1La Déclaration Balfour acquiert pour le peuple juif et le mouvement sioniste des proportions presque épiques. Cependant, elle est pour les commentateurs des prophéties bibliques à la fois le symbole qu’un nouvel âge, ou dispensation, va bientôt advenir et l’accomplissement ou la confirmation d’années d’études dans la discipline mystérieuse de l’investigation prophétique. Comme l’écrit à ce moment l’étudiant en prophétie et secrétaire de la Société londonienne pour la promotion du christianisme parmi les juifs (London Society for Promoting Christianity Amongst the Jews1), le révérend E. L. Langston :

Cette lettre historique est assurément l’un des documents les plus mémorables dans les archives d’Israël. Par le biais de cette déclaration, le caractère national (nationhood) de la race est formellement reconnu par le plus grand Empire au monde en tant que fait politique devant devenir partie intégrante de la constitution politique de l’humanité.

2Selon Langston, les commencements de ces événements majeurs se situent dans la première réunion qu’est le Congrès sioniste de Bâle, en 1897, et depuis lors « les étudiants de la Bible se sont rendus compte de ce que ne pouvait plus être éloigné le jour où serait accordée aux juifs d’une manière ou d’une autre la possibilité de retourner dans leur pays2. »

3Pour beaucoup, l’entrée de l’Angleterre dans la Première Guerre mondiale signifie la fin de la foi en le post-millénarisme, de la conviction selon laquelle le monde s’améliore constamment et de ce que le Christ ne reviendra qu’après le millénium. La Première Guerre mondiale et la destruction de masse qui en résulte, concernant à la fois les vies humaines et les biens matériels, sont pour beaucoup la preuve de la futilité de ces convictions. Quoi qu’il en soit, pour les adeptes du pré-millénarisme, cette guerre est aussi la preuve de la justesse de leurs présentations des prophéties. Cinquante ans auparavant, certains auteurs bien connus traitant de prophétie biblique ont prévu dans des termes bien définis les événements devant survenir en Terre sainte. La Déclaration Balfour et l’arrivée des Britanniques en Palestine deviennent ainsi des pierres de touche dans le calendrier de la prophétie, un pas supplémentaire en direction du rétablissement des juifs et de l’avènement du Christ.

Le mouvement du témoignage adventiste

4Bien que le travail de fond commence plusieurs mois auparavant, les événements de novembre et décembre 1917 signifient fortuitement le début d’une nouvelle société. Comme le proclame Frederick Brotherton Meyer, un responsable baptiste :

Le mouvement du témoignage adventiste existe depuis l’entrée d’Allenby à Jérusalem. Son objectif est de concentrer les prophéties très répandues concernant le Retour de Notre Seigneur, qui émanent collectivement des diverses écoles de l’Enquête et de l’Interprétation adventiste. Quelles que soient les opinions exprimées à propos de l’ordonnancement de ces événements, il n’y a aucun doute en ce qui concerne l’événement capital en direction duquel se dirige la Création dans son entier, et qui sera le climax du présent âge3.

5Le mouvement du témoignage adventiste est créé pour représenter les divers courants du millénarisme en Grande-Bretagne et trouve ses origines dans les sociétés créées dans la deuxième moitié du xix^e siècle dans le but d’étudier les prophéties. Alors que ces groupes millénaristes demeurent relativement petits en ce qui concerne les effectifs de leurs membres actifs, ils reflètent un sentiment populaire très manifeste au sein de l’aile évangélique de l’Église d’Angleterre, et parmi la plupart des principales confessions non conformistes4. Nombre de porte-parole du mouvement du témoignage adventiste sont également des membres de la Société pour l’Investigation des Prophéties. Alors que les discours du témoignage adventiste tendent à refléter l’approche dispensationnaliste de la prophétie qui a ses origines en Amérique5, certains de ses membres sont des adeptes de la tradition historiciste plus ancienne6. Cependant, l’objectif déclaré du mouvement du témoignage adventiste n’est pas tant d’« enseigner ou d’exposer, que de témoigner7. »

6La profession de foi du mouvement du témoignage adventiste, telle qu’exprimée dans son programme du 8 novembre 1917, indique les éléments suivants : « la crise actuelle tend à la fin des Temps pour les Gentils » ; « la Révélation de notre Seigneur peut survenir à tout moment », une révélation qui doit prendre un aspect physique ; « l’Église accomplie sera translatée pour être “pour toujours avec le Christ” » ; Israël, à savoir les juifs, doit être restauré en son propre pays et doit être converti seulement ensuite par le Christ nouvellement réapparu ; « tous les projets humains de reconstruction » doivent être subordonnés au Second Avènement du Christ ; « sous le règne du Christ l’Esprit Saint soufflera d’une manière bien plus forte sur tous les êtres de chair » ; et enfin, « les vérités comprises dans cette proclamation sont d’une valeur extrêmement pratique pour la détermination du caractère chrétien8. »

7Suivent bientôt une série de cinq manuels, de même qu’une publication mensuelle, Le Témoin adventiste (The Advent Witness).

