Green Halal : à la recherche d’un halal éthique
p. 123-136
Texte intégral
Introduction
1Dans cet article, je m’intéresse à un dispositif de qualification d’un aliment halal comme éthique en me basant sur le cas d’étude d’une association belge, Green Halal. Cette association promeut une nouvelle éthique islamique et propose, entre autres, des colis de viande halal et éthique. Au-delà d’une viande halal, disponible dans de nombreuses boucheries et grandes surfaces belges1, les initiateurs de Green Halal entendent procurer une viande éthique. La qualité halal n’est dans ce cas pas problématique : elle est assurée par la pratique d’un égorgement rituel. Par contre, la qualité éthique implique la mise en place d’un dispositif de qualification, composé de toutes les médiations2 qui entrent en compte dans la qualification3 (Legrain, 2012).
2D’un point de vue théorique, je considère l’éthique comme tout type de réflexivité et de normativité qui, sur base du principe moral du Bien, propose aux êtres humains des manières de se comporter au mieux. L’intérêt de cet article est alors de montrer quelles formes prend l’éthique en situation, dans quels mondes elle s’insère, et quels principes la soutiennent. La théorie des conventions de Boltanski et Thévenot (1991) sous-tend ma réflexion et permet de poser l’éthique non comme un monde ou une convention, mais comme une grandeur intervenant dans plusieurs mondes.
3J’ai consacré la première section de cet article à la présentation de l’association et de son « éthique de consommation ». Je m’intéresse ensuite la manière dont Green Halal applique cette éthique en décrivant une matinée passée dans un abattoir temporaire à l’occasion de l’Aïd el-Kebir en octobre 2013. Enfin, je mets en lumière ce que ce dispositif de qualification permet de dire sur la qualification des aliments d’une manière plus générale.
Green Halal et son « éthique de consommation »
4Green Halal fut créée en 2010 par un couple belge, Meriem, d’origine marocaine, et Gerlando, d’origine sicilienne, après le visionnage d’un film documentaire, « We feed the world », à propos des conditions d’élevage et d’abattage industriel. Gerlando, musulman et grand consommateur de viande, prit alors conscience du manque de traçabilité de la viande qu’il mangeait quotidiennement et décida de ne n’acheter que la viande halal dont il connaîtrait l’origine. Les difficultés éprouvées pour trouver une viande halal traçable les menèrent, lui et son épouse, à créer leur propre association afin de s’approvisionner, ainsi que leurs proches et amis, en viande halal dont ils connaitraient précisément l’origine et l’itinéraire de transformation.
5Green Halal est la seule association du genre en Belgique. Meriem ne manque pas d’évoquer la présence d’un plus grand nombre d’associations de ce genre au Royaume-Uni4, où, selon elle, « les musulmans sont mieux organisés qu’en Belgique ». En effet, elle déplore le manque d’engagement des musulmans belges dans les questions relatives à leur alimentation, et plus particulièrement à leur bonne alimentation. Malgré l’enthousiasme suscité par la création de l’association, aucun membre n’a manifesté la volonté de s’impliquer durablement dans l’organisation des activités associatives. Meriem et Gerlando ont dû arrêter leurs activités durant six mois en 2012 afin de récupérer physiquement et de s’occuper de leurs enfants, car la gestion de l’association leur prenait tout leur temps libre. Meriem travaille en effet à mi-temps dans un laboratoire pharmaceutique, tandis que Gerlando est commercial dans une entreprise à Bruxelles.
6Si l’initiative de Green Halal est unique en Belgique, il est important de la replacer dans le contexte plus général de souci pour la qualité des aliments. Les consommateurs, les producteurs, ainsi que des chercheurs en sciences sociales, s’intéressent aux qualités des aliments, après ce que Goodman (2003) a appelé le « quality turn » des années 1990. Les chercheurs ont généralement défini la qualité des aliments comme une notion complexe aux multiples facettes et à la mesure difficile. La qualité est en effet nutritionnelle, sanitaire, organoleptique, ou encore symbolique. Complexe, la qualité n’en influence pas moins le choix des consommateurs. Prigent-Simonin et Hérault-Fournier (2005) ont mis en exergue les nombreux dispositifs impersonnels (une information et une traçabilité claire, une marque, un label, un prix) et personnels (la confiance, les relations directes entre producteurs et consommateurs, la connaissance) rassurant les consommateurs quant à une certaine qualité des aliments. Cette qualité se décline sous diverses formes : la qualité locale, biologique, écologique, équitable, ou encore halal. Cette dernière a fait l’objet de nombreuses investigations concernant, entre autres, le régime socio-technique de production de la qualité halal (Bonne, Verbeke, 2006), les dynamiques de certification, et le marché halal (Brahami, Otmani, 2010). Ce marché est en effet non négligeable. La Belgique a elle seule compte près de 600 000 musulmans d’après la Sûreté de l’État. Selon une estimation du département flamand de l’Agriculture et de la Pêche, le marché des produits halal est estimé à 1,7 milliard d’euros en 2013, publiait le journal Le Soir du 10 septembre 20135.
