Conclusion. Eau, négociation, pouvoir et sécurité sur l’Euphrate et le Tigre
p. 205-213
Texte intégral
1Questions de l’eau et négociations ont jalonné l’histoire de l’humanité. Elles continuent d’influer sur les relations interétatiques contemporaines. Les instances internationales vibrent d’appels répétés sur la nécessité de prendre en compte les facteurs humains, politiques, économiques, sociaux et environnementaux dans la gestion intégrée des ressources hydrauliques partagées. Aussi, ces partages d’eau appellent-ils à la négociation entre riverains concernés. Pourtant, rarement les outils théoriques auront été testés sous la loupe d’indicateurs réels, et ce, souvent par manque d’informations sur le contenu des négociations. Cette dimension est pourtant cruciale puisque les négociations sur l’eau diffèrent en fonction de la nature des relations interétatiques et des caractéristiques physiques et géographiques des bassins. C’est dans cette perspective que l’ouvrage a analysé l’enjeu des négociations sur le partage des eaux de l’Euphrate et du Tigre pour la Syrie, en liant les prémisses théoriques aux variables empiriques.
2La négociation, dont nous avons établi l’orientation à prédominance conflictuelle, restera toujours le théâtre des relations de pouvoir entre les trois acteurs concernés. Le puzzle théorique s’articulait autour de l’obtention effective d’un accord de répartition bilatérale par le riverain inférieur, malgré l’asymétrie des pouvoirs. La démarche a donc pu évaluer l’influence de la variable de pouvoir sur les résultats de la négociation et le poids effectif des stratégies d’emboîtement. L’analyse du contexte historique a permis de situer les stratégies actuelles de pouvoir dans le cadre de méfiances mutuelles. La Turquie apparaît traditionnellement plus puissante que ses voisins de l’Euphrate, en termes de mobilisation de ses capacités, d’alliances extérieures importantes et de rayonnement économique au niveau régional. En outre, elle bénéficie d’un pouvoir additionnel issu du contrôle des sources de l’Euphrate et du Tigre, dont elle semble disposer à sa guise. En comparaison, jusqu’aux années 1990, la Syrie et l’Irak paraissent affaiblis par leurs rivalités, de même que par le réalignement des alliances stratégiques internationales qui s’est effectué en leur défaveur. La confrontation des prémisses théoriques avec les indicateurs empiriques offre toutefois un tableau intéressant. La Syrie parviendra à réduire sa dépendance, issue de la position géographique et la puissance économique et stratégique du riverain en amont, en projetant cette insécurité sur la Turquie. Son recours aux stratégies d’emboîtement (linkage) affecte les intérêts sécuritaires de la Turquie, qui voit son insécurité sociétale croître. La Syrie a donc cherché à améliorer ses propres alternatives et à entraver celles de l’Autre. La stratégie d’emboîtement principale (appui au groupe séparatiste kurde du PKK) a eu un impact certain sur les intérêts sécuritaires de la Turquie qui accordera, en 1987, un montant d’allocation minimale en échange d’accords sécuritaires. Ainsi, malgré l’asymétrie des pouvoirs, la Syrie a pu obtenir un accord bilatéral avec la Turquie. En outre, cette situation d’asymétrie lui aura permis de tenter de bloquer les alternatives de financement de la Turquie par les instances internationales, en arguant de la situation de dépendance des riverains inférieurs. En ce sens, elle a pu bénéficier d’alliés de taille lors de la mobilisation réussie des organisations internationales non gouvernementales contre le barrage d’Ilisu. Cette entrave à la liberté de manœuvre de la Turquie dans sa recherche de capitaux internationaux relativise le pouvoir structurel dont bénéficie ce pays grâce à sa position géographique et aux grands ouvrages que représentent les barrages en amont. Les contre-stratégies du riverain en amont ont, par ailleurs, influé sur les alternatives de la Syrie dans le bassin du Jourdain, avec l’émergence d’une alliance stratégique entre la Turquie et Israël. La Syrie fera usage de cette contre-stratégie afin d’amener indirectement Israël à faire pression sur la Turquie, pour obtenir une garantie minimale sur l’Euphrate en échange de concessions sur le Jourdain. Ainsi, la position de pouvoir des deux acteurs n’est pas aussi bien établie qu’il semble à première vue. Cette étude conclura donc à l’importance des stratégies d’emboîtement pour la conclusion d’un accord hydraulique.