8Les premières réunions du mouvement du témoignage adventiste se tiennent le 13 décembre 1917 et dans les semaines suivantes, et l’on revendique un public de 3 000 personnes lors de chacune des trois sessions ayant lieu ce jour-là. L’humeur de l’audience « est très révérencieuse, pleine d’entrain, enthousiaste, en expectative9. » Après une année de réunions, le Conseil du mouvement du témoignage adventiste décide « d’établir un lien d’union sacrée entre ceux qui, divergeant peut-être sur quelques points de détail, s’entendent pour attendre et préparer l’avènement pré-millénariste de notre Seigneur, » Un symbole supplémentaire de réussite réside en l’annonce de ce que l’évêque de Durham, Handley Carr Glyn Moule, accepte d’ouvrir le mouvement10.

9Frederick Brotherton Meyer, né à Londres en 1847, est la cheville ouvrière de la création du mouvement du témoignage adventiste. Il reçoit le baptême en 1864, suit les cours du college baptiste de Regent’s Park et est diplômé de l’université de Londres, en 1869. En 1872, Meyer débute sa carrière avec l’exercice du ministère de la chapelle baptiste de la Priory Street de York, et il est actif dans le cadre de la première visite en Angleterre de Dwight Moody, en 187311. Dans son premier ministère, Meyer est un proche ami de Henry Grattan Guinness, l’auteur historiciste travaillant sur les prophéties. Meyer assiste aux Conventions Keswick, il remplit les fonctions de président de l’Union nationale de l’effort chrétien (National Union of Christian Endeavour), du Conseil de l’Église nationale libre (National Free Church Council) et de l’Union baptiste. Les lettres de référence évangéliques de Meyer sont fermement établies grâce à sa tournée en Amérique aux côtés de Moody, en 1898, et sa participation aux conférences Northfield, et sa réputation à Londres s’appuie sur le ministère qu’il exerce dans deux églises, la chapelle de Regent’s Park et la Christ Church, dans Westminster Bridge Road. Meyer est l’auteur de plus de soixante-dix livres et brochures différents. Au moment de sa mort, en 1929, on prétend que plus de cinq millions d’exemplaires de ses œuvres religieuses sont en circulation, et aujourd’hui encore plusieurs de ses livres sont encore disponibles à la vente12.

10Comme dans le cas des autres mouvements millénaristes, la littérature du mouvement du témoignage adventiste trouve ses signes habituels dans les événements courants de l’actualité : les guerres, les hérésies, les progrès de la science, ainsi que les tremblements de terre13. De plus, à l’instar d’autres sociétés vouées à l’étude des prophéties, une bonne part de nombre de conférences est consacrée à la discussion de la chronologie biblique. Par exemple, en décembre 1917, le pasteur W. Fuller Gooch traite des différentes manières de calculer les chronologies, et conclut : « Je crois avoir raison en disant que la date la plus éloignée suggérée par la plupart pour l’accomplissement des temps est 1934. » Cependant, Gooch poursuit sur une note prudente : « cela représente la limite extrême de la perspective à laquelle mène une interprétation de la prophéti14. »

11Un autre partisan du mouvement du témoignage adventiste, le révérend F. J. Horsefield, prédit que le Seigneur, « visiblement et personnellement », va revenir accompagné de « tous ceux qui partagent l’enlèvement de l’Église (Rapture) ». Ici Horsefield se réfère directement à l’un des aspects les plus rassurants qui soient pour ceux qui croient dans le dispensationnalisme – à savoir que 144 000 personnes vont être transportées pour être aux côtés du Seigneur lors de la Grande Tribulation15. Cela ne doit certes pas être un temps agréable pour les juifs non convertis. On prévoit que les armées de « la Bête, du Faux Prophète et que le vieux serpent du Diable », tels qu’ils sont désignés dans la Révélation, vont marcher sur Jérusalem, et que les juifs vont « implorer leur délivrance en hurlant vers le Seigneur. » Ce faisant, leurs doléances trouveront réponse et les juifs en arriveront à une période d’existence nationale et de prospérité sans précédent, ils seront convertis en tant que nation entière et envoyés comme missionnaires de par le monde16.