7Malgré l’importance du marche halal en Belgique, Green Halal ne connaît pas le succès escompté par les initiateurs, qui désiraient à long terme créer un groupe de consomm’acteurs responsables et engagés. L’avenir de Green Halal se pose donc. L’association compte néanmoins une trentaine de membres répartis en une quinzaine de ménages. Tous vivent en ville et aucun ne produit ce qu’il mange. Bien que n’étant pas des élites, ces ménages sont relativement aisés puisqu’au moins un des membres travaille comme ingénieur, fonctionnaire ou enseignant. Leur consommation de viande chez Green Halal s’accompagne d’un intérêt pour les produits biologiques (beaucoup effectuent une partie de leurs emplettes dans un magasin bio) et durables, comme les produits Max Havelaar ou Oxfam.
8Pourtant, à la différence d’Oxfam, Green Halal ne propose aucun label et ne fait intervenir aucun expert officiel certifiant une viande halal et éthique. La mesure de la qualité est dès lors relative à des valeurs, à des conventions, à des relations sociales, à des perceptions sensuelles et affectives, à des connaissances qui ne sont pas celles des professionnels. Meriem et Gerlando, qui ne sont en rien des experts ou des certificateurs, se basent sur la confiance. Ils proposent des prix honnêtes pour leur viande ; ils permettent aux membres d’assister à l’abattage des animaux, et au besoin de venir choisir leur animal sur place ; ils insistent sur l’importance de la vente directe, sans passer par une structure bouchère ; ils ont développé et ils diffusent des informations relatives à leurs pratiques.
9En plus d’une viande éthique, Meriem et Gerlando veulent promouvoir un éco-islam, une nouvelle éthique islamique, et regroupent autour de la couleur verte à la fois l’Islam et l’écologie (le durable, le naturel, le renouvelable). Pour revendiquer et promouvoir un halal plus vert, Meriem et Gerlando diffusent des informations via leur blog6. Ils organisent également des actions, comme des soirées-débat et la vente mensuelle de colis de viande de bœuf et de poulet. Par exemple, les colis de bœufs sont composés de 5 kilos de viande (2,5 kilos de steak et 2,5 kilos de viande hachée), sont vendus 55 euros et doivent suffire à un couple avec deux enfants pendant un mois. Green Halal entend en effet réduire la consommation de viande : il s’agit de consommer moins, mais de consommer mieux, de consommer une « viande heureuse » selon Meriem. Face au halal comme « esprit de consommation », comme marché gigantesque et comme industrie désastreuse pour l’environnement, Meriem et Gerlando entendent promouvoir une « éthique de la consommation ».
10La promotion de cette éthique n’est pourtant pas réductible à la promotion de l’alimentation biologique, envers laquelle Meriem et Gerlando entendent prendre distance. Par exemple, la viande biologique et halal proposée par Bionoor sous le label Tendre France, ne garantit en rien le respect des animaux durant leur élevage et leur abattage. Par contre, le respect des animaux, tout comme le comportement religieux juste et l’attention accordée aux aliments ingérés, constitue la pierre d’achoppement de l’éthique de consommation de Green Halal. Cette éthique de consommation peut donc être définie comme des principes que tout musulman doit suivre dans le cadre de son alimentation en vue de respecter l’environnement, l’être humain, et l’animal.
