Introduction
p. 9-12
Texte intégral
1On peut souvent entendre que la Russie a deux avantages compétitifs : ses ressources naturelles et sa population éduquée. En effet, les indicateurs statistiques (nombre moyen d’années d’études, nombre de diplômes supérieurs délivrés) semblent dessiner un « profil éducatif » très favorable de la Russie. Cependant, ces performances quantitatives ne semblent lui procurer in fine aucun avantage économique et social, car elles ne se traduisent pas par des indicateurs élevés de niveau de vie de la population ou une meilleure compétitivité technologique et industrielle. Certains experts internationaux parlent même d’un « mirage éducatif » russe2.
2L’objectif de cet ouvrage est d’analyser l’état de l’enseignement supérieur russe – élément clé de l’évaluation du potentiel humain de la Russie –, et les tendances de son évolution au moment où sont lancées les réformes les plus importantes depuis la disparition de l’URSS. La spécificité de cette étude consiste à proposer des études de terrain inédites. Partir de la réalité du terrain, à travers les cas de quelques établissements qui ont récemment acquis le statut d’universités nationales de recherche et d’universités fédérales, permet de tirer des conclusions transversales sur l’état et l’évolution du secteur (from the bottom to the top). Ce regard de l’intérieur des établissements permet de comprendre à la fois la qualité des formations dans les universités russes considérées comme leaders et la compétitivité globale du secteur qu’elle reflète. Une nouvelle étude sera inévitable pour comprendre le chemin parcouru et les résultats obtenus à l’horizon 2018-2020, quand les universités accompliront leurs programmes de développement.
3L’ouvrage se compose d’un chapitre introductif qui explique les raisons, le contexte du lancement et les orientations des réformes sectorielles et de six monographies, dont chacune est consacrée à une université russe et basée, entre autres sources, sur des entretiens3. Les cinq premières études décrivent les établissements ayant obtenu de nouveaux « labels d’excellence », quatre universités nationales de recherche et une université fédérale. Des établissements de profils variés ont été sélectionnés pour l’étude : tant par les disciplines enseignées (sciences techniques / sciences humaines et sociales), que par leur situation géographique (Moscou / régions) ou leur ancienneté (héritage soviétique / création postsoviétique).
4L’Institut de l’acier et des alliages (16 500 étudiants), MISiS, a obtenu le statut d’université nationale de recherche avant même le lancement de l’appel d’offres. Fondé en 1930 à Moscou, il a toujours été réputé pour la qualité des formations d’ingénieurs en métallurgie et compte parmi les établissements les plus actifs en matière de R&D et d’obtention de brevets. Son ancien recteur Dmitri Livanov est aujourd’hui ministre de l’Éducation et de la Recherche : il devrait logiquement appliquer les approches testées dans son université à l’échelle fédérale.
5Le Haut collège d’économie (15 000 étudiants) est un exemple rare d’établissement créé après la chute de l’URSS (en 1992) ayant réussi à se hisser très rapidement en tête de tous les classements nationaux. Il s’agit d’une « université entrepreneuriale » fortement soutenue par l’État. Depuis sa création, le HCE – c’est sa spécificité dans le paysage universitaire russe – est à la fois une université, une école de commerce, un centre de recherche et un think tank du gouvernement. Sa stratégie de développement agressive semble efficace. Toutefois, contrairement à sa principale rivale, l’Université d’État de Moscou, le HCE ne figure dans aucun classement international réputé et doit consentir des efforts significatifs pour « percer » sur le marché mondial des services éducatifs.
6L’Université technique Bauman – MGTU (18 000 étudiants), créé en 1826, est à l’origine de l’école russe d’ingénieur. Aujourd’hui, la MGTU est un pilier du système de formation technique : elle forme des cadres pour des secteurs de pointe (aérospatiale, aviation, nanotechnologies, technologies de l’information, énergie et génie biomédical). Par ses relations étroites avec les grandes entreprises de ces secteurs (par exemple, la corporation publique Rosnano) et son rôle clé dans la formation d’une main d’œuvre qualifiée, la MGTU est au cœur de la politique industrielle lancée par le gouvernement au milieu des années 2000.
