Des trajectoires diversifiées de métropolisation
p. 281-306
Texte intégral
1Jusqu’alors principalement observés dans leurs expressions matérielles, à partir des grandes métropoles, principales interfaces avec l’économie mondialisée, les processus de métropolisation qui affectent désormais les villes de second rang interrogent quant à leur portée et quant à la signification des marques de modernité qu’elles revêtent, alors même que les éléments de contexte semblent peu favorables à leur déploiement.
2Parmi les villes étudiées, les capitales nationales que sont Phnom Penh et Vientiane, déjà pénalisées par une histoire récente mouvementée, présentent des économies peu développées et peu insérées dans les réseaux mondiaux. Les villes régionales ont toutes connu un passé prestigieux avant le début du xxe siècle, avant d’être surpassées par les capitales nationales et de rejoindre le rang des nombreuses villes secondaires, en concurrence pour l’attraction des subventions étatiques et des investissements privés. Penang comme comptoir britannique, établissement du détroit sur les routes maritimes de commerce, surpassait largement Kuala Lumpur qui n’était au xixe siècle qu’un simple bourg minier ; Surabaya, grande ville portuaire, marchande et industrielle, surpassait Jakarta jusqu’à la crise de 1929 ; Denpasar était la capitale du royaume balinais de Badung. Quant à Da Nang, elle se substitue, par la volonté de l’État central, à l’ancienne capitale impériale de Huê, qui prenait le pas sur Hanoi comme lieu du pouvoir symbolique et culturel vietnamien dans le contexte de la colonisation française. Après les indépendances, Penang et Surabaya ont été particulièrement délaissées par un pouvoir central peu soucieux de favoriser l’émergence, et la concurrence, d’une ville à la population en majorité sino-malaisienne dans le cas de Penang, ou, dans le cas de Surabaya, électrice d’une municipalité communiste en 1965.
3Depuis, l’internationalisation des économies, notamment sous l’aspect des stratégies de localisation des investissements directs étrangers, des politiques volontaristes de développement de métropoles dans le cadre des constructions nationales, et la capacité de mobiliser les ressources locales grâce aux multiples ancrages, locaux, nationaux et transnationaux de ces villes, sont à l’origine des processus de métropolisation.
4Les transformations de ces aires urbanisées, extension en péri-centre et verticalisation centrale, ont été abordées à travers trois entrées d’analyse, que constituent l’espace (la forme de l’agglomération et la question des centralités à l’échelle de la ville comme de l’agglomération), le bâti urbain (forme du bâti, architecture, modèles architecturaux), et les acteurs publics et privés, dont les stratégies affectent diversement les espaces et les territoires. À partir de l’identification d’éléments « marqueurs » de ces transformations, nous avons cherché à comprendre s’ils tendaient à faire système et – le cas échéant – en quoi, sous quels effets et à partir de quels vecteurs. Nos hypothèses interrogent, dans les processus de métropolisation des villes étudiées, les similitudes avec les processus intervenant dans les métropoles de premier rang. Ne font-ils que reproduire, en mode mineur, les processus observés dans les grandes métropoles ? Les formes urbaines produites sont-elles comparables ou les éléments de substitution sont-ils dominants ? Enfin, à titre de contrepoint, les dynamiques de métropolisation enregistrées dans les villes secondaires des États-continents de Chine et d’Inde sont-elles comparables à celles des villes de l’Asie du Sud-Est ?
Séquences communes : rythme et envergure des transformations des années 1980 aux années 2000
5Jusqu’au milieu des années 1970, rares sont, parmi les villes qui figurent au second rang de la métropolisation, celles qui connaissent une croissance démographique et économique rapide. La partie orientale de la péninsule indochinoise s’enfonce dans la guerre, les villes y croissent, conjoncturellement et souvent temporairement, par l’afflux de réfugiés. Ailleurs, les traces de la Deuxième Guerre mondiale et des destructions occasionnées par les guerres d’indépendance sont loin d’être totalement effacées. Les gouvernements tentent de relancer l’économie par des investissements dans les infrastructures et des politiques de substitution des importations.
6Le trait marquant de l’urbanisation sud-est asiatique demeure la primauté urbaine des capitales ; leur montée en puissance, là où elle se manifeste, s’accompagne le plus souvent d’une dégradation des situations des populations à faibles ressources (avec les problèmes de l’emploi et du logement comme abcès de fixation), signant la reconnaissance de fait d’une situation urbaine du tiers-monde. Ceci vaut notamment pour Phnom Penh, avant même le coup d’État de mars 1970 qui allait marquer l’entrée du Cambodge dans la seconde guerre d’Indochine.
7Cette primauté des capitales, tant décrite et décriée dans les années 1970 comme une source de parasitisme, de sur-urbanisation reposant sur l’afflux de migrants et le gonflement d’un secteur tertiaire informel peu générateur de richesses – une vision négative de la ville qui bascule d’ailleurs dans les années 1980 – s’explique par plusieurs facteurs. Dans un contexte post-colonial, les capitales, qui concentrent les élites politiques et économiques, sont investies d’un rôle symbolique de représentation et de légitimation des nations nouvelles, conduisant les gouvernements non seulement à y mener de vastes opérations d’embellissement, mais aussi à y concentrer les investissements. Cette logique de concentration s’explique certes par la rareté des ressources financières qui contraint à des choix sectoriels et de localisation. Elle résulte aussi d’une politique centralisatrice qui conduit au délaissement des autres villes au profit de la capitale, une tendance générale amplifiée par des enjeux spécifiques d’ordre politique, tels ceux signalés plus haut pour Penang (George Town) et pour Surabaya.
8Du milieu des années 1970 au milieu des années 1980, une différenciation plus forte s’opère entre les situations des pays d’économie dirigée et d’économie capitaliste. Du fait de la guerre, de l’idéologie anti-urbaine – les Khmers rouges ont vidé les villes cambodgiennes de leur population – et des choix de politique économique, Phnom Penh et Vientiane accusent un retard qui vient renforcer une situation de second rôle sur le plan géo-économique, héritée des hiérarchies territoriales coloniales. Cet arrière-plan éclaire la position actuelle de villes de second rang de la métropolisation, en dépit de leur statut de capitales nationales. Les grandes capitales régionales des pays d’économie capitaliste connaissent un rythme de croissance et de transformation plus rapide que pendant la période précédente, essentiellement porté par des politiques de développement soutenues par la manne pétrolière, à la suite de la flambée du prix du pétrole en 1973, et par les programmes sélectifs d’aide bilatérale associés aux enjeux géo-stratégiques. Concernant les politiques d’aménagement promues par les organisations internationales, c’est le temps des tentatives de rééquilibrage territorial comme instrument de redistribution des activités économiques, des « villes intermédiaires » et des stratégies nationales de développement urbain (National Urban Development Strategies – NUDS) visant à redynamiser les régions agricoles ou les provinces rurales et à limiter les effets jugés prédateurs de la primauté urbaine.
9La fin des années 1980 et le début des années 1990 constituent dans toutes les villes observées une période charnière, marquée par l’avènement d’un processus de métropolisation auquel concourent le changement de rythme des transformations urbaines ainsi que le changement d’échelle de la ville et des projets urbains. La réorientation des politiques économiques en Asie du Sud-Est et en Chine vers la promotion des exportations de produits manufacturés, qui se conjuguent aux délocalisations des entreprises japonaises à la suite des accords de Plaza de 1985 avec les USA sur la réévaluation du Yen, accélère l’insertion des économies nationales dans la mondialisation. La décennie voit la superposition du passage à l’économie de marché de pays d’économie dirigée et de l’internationalisation des économies nationales. Dans un contexte d’accélération de la mondialisation, la concurrence acharnée que se livrent les différents pays pour l’attraction des investissements étrangers se traduit par l’élaboration de codes des investissements libéraux, par l’ouverture aux investissements étrangers de nombreux secteurs d’activité et de vastes portions des territoires nationaux, parfois riches en ressources, dont l’accès est facilité non seulement sur le plan technique par la modernisation des infrastructures de transport, mais aussi, sur le plan juridique notamment, par la libéralisation de l’accès à la propriété foncière et/ou à la propriété industrielle. Les conditions sont ainsi réunies pour un changement de stratégies territoriales des gouvernements centraux ; jusque-là soucieux de contrôle des flux et des territoires et privilégiant les politiques de porte d’entrée internationale unique ou en nombre limité, ils tendent désormais à modifier le statut des ports et aéroports, infrastructures d’interface indispensables au processus d’internationalisation. Un tel changement bénéficie aux villes régionales : au sein des configurations transnationales émergentes, issues de la régionalisation de la mondialisation, leurs ports et aéroports, devenus internationaux, sont mis en prise directe avec les flux internationaux et donnent à la ville de nouvelles capacités d’articulation voire de création de flux. Ces changements des politiques économiques et territoriales participent d’une révolution des échanges et de la division internationale du travail favorisée par les mutations technologiques dans les domaines des transports et des communications.