11Tout d’abord, Meriem et Gerlando recommandent d’adopter un comportement qui se conforme aux prescriptions et aux valeurs religieuses. Sur leur blog, ils font de nombreuses références au Coran et aux hadîths pour justifier le respect des créations de Dieu et le respect de l’équilibre écologique7. Ils expliquent que dans le Coran, Dieu préconise la restriction et la modération, le maintien de l’équilibre de la création et la recherche du juste milieu dans les comportements, y compris alimentaires. Green Halal promeut ainsi les ablutions éco-conscientes (ablutions utilisant le moins d’eau possible) ou le ramadan vegan8 afin de respecter et maintenir l’équilibre écologique. Ces préoccupations ne sont en rien nouvelles. La diététique arabe médiévale repose également sur la théorie des humeurs héritée de la civilisation grecque antique, et se définit comme une science de l’équilibre, de la mesure (Garcia Sanchez, 2007). Pour fonctionner correctement, le corps humain doit être en harmonie avec la Nature, et tout doit être soumis aux variations qui affectent l’environnement.
12Ensuite, Meriem et Gerlando conseillent de manger sainement pour être en bonne santé. Leur blog regorge d’informations relatives à la santé, telles que les recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) à propos de la consommation de viande (400 g par semaine pour un adulte), les maladies liées à la (sur) consommation de viande (problèmes cardio-vasculaires, obésité, cholestérol, hypertension), la présence d’antibiotiques dans la viande qui rendent les microbes plus résistants dans les corps humains, le fait que l’alimentation industrielle soit morte et n’apporte rien au niveau nutritionnel. Ainsi, selon Meriem, l’abondance alimentaire va de pair avec une mauvaise qualité des aliments proposés en grande surface. Sur le blog, elle propose alors sept conseils pour manger « saint et intelligent » : manger bio et local pour aider l’économie locale, manger de saison pour avoir des aliments avec une meilleure qualité nutritionnelle, manger moins de viande, acheter des produits équitables, cultiver ses fruits et légumes (même sur le balcon), composter les restes pour maintenir le cycle de l’équilibre écologique, cuisiner sain et ne pas utiliser de mode de cuisson agressif comme la cocotte-minute. Ainsi, comme ces conseils le suggèrent, « manger sain », en choisissant des aliments de qualité, et « manger saint », en respectant les prescriptions religieuses, sont équivalents, et le halal ne va pas sans le tayyib (pur, sain).
13Enfin, Meriem et Gerlando mettent un point d’honneur à respecter les animaux à la fois durant leur élevage et lors de leur abattage9. Gerlando ne choisit que des animaux élevés en Belgique : ils ne voyagent longuement ni avant ni après leur abattage. Ils pâturent et ne sont pas confinés dans un hangar. De plus, l’alimentation qu’ils reçoivent ne contient ni OGM, ni farine animale. Enfin, l’absence d’antibiotiques et d’hormones dans la viande participe, selon Meriem et Gerlando, à ce qu’elle ait meilleur goût et à ce qu’elle ne fonde pas à la cuisson.
14Aussi, Meriem et Gerlando préfèrent l’idée de sacrifice à celle d’abattage. Selon leurs dires, Meriem et Gerlando, ainsi que certains membres, ont envie d’en revenir à une pratique – que l’ont peut qualifier de mythique – du sacrifice par le Prophète Mohammed. Leur modèle de respect des animaux durant le sacrifice est incarné par Mercy Slaughter, un abattoir musulman aux États-Unis. Sur Youtube, Mercy Slaughter propose des vidéos concernant la manière de soumettre les animaux par la parole avant de les égorger, afin qu’ils acceptent le sacrifice. Les vidéos mettent également en avant l ‘ importance d’égorger les animaux à domicile. Mais ce mode de sacrifice étant impossible à mettre en œuvre en Belgique pour des questions légales (interdiction d’abattage à domicile10) et de rentabilité (peu d’animaux sont abattus sur la journée), Meriem et Gerlando promeuvent les infrastructures d’abattoir mises au point par Temple Grandin aux États-Unis. Cette éthologue propose par exemple d’améliorer la circulation des animaux dans les abattoirs pour réduire leur stress, comme les faire débarquer dans un système en escargot dans lequel les bêtes avancent sans voir ce qui se passe devant.
Comment appliquer l’éthique de consommation de Green Halal ?
