1« Plutôt que d’être nécessaire à la vie, l’eau est la vie elle-même », disait Saint-Exupéry. L’analyse des relations internationales nous révèle l’importance grandissante de l’eau, nécessaire aux besoins des populations, de l’agriculture aux industries. Et plus des deux tiers de l’offre globale d’eau douce est figée dans les glaciers et les couches polaires. Selon le Conseil mondial de l’eau et l’Organisation mondiale de la santé, 40 % de la population mondiale est confrontée à des pénuries chroniques, sans disposer, au début du xxi^e siècle, de services d’assainissement appropriés1. En outre, 250 bassins fluviaux internationaux concentrent près de 40 % de la population mondiale. Cet enjeu est d’autant plus exacerbé dans une région aride et semi-aride comme le Moyen-Orient. En traversant les frontières nationales, l’eau enchaîne les États riverains dans une situation d’interdépendance. Cette dépendance mutuelle est aggravée, dans le cadre des bassins de l’Euphrate et du Tigre, par l’imbrication des facteurs hydrologiques avec des considérations d’ordre stratégique, économique et politique.

2L’eau apparaît, sur la scène internationale contemporaine, comme un pivot de la survie des populations, autour des objectifs de croissance économique et de stabilité politique. Confrontés à des populations bourgeonnantes et à une consommation grandissante, les pays en voie de développement pensent trouver une solution dans la recherche de l’autosuffisance alimentaire. L’objectif d’augmentation des surfaces irriguées, en évitant l’aggravation continue, ne réussit guère à améliorer la balance agricole négative de certains de ces pays. Il en résulte une surexploitation des ressources hydrauliques, ainsi que des réserves d’énergie nécessaires au pompage. En outre, ces pays ont souvent recours à l’entreprise de travaux gigantesques, en compétition avec les autres utilisateurs de ces ressources communes. Or, l’exploitation unilatérale des ressources hydrauliques ne relève pas seulement du développement national. Multidimensionnelle, cette problématique entraîne de fortes répercussions sur le plan international, que ce soit par les rumeurs de guerre, l’exacerbation des rapports de force, la consolidation ou la fragilisation des alliances. Cette étude s’attachera, dans les limites imposées par l’obtention délicate de sources premières, à cerner la dimension endogène syrienne dans les bassins de l’Euphrate et du Tigre, et ce, en relation avec une ressource qui ne respecte ni frontières politiques, ni délimitations classiques de sécurité nationale.

MULTIPLES ENJEUX DE L’EAU

3Depuis la prise de conscience dans les années 1960-1970 de l’émergence des enjeux environnementaux sur la scène politique internationale, un grand débat anime le domaine de la recherche en relations internationales sur les dimensions de conflit et de coopération autour des ressources naturelles partagées. La tendance a été d’identifier les conflits sur les ressources communes et de prescrire les éléments pour leur résolution. Un champ nouveau, celui de la recherche sur les conflits « hydro-politiques », s’est additionné à la littérature sur la négociation et la sécurité. Pourtant, une moindre attention a été dédiée aux liens entre les rapports de force ou relations de pouvoir, y compris dans leurs asymétries, sur les processus de coopération intra-riveraine. En d’autres termes, il a été fait peu cas du lien entre l’étude de l’eau, du pouvoir et de son influence sur le processus et les produits de la négociation, dans le cadre des relations interétatiques.

4L’analyse abordera l’enjeu de l’eau, avec une prise en compte de ses ramifications stratégiques, économiques, environnementales, sociales et humaines. À l’ère du génie hydraulique moderne et de l’émergence d’États en quête de développement, l’eau est loin de représenter un enjeu anodin. Car l’allocation arbitraire des eaux a un impact stratégique et sécuritaire certain pour les pays concernés. Dans les bassins de l’Euphrate et du Tigre, le nœud gordien réside en la construction par la Turquie, depuis 1980, du Güneydogu Anadolu Projesi (Projet d’Anatolie du Sud-Est) ou GAP2. Il s’agit d’un complexe hydraulique herculéen aux frontières des autres riverains que sont la Syrie et l’Irak, dont l’objectif final consiste en 22 barrages et 19 centrales électriques. Nonobstant leurs pressions démographiques et économiques, les bas riverains que sont la Syrie et l’Irak seront confrontés, respectivement, à une coupure de 70 % du débit naturel de l’Euphrate et 50 % du débit du Tigre, une fois le GAP terminé. Les prédictions relatives au Tigre restent encore naissantes. La satisfaction des besoins d’une partie, au détriment des autres, entraîne donc des risques de contrôle unilatéral dans une région potentiellement explosive.