10D’autres configurations économiques et spatiales se dessinent à l’échelle planétaire (ce que d’aucuns désignent sous le vocable d’« économie d’archipel »), de nouvelles concurrences, complémentarités et modes de gestion auxquels la zone Asie-Pacifique, donnée depuis lors pour « nouvel axe du monde », contribue largement, y compris sur le mode volontiers volontariste des polygones de croissance (le premier d’entre eux, lancé par le Premier ministre singapourien à la fin des années 1980, associe sous l’acronyme de SIJORI, Singapour, l’État de Johore en Malaisie et l’archipel de Riau en Indonésie au sein de programmes économiques répondant, en principe, à des intérêts communs). On assiste alors à ce qui peut être considéré comme un véritable basculement des représentations de la grande ville, jusqu’alors souvent contestée dans son rôle économique comme dans son appartenance culturelle. Il en est ainsi de la croissance assumée des aires métropolitaines et des polygones de croissance (dans leur version urbaine) ; leur mise en place a pour caractéristique des liaisons supranationales fonctionnellement hiérarchisées, les moyens de transport et de communication se substituant à la continuité politique et physique des territoires. C’est à cette nouvelle donne que correspond la métropolisation seconde, et non à des politiques de rééquilibrage territorial telles qu’avaient pu tenter de les promouvoir les NUDS dans les années 1980. Il s’agit bien de la redistribution des fonctions par la création ou le renforcement de pôles spécialisés, les capitales, de vocation généraliste, ne pouvant à elles seules assumer la totalité des fonctions découlant de la mondialisation. Si la primauté urbaine demeure, à certains égards, apparente, elle ne joue plus sur le même registre. C’est désormais l’intégration par les réseaux dans l’économie mondialisée qui dicte sa loi, imposant notamment le réagencement et l’adaptation physique des villes et de nouvelles logiques de répartition des populations, tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle des régions urbaines. Tandis que le peuplement résidentiel de Bangkok et de Jakarta stagne ou régresse à l’intérieur des limites administratives de ces capitales, y laissant le champ libre à d’autres affectations et valorisations foncières, leurs provinces limitrophes connaissent une croissance accélérée en termes démographiques, et de plus en plus aussi en termes économiques. Ainsi, la décennie 1990 est celle de la croissance rapide des villes de second rang et de l’expansion des régions métropolitaines, principaux lieux d’enregistrement du nouveau potentiel d’internationalisation.
11Résultant largement de processus exogènes et tributaire d’ajustements au coup par coup, cette tendance à la métropolisation est mise en suspens par la crise financière de 1997. Les villes de second rang rivalisent depuis de stratégies pour relancer leurs activités par une attractivité accrue envers les investissements étrangers, accroissant par là même leur mise en concurrence, particulièrement en Indonésie où la décentralisation les dote de nouveaux pouvoirs de décision. Cela se traduit, depuis les années 2000, par un phénomène d’accélération des transformations, à peine freiné par la crise mondiale de 2008, mettant en jeu de nouveaux types d’acteurs et d’investissements, et des projets de plus grande ampleur ou plus intégrés. À Phnom Penh, Vientiane, Da Nang, les investissements privés étrangers tendent à prendre le relais des investissements publics ou des programmes financés par les bailleurs de fonds internationaux ; à Penang ou Surabaya, des acteurs privés nationaux investissent aux côtés des investisseurs locaux et étrangers. Les années 2000 marquent aussi l’apparition dans ces villes d’une nouvelle série de marqueurs de métropolisation, telle la verticalisation du bâti ou la construction de nouveaux quartiers, témoignant de l’accélération de leur insertion, directe ou non, dans la mondialisation.
La métropolisation par l’internationalisation : vecteurs économiques et enjeux politiques
12La dimension internationale devient un élément déterminant quant à la position des villes dans la nouvelle donne économique. Cependant, la relation est loin d’être linéaire entre internationalisation et métropolisation ; elle varie selon la nature des activités économiques concernées par l’internationalisation et en raison de l’implication du politique dans le processus de métropolisation. Au plan des transformations physiques, morphologiques et spatiales, la transcription est également loin d’être directe par rapport aux déterminations économiques. Le domaine des formes dépend fortement de capacités techniques et de contraintes foncières et financières, il met également en jeu des systèmes de référence spécifiques et joue sur le registre de l’anticipation, tels les effets d’attraction attendus du marketing territorial et urbain. Des transferts complexes dans le cadre de grandes opérations de type grands lotissements, quartiers nouveaux ou villes nouvelles attestent cependant l’existence de réseaux sur lesquels circulent des modèles d’intervention et de valorisation foncière, parallèlement aux réseaux financiers permettant leur mise en œuvre (compagnies de promotion d’envergure régionale, voire internationale).
13L’industrie de sous-traitance ou d’exportation est un puissant facteur d’internationalisation des économies. Après que les politiques de substitution des importations eurent atteint les limites de l’étroitesse des marchés intérieurs et de la faiblesse du pouvoir d’achat des populations, les gouvernements ont tous recherché la croissance par l’industrie d’exportation, ouvrant leurs économies aux investissements étrangers. Que les villes étudiées soient placées aux différentes échelles de la gamme technologique, que les échanges soient directs avec les maisons-mères étrangères ou empruntent les parcours complexes de la sous-traitance et des échanges intra-asiatiques dans le cadre de la division internationale du travail (ancienne ou nouvelle), ce mode d’internationalisation produit des effets en termes de flux, par l’augmentation des échanges internationaux et de la mobilité interne ; en termes de formes, par la production de territoires voués aux activités industrielles ; en termes juridiques, par l’élaboration de législations incitatives.
14L’internationalisation par l’industrie a débuté à Penang une décennie avant celle des autres villes étudiées, dès les années 1970, l’État de Penang ayant de surcroît soutenu une montée en gamme technologique qui l’affranchit des contraintes de l’industrie de main-d’oeuvre. La localisation de Penang sur le détroit de Malacca, un des tout premiers détroits internationaux au monde donnant sur une Asie en pleine expansion économique, explique la précocité de l’internationalisation de son économie et la rapidité du processus de métropolisation. Cette internationalisation s’est traduite par la dissociation des fonctions portuaires entre le port insulaire et péninsulaire, par la multiplication des zones franches d’exportation associées à des villes nouvelles, la plupart situées en péninsule ; par l’intervention d’un organisme de développement ad hoc : Penang Development Corporation et, sur le modèle singapourien, par une politique de rapprochement avec les entreprises étrangères. À Surabaya aussi, l’internationalisation par l’industrie joue un rôle majeur dans le processus de métropolisation, selon des modalités toutefois bien différentes. L’industrie d’exportation y prend le relais d’un tissu industriel à vocation nationale, sans montée en gamme technologique, mais produisant des effets similaires sur les flux (augmentation des flux internationaux), les acteurs (présence de sociétés étrangères) et certaines formes urbaines (zones industrielles, immeubles de bureaux...). À Phnom Penh, où l’industrie n’est pas le vecteur majeur de métropolisation, les capitaux chinois, coréens et vietnamiens, qui s’investissent dans l’industrie de la confection à partir des années 1990, sont à l’origine de la formation de zones d’extension industrielle de la ville étroitement associées à des opérations immobilières en proche périphérie.