3La Syrie devra, toutefois, céder sur des intérêts qui lui sont instrumentaux (le soutien au PKK), tandis que la Turquie les considère comme intrinsèques. Le rapprochement entre la Turquie et la Syrie de ces dernières années est à mettre en relation avec la résolution par la Turquie de ce « problème » kurde et avec les enjeux sécuritaires générés par les menaces américaines à l’encontre de l’Irak de Saddam Hussein. Les prémisses d’un dialogue syro-turc apparaîtront dès 2000. En effet, les deux pays s’attellent à la gestion conjointe du problème de pollution des eaux du Balikh en Syrie, grâce à un processus informel de réunions1. Cette collaboration sera étendue, du 21 au 26 août 2001, lors de la visite du ministre syrien de l’Irrigation en Turquie, où il rencontrera le ministre d’État pour le projet du GAP. Outre les divers accords sécuritaires conclus entre 2001 et 2003, un protocole sur l’eau amorce un échange d’expertise et un processus de formation mutuelle entre les deux riverains. Établi le 23 août 2001, le Communiqué conjoint entre les autorités hydrauliques des deux pays spécifie la future collaboration autour de programmes conjoints de formation, d’échange et de partenariat (annexe III). Cet échange est perçu, du côté syrien comme important afin d’« atteindre une solution juste pour le partage des eaux de l’Euphrate entre les trois États » avec pour but d’« amener les relations bilatérales au meilleur niveau possible », tandis que le côté turc considère qu’il s’agit d’« un début de dialogue continu entre les deux pays », en insistant sur le fait que les deux parties ont « une volonté réelle de dépasser les difficultés et surmonter les obstacles »2. La relance se fera aussi du côté irakien, où se rendra une délégation d’officiels turcs afin de « sonder les problèmes liés aux ressources hydrauliques de l’Euphrate et du Tigre3 ». Les ministres syrien et irakien déclareront plus tard que le débit de l’Euphrate à la frontière turque n’avait été que de 450 m3/seconde entre 2000 et 20014. La Turquie répondra en promettant de relâcher des quantités additionnelles dans les mois suivants. Cette amorce de détente convergera jusqu’à la signature d’un Protocole d’exécution, signé à Alep le 19 juin 2002 (annexe IV). Il importe de noter, que ce Protocole fait suite à la signature d’un accord sécuritaire, en novembre 2001, qui stipule la collaboration mutuelle dans la lutte contre le terrorisme. Le lien entre eau et sécurité apparaît, une fois de plus. Le Protocole de juin 2002 est conclu entre les autorités du GAP (Turquie) et celles du GOLD5 (Syrie). Il est vrai que projet ne mentionne pas le partage des eaux communes ou la construction, par la Turquie, d’infrastructures de drainage qui empêcheraient la pollution des eaux en aval, comme il a été mentionné par la presse6. Par contre, la Turquie s’engage à partager son expertise hydraulique en organisant des séminaires ciblés pour les ingénieurs syriens qui seraient invités à participer aux programmes d’irrigation, de participation rurale et d’amélioration des sols. Les deux parties décident de mettre sur pied deux stations de recherche conjointes sur les techniques modernes d’irrigation, ainsi que la culture de certaines variétés de fruits.