12Le temps du Deuxième avènement et le règne de mille ans du Christ sur terre doivent refléter le monde idéal tel que voulu par ces évangélistes. Le révérend A. C. Dixon propose que le système de renseignement fondé sur la « fausse théorie de la Science » soit éliminé, de même que les bordels et les débits de boisson. Tandis qu’il est « malavisé de placer le Christ à la tête du Gouvernement, de la Science ou de la Religion », lorsque le Christ reviendra « II sera reconnu par tous les Rois, les Présidents et les Potentats de la terre. » Dans ce monde parfait, le lecteur est invité à « réfléchir à un royaume qui soit une démocratie avec un Roi parfait, avec Moïse comme ministre des Finances, et Élie comme Premier ministre – et il reconnaîtra Dieu, quelque fort soit le bruit que les prophètes de Baal feront de leur côté – et Paul comme inspecteur général de l’Enseignement17 ! »

13Pour les étudiants des prophéties, « Israël », ou les juifs, et leur patrie, la Palestine, revêtent une grande importance. De ce fait, la Déclaration Balfour a une signification particulière. En ce qui concerne le peuple juif, on observe un « réveil national » remarquable. « Aujourd’hui, comme résultat de l’occupation britannique de Jérusalem, et de la décision britannique d’accorder à ce peuple la prééminence en Palestine, les juifs attendent impatiemment. Les juifs se réunissent constamment à New York, Londres, Manchester et Liverpool pour réfléchir aux manières et aux moyens, au pour et au contre concernant la création d’un État juif en Terre sainte. » On trouve réponse aux principales prophéties. Par exemple, Langston propose, en relation avec Isaïe 19, 23-25, que le verset « Ce jour-là, il y aura un chemin allant d’Égypte en Assur » trouve sa réalisation dans la pose de lignes de chemin de fer – les locomotives du Chemin de fer de Londres et du Sud-ouest partant d’Égypte et se rendant en Palestine sur les arrières de l’armée britannique, et le Chemin de fer de Bagdad allemand partant d’Assyrie pour aller vers l’Asie mineure, et croisant les chemins de fer turc et allemand se dirigeant vers le sud et la Terre sainte18.

14D’autres événements récents de Palestine procurent des raisons supplémentaires en ce qui concerne l’attente de l’avènement. Langston clame que « pendant les dernières dix ou quinze années, la pluviométrie a plus que doublé. La chute de pluie moyenne en Palestine est aujourd’hui de 652 millimètres. Le niveau de Londres est de 529 millimètres ; ainsi le niveau de la pluie en Palestine est quelque peu plus élevé que celui de Londres aujourd’hui19 ». De plus, on perçoit bien d’autres signes qui indiquent que la Terre sainte est prête : « pour la première fois depuis l’année 7020, et du temps de la vie de la majorité d’entre nous, Jérusalem est devenue une ville juive. » Entre quarante et cinquante colonies ont été fondées, l’hébreu a été ravivé et est parlé par de petits enfants dans ces colonies. Il ne fait aucun doute que les juifs ont la capacité, pour ne pas dire le droit divin, de retourner dans leur propre pays. Comme Langston le souligne avec prudence, « il n’existe aucun doute au sujet de ce que les juifs comme peuple ont, au cours de la guerre de 1914-1918, accumulé de grandes richesses, qu’ils sont prêts à dépenser à grande échelle en direction de leur nouvelle patrie, en Palestine21 ».

15L’Empire ottoman entre dans la dernière étape de sa décadence. Depuis 1820, les Turcs ont perdu nombre de leurs territoires, sans parler d’autres signes de faiblesse qu’ils s’infligent eux-mêmes, « les habitudes asociales que sont la polygamie et le vice, l’oppression politique et la mauvaise politique, les tremblements de terre, les famines, les pestilences, ainsi que les troubles civils », tous ces phénomènes ont leur part dans la dépopulation des territoires de la Turquie22. Les ennemis sont partout. La Russie comme l’Allemagne sont perçues comme ayant des desseins à propos de Jérusalem. La Russie a construit un ensemble sur une parcelle de quarante arpents à proximité de la vieille ville, et alors qu’il est en principe destiné à accueillir des pèlerins, ses murailles et ses portes solides le rendent plus adapté pour servir de casernements, capables d’accueillir plusieurs milliers de soldats. L’Allemagne a également construit de très imposants hospices et églises, elle s’est efforcée de faire de l’allemand, plutôt que l’hébreu, la langue d’usage du Technion de Haïfa nouvellement inauguré23. Et l’on, souligne que les juifs de Palestine parlent un dialecte allemand24.