15L’accueil de touristes, domestiques ou étrangers, de loisirs ou d’affaires, constitue une autre activité à forte dimension internationale génératrice de transformation des territoires, les flux touristiques étant souvent stimulés par des opérations d’aménagement publiques et privées. La nature et l’impact du tourisme sont différents selon que celui-ci prend la forme d’une mono-activité, soutenue par des programmes de développement nationaux comme dans le cas de Denpasar, ou qu’il participe d’un processus de diversification économique, souvent associé alors à l’industrie comme à Penang et à Da Nang. Le premier cas interroge sur la complexité de la relation entre internationalisation et métropolisation. La ville de Denpasar même, demeurant par ailleurs d’une taille modeste au regard du flux des touristes, ne présente pas tous les caractères formels d’un processus actif de métropolisation, tels que présentés précédemment. Ceux-ci se manifestent essentiellement dans le changement d’échelle de la ville et le passage à une aire urbanisée incluant noyau urbain et stations balnéaires. L’impact du tourisme sur les transformations urbaines est plus puissant lorsqu’il est associé à l’industrie. À Penang, le développement du tourisme s’ajoute à celui de l’industrie à partir de la fin des années 1980, et suscite l’émergence d’une politique patrimoniale dans la partie ancienne de la ville, l’aménagement d’un front de mer et la revitalisation de l’ancien port par l’activité de croisières. Il faut d’ailleurs signaler la fréquente proximité géographique entre l’activité industrielle et l’activité touristique en Asie du Sud-Est, comme à Haiphong au Viêt Nam ou à Phuket en Thaïlande. L’aménagement des îles de Batam en Indonésie ou de Langkawi en Malaisie a même été entièrement conçu pour accueillir dès le départ ces deux types d’activité, dans une logique de valorisation et d’exploitation maximale des sites.
16Les fonctions logistiques, et les infrastructures de stockage, de communication et de transport qui y sont attachées, accompagnent le développement de l’industrie et du tourisme et entretiennent un lien étroit avec l’internationalisation. Dans le contexte d’ouverture des frontières des années 1990, d’importants investissements de modernisation ont été réalisés dans les infrastructures d’interface que sont les ports et les aéroports, parfois en partie privatisés et devenus internationaux, à Denpasar, Surabaya, Da Nang et Penang. Denpasar est ainsi devenue la principale porte d’entrée des touristes internationaux en Indonésie, une situation rare, en ce qu’elle contredit la primauté de la fonction de porte d’accès internationale de la capitale nationale, mais voulue par le pouvoir central compte tenu des enjeux stratégiques du développement du tourisme à Bali. À Penang, la modernisation du port est intervenue dès la fin des années 1970, lors de la dissociation du port de Butterworth de celui de George Town, donnant au premier de ces ports une vocation industrielle plus que commerciale. Le développement d’un système de ports secs en péninsule malaise a permis à Penang d’étendre ses fonctions logistiques aux flux de marchandises du Sud de la Thaïlande et de l’Est de Sumatra, dans le cadre du triangle de croissance Indonesia-Malaysia-Thailand Growth-Triangle (IMT-GT). Grâce à la construction d’un nouveau port, Surabaya, qui draine déjà le fret maritime de l’Est indonésien, pourrait aussi capter une partie du fret australien. Outre ces aspects fonctionnels, les ports et aéroports sont aussi des points de fixation de nouvelles formes urbaines et suscitent le développement de nouveaux quartiers, comme l’indique par exemple l’installation de zones industrielles sur l’axe menant de Phnom Penh à l’aéroport de Pochentong.
17Le politique et les fonctions de représentation du politique assumées par les capitales nationales introduisent des éléments de complexité dans la relation entre internationalisation et métropolisation. Après la résolution de la crise cambodgienne de l’après-Khmers rouges, l’histoire récente de Phnom Penh fait apparaître un processus de métropolisation d’abord porté par l’internationalisation de la transition politique conduite par l’APRONUC (1992-1993). Les ONG, qui l’ont accompagnée, ont de ce fait à Phnom Penh un poids sans équivalent dans les autres capitales de l’Asie du Sud-Est. Cette première internationalisation a permis à la ville, dans un contexte national d’ouverture économique, de renouer avec sa fonction marchande, à la croisée du fleuve et du nouveau corridor méridional de la Région du Grand Mékong reliant Hô Chi Minh-Ville et Bangkok. Ces deux dynamiques ont ouvert la voie aux autres vecteurs d’internationalisation, à savoir les investisseurs étrangers, chinois pour l’essentiel : Chinois d’outre-mer dans l’industrie puis dans l’immobilier, Chinois de Chine populaire dans l’industrie textile et le vêtement.
18À Vientiane, les racines de l’internationalisation tiennent aussi à la situation politique du Laos qui, étant donné sa position stratégique d’État-tampon séparant autrefois des ennemis potentiels et réunissant aujourd’hui des partenaires au sein de l’ASEAN, bénéficie de la plus forte aide publique au développement par tête d’habitants au sein de l’Association. Ce sont ces financements étrangers, bilatéraux et multilatéraux, qui ont permis d’entreprendre, sous la forme d’un urbanisme de projet, une reconfiguration complète des réseaux routiers, de drainage et de communication, surimposant à la trame héritée en étoile un maillage de voies nouvelles, transversales et périphériques. Ces dernières contournent le centre ancien et assurent le branchement des routes venant du nord et de la Chine d’une part, du sud du Laos et du Cambodge d’autre part, sur le réseau thaïlandais par le premier pont sur le Mékong du pays. Cette nouvelle matrice oriente désormais les opérations, relatives aux centres commerciaux et aux équipements touristiques, menées par des investisseurs publics et privés, nationaux comme internationaux, en fonction des opportunités foncières. Les nouveaux équipements ayant permis l’organisation de la conférence annuelle de l’ASEAN en 2004 sont, avec les nouveaux centres commerciaux, les réalisations architecturales qui rendent le mieux compte des transformations urbaines ainsi à l’œuvre à Vientiane.
Modalités et acteurs de la métropolisation : des politiques volontaristes d’aménagement à l’enregistrement des effets spatiaux
19La métropolisation, comme projet urbain ou économique, est selon les cas une démarche intégrée et planifiée en amont, ou, à l’inverse, un processus guidé par des logiques d’investissements ou de projets d’investissements ponctuels non coordonnées. Le volontarisme des pouvoirs publics dans l’aménagement urbain traverse les typologies des systèmes politiques, mais il est porteur de différenciation quant aux acteurs et aux modalités d’action des processus de métropolisation. Villes secondes dans les hiérarchies urbaines nationales et/ou dans celles des métropoles asiatiques, les villes étudiées entretiennent des relations de concurrence et de dépendance par rapport aux grandes métropoles. Les processus de métropolisation qui s’y déroulent s’inscrivent dans un projet du gouvernement central, ou sont portés par la mobilisation des ressources locales, des pouvoirs publics d’échelon territorial ou des capitaux privés. L’international s’y articule soit à l’investissement de l’État, soit à celui de l’échelon local, public ou privé.
Le rôle dominant de l’État dans le développement des villes de second rang ; des rapports différenciés entre échelon central et échelon local
20Dans les pays au mode de gestion centralisé, l’analyse du rôle de l’État est essentielle pour comprendre les modalités du développement des villes de second rang de la métropolisation, celles-ci étant particulièrement sensibles aux effets des politiques et des modes de gestion nationaux et dépendantes des choix de financements de l’échelon central. L’État y intervient à divers niveaux : par ses politiques macro-économiques et nationales ; par sa participation à des organisations régionales et à des projets transnationaux ; par ses politiques d’aménagement du territoire – d’autant plus actives que les villes sont placées dans des régions périphériques aux échelles nationales – et leur traduction éventuelle par des investissements directs dans les infrastructures et dans l’aménagement urbain. La nature même du régime politique et du mode de gouvernance des pays, les rapports entre échelon central et local se répercutent sur les niveaux et les modalités d’intervention de l’État dans le processus de métropolisation des villes secondes.
21À l’exception de la Fédération de Malaisie, les États d’Asie du Sud-Est sont des royaumes ou des républiques fonctionnant sur un mode centralisé. En Indonésie jusque dans les années 2000, au Viêt Nam, au Laos ou en Chine, les instances locales sont des représentations du pouvoir central, déconcentrées dans les régions, qui relaient sur le terrain les priorités et programmes élaborés aux échelons centraux et les financements afférents. Dans les pays communistes, particulièrement le Viêt Nam ou la Chine, les stratégies de planification et les moyens juridiques, administratifs, financiers de leur mise en œuvre paraissent extrêmement puissants, avec une coordination supposée efficace entre les instances nationales et leurs représentations déconcentrées aux échelons locaux. Cependant, et malgré la puissance de l’injonction centrale, l’échelon local dispose de marges de négociation pour insérer, dans les objectifs centraux, des éléments de sa propre stratégie de développement et de valorisation de son patrimoine local.
