du parc et de ses abords immédiats. Sa présence par exemple dans le jury du concours pour la Cité de la Musique lui a permis de participer, de manière décisive, à la sélection de la proposition de Christian de Portzamparc, dont l’influence sur la réalisation du lieu tel que nous le connaissons aujourd’hui est certaine.
28La question de l’intentionnalité sous-jacente à la notion d’« action créative » de Joas est également au centre des préoccupations de Tschumi lors de la conception du parc de La Villette. Son intérêt pour les travaux de Queneau traduit une même « fascination » pour les processus qui « imitent le hasard tout en ressortissant à une loi » (OULIPO, 1981 : 57). J’ai déjà évoqué l’importance qu’accorde Tschumi à la détermination, le plus en amont possible, des « constantes » et des « variables » du projet. Dans le cas du projet pour le parc de La Villette, au-delà des processus ouverts ou indéterministes qu’il développe pour élaborer sa réponse au programme, demeure l’intention directrice qui fait de sa démarche créative une action visant une finalité clairement identifiée et énoncée, c’est-à-dire la réalisation du parc, et la constitution d’une structure spatiale spécifique dont l’existence ne doit rien au hasard. Le projet n’est pas un processus aléatoire, dont la réalisation est incertaine. L’intégration de processus indéterministes, l’identification de variables aléatoires au sein du projet est une démarche complètement intentionnelle, qui donne à l’architecte ou aux autres intervenants certaines marges de manœuvre, une certaine liberté naissante de connaissance la plus poussée possible des contraintes qui s’appliquent tant à la conception qu’à la réalisation du parc.
29La notion d’action créative développée par Joas, et les questionnements de l’action qu’elle induit, interroge la plupart des spécificités de l’analogie à la musique à laquelle Bernard Tschumi a eu recours pour m’expliquer le processus de conception qu’il a mis en œuvre à La Villette, concernant l’intentionnalité, la corporéité et la socialité de la conception architecturale. Cette notion me semble être un outil pertinent pour aborder la convocation de la création musicale comme outil réflexif de l’analyse de la conception architecturale. Une telle interrogation des actions de l’architecte ne remplace ni l’analyse compositionnelle, ni les modèles issus de la pensée scientifique, mais apporte un axe d’étude supplémentaire qui met en lumière d’autres aspects de la pensée architecturale et des processus créatifs des architectes, en particulier lorsque leur démarche est élaborée en référence avec des pratiques artistiques.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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