16Les juifs convertis, ou chrétiens hébreux, bénéficient d’une place privilégiée au sein du mouvement du témoignage adventiste. Langston affirme que depuis la création de la première mission, la London Society, fondée en 1809, plus de 250 000 juifs se sont convertis pour adopter la foi en Jésus-Christ leur Sauveur25. En tant que secrétaire de la London Society, il se considère comme particulièrement qualifié pour commenter ces qualités qui donnent aux juifs baptisés une telle capacité à devenir des missionnaires. « Qu’est-ce que l’on trouve en un juif converti ? », interroge Langston ; « II est habituellement un homme adapté à tous les climats, parce que le juif peut vivre presque partout, et il peut facilement s’adapter à toutes les conditions. En plus de toutes ces qualifications il est également doté d’un vaste don des langues26. » La tradition du millénarisme est particulièrement explicite dans l’histoire de la London Society, vieille alors de cent dix ans. La plus importante parmi la douzaine environ d’associations vouées à la conversion des juifs, la London Society prête un intérêt spécifique à Jérusalem, et depuis quelques années a fondé plusieurs écoles, un hôpital et d’autres institutions placées au service des juifs dans la vieille ville. Dans les colonnes du journal de la Société, Jewish Missionary Intelligence, Langston détaille à ses lecteurs la signification de la Déclaration Balfour :

Qu’est-ce que tout cela signifie pour nous, chrétiens ? À la lumière des écritures prophétiques, nous reconnaissons qu’une telle action de la part de notre Gouvernement et de celle des Puissances alliées est remplie de signification, elle qui de manière unanime est résolue à réinstaller les juifs dans leur propre pays. « Maître [...] quel sera le signe que cela est sur le point d’arriver » nous donne l’un des signes, en saint Luc 21 [,7] et 24, selon lequel « Jérusalem sera foulée aux pieds par des païens jusqu’à ce que soient accomplis les temps des païens »27.

17À présent, avec l’entrée des Britanniques dans Jérusalem, Israël revient chez lui – et les temps des Gentils vont prochainement s’accomplir. Avec virtuellement le contrôle de la Terre sainte aux mains des juifs, il semble à de nombreux chrétiens que cette prophétie est proche de sa réalisation.

Les antécédents

18La plupart des partisans du mouvement du témoignage adventiste sont considérés comme étant des protestants, qu’ils appartiennent à l’Église d’Angleterre ou à des confessions non-conformistes plus établies, comme les Baptistes ou les Congrégationnalistes28. Dans les années 1920, le mouvement évangélique a enregistré de nombreux changements, ce qui se reflète également dans le caractère du millénarisme intrinsèque aux croyances de ses partisans. L’intérêt de nombre de protestants pour l’étude des prophéties débute au moins cent ans auparavant, dans les années 1820, et il est caractérisé par un vaste corpus d’écrits théologiques, comme par l’émergence de sociétés spécialisées et de conférences annuelles. Ceux qui s’intéressent aux prophéties n’appartiennent pas à une frange sectaire de la vie religieuse anglaise, mais incluent bien plus nombre de responsables du mouvement évangélique – Charles Simeon29, Edward Bickersteth30 et Lord Shaftesbury31, pour ne citer que quelques-uns d’entre eux. Alors que le millénarisme prête toujours au ridicule en raison de la tendance à l’excès de certains de ses interprètes qui glissent dans l’« exaltation », l’étude sérieuse des textes prophétiques se poursuit et bénéficie de soutiens sous la forme de sociétés d’étude des prophéties, à l’instar des conférences de Bloomsbury, débutant en 185632, de même que de journaux évangéliques bien établis, comme le Record. Le mouvement du témoignage adventiste lui-même se développe sur la base de la Société pour l’investigation des prophéties (Prophecy Investigation Society)33.

19Dans les années 1860 a lieu ce qui est qualifié de Deuxième éveil évangélique34. Alors que dans les faits ce mouvement n’est actif que dans quelques localités, il plonge ses racines dans le revivalisme américain. Une décennie plus tard, dans les années 1874-1875, un couple d’Américains, Robert et Hannah Pearsall Smith35, agissent pour la promotion d’une nouvelle forme de dévotion ou de pratique religieuse, l’« enseignement de la sainteté ». En l’occurrence la prémisse de base est que les chrétiens peuvent individuellement faire l’expérience de la sainteté, une expression de foi qui doit les placer à un niveau spirituellement plus élevé. Comme l’écrit un historien de l’Évangélisme, D. W. Bebbington, « la nouvelle doctrine, avec sa forte dimension surnaturelle, présente une prédisposition au pré-millénarisme. Ceux qui croient en l’imminence du Second avènement, l’entrée divine de Dieu dans l’histoire, sont attirés par l’idée selon laquelle le pouvoir de Dieu peut d’ores et déjà pénétrer les vies humaines36. »