22Le processus de décentralisation à l’œuvre depuis les années 2000 modifie, en Indonésie, quelque peu cette donne, en attribuant aux échelons locaux, départements et municipalités, de nouveaux pouvoirs de décision et capacités financières. Les instances locales ne sont plus issues d’un processus de déconcentration des instances nationales dans les régions – les représentations des ministères centraux ont d’ailleurs disparu –, mais d’une véritable décentralisation à travers la mise en place d’instances locales, émanant des parlements locaux élus au suffrage universel. Cependant, comme en Thaïlande ou aux Philippines où les années 1990 sont aussi celles de la décentralisation, le choix d’une échelle très locale, département ou municipalité, comme échelon de décentralisation, limite fortement les possibilités de formation de contrepoids face aux régions capitales.
23En tant que fédération, la Malaisie présente une situation différente quant aux rapports entre échelon central et local. Les États malaisiens bénéficient d’une autonomie législative et financière inconnue des pays centralisés, qui leur donne les moyens de développer leurs propres stratégies. Dans ce contexte, ce sont les interventions conjuguées, successives ou concomitantes, coordonnées ou non, des pouvoirs publics d’échelon central et local qui contribuent à modeler les territoires.
La puissance des politiques étatiques et locales d’aménagement : Da Nang, Denpasar, Penang
24Inscrit dans un projet d’aménagement étatique, le volontarisme de l’État, relayé par des acteurs privés, favorise la métropolisation de Da Nang et de Denpasar.
25À Da Nang, la multiplicité et l’importance stratégique des enjeux de la métropolisation de la ville en termes d’aménagement du territoire – enjeu local (concurrence et complémentarité avec Huê), national (développement de la zone économique clé du centre et création d’une capitale au Centre) et transnational (pôle structurant de la Région du Grand Mékong, à l’articulation d’axes méridiens et transversaux) – explique l’intervention massive de l’État à plusieurs niveaux. Cherchant à créer les conditions de la métropolisation de Da Nang, l’État sépare la ville de la province de Quangnam et la hisse au rang de « ville autonome dépendant du gouvernement central ». Soutenant la formation d’une double structure urbaine complémentaire Huê-Da Nang au Centre-Viêt Nam, il arbitre en faveur de Da Nang pour le développement des infrastructures d’interface, port et aéroport. Il investit enfin dans l’élaboration des plans d’aménagement et dans le financement des infrastructures urbaines, ports, aéroports, ponts, routes à quatre voies, aménagement des rives du fleuve. Les acteurs publics locaux prennent sur le terrain le relais de l’État : la ville-province de Da Nang, créant les cadres réglementaires pour procéder aux expropriations et associant la population aux projets, développe les conditions d’une reconfiguration du centre-ville ; l’armée, principal propriétaire foncier, s’impose comme détentrice de la clé des projets d’aménagement urbain d’envergure. Les facteurs de métropolisation ont donc d’abord obéi à des nécessités de positionnement transnational et à des interventions publiques et institutionnelles. Il a fallu attendre le début des années 2000 pour qu’aux investissements publics nationaux dans la reconfiguration des infrastructures de transport mais aussi d’éducation et de santé, s’ajoutent des investissements d’entreprises nationales et étrangères privilégiant la promotion immobilière, les centres commerciaux et les installations touristiques balnéaires. L’organisation spatiale de la ville en trois bandes parallèles spécialisées rend compte de l’efficacité de ces opérations de planification.
26L’intervention de l’État à Denpasar se situe à une période plus ancienne, celle des années 1980, mais a été tout autant déterminante qu’à Da Nang, dans un contexte similaire d’hypercentralisation quoique sous un régime politique différent. L’enjeu n’est pas à proprement parler un enjeu d’aménagement du territoire mais d’attraction des flux du tourisme international que l’État a identifié comme une priorité stratégique pour le développement économique du pays (non sans soulever la question de la capacité de gestion de ses incidences spatiales et environnementales). Les investissements de l’État indonésien ont alors été considérables à Bali, dans la reconnaissance précoce de l’aéroport comme aéroport international, la planification de la cité hôtelière, l’investissement de fonds publics dans les infrastructures routières, infrastructures qui structurent fortement la localisation des stations balnéaires et leur typologie, tout comme la localisation des fonctions internationales. Le relais est ensuite pris par le secteur privé, jakartanais et international, à partir des années 1990. Le cas de Denpasar n’est pas si fréquent en Indonésie, où la puissance du Commissariat au plan est loin d’être équivalente à celle de son homologue vietnamien, ne disposant pas des mêmes moyens politiques, juridiques et financiers et gêné par une concurrence entre instances de l’État, notamment le ministère de l’Intérieur. En Indonésie, seules quelques opérations stratégiques sont entièrement coordonnées et financées par l’échelon central, comme le développement touristique de Bali dans les années 1980, ou l’aménagement de l’île industrielle et touristique de Batam face à Singapour dans les années 1990.
27Dans le cadre fédéral qui est celui de la Malaisie, Penang bénéficie aussi d’un projet de métropolisation. Mais dans le contexte de concurrence, historique, entre l’État fédéral et l’État de Penang, il est d’abord porté par l’échelon local. Soucieux d’aménager le territoire et d’investir dans des pôles de croissance, l’État fédéral installe certes à Penang les premières zones franches industrielles dans les années 1970 ; mais il privilégie dès les années 1980 la capitale nationale, Kuala Lumpur, lui accordant le statut de territoire fédéral et y dirigeant prioritairement ses investissements dans de grands équipements d’infrastructures. L’État de Penang soutient presque seul, jusque dans les années 2000, le projet visant à faire de la ville le pôle septentrional de la zone centrale malaisienne et le pôle dominant du triangle de croissance transnational nord Indonésie-Malaisie-Thaïlande (IMT-GT). Créant les conditions d’un partenariat avec le secteur privé, international et domestique, par l’instauration d’organismes ad hoc (Penang Development Corporation, Penang Skills Development Center, Northern Joint Promotion Committee associant les États du nord de la péninsule), l’État de Penang se donne les moyens de son industrialisation et de sa montée en gamme technologique ; il intervient aussi dans les projets de réhabilitation du centre-ville de George Town pour y développer sa vocation touristique. Le retournement des politiques nationales d’aménagement du territoire à partir des années 2000 et le choix d’un rééquilibrage spatial du développement économique hors de Kuala Lumpur, se traduisent par une meilleure répartition des investissements, dont Penang bénéficie directement, par la planification de grands projets étatiques relatifs aux infrastructures urbaines, et indirectement, par l’attraction de capitaux privés nationaux, originaires de Kuala Lumpur.
28L’efficacité, ou du moins l’incidence des politiques d’aménagement se lit dans les répartitions urbaines. Celles-ci sont mieux repérables lorsque l’intervention publique coordonnée prend le pas sur l’urbanisme de projet, même lorsque la logique des aménagements est par la suite perturbée par le jeu des investissements privés.
Des stratégies de planification battues en brèche par des logiques de projets
29À Phnom Penh, Vientiane et Surabaya, la place de la planification et de l’intervention des pouvoirs publics dans le processus de métropolisation passe au deuxième plan, battue en brèche par des logiques d’urbanisme de projet, portées par des bailleurs de fonds internationaux ou par des acteurs privés, ou résultant de la juxtaposition de leurs interventions respectives.
30Ceci conduit à s’interroger sur la place de la planification urbaine dans cette dynamique de la métropolisation. À Surabaya, l’élaboration précoce par la Municipalité d’un schéma directeur a permis d’organiser l’étalement de la nappe urbaine vers l’est et l’ouest, sans pour autant freiner le processus d’expansion urbaine méridienne, dynamique portée par le secteur privé. Les projets urbains de Phnom Penh et de Vientiane s’inscrivent, à l’évidence, dans une logique de métropolisation, comme moyen d’affirmation de leur statut de capitale nationale vis-à-vis de leurs populations nationales comme des organisations internationales. Cependant, en dépit de l’élaboration de schémas directeurs, la réalité des aménagements relève plus de l’urbanisme de projet que d’une logique de planification urbaine ; leur caractère segmentaire, non coordonné, est accentué par la nature exogène de leurs financements – par les bailleurs de fonds internationaux ou par le secteur privé – au gré des opportunités foncières et dans un contexte spéculatif.