15Non contents de diffuser des principes et conseils pour une éthique de consommation, Meriem et Gerlando tentent de les appliquer. Ainsi, comme la plupart des membres de Green Halal, ils consomment des aliments bio et achètent autant que faire se peut des cosmétiques bio. Ils restent cependant discrets sur leurs pratiques religieuses. Dans la description suivante, je m’intéresse plus particulièrement à l’application des principes éthiques dans le cadre du respect des animaux au moment de l’abattage. Je prendrai comme exemple la journée passée dans un abattoir temporaire le jeudi 17 octobre 2013 à l’occasion de l’Aïd el-Kebir, ou Fête du Sacrifice. Green Halal avait acheté 26 moutons, de race Texel et Limousin. La plupart des membres de Green Halal sont venus choisir leur mouton sur place. Une fois choisi, chaque mouton parcourait les 7 mètres entre l’enclos et la salle de jugulation, entouré de deux hommes (Gerlando et un des membres de la famille). Dans cette salle, le mouton était couché sur le dos sur une table et égorgé. Il passait ensuite sur une autre table pour être dépiauté et dépecé. Le tout s’est déroulé dans une ambiance de fête : les membres de Green Halal étaient entre eux, se saluaient et discutaient, ils prenaient leur mouton en photo.
16Afin de respecter les animaux et leur bien-être, et donc d’appliquer leur éthique, Meriem et Gerlando mettent un point d’honneur à faire le sacrifice le troisième jour de l’Aïd. Ils soulignent, textes religieux à l’appui, que cette temporalité est tout à fait licite11. Surtout, et c’est ce qui intéresse Meriem et Gerlando au plus haut point, elle permet aux moutons d’éviter le stress de la ferveur du premier jour de la fête. Le sacrificateur, qui avait aussi officié les deux premiers jours, a confirmé « le massacre » des deux jours précédents : les moutons étaient égorgés quatre par quatre, et le sang coulait partout.
17De plus, Meriem et Gerlando ont administré un traitement homéopathique aux moutons la veille du sacrifice afin de diminuer leur stress. Ce traitement, TIVAPA, est constitué de tilleul, de valériane et de passiflore en gélules produites par le laboratoire Boiron. Les gélules sont diluées dans l’eau des animaux avec un peu de miel. L’idée provient de Bernadette Bresard, une vétérinaire française spécialisée dans les biothérapies (homéopathie, aromathérapie, organothérapie) pour toutes les espèces animales afin de diminuer leur souffrance avant l’abattage. Toujours dans un but de réduction de l’angoisse du mouton, Gerlando massait la tête et les pattes du mouton avec de l’huile essentielle de lavande avant de quitter l’enclos. Ainsi, dès qu’il en prenait un, Gerlando déclarait que ses moutons étaient « chouchouttés ». Bien entendu, Gerlando était conscient qu’il était impossible d’éviter le stress à 100 %, car les moutons sont « instinctifs » et stressent lorsqu’ils voient leur groupe réduire.
18Enfin, le processus d’abattage était lent et individuel. Aucun mouton ne pouvait voir de congénère égorgé. La salle de jugulation était séparée de l’enclos par une paroi fermée aux trois-quarts. Après chaque égorgement, la salle était nettoyée à l’eau afin qu’il n’y reste plus de sang. Le sacrificateur attendait aussi trois minutes après l’égorgement avant d’envoyer le mouton au dépeçage, effectué par des membres de l’abattoir. Gerlando tenait absolument à respecter ces opérations. Quand le sacrificateur et les membres de l’abattoir voulaient accélérer la cadence, ou quand la salle n’avait pas été bien nettoyée, il attendait alors au dehors avec le mouton.
19Du fait de l’application de ces principes, Gerlando et le sacrificateur ont plusieurs fois insisté sur l’ambiance et l’odeur à l’abattoir, adoucies par l’huile de lavande et le lavage intégral de la salle de jugulation entre chaque égorgement (le sang ne stagne pas ni ne s’accumule).
20Au-delà de ces pratiques de sacrifice, le principe du respect des animaux durant leur abatage a suscité, suite à mes questions, une discussion sur l’étourdissement ante-et post-mortem. Ce débat est avant tout éthique, portant sur la souffrance animale et sur les comportements et normes à instaurer et à respecter afin de la réduire autant que possible. Depuis le début des années 1990, en France, les musulmans sont hostiles à l’étourdissement (Bergeaud-Blackler, 2012). Selon eux, l’animal tué sans étourdissement est mayta : n’ayant pas été saigné, l’animal a été abattu en ne respectant pas le rite islamique et est donc impropre à la consommation. Aussi, l’étourdissement est supposé rendre l’écoulement du sang plus difficile, écoulement primordial pour les musulman puisqu’il purifie la viande à consommer en évacuant les bactéries. Durant les années 1990, l’étourdissement est déclaré non islamique, et au début des années 2000, l’absence d’étourdissement avant l’abattage constitue un élément de valorisation et de distinction commerciale auprès des musulmans. L’absence d’étourdissement, en tant qu’acte technique à l’abattoir, permet d’attester la qualité halal d’un produit en le distinguant des autres.