20L’une des séries de conférences les plus connues, appelées « l’Alliance prophétique », est celle tenue chaque année à Mildmay Park, à Londres. Cette conférence débute en 1869, elle est la continuation d’une rencontre annuelle organisée à Barnet depuis 185637. Organisée par le révérend W. William Pennefather, la rencontre de trois jours qui a lieu en 1869 réunit 900 participants. La mission de Mildmay auprès des juifs est créée en 1876. En liaison avec cette mission, on relève un hospice pour des juifs chrétiens âgés, une mission médicale pour les juifs, ainsi qu’un service missionnaire itinérant38. Un autre exemple est constitué par les Conventions de Keswick, une réunion « de sainteté » qui a lieu chaque année à partir de 1875, et dont les participants se préoccupent également du Second avènement, comme cela apparaît à travers les discours tenus lors de ces conférences. Keswick devient très populaire, et en 1907 on estime à 5 000-6 000 le nombre de personnes ayant fréquenté les réunions annuelles39. Nombre de participants aux rencontres de Mildmay et de Keswick comptent parmi les personnes les plus actives dans l’interprétation des prophéties.

21Par ailleurs, ceux qui œuvrent en liaison avec les sociétés pour l’étude des prophéties sont également des partisans actifs des missions auprès des juifs. Le journal mensuel de la London Society, le Jewish Missionary Intelligence, insère régulièrement des publicités relatives à des livres traitant des prophéties, tout comme des articles sur des sujets millénaristes. Chaque année, la Société dispose d’une « maison » à Keswick abritant ses membres. Exemple supplémentaire, le président de la Barbican Mission to the Jews, le chanoine H. M. Webb-Peploe, est un autre membre actif du mouvement du témoignage adventiste ; il est également bien connu pour ses écrits relatifs aux prophétie40.

22Au sein de la pensée pré-millénariste du début du xx^e siècle, on trouve deux courants principaux. La tradition historiciste est la plus ancienne, elle se fonde sur la mise en parallèle entre les textes prophétiques bibliques et leur accomplissement dans des événements historiques. Cependant, l’emporte rapidement l’interprétation futuriste du dispensationnaliste John Darby. Ses partisans avancent l’idée selon laquelle les événements prédits dans les prophéties bibliques ne doivent se produire qu’après la seconde venue du Christ. La période de la dernière dispensation approche rapidement, et l’on croit qu’au moment de l’« enlèvement » les vrais croyants seront emportés et transportés vers le ciel41.

23Au total, les activités du mouvement du témoignage adventiste doivent donc être perçues sur fond d’une longue tradition présente au sein du mouvement évangélique lui-même. Tandis que son but affiché réside en l’étude des prophéties sans parti pris préconçu inspiré de quelque école que ce soit, toute interprétation des prophéties implique la préoccupation principale concernant les juifs et la Terre sainte. Cinquante ans auparavant, dans les années 1870, paraissent plusieurs livres qui prédisent directement les événements devant se produire en Palestine.

Le chanoine Edward Hoare

24Pour mentionner ici un exemple, les œuvres du chanoine Edward Hoare conservent leur opportunité, comme leur popularité. Hoare, un responsable évangélique, a fait ses études à Cambridge sous le ministère de Charles Simeon, fait partie du Comité de la Société de l’Église missionnaire (Church Missionary Society) et est plusieurs années vicaire de l’église de la Sainte Trinité, à Tunbridge-Wells42. Dans Rome, la Turquie et Jérusalem (Rome, Turkey and Jerusalem) Hoare traite du passé et de l’avenir de la ville sainte, comme de ses relations avec l’Empire ottoman. Publié pour la première fois en 1876, il fait l’objet en 1913 d’une sixième édition révisée par l’ancien vicaire de Hoare, J. H. Townsend. Townsend ajoute une série de notes de bas de page afin de montrer de quelle manière dans la plupart des cas les interprétations des prophéties effectuées par Hoare se sont accomplies dans l’intervalle de trente-six années43.

25Initialement, Hoare présente les contours généralement acquis des prophéties concernant l’Empire ottoman déclinant. L’Euphrate du livre de l’Apocalypse 16, 12, est habituellement perçu comme n’étant pas le fleuve au sens littéral, mais plutôt « le grand empire terrestre qui a ses origines sur les rives du fleuve Euphrate44 ». Si cette prophétie spécifique doit se réaliser, alors doit exister une preuve de l’« assèchement » de l’Empire turc. Même en 1876, Hoare souligne en confidence que « c’est exactement ce qui se produit depuis l’année 1820... Jusqu’au printemps de cette année tout semblait prospérer ; mais à ce moment les eaux commencèrent rapidement à se retirer. En cette même année débuta l’insurrection grecque. L’eau se retira de la Grèce, de manière à permettre l’établissement en 1827 du royaume que nous avons aujourd’hui45 ». Dans la nouvelle édition, Townsend se donne la peine de montrer que, dans les années intermédiaires, la Palestine a enregistré les changements les plus surprenants. Pour ne prendre qu’un exemple, Townsend démontre que « pour la première fois dans son histoire Jérusalem est “une ville ouverte” » (Zacharie, 2, 4), les habitations s’étant étendues au-dehors pour former des banlieues à la croissance rapide, ce qui la fait ressembler plus à une ville moderne qu’à la Jérusalem des anciens temps46.