31L’importance du rôle de l’aide internationale doit d’ailleurs être soulignée, dans le contexte du développement des villes secondes, et plus particulièrement dans le cas des capitales nationales de pays en transition vers l’économie de marché que sont Phnom Penh et Vientiane. Qu’il s’agisse des organismes multilatéraux tels que la Banque Asiatique de Développement ou le Programme des Nations Unies pour le Développement ou des agences de coopération bilatérale telles JICA pour le Japon ou l’AFD pour la France, parfois associés dans les mêmes programmes, mais souvent engagés dans des projets « étanches » avec les gouvernements respectifs, ils participent à divers titres aux processus de métropolisation des villes concernées ; en premier lieu par l’envergure des projets et de leur financement, également par les domaines de prédilection dans lesquels ils interviennent (notamment celui des infrastructures), contribuant ainsi directement à l’internationalisation de la production urbaine sur le plan financier et à travers les critères de sélection des entreprises par appels d’offres sur projets, et indirectement par les effets urbains induits par la présence (même temporaire) d’experts internationaux. Tendant à passer du domaine des actions sectorielles à celui de la planification d’ensemble (ainsi des schémas directeurs de Phnom Penh et de Vientiane), ils sont à l’origine de la promotion de principes et conceptions de l’aménagement urbain ; ils contribuent ainsi également à la mise aux normes internationales des villes concernées, mettant aussi en évidence les écarts par rapport à ces normes et principes résultant d’opérations foncières et immobilières publiques ou privées « non conformes ».
32Ces démarches de planification du développement urbain sont en effet confrontées aux logiques de projets que, pour partie, elles suscitent (notamment à la faveur des opportunités nouvelles qu’ouvrent les grands travaux d’infrastructures), ainsi qu’aux mécanismes spéculatifs qui les accompagnent. Un jeu complexe orchestre les relations entre aide publique au développement et investissements directs étrangers que l’on observe en particulier dans les petites capitales de pays en transition (Phnom Penh et Vientiane) ; marqué par l’entrée en jeu d’acteurs spécialisés (groupes de promotion résidentielle ou hôtelière, entreprises industrielles) issus notamment des pays plus insérés dans l’économie de marché de l’Asie du Sud-Est et de l’Asie orientale, ce mouvement de privatisation de la production urbaine vient renforcer les évictions expéditives qui caractérisent les tensions foncières actuelles, rapprochant, sur ce plan, les situations urbaines de celles des grandes métropoles.
L’articulation des acteurs locaux et internationaux, la difficile mobilisation des capitaux privés nationaux
33La typologie des acteurs privés comme la temporalité des investissements rendent compte de spécificités du processus de métropolisation dans les villes de second rang, où les investissements directs étrangers ne sont pas nécessairement dominants. Bailleurs de fonds internationaux et ONG – dont il faut souligner l’articulation avec les entreprises privées en charge de la réalisation des projets, à Phnom Penh et Vientiane –, investisseurs nationaux et locaux ailleurs sont aussi les acteurs des transformations métropolitaines. L’articulation de ces derniers avec les investissements étrangers varie selon le secteur concerné par l’internationalisation.
34À Penang, les capitaux locaux s’investissent dans l’industrie, après que les investissements étrangers, par la voie des délocalisations industrielles, eurent conforté la vocation industrielle de l’État dans les années 1970, permettant le développement d’activités de sous-traitance puis la montée en gamme technologique des entreprises, suscitant enfin l’intérêt des capitaux nationaux. À l’inverse, les investisseurs locaux ont précédé les investisseurs internationaux, lesquels ont attiré ensuite les investisseurs nationaux de la capitale. Enfin, à Denpasar comme à Da Nang, capitaux étrangers et nationaux prennent ensemble le relais des investissements publics, laissant peu de place aux investisseurs locaux du fait du caractère spéculatif du secteur touristique (à Bali) ou de l’absence d’entrepreneurs locaux (à Da Nang – le Centre Viêt Nam n’ayant pas d’entreprises d’envergure dépassant l’échelle provinciale du fait d’une capacité d’accumulation sans commune mesure avec celle des métropoles des deux grands deltas). Ainsi, la spécificité des villes secondes, particulièrement des villes régionales, ne réside pas tant dans la présence des investisseurs internationaux, qui sont aussi à l’origine de l’internationalisation des économies des grandes métropoles, que dans l’articulation entre ces investissements internationaux et les capitaux locaux, ces derniers témoignant de l’ancrage régional des villes. La difficile mobilisation des capitaux nationaux relève de plus d’une problématique propre aux villes secondaires, en position périphérique par rapport aux capitales nationales et en concurrence les unes avec les autres pour l’attraction de ces capitaux.
Une combinatoire incomplète des marqueurs de la métropolisation
35Les villes aux marges de la métropolisation présentent des situations particulières eu égard aux marqueurs canoniques de métropolisation dans les villes asiatiques, où le changement d’échelle des villes s’accompagne d’une requalification des centres-villes, le développement des activités du tertiaire supérieur se conjuguant aux stratégies d’embellissement pour favoriser l’homogénéisation des activités et des utilisations du sol, ainsi qu’au redéploiement en périphérie des systèmes résidentiels et des activités industrielles. Ceux-ci prennent la forme de l’aménagement de villes nouvelles « pluriclassistes » associées à des activités industrielles et tertiaires et reliées au centre-ville par des autoroutes et des systèmes de transports collectifs.
36Dans notre sélection de villes de second rang, l’officialisation de ce changement d’échelle s’opère à la faveur de la modification du statut des villes ou de l’élargissement du périmètre d’intervention des pouvoirs publics locaux, la décision administrative venant parfois sanctionner un état de fait, soit faciliter ou encadrer des processus déjà à l’œuvre (tels que lotissements illégaux). Le territoire de Da Nang ayant vocation à être urbanisé, Da Nang est doté du statut de ville-province, qui permet au comité populaire d’augmenter sensiblement son budget et ses pouvoirs de décision en matière de planification urbaine. Également doté d’importantes capacités d’intervention, de par le statut fédéral du pays, le gouvernement de l’État de Penang assure la gestion et la planification de l’ensemble de l’État dans la perspective de son urbanisation. Les limites de la municipalité de Surabaya sont quant à elles élargies en 1965, en rattrapage d’un processus d’urbanisation dépassant les limites de la ville et pour préparer les expansions latérales. Denpasar accède au statut de municipalité en 1992, conservant ainsi les fonctions de capitale provinciale et partageant la gestion de la dynamique touristique avec le département voisin de Badung. La redéfinition des limites administratives rejoint ainsi les logiques de planification et de gestion. Elle soulève des problèmes politico-administratifs complexes, notamment dans le cas de capitales nationales telles que Vientiane ou Phnom Penh où les dispositions de déconcentration, de municipalisation (VUDAA à Vientiane) ou de mise en œuvre d’une échelle de planification débordant les limites de compétences de l’instance municipale qui en est porteuse (schéma directeur du Grand Phnom Penh) – dispositions promues dans le cadre de l’aide publique au développement – rencontrent des systèmes de pouvoirs établis et peu enclins à se plier à des principes politiques exogènes.
37Ces questions de redimensionnement ouvrent ainsi sur une autre dimension commune aux espaces, mineurs comme majeurs, de la métropolisation, celle de la gouvernance métropolitaine.
38La création de grandes infrastructures physiques accompagne ce changement d’échelle des agglomérations. Comme dans les grandes métropoles asiatiques, le changement d’échelle des villes secondes se manifeste par le franchissement des fleuves et détroits. L’aménagement des berges, à Vientiane, Da Nang et Phnom Penh, l’ouverture sur les fronts de mer à Penang, Da Nang et Surabaya, sont autant d’indices d’une intégration de ces espaces jusque-là marginaux à l’espace urbain. La construction de ponts anticipe le franchissement des fleuves et détroits (Da Nang, Penang et Surabaya). L’ouverture de vastes boulevards urbains bouleverse l’organisation des péricentres (Da Nang, Vientiane). Des systèmes de rocades, sur lesquelles se connectent des voies rapides régionales sont mis en place (Penang), quoique souvent de façon fragmentaire (Denpasar, Surabaya), ouvrant de nouveaux territoires à l’urbanisation. La restructuration des agglomérations par la mise en place de réseaux de transports de masse est en revanche embryonnaire et concerne surtout les systèmes de bus, rarement des systèmes de transport par voie ferrée, sauf à Penang et Surabaya, bien que les projets existent.