4En définitive, l’appréhension des enjeux mutuels aura considérablement évolué, face aux menaces de guerre puis avec l’occupation de l’Irak par une coalition anglo-américaine, dès mars 2003. Car derrière la nouvelle configuration irakienne se profilent les intérêts économiques et stratégiques des Kurdes irakiens, soutenus par la puissance américaine et non plus par un gouvernement irakien affaibli par des guerres successives et un embargo international. Dans le cadre du premier « gouvernement » irakien nommé par la nouvelle autorité de coalition, le dossier de l’eau sera placé dans les mains d’un Kurde irakien, qui bénéficiera du soutien des États-Unis dans toute négociation relative au partage des ressources communes. L’une des premières mesures du nouveau ministre aura été de déclarer que la part irakienne des eaux de l’Euphrate et du Tigre reste insuffisante et d’appeler à une relance des discussions de partage avec les voisins turc et syrien7. Quant aux relations entre les deux riverains en amont et le nouvel acteur régional irakien, on peut se demander si une coopération multidimensionnelle (eau, pétrole) peut en émerger. En contrepartie, la mise à l’écart stratégique, par l’allié américain, de la Turquie au profit de l’Irak, est amorcée, de même qu’une politique accentuée d’isolement de la Syrie sur la scène régionale et internationale. L’adoption, par le Congrès des États-Unis le 9 novembre 2003, d’une loi qui prévoit des sanctions économiques et diplomatiques contre Damas s’insère dans ce cadre8. Le réalignement sécuritaire entre la Turquie et la Syrie ouvre donc des perspectives de concertation importante, notamment sur le dossier de l’eau. La Syrie rompt son isolement stratégique, en relançant un partenariat important avec le voisin pro-occidental. La Turquie, quant à elle, s’assure un allié régional pour l’endiguement des bouleversements de la nouvelle donne irakienne, tout en s’octroyant une place de médiateur potentiel dans le conflit israélo-arabe.
5Cette nouvelle donnée sécuritaire a d’ailleurs suscité une réorientation du discours hydraulique de la Turquie. Les experts hydrauliques turcs insistent, désormais, pour privilégier l’approche coopérative avec le voisin syrien, dans une perspective de partage des bénéfices9. Cette orientation vers la coopération mutuelle va imprégner le processus d’interaction entre les deux riverains. Elle culminera lors de la visite historique du président syrien en Turquie, en janvier 2004. Elle pourrait toutefois se concrétiser par une plus grande harmonisation des politiques de l’eau. Une telle recommandation pourrait suivre les lignes préconisées par les approches « prescriptives » ou intégratives de la négociation, soit la séparation entre les positions défendues lors des négociations et les intérêts des acteurs. L’enjeu des négociations évolue autour de la construction du projet du GAP par la Turquie, contre lequel se positionnent les riverains en aval qui estiment ne pas avoir été consultés. La Turquie considère ces positions comme une intrusion dans son espace souverain national. Si l’on distingue les enjeux directs en discussion des intérêts sous-jacents, la modification de l’enjeu principal permettrait aux parties de mieux servir leurs intérêts, qui ne sont pas nécessairement mutuellement exclusifs ou à somme nulle. Une voie serait de ne plus considérer la construction du GAP comme l’enjeu de la négociation, mais d’œuvrer vers une garantie offerte, par la Turquie, sur la qualité et le volume des eaux qui parviennent en aval. Le riverain en aval pourrait renoncer à contester le GAP en tant que projet, pour axer ses revendications sur la taille des futurs barrages à construire, l’importance des investissements en amont pour améliorer la qualité des eaux de drainage ou l’entreprise combinée de projets de désalinisation. La qualité des eaux d’irrigation provenant de la Turquie serait supervisée conjointement, et les deux parties pourraient envisager, de la sorte, une coopération multidimensionnelle autour de la gestion des eaux communes. Aussi, le changement des intérêts de la Turquie ouvre, peut-être, la voie à une résolution concertée de la question vitale du partage des eaux communes.