5Un conflit d’intérêts sépare les trois acteurs principaux de cette problématique. Les considérations politiques jouent un rôle capital dans la diffusion de données hydrauliques souvent contradictoires. Il existe ce que l’on pourrait appeler une « guerre » des données, celles-ci faisant souvent partie du domaine de la sécurité nationale. L’importance ne résidera pas dans le choix des chiffres, mais dans la signification des contradictions et le décryptage des positions diverses. Il s’agira de capter le cœur du sujet – la portée pour la Syrie des enjeux hydrauliques et sécuritaires liés au développement de l’Euphrate et du Tigre – en le plaçant dans le contexte général.

6Or la résolution des différends dépend de la négociation de traités entre riverains pour une exploitation harmonisée des ressources communes. Les experts techniques se rencontrent pour un échange d’informations depuis les années 1960 au niveau bilatéral et, de 1983 à 1993, à un niveau tripartite. Et les trois riverains de l’Euphrate se sont engagés, pendant plus de trente ans, dans un processus de négociation en n’aboutissant qu’à des accords bilatéraux et partiels. Il n’y aura pas eu d’accord de distribution tripartite des ressources communes. En d’autres termes, le développement hydraulique et agricole national de la Syrie sera situé dans la sphère particulière du processus de négociation, lequel évolue dans le cadre plus général des relations de pouvoir qui animent les acteurs principaux.

7Maintes études ont abordé la problématique médiatisée de l’eau au Moyen-Orient3, mais aucune n’a défriché en profondeur le terrain contesté des négociations sur les eaux communes des bassins de l’Euphrate et du Tigre. En effet, les analystes ont accordé peu d’importance au processus même de ces négociations, préférant s’attarder sur les enjeux, les politiques respectives et les résultats. Et peut-être l’originalité de cette étude résidera-t-elle dans l’appréhension théorique et empirique d’une question dont l’importance se fait grandissante. Les mécanismes d’influence seront sondés, en gardant à l’esprit l’enjeu essentiel de cette recherche : l’achèvement du GAP ne pourra se faire sans un impact important sur les parts syrienne et irakienne des eaux communes. Car l’État en amont, du fait du contrôle des sources du fleuve, possède toujours le pouvoir de développer ses ressources hydrauliques de façon unilatérale.

8Ainsi, cette étude propose de saisir la globalité de la problématique hydro-politique, en incluant le processus de négociation. L’analyse historique se servira des théories de la négociation, afin de mieux en apprécier les imbrications. Rarement les outils théoriques de la négociation auront été testés sous la loupe d’indicateurs réels, et ce, souvent par manque d’informations sur le contenu des discussions. Les documents de base seront les procès-verbaux des réunions, retranscrivant les discussions entre négociateurs respectifs. Il s’agit de documents internes à l’administration syrienne, qui sont analysés dans le détail pour la première fois4. Cette approche aurait été idéalement complétée par les procès-verbaux des côtés turc et irakien, mais l’obtention de la totalité de ces documents aura relevé du domaine de l’impossible. Cette étude se basera, aussi, sur les entrevues, menées par l’auteur, avec quelques-uns des acteurs-clés de la négociation. Cette limitation des sources orientera l’analyse vers, essentiellement, l’interaction de la Syrie, riverain en aval de l’Euphrate et du Tigre, avec la Turquie, riverain en amont. Bien entendu, l’analyse tiendra compte des enjeux de la position syrienne, en amont de l’Irak. S’agissant de documents à l’usage exclusivement interne de l’administration syrienne, et retraçant les délibérations propres aux diverses phases de négociation, on peut raisonnablement penser qu’ils reflètent fidèlement l’échange entre les trois protagonistes, puisque leur orientation ne les destine pas à une audience extérieure.