39La verticalisation résidentielle et urbaine est probablement l’élément le plus expressif de modernité urbaine de la période de la globalisation, dans les centres-villes des métropoles asiatiques. Ce processus de verticalisation se décline en deux temps : une première étape de modernisation industrielle « fordiste » est caractérisée par la production d’immeubles collectifs à loyer modéré ou de condominiums dans les villes nouvelles ; une seconde étape de modernisation, issue de la globalisation, est à l’origine de la production de paysages verticalisés de centre-ville, siège de nouvelles fonctions (auxquelles correspondent tours de bureaux, centres commerciaux, grands hôtels internationaux, condominiums de haut standing), éventuellement incluses au sein d’un même ensemble, à l’instar des « superblocs », marque de l’hypercentralité dans les grandes métropoles.
40Les villes étudiées affichent des situations contrastées vis-à-vis de cette seconde verticalisation. En émergence à Phnom Penh ou Vientiane, en attente d’un marché immobilier suffisamment actif et d’une confirmation de l’intérêt des investisseurs pour ce mode de valorisation foncière, cette forme de verticalisation est en revanche inexistante à Denpasar, résultat d’une législation qui limite la hauteur des bâtiments à celle des cocotiers, de façon à préserver les paysages et à maintenir l’attractivité de l’île pour le tourisme. À Surabaya comme à Penang, la verticalisation résidentielle correspond uniquement à la première étape de verticalisation, les condominiums étant implantés en péricentre dans les villes nouvelles. Les superblocs sont encore rares dans les centres-villes des villes de second rang, leurs éléments constitutifs n’existant pas toujours ou étant dissociés les uns des autres, avec des implantations diffuses. Ainsi, le « shopping mall » regroupant des boutiques de marques internationales n’existe pas dans toutes ces villes. Il est plutôt remplacé par des centres commerciaux, modernes ou non, aux boutiques multimarques locales, adaptation verticale du modèle des marchés traditionnels, avec une spécialisation des commerces aux étages supérieurs. Les tours de bureaux demeurent absentes des centres de la plupart des villes, de même que les condominiums d’habitation de standing (du moins dans leur version verticale). Les bouleversements que connaissent les centres-villes s’accompagnent rarement de l’émergence d’enjeux patrimoniaux. Penang fait exception. Ne pouvant rivaliser avec Kuala Lumpur ni avec Singapour pour l’attraction des touristes urbains consommateurs d’une large offre commerciale et de loisirs nocturnes, la ville cherche à valoriser un patrimoine architectural et culturel encore intact. Même à Denpasar, la préoccupation patrimoniale dépasse peu un cercle restreint de spécialistes, l’offre touristique se focalisant sur le littoral. En revanche, la patrimonialisation peut contribuer à la constitution d’un pôle secondaire : c’est le cas pour Luang Prabang au Laos (sous l’effet notamment du classement au patrimoine mondial de l’UNESCO) ; indirectement c’est aussi le cas de Siem Reap dans sa relation au site d’Angkor, au Cambodge, et de Huê, avec sa citadelle, au Viêt Nam.
41Quant aux transformations observables en périphérie, les « ingrédients » de la métropolisation que sont les villes nouvelles existent seulement à Penang, à Surabaya et depuis les années 2000 à Phnom Penh. Là où elles se manifestent, les villes nouvelles n’ont cependant rien à envier, en taille et niveau d’équipement, aux villes nouvelles des grandes métropoles et sont soutenues par des logiques similaires. Elles sont d’ailleurs souvent construites par les mêmes promoteurs et pourvues de tous les équipements de niveau international, incluant des club house, des écoles et hôpitaux internationaux, des centres de fitness et des terrains de golf (ceci éclaire sans doute le fait qu’une telle manifestation soit limitée à des villes importantes tant par leur taille que par les fonctions économiques qu’elles exercent au sein de pays émergents). Y résident les cadres expatriés des entreprises étrangères ou des membres des classes supérieure et moyenne (bénéficiaires, voire directement issues de l’internationalisation des économies urbaines) dont le mode de vie tend à reproduire le mode de vie internationalisé des élites globales à la recherche d’un cadre de vie plus aéré et exclusif – une fréquentation qui ne correspond pas au peuplement davantage pluriclassiste qui caractérise les villes nouvelles des grandes métropoles. Il convient d’ailleurs, pour rendre compte des spécificités des villes de second rang, de distinguer les villes nouvelles des nouveaux quartiers d’habitation. Dans ces quartiers, les formes architecturales ressemblent parfois à celles des villes nouvelles, mais ils ne présentent pas la même palette de services intégrés et s’adressent à des catégories de la population locale plus modestes. Les promoteurs en sont aussi plus fréquemment des investisseurs locaux, voire des agences publiques d’habitat.
42Les zones d’activité sont en revanche présentes dans toutes les villes étudiées, à l’exception de Vientiane et de Denpasar, avec des statuts divers. Aux premières zones franches, qui accueillaient des entreprises étrangères exportatrices dans les années 1970 à Penang, ont succédé des zones industrielles. Dans toutes les villes étudiées, celles-ci sont développées par les pouvoirs publics locaux, parfois en partenariat avec les bailleurs de fonds internationaux, comme un des outils d’aménagement urbain et de promotion des territoires. Sous l’appellation de « Export processing zone » (à Penang) ou de « zones économiques spéciales » (à Da Nang), elles sont fréquemment assorties d’un statut juridique particulier, permettant des réductions fiscales les premières années d’activité des entreprises ou une diminution des droits de douane pour les entreprises exportatrices. À Penang, Surabaya et Phnom Penh, les zones industrielles sont aussi développées par des promoteurs privés, qui commercialisent les parcelles loties au travers d’agences spécialisées et à grand renfort de publicité. Elles ont alors plus rarement un statut fiscal avantageux. Les parcs technologiques sont les derniers nés des zones d’activités, que l’on trouve principalement dans la partie insulaire de Penang. Ils se distinguent des précédents par la qualité de leurs infrastructures et leurs capacités à attirer les entreprises de haute technologie.
43Parmi ces villes, seule la ville de Penang affiche la quasi-totalité de ces marqueurs de métropolisation, hors les tours de bureaux, suivie de Surabaya, où la dimension patrimoniale est balbutiante. À noter que ces deux villes ont en commun d’être des villes industrielles et d’être situées dans des pays émergents dotés de grandes régions-capitales. À noter également que seuls, parmi nos espaces de référence, ces États d’Asie du Sud-Est insulaire et péninsulaire possèdent des villes régionales millionnaires, une caractéristique absente d’Asie du Sud-Est continentale – à l’exception du Viêt Nam organisé par la bipolarité de Hanoi et Hô Chi Minh-Ville et du Myanmar qui vient de se doter d’une nouvelle capitale, Naypyidaw, ramenant Rangoon au statut de capitale régionale – mais que partagent les Philippines, autre grand État insulaire de la région. Les autres villes présentent des marqueurs physiques de métropolisation, mais ils sont embryonnaires ou présentent des formes substitutives des formes modernes internationalisées, telles qu’elles marquent les paysages des grandes métropoles. Les quartiers nouveaux sont ainsi les formes substitutives des villes nouvelles, les rues marchandes sont réinterprétées sous une forme verticalisée. La modernité urbaine y emprunte d’autres figures, propres aux villes de second rang, dont l’analyse pose à nouveau la question de la mixité des centres-villes évoquée plus haut. Le compartiment et son extension potentielle sous la forme marchande ont durablement joué le rôle de marqueur morphologique commun aux villes de l’Asie du Sud-Est et demeurent fortement présents dans les villes de second rang ; tout à la fois signe de la centralité marchande et de l’urbanité jusque dans les petites villes-rues, leur importance dans certaines villes secondaires (que l’on songe à Penang, Chiang Mai ou Phuket) rapproche ces villes, en termes de structure urbaine et de morphologie, des villes de premier rang. Outre les édifices publics, les hôtels, puis les banques y donnent, certes, d’autres marques, plus exclusives, de centralité. Mais, dans la phase actuelle, l’émergence de certains des « ingrédients » mentionnés, le mode de découpage, la verticalisation comme esquisse discontinue d’une hypercentralité viennent au contraire, dans leur mimétisme relatif aux grands pôles, démarquer ces villes secondaires des autres villes de rang inférieur, sauf lorsque l’international s’en mêle, et notamment à la faveur du développement d’aménagements touristiques.
44En tout état de cause, s’agissant d’une métropolisation incomplète, on ne saurait la mesurer à l’aune des formes métropolitaines achevées (dont seule Singapour dans la région pourrait se revendiquer comme porteuse) ; c’est du processus de métropolisation en cours, et non des métropoles « abouties » dont il s’agit ici. L’inachèvement des processus se manifeste tant dans les composantes (hypercentre et aires d’expansion) que dans la dimension globale des aires métropolitaines dont certaines villes pourraient devenir un élément constitutif.