6Le facteur temps aura représenté une source importante du pouvoir. Il est possible de caractériser la Turquie comme acteur le plus patient face à la conclusion d’un accord définitif, ce qui lui confère une position de pouvoir favorable. Elle a longtemps subi des coûts du fait du soutien syrien au séparatisme kurde, mais n’en restait pas moins sereine quant à la conclusion d’un arrangement sur les eaux. Comme démontré par les modèles de Rubinstein, il est toujours préférable d’être plus patient pour tirer le meilleur bénéfice de la distribution des gains. La Turquie aura préféré attendre, en évitant l’accord définitif et, parfois, la négociation. Pourtant, l’analyse des stratégies permet de nuancer cette patience de la Turquie. Les intérêts et alternatives de celle-ci ont changé au cours des années, en ouvrant la possibilité à l’État le plus puissant des trois riverains d’amorcer la possibilité d’un dialogue sur le partage de l’eau. Le temps aura commencé à jouer en sa défaveur. Au manque de capitaux internes – déjà largement sollicités – s’ajoute une impossibilité croissante de recourir aux financements internationaux, renforcée par les appels de la Syrie dans ce sens. Elle continuera son grand projet hydraulique (GAP) tant qu’elle pourra assurer une situation financière équilibrée. Or, les demandes en énergie et le coût du pétrole pèsent sur son économie en difficulté. Ces coûts croissants auront peut-être un effet modérateur sur la Turquie, en quête d’un financement international pour terminer ce projet de longue haleine. Par ailleurs, soumis à une situation d’insécurité hydraulique, les riverains en aval ont longtemps donné plus d’importance à l’accord mutuel que la Turquie. Ainsi, la Syrie et a fortiori l’Irak du fait de sa situation en extrême aval auront caractérisé les acteurs de la négociation les plus impatients de conclure un accord de partage.
7Aux questions empiriques, la partie relative aux développements hydrauliques a offert une analyse en profondeur de l’Objet de la négociation, dans sa dimension hydraulique et économique. L’importance de l’accord avec la Turquie est accentuée par les phénomènes d’incertitude économique et hydraulique – une priorité qui affaiblit sa position de pouvoir, en la rendant plus impatiente de poursuivre et conclure les négociations. Dès les prémisses, le choix a été d’aborder l’analyse en termes absolus, soit les besoins hydrauliques de la Syrie, ses projets de développement socio-économique et les conséquences sur sa position de pouvoir. D’un côté, les revendications de la Syrie s’appuient sur l’importance des eaux de l’Euphrate et l’ampleur des besoins globaux en eau. De l’autre, cette position est affaiblie par d’autres facteurs propres à la gestion du secteur hydraulique en Syrie : la faiblesse des alternatives intérieures, l’impact des objectifs nationaux de sécurité alimentaire sur les politiques de développement agricole et hydraulique, la réalisation inachevée des grands projets d’irrigation du fait d’une mauvaise qualité des sols et des eaux, le sur-pompage des ressources souterraines et son impact sur leur volume et leur qualité et, enfin, l’incapacité d’une pléthore d’institutions – issues des priorités de sécurité alimentaire et hydraulique – à prévenir cette détérioration.
8Les eaux de l’Euphrate sont essentielles au développement hydraulique du pays, puisqu’elles représentent près de 65 % du volume d’eau total. L’importance de ce bassin pour la consommation et le développement du pays se reflétera par l’insistance de la Syrie, lors des négociations, à régler en priorité l’allocation des eaux de l’Euphrate. Les sources officielles et officieuses ont été soigneusement confrontées, avec pour objectif de clarifier la question épineuse des surfaces nationales irriguées. Les enjeux en sont importants puisque cette donnée pèse sur les réclamations de la Syrie dans son interaction avec la Turquie. L’analyse est arrivée à la conclusion que ces surfaces devaient être évaluées à la baisse, notamment les surfaces irriguées depuis les eaux de l’Euphrate. Toutefois, ce facteur est à mettre en perspective avec l’ampleur de la demande globale présente et future. Au stade actuel d’avancement des projets syriens et turcs sur l’Euphrate, les eaux communes sont suffisantes pour combler les besoins du riverain en aval. Pourtant, ces eaux ne seront pas suffisantes pour combler les besoins futurs, d’autant que 58 % en sont destinés à l’Irak, selon l’accord bilatéral de 1989. La dépendance sur les actions entreprises en amont affaiblit la position de ce riverain en aval. L’impact des contraintes exogènes, sur le potentiel de développement du riverain en aval, aura été évalué. Ainsi, les projections estiment le volume d’extraction final, lors de la réalisation complète des projets turcs, à 70 % du débit naturel de l’Euphrate en Syrie, soit près de 60 % du quota minimum de 500 m3/ seconde, garanti par la Turquie en 1987. De même, la réalisation complète des travaux de la Syrie sur l’Euphrate entraînerait une coupure de 30 % du débit vers l’Irak, qui, sous l’effet combiné des travaux turcs et syriens, ne se retrouverait qu’avec 20 % de son débit habituel sur l’Euphrate.