21Tous les membres de Green Halal s’opposent en effet à l’étourdissement, et ce pour plusieurs raisons. Il y a tout d’abord des justifications religieuses. Dieu et le Prophète Mohammed préconisent un sacrifice sans étourdissement. De plus, selon certains, l’étourdissement est une technique de mise à mort et non une technique de réduction de la souffrance. Rien ne leur assure, par exemple, que les poulets ne meurent pas de l’électronarcose12. Plus encore, Gerlando et Meriem considèrent l’étourdissement comme une souffrance supplémentaire pour l’animal, que l’étourdissement ait lieu avant ou après l’égorgement. Selon eux, l’industriel, plus que le rituel, est source de souffrance. Si l’animal est respecté et que la cadence d’abattage n’est pas industrielle, il n’y a pas besoin d’étourdissement. Selon Gerlando, « c’est à nous de montrer aux non-musulmans que l’abattage rituel est une bénédiction pour l’animal s’il est bien pratiqué », sans rythme effréné et par un bon sacrificateur qui sait où égorger et ne fait qu’un passage au couteau.
22Les membres de Green Halal font aussi référence à des justifications scientifiques. Ils font référence à diverses personnalités qu’ils citent comme étant des experts : Bernadette Bresard, une vétérinaire française ; Temple Grandin, une éthologue américaine ; Joe Regenstein, mentionné comme universitaire mais en fait acteur de terrain hautement impliqué dans la certification halal ; Yves-Marie Le Bourdonnec, mentionné comme expert mais en fait boucher. Tous approuvent l’abattage rituel sans étourdissement. Certains proposent même des pratiques pour réduire la souffrance animale, que l’abattage soit rituel ou conventionnel. D’autres affirment que l’abattage rituel non industriel cause moins de souffrances aux animaux que l’abattage avec étourdissement. Plus que la lecture des écrits de ces « experts », les sites Internet, et celui d’Al Kanz13 particulièrement, fournissent les informations sur les positions et arguments de ces « experts ». C’est donc leur argumentaire tel que présenté dans les médias que les membres de Green Halal sollicitent pour affirmer leur opposition à l’étourdissement.
23D’un autre côté, en Belgique (comme en France et au Royaume-Uni), les associations de protection des animaux combattent l’absence d’étourdissement préalable et veulent son interdiction juridique. Par exemple, GAIA (Groupe d’Action dans l’Intérêt des Animaux) indique qu’il « veut que les animaux abattus pour leur viande aient tous droit à la même protection au moment de l’abattage. Ce droit suppose que chaque animal puisse bénéficier d’un étourdissement avant d’être saigné pour limiter ses souffrances. Cette protection doit être apportée par la levée de l’exception légale qui autorise les abattages religieux à être pratiqués sans étourdir les animaux14. »
24En 2013, à l’approche de l’Aïd el Kebir, GAIA (Groupe d’Action dans l’Intérêt des Animaux) a envoyé un message audio aux hommes et femmes politiques belges afin d’interdire légalement l’abattage rituel sans étourdissement15. Quelques jours plus tard, le 12 octobre, le message audio était diffusé sur les chaines de radio nationales.