Une métropolisation soutenue par des vecteurs spécifiques. vers une complexification des rapports centre-périphéries
45Les configurations urbaines créées par les processus de métropolisation dans les villes de second rang sont le fruit de tensions entre plusieurs dynamiques spatiales exogènes et portent l’empreinte de leur ancrage régional, de leur appartenance à plusieurs hiérarchies urbaines, de leur capacité à tirer profit de logiques parfois contradictoires. Les centralités, notamment les ports et aéroports, aux modes d’implantation variés, y constituent les points d’articulation de ces différentes logiques.
46À l’échelle intra-urbaine, la formation de nouvelles centralités accompagne l’internationalisation des économies urbaines. La dynamique de concentration des centres d’affaires et les formes internationalisées qui l’accompagnent, dans les central business districts (CBD) des grandes métropoles, est moins fréquente, dans les villes de second rang, que la logique de dédoublement, voire de dispersion des centres d’affaires. Conséquence de la planification (Da Nang), fruit d’un urbanisme de projet ou d’opérations exploitant les opportunités foncières (Phnom Penh, Vientiane), les fonctions centrales liées à l’international sont concentrées dans la partie ancienne de ces villes : à Da Nang sur une bande étroite le long de l’ancienne concession française, à Vientiane le long de l’axe Lane Xang et des berges, à Phnom Penh dans l’ensemble de l’ancienne ville. Ailleurs, la logique de CBD disparaît sous la logique de péri-centre, au détriment des centres anciens : il en va ainsi de Penang, où le centre ancien est en déclin, de Denpasar, où le centre ancien conserve seulement la centralité symbolique et politique, et même de Surabaya, où de nouvelles centralités en péricentre, autour de villes nouvelles, d’ensembles de ruko et de shopping mall tendent à concurrencer les centres anciens eux-mêmes dédoublés.
47À l’échelle des agglomérations, la maturation du processus de métropolisation, tel qu’enregistré dans les grandes métropoles, tend à produire des régions urbaines polycentriques dont les pôles fonctionnent en réseau et sont reliés par des grands réseaux d’infrastructure ; ces configurations complexifient le modèle centre-périphérie et remettent en cause la notion même de centre. Or, les agglomérations des villes secondes fonctionnent selon des modalités plus diversifiées. Surabaya et Phnom Penh sont les villes-centres de leurs régions urbaines respectives, concentrent les fonctions tertiaires de commandement liées à l’international, et dominent des périphéries souvent spécialisées, aux pôles hiérarchisés, alors qu’à Denpasar, la logique de domination des relations centre-périphérie est inversée, de par la puissance de la dynamique d’internationalisation par le tourisme touchant les pôles balnéaires périphériques. Un polycentrisme plus abouti se manifeste à Penang, où la complémentarité entre les deux rives du détroit s’appuie sur les infrastructures de franchissement (ponts) et repose sur des spécialisations croissantes (tourisme et industrie sur la partie insulaire, industrie et habitat sur la partie continentale). À Da Nang ou Vientiane, la dynamique urbaine n’a pas produit de telles configurations. Ces deux villes s’inscrivent dans des régions urbaines d’un type particulier puisqu’elles sont constituées par des couples de villes : de part et d’autre du Mékong pour l’une et du col des Nuages pour l’autre, reliées par un grand équipement de transport : respectivement un pont et un tunnel.
48Le mode de branchement des villes sur l’international se répercute sur l’organisation de ces agglomérations. Les branchements directs favorisent la prépondérance des infrastructures d’accès, aérienne (Denpasar) ou maritime, dans l’organisation urbaine et le contournement des centres anciens à la faveur d’enclaves mondiales internationalisées – une figure que l’on retrouve peu dans les villes étudiées, hormis dans le cas de la cité hôtelière de Denpasar. Les branchements indirects, par la régionalisation, favorisent plutôt des fonctionnements centre-périphérie, de par la concentration, dans la ville-centre, des fonctions internationales ; en revanche, un branchement mixte (tel qu’à Penang), le plus favorable au processus de métropolisation par l’internationalisation, permet la complexification des structures urbaines et favorise la maturation du polycentrisme, par la répartition sur l’ensemble de l’agglomération des fonctions liées aux différents types de branchement (port sec et plateformes logistiques routières et ferroviaires versus port d’exportation ; port de croisières, infrastructures hôtelières et zones franches industrielles versus zones industrielles de la sous-traitance...).
49Les configurations observables ne relèvent cependant pas uniquement de considérations spatiales. Elles sont aussi de l’ordre des combinaisons entre vecteurs de métropolisation, processus et modes de production urbains et diversité des formes produites. Le rôle du politique, des fonctions de représentation nationale, est déterminant dans le processus de métropolisation et rend compte de la spécificité des dynamiques qui affectent les capitales nationales de second rang par rapport aux autres villes de second rang étudiées. Le statut de capitale nationale de Phnom Penh et Vientiane laisse présager un développement rapide qui les alignera sur les standards internationaux, une dynamique facilitée par la montée en puissance d’un urbanisme de projet porté par des acteurs internationaux privés. La concentration dans les capitales nationales des meilleures infrastructures, des catégories aisées et des pouvoirs politiques, laisse présager des retours rapides sur investissement, comme autrefois à Bangkok ou Jakarta, qui poussent les investisseurs à préférer a priori investir dans les capitales nationales, ne s’intéressant aux autres villes que dans un deuxième temps. Ces perspectives de gain rapide y expliquent aussi la violence du contexte de transformation urbaine, dont témoigne le caractère expéditif des procédures d’expulsions. Sur le plan des formes, les situations d’hybridation ou de substitution pour ce qui concerne les marqueurs de métropolisation (par exemple, réalisation de quartiers nouveaux plutôt que de villes nouvelles) sont encore dominantes à Vientiane, où le relais pris par les investisseurs privés est récent, alors que Phnom Penh, plus peuplée que Vientiane et commandant un territoire plus largement ouvert sur l’international par le tourisme et l’industrie textile et par la présence des ONG, plus proche des branchements maritimes par Sihanoukville et Bangkok, se rapproche, dans ses marqueurs physiques, des formes observées dans les grandes métropoles.
50La dimension maritime et industrielle, assise sur des classes d’entrepreneurs locaux puissants, rend compte des dynamiques observées à Penang et Surabaya, qui ont aussi en commun leur taille, supérieure au million d’habitants. Leur dynamique d’autonomisation par rapport à leurs capitales nationales respectives et les marqueurs observés les rapprochent des villes de premier rang, jusqu’à envisager aussi dans leur cas une métropolisation en mineur touchant une deuxième génération de métropoles asiatiques. Capitales régionales d’États insulaires, marquées par leur dimension maritime et alimentées par leurs arrière-pays, ce sont aussi deux villes branchées sur les réseaux de distribution des conteneurs, même si elles ne sont que les feeders de ports plus importants. Ces deux villes s’inscrivent en concurrence par rapport aux capitales nationales. Dans ce contexte, les pouvoirs publics locaux jouent un rôle déterminant dans la mise en place des conditions de leur métropolisation.
51Les enjeux stratégiques du développement de Da Nang et de Denpasar éclairent l’intervention lourde de l’État central, à l’origine du processus de métropolisation : dans le cas de Da Nang, il s’agit d’assurer la cohésion du territoire national vietnamien en impulsant une dynamique propre de développement dans sa région Centre ; dans celui de Denpasar, il s’agit de développer le secteur du tourisme comme source majeure de devises pour l’État indonésien. Au titre des variations de ce modèle, les formes urbaines produites sont différentes, les marqueurs de métropolisation et les fonctions internationales se concentrant le long des axes routiers et dans les stations balnéaires à Denpasar, au centre-ville plus marqué par une logique de CBD à Da Nang.
52Les villes de second rang étudiées constituent autant de laboratoires d’expérimentation de processus qui se produisent ailleurs en Asie du Sud-Est et sont extrapolables au cas d’autres villes de situations comparables. La dynamique de croissance de Chiang Mai ou de Phuket, dont la métropolisation est liée au tourisme se rapproche ainsi de celle de Denpasar ; celle de Cebu ou de Davao, plus industrialisées, de celle de Surabaya et Penang ; celle de Rangoon (Yangon), à certains égards, de celle de Phnom Penh.