9Cette vision permettra de poursuivre la discussion importante sur les enjeux de l’eau au Moyen-Orient, que nous mettrons en relation avec la discipline émergente qui est celle de la négociation. Peut-être pourrons-nous contribuer, dans la mesure du possible, au débat sur l’évolution de la coopération régionale, notamment au travers d’une négociation perçue comme gestion de l’interdépendance entre pays concernés. La nécessité d’une coordination concertée et durable se fait d’autant plus sentir que les rumeurs de conflit militaire entre les pays riverains de l’Euphrate ont, longtemps, dominé la littérature spécialisée. Aussi, l’analyse se placera dans la lignée des études qui se sont intéressées au partage des ressources naturelles, dans le cadre du débat vivant sur les liens entre les variables environnementales et l’émergence de conflits armés. De même, la négociation internationale, dans sa conception traditionnelle, visait à la formation, au maintien d’alliances économiques et militaires, ou à la résolution de conflits spécifiques. Venus de disciplines variées, les spécialistes ont tenté, au fil des recherches, de développer les fondements d’une théorisation qui permette de dégager une base commune à toutes les formes de négociation, dans un effort de systématisation. L’intérêt de cette étude sera de participer à cet effort de théorisation par l’établissement d’un modèle conceptuel sur la négociation des eaux communes de l’Euphrate et du Tigre entre la Syrie et la Turquie. Au-delà de ses aspects purement techniques, ce thème riche est porteur d’une compréhension réelle des enjeux internes et externes des États concernés, sur une scène régionale et internationale en plein bouleversement.

10L’objectif de cette étude sera de démontrer que les négociations autour des eaux de l’Euphrate et du Tigre se sont déroulées dans le cadre d’un processus mixte, entre coopération et conflit, mais à prédominance conflictuelle où la variable de pouvoir joue un rôle central. Les variables identifiables sont les suivantes : les intérêts sécuritaires de la Syrie et de la Turquie, en rapport avec le GAP ; les relations de pouvoir5 entre elles (caractère des relations ; stratégies historiques d’interaction) ; l’importance de la ressource (accès à d’autres sources, degré de dépendance) et les tentatives de résolution du conflit d’intérêts. Utilisé sciemment, le terme de prédominance démontre qu’il ne s’agit pas d’une négociation de nature exclusivement conflictuelle. En effet, cette tendance n’a pas exclu les délibérations pacifiques entre protagonistes, ainsi que le maintien d’un consensus minimum. La variable de pouvoir s’avérera une variable d’influence centrale, incitative à la coopération, tout en étant une variable d’obstacle puisque la finalité des négociations restera partielle. De la sorte, notre approche se démarquera des assimilations alarmistes sur les « guerres de l’eau ».

PARCOURS ET TRACES

11Dans le cadre du Moyen-Orient, où les questions de pénurie se posent avec le plus d’acuité, les ressources hydrauliques relèvent d’une nature dite « exotique », soit des cours d’eau qui naissent dans des régions riches en eau, traversent des zones arides sans adjonction au débit qui diminue jusqu’à la destination finale par évaporation ou extraction humaine. Les fleuves du Tigre et de l’Euphrate naissent tous deux dans les montagnes de la Turquie orientale. Ils parcourent la Syrie puis l’Irak pour rejoindre la mer à l’embouchure du Golfe arabo-persique. L’Euphrate pénètre en Syrie au point de Karkemish, en aval de la ville turque de Birecik. Rejoint par ses affluents principaux, le Balikh et le Khabour en Syrie, il dévale vers le sud-est avant d’entrer en territoire irakien où il atteint Ramadi, après 350 km, et pénètre le delta du Tigre et de l’Euphrate, composé par le Tigre, l’Euphrate bien sûr et le Karoun (le plus long fleuve d’Iran), dans une zone alluviale aux sols très riches. Puis il finit sa course par une dernière section constituée de marais et de lacs salins. Le Tigre, quant à lui, coule en Turquie jusqu’à la ville frontalière de Cizre, pour former une frontière de 39 km entre la Turquie et la Syrie. Il longe, ensuite, la frontière entre la Syrie et l’Irak (5 km), sur le territoire duquel le fleuve est enrichi par les eaux de plusieurs affluents provenant des monts du Zagros vers l’Est (le Grand Zab, le Petit Zab, Adhaim et Diyala). Finalement, l’Euphrate et le Tigre s’unissent à Qurna, en Irak. Les fleuves sont rejoints par le Karoun pour former le Chatt-el-Arab (43,8 milliards de m³ qui forment la frontière entre l’Irak et l’Iran) et se déverser dans le Golfe arabo-persique.