26E. L. Langston promeut également les œuvres du chanoine Hoare et republie à deux reprises La Palestine et la Russie (Palestine and Russia), dont l’édition originale date de 187747. Hoare présente l’argument classique selon lequel la Palestine a été laissée à l’abandon par les Turcs – « Le pays où autrefois coulaient le lait et le miel est en état de désolation » – même si on trouve partout des signes que l’Euphrate, c’est-à-dire l’Empire ottoman, s’assèche48. Le destin des juifs y est lié, aussi bien qu’il est lié à l’avenir des Turcs : « laissons les larges flots de l’Euphrate se retirer jusqu’à assécher la Palestine, et laissons Dieu sonner les trompettes du jubilé, et des milliers, des dizaines de milliers de personnes seront alors prêtes à rejoindre la Terre sainte. » Hoare pense que les missions seules ne seront pas à même de convertir les juifs49. Dans les écritures, on trouve un message significatif : « II nous apprend que nous n’avons pas à attendre un long, ennuyeux et pénible processus de conversion graduelle avant que ne se produise la restauration, mais que cette restauration se produira à n’importe quel moment. » Ainsi, en 1877, Hoare conseille de « laisser la force de gaspillage pénétrer un peu plus l’Empire turc », et ainsi bientôt le chemin sera ouvert pour que « les rois de l’Orient », c’est-à-dire les juifs, « arrivent et prennent possession50 ». Hoare prévient toutefois que la transition ne sera pas simple et que la Russie incarnera probablement les envahisseurs venus du nord51.

27Dans les trois premiers chapitres de l’édition de 1918, Langston « actualise » les prédictions du chanoine Hoare. Langston pense que tandis que les juifs doivent être ramenés en Terre sainte, il ne serait pas complètement sage que l’Angleterre garde une « suzeraineté » sur cette terre disputée. Le résultat en serait que « la Puissance qui garde la main sur la Palestine ne peut être que compromise et peut être ébranlée en raison des nombreux sentiments religieux rivaux concernant ses lieux et sites sacrés52. » Dans tous les cas, aux yeux de Langston, le retour des juifs en Palestine doit se produire en deux temps, en premier lieu une restauration partielle, puis, plus tard, leur retour en totalité53. En 1881, le gouvernement russe réalise une prophétie lorsqu’il fait voter les lois de mai confinant la majorité des juifs dans la Zone de résidence54. Ce faisant, il encourage une atmosphère de répression, et les deux millions de juifs qui décident alors de quitter la Russie constituent la preuve de Jérémie, 31, 8 : « Voici que moi je les ramène du pays du Nord » et de Zacharie 2, 6 : « Holà ! Holà ! Fuyez du pays du Nord55. »

28II est possible de mettre en contraste le chanoine Hoare avec une grande figure parmi les tenants des prophéties au xix^e siècle, Henry Grattan Guinness. On dit de lui qu’il a exercé une grande influence personnelle sur certains responsables du mouvement du témoignage adventiste, dont F. B. Meyer et l’évêque Moule. Guinness est le directeur de l’Institut de l’est de Londres pour les missions intérieures et étrangères (East London Institute for Home and Foreign Missions), qui forme les jeunes gens de « quelque confession évangélique » que ce soit pour en faire des missionnaires. Son œuvre la plus connue est L’Approche de la fin des temps : point de vue historique, prophétique et scientifique (The Approaching End of the Age : Viewed in the Light of History, Prophecy and Science), publiée en 1878. Là, il promeut une approche historiciste de l’étude des prophéties et prédit que, dans environ quarante ans, « la grande semaine du Temps des païens sera parvenue à sa fin ». Ce qui mène le lecteur à l’année 191956. Un autre calcul, intégrant les « mesures de l’apostasie de l’Antéchrist », mène également à l’année 191957. De plus, la prophétie traitant de la purification du sanctuaire peut également concerner l’année 191958. Guinness n’adopte pas une approche extrêmement rigide de l’étude des prophéties, et en dépit de ce qu’il « diffère à propos de détails mineurs », les conclusions de nombre de personnes étudiant les prophéties chronologiques demeurent les mêmes, en particulier en lien avec une certaine partie du monde.