53Les cas chinois et indiens apportent un éclairage supplémentaire sur les processus à l’oeuvre en Asie du Sud-Est. La taille et la profondeur continentale de ces États-continents, l’importance de leur population formant un immense marché et une réserve d’emplois, leur donnent des possibilités de planification et d’action économique à l’échelle continentale et place leur intégration dans les réseaux mondialisés au deuxième plan après les priorités de développement de leur territoire. Leur ouverture aux flux mondiaux est ainsi plus mesurée, comparée à l’Asie du Sud-Est dont l’essence même repose sur sa dimension de carrefour ouvert aux flux et influences extérieurs. Si la chronologie de l’ouverture internationale chinoise correspond dans les grandes lignes à celle de l’Asie du Sud-Est, entraînant des transformations dans la production urbaine particulièrement visibles depuis les années 2000, il faut souligner le caractère plus récent de l’ouverture indienne, depuis les années 1990, qui rend difficile la lecture des dynamiques urbaines en termes de métropolisation par l’internationalisation.
54En Chine, l’internationalisation de l’économie, qui progresse de la côte vers l’intérieur, s’articule aux dynamiques liées aux politiques chinoises d’aménagement du territoire et aux potentialités offertes par la présence d’un bassin propre de consommation et d’emploi. Traditionnellement centrée sur son territoire, la Chine a de tout temps cherché à le développer puis à l’aménager ; sa volonté d’ouverture économique se manifeste essentiellement sous la forme de création d’enclaves littorales orientées vers l’extérieur à partir des années 1980 : les zones économiques spéciales, sans lien avec les dispositifs urbains existants, alors que les formes anciennes de l’internationalisation prenaient la forme de concessions dans les grandes villes. Ces enclaves et la poursuite de la politique économique d’ouverture ont certes contribué à modifier la physionomie du littoral chinois, en favorisant l’émergence de villes secondaires internationalisées sur le littoral et en accélérant les dynamiques de métropolisation dans les grandes métropoles commandant les flux, Shanghai et Hong Kong. Les politiques d’aménagement chinoises ont cependant, dès les années 1990, engagé un réinvestissement vers l’intérieur, visible par les aménagements du barrage des Trois gorges au début des années 1990, et, à la fin de cette décennie, par la politique de développement de l’Ouest chinois, à l’origine de l’émergence de grandes villes de l’intérieur. Contrairement aux villes littorales, le branchement de ces villes de l’intérieur sur l’international se réalise de manière indirecte, par l’intermédiaire de Shanghai, mais il s’y développe aussi des activités internationales, qui présentent davantage de spécialisation que sur la côte. Les marqueurs de métropolisation sont d’ailleurs, dans leurs formes, tout aussi complets que sur le littoral. Au titre des comparaisons avec les dynamiques métropolitaines sud-est asiatiques, le cas chinois rappelle le rôle initiateur de l’industrie – industrie d’exportation sur le littoral, articulée aux productions pour le marché intérieur dans les villes de l’intérieur – dans le processus de métropolisation, et l’ambiguïté des relations entre pouvoirs publics d’échelon central et local. Par ses politiques de développement du territoire, l’État central est à l’origine du développement de métropoles de second rang. Les pouvoirs publics locaux chinois, dotés de la maîtrise du foncier pour financer leur développement, sont cependant aussi aujourd’hui en position de financer des projets parfois en contradiction avec les orientations nationales et d’alléger leur dépendance face au pouvoir central.
55Le cas indien présente d’autres spécificités. La dynamique d’internationalisation y est également fortement liée au tourisme – la dynamique touristique dans le Rajasthan indien est étroitement corrélée au processus de métropolisation de villes comme Jaipur – et à l’industrie, d’exportation, exploitant des atouts indiens dans le domaine de la pharmacie, de la joaillerie et de l’électronique, ou à destination du marché national en pleine expansion par l’accroissement des classes moyennes urbaines. Alors même que la présence étrangère s’est manifestée en Inde historiquement sous la forme de comptoirs côtiers, comme en Asie du Sud-Est (et non de concessions), la dimension maritime et côtière ne joue plus aujourd’hui un rôle d’interface principale avec la mondialisation. L’internationalisation des économies régionales et urbaines ne progresse d’ailleurs pas, comme en Chine et en Asie du Sud-Est, des côtes vers l’intérieur, mais diffuse depuis la décennie 2000, à partir des deux grands pôles de Delhi et Mumbai vers les villes situées à proximité, puis sur l’ensemble du corridor structuré par ces deux métropoles. Au centre du sous-continent, cette dynamique se manifeste de façon plus ponctuelle, du fait de la médiocrité des infrastructures de transports qui rend difficile la connexion aux flux mondiaux et génère des spécialisations économiques. La fonction portuaire n’est pas encore un moteur majeur des processus de métropolisation des villes secondes, même si les travaux d’infrastructures portuaires se multiplient. Les productions indiennes sont soit principalement à destination du marché intérieur, soit composées de produits de l’électronique ou de pierres précieuses, exportables par voie aérienne, les aéroports ayant quant à eux déjà fait l’objet d’importants travaux d’amélioration. Contrairement à la Chine, la structure fédérale du pays restreint en Inde l’application d’une vision d’ensemble de l’aménagement du territoire, celui-ci se limitant jusque-là à la construction de grandes infrastructures ferroviaires. Mais, comme les organisations territoriales en Chine (provinces, régions autonomes), les États possèdent des capacités de négociation fortes vis-à-vis de l’État fédéral et sont les échelons territoriaux les plus actifs dans les transformations urbaines par rapport à l’échelon central.
56La façade pacifique de l’Asie a été identifiée comme un des pôles dominants de la mondialisation, formant un axe de développement structuré, de Tokyo à Singapour, par une série de métropoles de rang mondial. Densifiant la trame de ces métropoles asiatiques, les villes de second rang de la métropolisation se localisent en priorité dans les interstices littoraux de la mondialisation, et tout particulièrement dans les détroits. Empruntant, aux grandes métropoles, des processus de métropolisation par l’internationalisation, elles affichent des formes urbaines et des marqueurs proches de ceux des métropoles. L’intervention des pouvoirs publics y est aujourd’hui relayée par l’internationalisation des économies régionales et urbaines comme principal moteur de métropolisation, ce qui n’était pas encore le cas dans les années 1990. De nouvelles familles d’acteurs, nationaux et internationaux, sont à l’origine de productions et de formes urbaines s’apparentant à celles des métropoles, dont les normes de modernité semblent revêtir une valeur prescriptive. La période de transition de la fin des années 1990 et du début des années 2000, qui faisait la part belle aux éléments substitutifs, tend à s’estomper sous l’effet de l’inscription plus avant dans la mondialisation, dans un mimétisme par rapport aux grandes métropoles. Pour autant, les marqueurs dans les villes de premier rang évoluent aussi et le décalage persiste avec les villes de second rang : les tours atteignent 50 étages à Singapour, les transports de masse y sont de plus en plus sophistiqués et diversifiés, desservant de vastes territoires, la planification ne s’y conçoit plus à l’échelle de la métropole, mais de la région urbaine, comme à Bangkok. La pertinence de l’étude des métropoles de second rang demeure alors entière, en lien avec la poursuite de l’analyse des dynamiques dans les métropoles mondiales.
Auteurs
Professeur, géographe, INALCO, HSTM.
Professeur émérite, urbaniste, Université Paris-VIII et Institut Français d’Urbanisme, AUSSER.
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The Asian side of the world
Editorials on Asia and the Pacific 2002-2011
Jean-François Sabouret (dir.)
2012
L'Asie-Monde - II
Chroniques sur l'Asie et le Pacifique 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
The Asian side of the world - II
Chronicles of Asia and the Pacific 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
Le Président de la Ve République et les libertés
Xavier Bioy, Alain Laquièze, Thierry Rambaud et al. (dir.)
2017
De la volatilité comme paradigme
La politique étrangère des États-Unis vis-à-vis de l'Inde et du Pakistan dans les années 1970
Thomas Cavanna
2017
L'impossible Présidence impériale
Le contrôle législatif aux États-Unis
François Vergniolle de Chantal
2016
Sous les images, la politique…
Presse, cinéma, télévision, nouveaux médias (xxe-xxie siècle)
Isabelle Veyrat-Masson, Sébastien Denis et Claire Secail (dir.)
2014
Pratiquer les frontières
Jeunes migrants et descendants de migrants dans l’espace franco-maghrébin
Françoise Lorcerie (dir.)
2010