12Les quatre cours d’eau principaux de la région – Nil, Euphrate, Tigre, Jourdain – ont vu fleurir de très grandes civilisations ou mourir des empires, faute d’une gestion efficace des eaux. L’histoire des régions parcourues par l’Euphrate et le Tigre a ainsi été marquée par la présence de ces eaux volumineuses. Derrière l’essor agricole et culturel qui en caractérise le développement humain et politique, se trouve un lien qui unit l’homme à l’eau dans une perspective historique mais aussi géographique. Les conflits de l’eau ont, d’ailleurs, toujours fait partie du développement et de l’histoire de l’humanité. Au croisement de l’histoire et de la géographie, ces fleuves ont soulevé passions et convoitises, de la période pré-Antique jusqu’aux ramifications contemporaines, tout en contribuant grandement à l’essor culturel et historique de leurs pays riverains.

L’ESSOR HISTORIQUE OU LORSQUE LA « GÉOLOGIE COMMANDAIT L’HISTOIRE6 »

13En effet, les ressources hydrauliques ont été régulièrement utilisées par l’homme dans ses stratégies offensives et défensives, que ce soit les Chinois (v^e siècle av. J.-C.) qui construisirent des digues afin de submerger l’agresseur, les Européens qui pénétrèrent les Amériques par l’Amazone, le Mississippi et le Saint-Laurent, l’Afrique par le Nil ou l’Asie par le Yangzi Jiang. Au début du iv^e siècle av. J.-C., Babylone se protégeait à l’aide de tranchées inondées à partir du Tigre et de l’Euphrate7. Leurs eaux ont favorisé l’essor des civilisations anciennes parmi les plus prestigieuses. La région du Machrek semble d’ailleurs concentrer les premières interventions humaines sur les eaux à des fins agricoles et personnelles, décelables par la domestication des récoltes. Selon certaines sources, les traces de ramassage des grains, remontant entre 20 000 et 10 000 ans, ont été détectées à Tell Abou Hureyra en Syrie, de même que la domestication des céréales à Jéricho, 10 000 ans en arrière8. Il est de coutume de rappeler l’essor des cités-États dans les pays de Sumer et d’Akkad, bâties sur la maîtrise des inondations et l’exercice intensif de l’irrigation, par dérivation des eaux du Tigre et de l’Euphrate au moyen d’une multitude de canaux.

14Cet essor, dans la région de Sumer, aurait débuté vers 4000-3000 av. J.-C., période à laquelle le Golfe arabo-persique remontait jusqu’au port de mer de la ville d’Ur9. D’aucuns associent les pratiques sophistiquées d’irrigation et la maîtrise de l’eau à l’essor ou le déclin des grands royaumes locaux. En 1957, Karl Wittfogel développe, à ce sujet, une théorie qui lie le développement des grands travaux hydrauliques à l’adaptation des premières sociétés agraires à un environnement aride. La thèse en est que le développement hydraulique a contribué à la formation d’une entité politique particulière qu’il qualifie de « despotisme de l’État oriental10 ». Or, les découvertes consécutives de l’archéologue Robert Adams ont démontré l’inexistence de grands travaux hydrauliques à cette période reculée de la civilisation sumérienne, qui ne s’organisera que plus tard en « bureaucratie hydraulique11 ». Ce fut également par l’identification de la baisse progressive des récoltes de blé à Sumer que les archéologues Jacobsen et Adams ont pu y relever, en 1958, la diminution des pratiques d’irrigation, dès 2400 av. J.-C., jusqu’à leur disparition totale en 1700 av. J.-C. – période qui correspond aussi à la prise de succession de Sumer par Babylone12. En effet, dès 3100 av. J.-C., le premier conflit pour l’eau séparait les villes sumériennes d’Umma et de Lagash, toutes deux utilisatrices des eaux de l’Euphrate. La ville victorieuse de Lagash, signataire de ce qui sera considéré comme le premier traité de l’histoire, décidait d’éviter tout futur conflit en creusant un canal de déviation des eaux de l’Euphrate13. L’excès d’eau et le mélange avec une nappe aquifère saumâtre créera un engorgement et une salinisation des sols, qui deviendront inaptes à la culture de plantes.