29Comme Guinness le rappelle à ses lecteurs, « Nous avons souligné diverses indications dans le contexte de la Palestine et d’Israël, ainsi que dans les événements politiques de notre époque, qui semblent indiquer que la purification du sanctuaire et la restauration d’Israël ne sont pas éloignées ». Il prédit que lorsque les musulmans auront été évincés de Syrie, comme ils l’ont été de Bulgarie, lorsque les nations de l’Europe, « animées par la défiance mutuelle et la jalousie politique, ou peut-être par des motifs plus élevés », vont « conspirer » pour ramener les juifs dans le pays de leurs aïeuls, « alors la dernière cloche d’avertissement va sonner » et la manifestation du Christ sera à ce moment imminente59.

Des notions anciennes dans un nouvel âge

30La signification divine de l’entrée des Britanniques en Palestine n’est certainement pas appréciée par tous les hommes d’Église britanniques. Dans le Church Times du 30 novembre 1917, il est rendu compte d’un œil très critique des œuvres de l’auteur prophétique R. K. Arnaud. Arnaud non seulement célèbre la Déclaration Balfour, mais de plus établit des parallèles entre l’ancienne Tyr, capitale d’une nation maritime puissante, et celle qu’il considère comme son héritière des temps modernes, la Grande-Bretagne. Dans sa réponse, le Church Times écrit que « le mal causé par ce genre de déclarations est très grand. Elles entretiennent le feu de la vanité nationale ; elles mettent à mal le sens de la proportion dans les affaires terrestres60 ».

31Quoi qu’il en soit, ces réserves ne sont pas partagées par la presse évangélique. Le Record insère nombre de publicités pour des livres sur les prophéties, de même que des invitations publiques à des conférences portant sur le même sujet. Bien qu’un article faisant appel à la « jeune génération » parmi le lectorat du Record soit sceptique sur un « programme futur » concernant la Bible, quelques mois plus tard un article en « une » promeut la fondation du mouvement du témoignage adventiste61. Les vues du lectorat évangélique du Record sont sans aucun doute reflétées lorsque celui-ci reprend la déclaration en sept points du mouvement, et conclut en indiquant qu’il « n’est pas encombré de quelques détails que ce soit relevant de l’interprétation prophétique ; il ne traite que de points qui se trouvent facilement à la portée de tout lecteur dévot du Saint Verbe de DIEU62 ».

32Le membre le plus important de l’Église d’Angleterre qui soutient le mouvement du témoignage adventiste est Handley Carr Glyn Moule63. Lors de sa désignation à l’évêché de Durham, le Times commente en écrivant que « peut-être la plupart des gens seront frappés de ce que quelqu’un qui a entretenu des liens aussi étroits avec Keswick puisse ainsi atteindre l’un des évêchés les plus importants64 ». Les attentes millénaristes de Moule deviennent plus prononcées dans ses dernières années, ce qui est décrit dans un discours public : « il évoqua l’approche rapide de la fin du monde. Il causa une grande sensation dans la foule. Il parla avec une telle intensité que quelques auditeurs en devinrent hystériques65. » En janvier 1919, l’évêque Moule tient un discours devant le mouvement du témoignage adventiste intitulé « L’espoir de l’approche à venir du retour du Seigneur et son influence sur la vie » ; le texte en est publié à plusieurs reprises sous forme de brochure. Alors que l’approche de Moule concernant ce sujet est certainement plus sophistiquée et scientifique que celle d’autres porte-parole du mouvement, il recouvre dans l’ensemble les mêmes prémisses de base que tous ont en commun. Moule est ainsi également soucieux de participer au débat sur les différents calculs sur le « temps, les temps et demi » marquant l’ère des Gentils ; il en conclut que la « fin très proche » de cette période doit survenir l’année suivante, 1920. Il s’appuie pour cela sur l’assomption selon laquelle « seulement quinze mois plus tôt nous avons assisté à la libération de Jérusalem par une puissance chrétienne, messianique. » Moule s’éteint en 1920 – ne remettant en aucun cas en doute la conviction énoncée dans sa conférence : « Comme je le pense, de nombreux et intenses signes nous indiquent que quelque chose de suprême va advenir avant longtemps66. »

33II est virtuellement impossible de savoir avec certitude combien de chrétiens en Angleterre partagent les vues des partisans du mouvement du témoignage adventiste. Beaucoup des responsables de ce mouvement sont âgés au moment de sa fondation : F. B. Meyer a soixante-dix ans, l’évêque Moule soixante-seize et le chanoine Webb-Peploe vient juste de fêter son quatre-vingtième anniversaire. Peut-être l’expression publique de telles croyances peut-elle être plus facilement assurée par des hommes approchant la fin de leur existence. Mais certainement de telles vues sont largement admises, si l’on en juge par la fréquence de leur apparition dans la presse évangélique, que ce soit dans des journaux comme le Record ou dans les périodiques des diverses sociétés missionnaires vouées à la conversion du peuple juif.