Voix masculine : « Ils sont venus nous chercher, ce matin tôt. On dormait encore. C’est le claquement des portières qui m’a réveillé. Ils se sont mis à nous crier dessus dans cette langue que personne ne comprend en nous poussant dans un camion. En route, j’ai vite vu qu’on ne prenait pas le chemin de d’habitude. C’était plus long. Le camion a fini par s’arrêter devant un bâtiment froid et puant, où on est tous entassés maintenant. Ca fout les jetons. Les cris, l’odeur, et tout ce rouge qui coule par terre. Moi, je sais bien comment ça va se finir, je ne suis pas naïf. Mais qu’est-ce que je peux faire ? A part attendre qu’il vienne me chercher, lui là, avec son couteau et son tablier de moins en moins blanc… »
Voix féminine : « Sans étourdissement, les animaux sont conscients de ce qui leur arrive dans les abattoirs. Chers politiques, évitez-leur la peur et la douleur de l’égorgement à vif. Faites évoluer la loi et imposez l’étourdissement avant l’abattage rituel. Plus d’info sur Gaia. be. »
25Les membres de Green Halal ayant entendu le spot de GAIA m’ont fait part de leurs réactions le 17 octobre. D’une manière générale, ils dénoncent les campagnes de GAIA et des autres sociétés de protection des animaux (30 millions d’amis, Fondation Brigitte Bardot), car dans ces campagnes, seul l’abattage rituel est présenté comme occasionnant des souffrances aux animaux. Ils se sentent victimes de cette stigmatisation et affirment que les musulmans, plus que les juifs, sont visés par ces campagnes. Ils avancent également que l’étourdissement pratiqué avant l’abattage conventionnel ne permet pas d’éviter la maltraitance des animaux durant leur transport, ni le stress provenant de la mort de leurs congénères. Selon Gerlando, partiellement efficace pour réduire la souffrance des animaux au moment de l’abattage (mais sans que cela ne soit scientifiquement prouvé, comme les membres de Green Halal le rappellent), l’étourdissement ne rentre pas dans le cadre d’un abattage éthique au vu du manque de prise en compte du bien-être des animaux avant l’abattage. Seul un membre a évoqué l’allusion à la déportation des Juifs dans le message audio de GAIA, allusion qui avait été abondamment discutée dans la presse. Par contre, aucun ne mentionne le risque d’intégration de la polémique, et de la stigmatisation de l’abattage rituel, dans le discours de l’extrême droite, comme ce fut le cas en France lors de la campagne électorale de 2012.
Les qualités halal et éthique des aliments
26L’initiative de Green Halal montre que peu de musulmans en Belgique recherchent des aliments halal et éthiques. Il faut tout d’abord souligner que la recherche d’aliments éthiques n’est en rien spécifique au halal. L’éthique est par exemple portée par les réseaux alimentaires alternatifs (Holloway et al., 2006), à l’instar de Slow Food ou de l’agroécologie, qui tentent de mettre en pratique des solutions à des problèmes sociaux, économiques et politiques. Barnett et al. (2005) définissent alors la consommation éthique comme un mode de participation politique, comme un terreau idéologique pour des réactions politiques et identitaires, comme un mode de résistance au capitalisme et à l’alimentation industrielle. Les chercheurs font des consommateurs des citoyens organisés en mouvements de résistance dans le cadre d’un activisme alimentaire ou de mouvements sociaux alimentaires (Levkoe, 2013).
27L’association Green Halal étant relativement petite, et ses activités étant peu structurées, je me suis intéressée, plus qu’à la dimension politique de ses revendications, au dispositif de qualification d’un aliment halal comme éthique telle que pratiquée par Green Halal. Ce dispositif est constitué des médiations qui débouchent sur l’attribution d’une qualité éthique à un aliment. Il s’agit par exemple de la prise de conscience de Gerlando suite au visionnage d’un documentaire, de la location d’un abattoir de province afin d’y être seul et de ne pas mélanger les bêtes avec d’autres, du blog qui fournit des informations sur la nouvelle éthique islamique et les actions de Green Halal, les inquiétudes relatives à la santé ou au respect des animaux, ou encore des médicaments homéopathiques et phytothérapiques administrés aux animaux. Les sens et les émotions jouent également un rôle important dans la qualification des aliments16. Ainsi, la couleur et le goût de la viande, mais également l’odeur sont des signes de qualité de la viande selon les membres de Green Halal. Ces derniers sont aussi nostalgiques de la pratique mythique du sacrifice effectué par le Prophète et désirent se conformer aux mieux aux prescriptions de leur religion. En même temps, ils sont inquiets pour leur santé.