15En outre, le souci permanent de la distribution des eaux suscita l’élaboration de maintes sources écrites de droit, dont le fameux code du roi Hammourabi de Mésopotamie (1792-1752 av. J.-C.). Ces lettres royales consistaient en une série d’instructions aux gouverneurs locaux pour le maintien des travaux et canaux hydrauliques, avec pour objectif ultime le souci de permettre aux populations de bénéficier de « terres bien irriguées »14. C’est aussi au Moyen-Orient que l’on retrouve les plus anciens barrages du monde, que ce soit le barrage de Shalalar (vii^e siècle av. J.-C.)15, construit sur un affluent du Tigre en Irak, les trois barrages-poids aux alentours de Persépolis, en Iran, datant de la période achéménide (558-331 av. J.-C.), le barrage de Habarga en Syrie, construit par les Romains en 132 ap. J.-C. ou les barrages de Mareb, au Yémen, de Batina à Oman et Taef, en Arabie Saoudite16. Il est intéressant de relever que les canaux creusés en Syrie, à l’époque romaine, sont restaurés et exploités par les fermiers, dès le début du xix^e siècle17. L’irrigation sera reprise sous la période des Achéménides (v^e siècle av. J.-C.), puis des Sassanides (iii^e siècle ap. J.-C.), pour retrouver un regain important mais sporadique sous les administrations arabes successives. L’expansion de l’Islam en Méditerranée a été mise en lien avec la distribution de l’eau aux habitants de la région et la restauration des systèmes d’irrigation, notamment sous le règne des Abbassides18. L’essor de l’irrigation va finalement diminuer régulièrement jusqu’à la destruction totale, par l’invasion mongole de la moitié du xiii^e siècle, de canaux d’irrigation déjà largement détériorés. Le Tigre et l’Euphrate seront alors laissés à eux-mêmes. Une inondation anarchique des plaines s’ensuivra, jusqu’à l’introduction de techniques modernes par les puissances mandataires française et britannique à la suite de la Première Guerre mondiale : barrages de Hindiya (1911-1914), Diyala (1927-1928) et Kut (1934-1943), jusqu’aux grands barrages modernes entrepris dès les années 1950. Une autre technique remonte aux Assyro-Babyloniens et Perses de l’Antiquité : les aqueducs souterrains, ou kanat, qui transportent l’eau des aquifères souterrains à la surface par écoulement libre. À l’aide de puits communiquant entre eux, il est possible de pomper ces ressources et de les transporter au travers de galeries souterraines qui peuvent atteindre plusieurs kilomètres de long. Les kanat les plus sophistiqués se retrouvent à Oman et en Iran, présentant jusqu’à 40 km de long, 300 m de profondeur avec un débit moyen de 30 à 100 litres/seconde.

STRUCTURE DU LIVRE

16L’imbrication entre les dimensions endogènes (eau/développement économique) et exogènes (négociation/relations de pouvoir) mettra en exergue l’importance de la négociation d’un accord final de partage pour le développement hydraulique de la Syrie. Ceci reflète aussi l’organisation de l’étude qui s’articulera autour de l’Objet, de la Structure, du Processus et des Stratégies de la négociation, dans la relation triangulaire qui unit la négociation, aux intérêts et aux droits, telle qu’illustrée par la figure 1.

17Le fil conducteur s’articulera autour des éléments constitutifs du pouvoir, soit les contraintes subies par la Syrie dans son interaction avec la Turquie et les options dont elle dispose. La position de pouvoir de la Syrie semblera influencée par l’effet combiné de facteurs internes (choix institutionnels et économiques) et externes (extractions en amont). En termes de variables de contraintes extérieures, les principales dimensions sembleront incarnées par la construction du GAP en amont, et l’impact du réchauffement de la planète. Au niveau intérieur, l’analyse des politiques domestiques de l’eau de la Syrie permettra de comprendre les contraintes nationales, qui mettent en exergue les intérêts de sécurité hydraulique et alimentaire. Les choix politiques et économiques qui sous-tendent la gestion de l’eau créent un stress sur des ressources hydrauliques, déjà sollicitées par les politiques de développement en amont, sur lesquelles se greffent les variables internes aux conséquences significatives : une croissance démographique importante, combinée à un phénomène d’urbanisation grandissante, pour lesquels une solution semble s’offrir à l’État dans le choix d’une agriculture largement irriguée.