9L’aggravation du stress hydraulique de la Syrie met aussi en exergue la nécessité d’une gestion efficace et rationnelle, de sa part, des ressources disponibles. Un large consensus existe sur la nécessité de considérer l’eau comme un bien économique, de même que la prise de conscience de l’optimalisation indispensable des ressources allouées au secteur agricole. Le débat politique et économique international, sur la nécessité pour les pays en quête de développement de réformer leur secteur hydraulique, a été examiné. Or il a été établi, en cohérence avec les enjeux conceptuels soulevés au début de notre étude, que le déficit du développement économique et son corollaire important de déficit alimentaire et hydraulique apparaissent comme des menaces à la sécurité nationale de la Syrie. En conséquence, le pays n’envisage pas de changer ses priorités sécuritaires.
10Aussi peut-on offrir une réponse préliminaire à la question du lien entre la ressource hydraulique et la sécurité régionale. Dans le cas de la Syrie, on ne peut les dissocier. Vécue ou projetée, la situation de stress hydraulique a généré un contexte d’insécurité intérieure. Cette insécurité a suscité le recours aux stratégies de linkage qui favorisent, à leur tour, l’obtention d’accords bilatéraux. Le processus apparaît donc comme une interaction à prédominance conflictuelle et répétée dans le temps, durant laquelle l’effet d’emboîtement (et son corollaire d’utilisation de stratégies de pouvoir) aura permis la coexistence de périodes de coopération avec des pics de crise. Le processus de négociation peut être qualifié de mixte, entre création de valeur et appropriation de gains.
11L’analyse des positions, offres et contre-offres du processus de négociation a mis en relief l’existence d’un certain modus vivendi entre le riverain en aval et celui en amont. Les revendications du riverain en aval acquièrent une légitimité au regard des besoins intérieurs et des objectifs de développement socio-économique, liés aux pressions démographiques et urbaines. Cette légitimité se trouve renforcée par les normes du droit international sur les utilisations des cours d’eau à des fins autres que la navigation. Celles-ci représentent donc des éléments incontournables de la structure de la négociation, en contraignant l’action et les options à disposition des États riverains. Analyser le pouvoir sous cet angle-là aura été intéressant puisque le puzzle de pouvoir s’en trouve vérifié et contredit à la fois. En effet, l’État le plus fort pourra influer sur l’élaboration des normes juridiques, faisant preuve de la sorte d’un pouvoir structurel plus grand. Il lui est possible d’établir les règles dans lequel évoluera le jeu de la négociation. Ce riverain peut aussi décider de rejeter les normes internationales, et ce sera le cas de la Turquie qui remettra en cause le contenu de la Convention des Nations unies de 1997. Par la même occasion, les normes internationales ouvrent de nouvelles opportunités au riverain en aval. Il acquiert un pouvoir structurel élargi, grâce à l’émergence des normes internationales coutumières d’utilisation équitable et raisonnable, de l’obligation de ne pas causer de dommage appréciable et de notification préalable. Ce recours au droit international aura aussi fait partie du pouvoir de marchandage de la Syrie et de l’Irak qui n’auront pu, toutefois, se prévaloir du principe des droits acquis.