28Si une liste exhaustive des médiations aurait peu d’intérêt dans le cadre de cet article, il est intéressant de noter comment les initiateurs de Green Halal regroupent ces médiations en trois catégories de principes à respecter afin d’adopter une « éthique de consommation » : respecter l’humain en suivant les prescription religieuses et en mangeant des aliments sain(t)s, respecter l’environnement en prenant soin de l’équilibre écologique, et respecter les animaux durant leur élevage et leur sacrifice. Aussi, au vu de ces principes éthiques et suivant les mondes alimentaires définis par Murdoch et Miele (2003), il est possible de catégoriser Green Halal dans les mondes domestique, basé sur la confiance et la tradition (aucun label ne certifie que la viande est halal et éthique) ; civique, avec la défense de principes collectifs religieux et éthiques ; et écologique avec le respect pour l’environnement et son équilibre. Les membres Green Halal se positionnent dès lors à l’encontre du monde commercial (où règne la compétition), industriel (où règne la standardisation) et public (où règnent les marques).
29La multiplicité de mondes auxquels Green Halal appartient suggère la multiplicité de mondes au sein desquels l’éthique apparaît. Les justifications relatives à l’étourdissement confirment que l’éthique, loin de constituer un monde, est présente dans plusieurs mondes : civique, religieux, économique, domestique, écologique. Cet éclatement de la grandeur, ou de la qualité, éthique dans plusieurs mondes permet des rapprochements inattendus entre acteurs et collectifs. Par exemple, GAIA et Green Halal mènent le même combat contre la souffrance animale, mais se réfèrent à des conventions différentes. GAIA entend faire agir la loi, ou des conventions civiques légales, à l’encontre de la tradition. Tandis que Green Halal agit en fonction de traditions, de conventions religieuses, de conventions civiques (mais non légales), de conventions écologiques. L’éthique dominante relative à la souffrance animale, telle que définie dans la loi belge relative à l’étourdissement, laisse donc la place – et l’opportunité de se distinguer – à d’autres formes d’éthique, religieuse dans ce cas. Ainsi, la qualité éthique constitue un socle sur lequel appuyer des revendications de distinction en même temps qu’elle permet et des tentatives d’intégration. En effet, si le halal ne fait pas partie de « la consommation conventionnelle belge », le halal éthique (ou biologique, ou végan) entre en résonnance avec la consommation conventionnelle et trouve un terrain de dialogue avec l’éthique dominante.
Conclusion
30L’étude d’un dispositif de qualification, ici centré sur la qualité éthique des aliments, permet de rendre compte de la multiplicité et de la complexité des médiations intervenant dans cette qualification. Plus qu’une conclusion logique d’une chaine causale, une qualité est l’actualisation d’une prise offerte par un objet et à laquelle un humain accorde de l’attention lors de son expérience avec cet objet. La qualité éthique d’un aliment n’est donc pas le souci des seuls consommateurs citoyens engagés, mais est attribuée par bon nombre d’individus et de collectifs pour des raisons et des motivations et suivant des médiations variées.
31Mais au delà des dispositifs ponctuels, il s’agit de s’intéresser à la manière dont les humains apprennent à porter attention aux qualités des aliments, et aux raisons de l’émergence de certaines qualités au centre de l’attention des individus et des collectifs. Au niveau individuel, les humains portent une certaine attention aux aliments en fonction de leur expérience. Un problème de santé focalise l’attention sur la qualité saine (voire médicale) des aliments, tandis qu’un intérêt pour la défense des animaux favorise une attention pour la qualité éthique des aliments. Mais plus généralement, quel contexte, quels évènements (personnels ou collectifs), quelles politiques… ont permis l’émergence de l’attention à telle qualité, éthique dans ce cas ? Quel est le contexte plus général dans lequel les individus apprennent à porter attention à certaines qualités ? Un début de réponse réside dans les problèmes alimentaires (crise de la vache folle, poulets à la dioxine, OGM), écologiques (réchauffement climatique, inondations), ou encore sociaux (exploitation des travailleurs et des enfants) participent au développement d’une attention aux qualités des aliments. Les médias, ces médiateurs globaux, favorisent la circulation des informations, angoisses et solutions relatives à l’alimentation. Ils participent dès lors à la stabilisation et à la normalisation de la focale attentionnelle sur certaines qualités spécifiques dans l’espace public.
Bibliographie
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10.4000/aof.204 :Prigent-Simonin A. -H., Herault-Fournier C., « The role of trust in the perception of quality food products : with particular reference to direct relationships between producer and consumer », Anthropology of food, no 4, 2005, sur http://aof.revues.org/204, consulté le 05/09/2012.