18L’identification des intérêts sécuritaires représentera une trame constante de l’analyse. En premier lieu, l’établissement du profil hydraulique permettra de mieux situer l’objet ou les enjeux de la négociation. Ces données seront approfondies pour le cas de la Syrie, dont nous établirons un bilan précis, afin de mieux évaluer le seuil de disponibilité hydraulique annuelle par habitant. Le chapitre II situera les jalons géographiques et hydrologiques particuliers à cet acteur, en les plaçant dans le cadre institutionnel local, pour enfin saisir les grands travaux hydrauliques dans les bassins de l’Euphrate et du Tigre. Afin de mieux définir le contexte de stress hydraulique, il s’agira de mettre en exergue les choix politiques et économiques, les enjeux de l’offre et de la demande en eau, et les dilemmes institutionnels et économiques qui s’ensuivent. Les facteurs exogènes, tels les travaux entrepris en Turquie dans le cadre du GAP, feront l’objet du chapitre III, qui en évaluera les impacts quantitatifs et qualitatifs sur les riverains en aval. Le projet turc sera ensuite abordé et étudié en termes d’objectifs hydrauliques et économiques, dans une perspective de sécurité sociétale. L’ampleur des impacts sur la quote-part des riverains inférieurs sera minutieusement évaluée.

19Avant d’aborder le processus de négociation, nous aurons examiné la structure de la négociation, afin d’identifier le cadre dans lequel évoluent les acteurs respectifs et les contraintes posées sur leur position de pouvoir (chapitre IV). Cette partie s’inscrira dans le contexte des relations mutuelles, en perspective avec le poids historique des revendications territoriales et leur instrumentalisation en mécanismes de marchandage. Par ailleurs, les normes internationales apparaîtront comme parties intégrantes de la structure des négociations, puisqu’elles établissent les règles du jeu en influençant les options à la disposition du pays.

20Le chapitre suivant (chapitre V) s’articulera autour des enjeux du processus de négociation, pour, dans une deuxième partie, identifier les stratégies auxquelles ont recours les acteurs. Les rounds de négociation (1962-1993) seront analysés dans le détail, en termes de positions respectivement défendues, des droits sur lesquelles elles se basent et des résultats obtenus. Les crises et phases de détente du processus seront étudiées sous l’angle de l’oscillation entre phases de coopération et de conflit.

21Il s’agira, en définitive, de situer la position de pouvoir de la Syrie et de la Turquie, selon les paramètres de ressources mobilisables, d’alternatives à disposition, mais aussi d’impact sur celles de l’autre. Nous tenterons, ensuite, de cerner l’impact des asymétries de pouvoir sur les alternatives à la disposition du riverain inférieur qui semble, de prime abord, en position de marchandage défavorable. À cet égard, l’effet d’emboîtement (issue linkage) entre l’enjeu hydraulique et les enjeux stratégiques sera examiné dans ses dimensions empiriques. Une différence s’établira entre acteurs directs (Syrie, Turquie, Irak) et indirects (Israël, Kurdes), entre enjeux directs (hydrauliques) et indirects (territoires revendiqués, autres fleuves, liens avec les riverains du bassin du Jourdain), qui y sont introduits par le recours aux stratégies de pouvoir. Nous constaterons que la stratégie d’emboîtement opérée par la Syrie entre les enjeux hydrauliques et les enjeux sécuritaires de la Turquie lui permettra d’obtenir un accord de base. Elle parviendra, de la sorte, à améliorer sa position de pouvoir en amenant la Turquie à conclure l’accord bilatéral de 1987. La conclusion offrira, enfin, un résumé des voies empruntées et des réponses conceptuelles et empiriques apportées aux questions de recherche initiales, autour de la nature de la négociation sur l’eau et de l’impact de la variable de pouvoir et ses asymétries. Nous en extrairons une base qui puisse servir à l’établissement de recommandations et actions d’ordre politique pour une résolution pacifique des contentieux hydrauliques et stratégiques, en souhaitant contribuer au débat sur la coopération régionale. Il sera aussi fait cas du récent réalignement stratégique entre les acteurs directs et indirects de la négociation, à la suite de l’occupation de l’Irak par une coalition anglo-américaine.

22Mais il s’agira, dans une première partie, d’appréhender le débat d’idées et les outils conceptuels qui encadrent l’analyse.