7L’Université du pétrole et du gaz Goubkine (10 000 étudiants) est parmi les plus prisées de la capitale. En effet, un sondage du Centre WCIOM (juin 2009) révèle qu’un Russe sur trois souhaiterait travailler chez Gazprom et un sur quatre chez Rosneft’. Les salaires dans le secteur des hydrocarbures sont parmi les plus élevés du pays. Forte de son ancienneté (fondée en 1930), l’Université Goubkine se positionne comme le principal « fournisseur » de jeunes cadres pour les compagnies pétrolières et gazières, ainsi qu’un centre de recherche incontournable pour le secteur des hydrocarbures dont l’importance pour l’économie russe est primordiale. L’Université est directement liée aux plus grandes entreprises énergétiques russes, notamment, par l’intermédiaire de son conseil de tutelle.
8L’Université fédérale de l’Oural (URFU) est située dans la région de l’Oural, à Ekaterinbourg. La création des universités fédérales (UF) s’inscrit dans trois projets : la réforme administrative et territoriale avec le découpage en huit districts fédéraux ; le projet de modernisation de la Russie ; et la réforme de l’enseignement supérieur. Selon la Conception de création des universités fédérales, elles sont placées au centre de la modernisation des économies régionales. L’URFU sera la plus grande des universités fédérales : avec 51 000 étudiants, elle nourrit l’ambition de faire partie du Top-200 du classement de Times Higher Education et du Top-500 de celui de Shanghai.
9Outre ces nouveaux leaders, pilotes des transformations du secteur dont les programmes de développement à l’horizon de dix ans détermineront le visage de l’enseignement supérieur russe, il nous a semblé utile d’étudier le cas des établissements privés. Le secteur d’enseignement non-public ne bénéficie pas d’une image favorable en Russie ; les employeurs préfèrent recruter des diplômés formés dans les établissements publics reconnus. La politique du gouvernement repose sur un paradoxe : ayant choisi comme modèle de repère le succès des établissements américains privés (comme MIT ou Harvard), les autorités russes ne créent pas les conditions favorables pour le développement des universités non-publiques sur le sol national. La crise économique et démographique ainsi que la politique du gouvernement qui favorise les établissements d’enseignements supérieurs publics (EES) rend incertain l’avenir des EES privés. Deux établissements non-publics ont été étudiés pour cet ouvrage : la Nouvelle Université russe (RosNOU) et l’Institut Juridique International (IJI). Fondé parmi les premiers EES privés en 1991, RosNOU (30 000 étudiants) est aujourd’hui parmi les plus connues et les mieux ancrés dans le paysage universitaire. De profil plus étroit que RosNOU, l’IJI forme aux métiers du droit (16 000 étudiants).
10L’ouvrage permet d’apporter un triple éclairage sur le secteur de l’enseignement supérieur en Russie. Le premier éclairage est politique : il permet d’analyser la politique du gouvernement russe, sa vision des réformes et leurs enjeux, les modèles qui l’inspirent, ainsi que ses ambitions et sa capacité d’intervention. Le deuxième, au niveau sectoriel, permet d’appréhender l’état et l’évolution de l’enseignement supérieur russe après la période dite de transition, les évolutions en cours et le niveau d’intégration internationale. Troisièmement, les case studies et les entretiens de terrain facilitent la lecture de différents parcours de formation existants dans l’enseignement russe et l’identification des « parcours d’excellence » et des écoles leaders en matière de formation technique ou économique. Les trois aspects sont nécessaires pour pouvoir juger de la compétitivité des universités russes.
Notes de bas de page
2 N. Eberstadt, Russia’s Peacetime Demographic Crisis : Dimensions, Causes, Implications, NBR Project Report, mai 2010, <www.nbr.org/publications/issue.aspx?id=202>.
3 Pour chaque monographie, les auteurs ont réalisé entre 15 et 20 entretiens avec recteurs, vice-recteurs, doyens, enseignants, étudiants, mais aussi fonctionnaires, experts, agences de recrutement et autres acteurs en dehors des universités.
Auteur
Tatiana Kastouéva-Jean est chercheuse au centre Russie/NEI de l’Institut Français des Relations Internationales (Ifri). Ses recherches portent sur l’enseignement supérieur, la R&D (Recherche et Développement) et le potentiel humain de la Russie.
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