Notes de bas de page
1 En Belgique, les boucheries halal ou les commerces spécialisés dans les produits dits ethniques sont les principaux canaux de commercialisation des produits halal. Depuis 2008, les grandes chaînes de distribution ont de plus en plus conscience du marché halal et de son potentiel et proposent également des produits halal, surtout lors des fêtes musulmanes (Ramadan, Aïd el-Kebir).
2 Si un traducteur transmet un message sans le déformer, un médiateur associe, arrête, détourne, des objets et des actants. Les médiateurs, ou leur performance appelée médiation, ne sont donc pas des causes, mais des moyens d’être en relation. Les médiations ne sont pas des face-à-face entre des objets et des sujets mais des définitions mutuelles des actants par les prises qu’ils s’offrent mutuellement. Aussi, les médiations n’agissent jamais séparément mais constituent des séries hétérogènes appelées dispositifs.
3 La qualification est définie comme l’attribution d’une qualité, d’une grandeur, à un actant dans le cadre de l’expérience de et avec cet actant. Les qualités ne sont pas intrinsèques mais sont relationnelles et résultent d’épreuves (Marsden, 2000).
4 Abraham Natural Produce, Willowbrook Organic Farm.
5 http://www.rtbf.be/info/economie/detail_le-marche-belge-des-produits-halal-estimea-1-7-milliard-d-euros?id=8086187.
6 http://greenhalal.over-blog.com.
7 Par exemple, « Si la fin du monde venait à survenir alors que l’un d’entre vous tenait dans sa main une plante, alors s’il peut la planter avant la fin du monde, qu’il le fasse » (hadîth rapporté par Ahmad). Ou encore : « Toute personne qui tue ne serait-ce qu’un moineau devra rendre des comptes à Dieu s’il ne l’a pas fait dans son droit – Et quel est son droit ? – C’est que tu en consommes la chair » (hadîth rapporté par an-Nassaï).
8 En 2012, Meriem proposait de suivre sur le blog des conseils pour faire un ramadan vegan, c’est-à-dire sans viande ni produit dérivé d’animaux. Selon elle, cette pratique permet d’assurer un renouveau spirituel du corps et de l’esprit en nourrissant correctement le corps et en vidant l’esprit de toutes les questions liées à l’achat de nourriture et à l’élaboration des repas.
9 Cette thématique fait aussi l’objet de publications par des experts, comme Al-Hafiz et Masri (2007).
10 Selon l’article 24 (alinéa 1) de la loi du 5 septembre 1952 relative à l’expertise et au commerce des viandes, toute viande destinée au commerce doit être expertisée et l’animal ne peut être abattu que dans un abattoir.
11 Les Hadihs précisent que le sacrifice doit avoir lieu entre la prière de l’Aïd et le coucher du soleil du troisième jour du tachriq (11e, 12e et 13e jour du douzième mois du calendrier musulman, dhou al hijja. Ces trois jours suivent le jour de l’Aïd).
12 Suite à plusieurs demandes de membres le jour de l’abattage, Gerlando et Meriem proposent depuis décembre un colis de poulet fermier. Ces poulets n’ont pas été soumis à l’électronarcose, et ont été élevé sur herbe avec une alimentation « 100 % naturelle ».
13 http://www.al-kanz.org/. Un article publié par Halal AVS, un organisme de certification français, présente également différents arguments contre l’étourdissement avant abattage : http://www.halal-avs.com/PrintArticle.aspx?id=204.
14 http://www.gaia.be/fr/campagnes/abattages-sans-tourdissement-souffrances-pour-une-tradition.
15 Si l’article 16, § 1, de la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bienêtre des animaux prévoit l’obligation de l’étourdissement avant tout abattage, le § 2, alinéa 2 précise que cette obligation ne s’applique pas dans le cas d’abattages prescrits par un rite religieux. L’arrêté royal du 11.02.1988 précise alors les prescriptions à suivre dans le cas de ces abattages religieux.
16 Cette importance des sens et des affects se retrouve également dans d’autres processus de qualification, et dans toute pratique d’ingestion en général. Par exemple, les sens sont essentiels dans la relation à l’aliment et Slow Food, par exemple, insiste sur l’éducation au goût afin que les consommateurs reconnaissent la diversité des aliments et leurs qualités organoleptiques.
Auteur
-
Manon Istasse
Post-doctorante à l’Université Picardie Jules Verne et collaboratrice scientifique au Lamc, maistass@ulb.ac.be.
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