34Dans les faits, de telles vues sont suffisamment connues pour devenir la victime de la satire sociale. Dans le roman Crome Yellow (1921), le recteur de Chrome créé par Aldous Huxley, M. Bodiham, rédige une brochure millénariste révélant tous les éléments habituels des signes des temps, que ce soit la guerre ou l’assèchement de l’Euphrate. Cependant, « cela fait quatre ans qu’il a prêché ce sermon ; quatre ans, et l’Angleterre est en paix, le soleil luit, les gens de Chrome sont aussi méchants et indifférents que d’habitude – plus encore, en fait, si cela peut être possible67 ». Les partisans du mouvement du témoignage adventiste sont bel et bien conscients de la vulnérabilité de leurs vues. Webb-Peploe, regardant en arrière et revenant sur ses très jeunes années, déclare : « Je suis assez âgé pour me rappeler qu’il n’y avait guère de personne connue d’une quelconque importance, il y a quelque soixante-dix ans, à attendre l’avènement du Seigneur en personne, à l’exception de quelques-uns, par exemple le Dr Cumming, d’Écosse. » John Cumming, ministre de l’Église nationale écossaise de Covent Garden, réussit à s’attirer aussi bien un grand public qu’une forte dose de mépris de la part des mécréants. Webb-Peploe se souvient de ce que « l’esprit du grand public était tellement moqueur à l’égard de l’idée du retour en personne du Seigneur que le Punch a ces mots, évoquant les événements de l’actualité et les attentes mises en avant par l’auteur de ces livres sur le second avènement : “En ce temps-là, le Dr Cumming se mit à commander son charbon au sac”68 ». Cependant, en dépit de l’optimisme dont fait preuve Webb-Peploe, on trouve en 1918 probablement autant de gens qui commandent leur charbon à la charretée qu’au moment où il était un jeune homme.

35La convertie la plus célèbre du mouvement du témoignage adventiste est la suffragette Christabel Pankhurst. En 1923 elle publie Que le Seigneur vienne (The Lord Cometh), qui n’est certes pas l’un des piliers de la littérature prophétique, mais tout de même inclut un chapitre indispensable intitulé « La question juive69 ». Pankhurst est alors dépitée à propos de sa vie antérieure de suffragette, et comme elle l’écrit succinctement, « Qui voudrait échanger la plus grande de nos vieilles illusions concernant ce que pourrait produire le vote des femmes, contre l’assurance de ce que le Seigneur Jésus-Christ va faire dans notre temps et dans l’éternité70 ? » En 1926, Pankhurst débute une campagne en donnant des conférences à travers la Grande-Bretagne, en compagnie de F. B. Meyer, afin de collecter des fonds pour le mouvement du témoignage adventiste. On dit qu’elle est parvenue à deux reprises à remplir d’une foule enthousiaste le Royal Albert Hall, qui comprend dix mille sièges71. Un livre qu’elle publie la même année, Le Péril du monde : Visions de l’aurore (The World’s Unrest : Visions of the Dawn) réitère le caractère inévitable du retour des juifs en Terre sainte, et professe : « Espérons un nouvel et sérieux examen par les hommes d’États et les diplomates des prophéties bibliques qui leur ont été révélées, afin qu’ils soient par elles guidés, au moment où cet Âge (non pas ce monde) approche de la fin qui lui a été prédite72 ! »

36On peut douter de ce qu’aucun homme d’État britannique ait suivi les conseils de Christable Pankhurst. Plus de trente ans après la signature de la Déclaration Balfour, dans la quatrième édition de Comment Dieu travaille à son projet (How God is Working to a Plan), E. L. Langston peut en confidence décrire ses intentions : « Je veux montrer comment les Grandes Guerres de 1914 et de 1939-1945 ont merveilleusement pavé la voie de la réalisation des projets de Dieu en ce qui concerne les juifs, comme les autres nations de ce monde73. » II est un fait que les grandes lignes de l’interprétation des prophéties par ceux qui croient en l’avènement à venir du Christ n’ont pas changé avec chacune des guerres au Moyen-Orient, même si les adeptes de telles croyances millénaristes sont aujourd’hui plus représentés aux États-Unis qu’en Grande-Bretagne. D’une certaine manière, le mouvement du témoignage adventiste constitue la fin d’une tradition en Grande-Bretagne. Ce qui a été une croyance assez répandue cent ans, ou même seulement cinquante ans auparavant, n’est alors plus que la préoccupation excentrique de quelques hommes et femmes. Ce qui demeure alors, c’est peut-être seulement un sentiment populaire en direction de la Terre sainte, mais il est improbable que même cela joue une quelconque influence sur le développement de la politique britannique en Palestine.