12En conclusion, les liens établis entre eau (stress), négociation (structure, processus), pouvoir (asymétries) et sécurité (intérêts directs et indirects) offrent une réponse pertinente aux questions conceptuelles qui auront guidé notre démarche. Les accords sont toutefois bilatéraux et instables, et seul l’État en amont pourra décider d’une répartition globale et tripartite des sources qui s’écoulent depuis son territoire. On a pu constater que les variables classiques du pouvoir (position géographique en amont, pouvoir militaire et économique) ne suffisent plus à déterminer les rapports de force. Cet impact reconnu du pouvoir, dans ses asymétries comme dans ses sources, a permis de souligner la nature essentiellement conflictuelle du processus de négociation sur les eaux de l’Euphrate et du Tigre, puisque le recours aux stratégies d’emboîtement a été une donnée constante de l’interaction. À long terme, on peut conclure que l’intérêt de tout riverain est de s’impliquer dans une dynamique coopérative spontanée, qui établisse l’allocation des ressources partagées. Ainsi, une solution réside peut-être dans l’application volontaire d’une certaine retenue par les riverains respectifs, qui ne subissent plus, de la sorte, les coûts engendrés par l’extension du conflit. De même, une politique de compensation systématique des dommages encourus afficherait clairement la volonté de collaboration mutuelle. En termes humains et juridiques, l’importance de gérer les ressources naturelles en harmonie et respect avec les autres n’est plus à prouver. L’étude du comportement politique des États riverains en conflit va dans le même sens. En effet, on peut supposer au premier abord qu’il est de l’intérêt des États de maximiser l’utilisation qui est faite des ressources hydrauliques à leur disposition. Cette dynamique semble se confirmer quand l’État en amont agit de manière unilatérale. Or, la logique de pouvoir favorisera une dynamique en faveur d’une distribution plus équitable entre riverains. Les phénomènes consécutifs d’insécurité hydraulique, environnementale et stratégique s’imbriquent horizontalement lorsque cette maximisation se fait aux dépens des intérêts sécuritaires d’un autre riverain. Car l’État le plus puissant subit des coûts sécuritaires qui entameront sa capacité de maximiser son potentiel hydraulique et économique. La sécurisation de l’enjeu hydraulique n’aura toutefois pas mené les deux riverains au conflit militarisé. Il n’y a pas eu de guerre de l’eau sur l’Euphrate et le Tigre. Ces conclusions peuvent être élargies au débat général sur le lien entre les ressources naturelles et l’émergence de conflits violents. Il apparaît clairement que le partage de l’eau aggrave les conflits d’intérêts, sans être la cause directe de l’émergence de conflits militarisés.
13La chute du régime de Saddam Hussein, en avril 2003, et l’occupation de l’Irak par la coalition anglo-américaine ont entraîné une redistribution radicale des enjeux en termes de contrôle des ressources pétrolières du pays, de zones d’influence et de rapports de pouvoir régionaux. Les conséquences de la guerre sont encore difficilement prévisibles, non seulement pour l’Irak mais pour l’ordre régional et international. Ces changements régionaux sont vécus de façon traumatique par un régime syrien, rendu vulnérable par le décès de son président au parcours historique, mais aussi par l’anéantissement du régime Baath irakien et la prédominance des États-Unis dans la région. La Syrie se trouve confrontée à un nouvel interlocuteur régional. De partenaire économique et parfois stratégique, l’Irak devient, sinon un rival potentiel, du moins un voisin hautement imprévisible. Un axe nouveau unit la Syrie à la Turquie, face à ce troisième riverain aux contours encore incertains. Il reste à espérer que cette relance de l’interaction entre les deux acteurs principaux de cette étude amorcera une coopération réelle, au-delà des conjonctures stratégiques, et que les riverains de l’Euphrate et du Tigre réaliseront peut-être qu’au-delà d’une entente technique et ponctuelle sur l’eau se profile une éthique de coexistence entre populations voisines, destinées à vivre côte à côte sur une base harmonieuse et équitable. Dans un monde qui tend vers l’ouverture des frontières économiques et culturelles au nom de la mondialisation, il ne s’agit pas moins que de promouvoir un partenariat régional et global.
Notes de bas de page
1 Ou second track meetings. Kolars, 2000, p. 259.
2 Les déclarations du ministre syrien, T. Al-Atrash, et du ministre d’État pour les Affaires du projet GAP, M. Yilmaz, sont citées par l’agence syrienne d’informations officielles, Syrian Arab News Agency (SANA), 24 août 2001.
3 Al-Hayat, 2002, p. 15.
4 Tishrin (journal official syrien), 2001.
5 General Organisation for Land Development (Organisation générale pour l’exploitation des terres).
6 Al-Hayat, 2002, p. 15.
7 Le nouveau ministre irakien des Ressources hydrauliques, Abdul Latif Rachid, cité in Hafidh, 17 septembre 2003.
8 Le Syria Accountability Act.
9 Communication personnelle à l’auteur du Dr. Aysegul Kibaroglu, ancienne collaboratrice du département des Relations internationales du GAP (Bonn, mars 2004).
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