Version classiqueVersion mobile

La fabrique de l'éthique

 | 
Romain Huët

Chapitre 7. Suivre le mouvement des acteurs : transformations organisationnelles lors de l’après-signature1

Texte intégral

Introduction

  • 1 Ce chapitre a fait l’objet d’une corédaction avec François Cooren. Il a fait l’objet d’une publica (...)

1Ce chapitre part de l’hypothèse selon laquelle l’écriture de la charte produit des effets sur l’organisation sociale. Il s’agit donc d’appréhender son écriture comme une tâche organisée qui nécessite l’implication d’acteurs pour la soutenir et la promouvoir. Ces acteurs doivent mettre en ordre leur initiative de façon à pouvoir « raconter » l’expérience des entreprises en la matière, à les entraîner vers un but, celui d’avoir quelque chose à dire sur le sujet de la diversité. Ils doivent faire en sorte qu’elles soient en mesure de rendre compte de bonnes pratiques, qu’elles sachent les reconnaître et ainsi puissent faire montre de fierté. L’enjeu majeur est d’assurer la pérennité du collectif en protégeant ses membres d’éventuelles agressions (juridique, réputation, etc.), et en les formant à répondre de leur promesse.

2Le but est donc de rendre compte de ce travail d’organisation et de reprise du sens qui s’est opéré une fois que la charte fut signée. Deux aspects seront principalement mis en avant.

3Le premier consiste à identifier comment les acteurs se sont organisés pour faire durer la charte et pour que le collectif de chefs d’entreprises soit reconnu comme un acteur incontournable sur le sujet de la diversité.

4Le second vise au contraire à insister sur la « fragilité » du processus organisationnel, et plus particulièrement, sur les conflits qui ont traversé l’initiative. Cette « perte de contrôle » est un moment spécifique où les acteurs organisationnels trébuchent, s’enlisent, au point que l’organisation qu’ils ont « fondée » ne semble plus suffisamment robuste pour les faire tenir ensemble. Il s’agit donc d’un moment où les acteurs souffrent d’une certaine résignation au sens où ils n’ont plus de prises sur les changements qui les affectent. Emportés dans le flux de certaines évolutions, ils sont privés de leurs capacités d’actions. En d’autres termes, il s’agit d’aborder le moment où les liens organisationnels sont menacés de déchirure par l’apparition d’un conflit ouvert qui met en cause une normativité jusqu’à là non questionnée (Hunyadi, 2008).

La « fragilité » au cœur de l’étude des organisations

5En s’intéressant spécifiquement aux déchirures qui menacent les acteurs d’une organisation, nous plaçons la « fragilité » comme une caractéristique essentielle des dynamiques organisationnelles (Barnard, 1938). Cela signifie qu’aucune n’échappe à sa fragilité constitutive en tant que les organisations sont liées aux trajectoires des individus qui la composent et à un contexte sociopolitique plus ou moins favorable. Par « fragilité », il s’agit de considérer que les organisations sont socialement constituées. Dès lors, elles sont en partie dépendantes des individus qui les façonnent. Elles sont également menacées du fait de leur exposition à la critique, aux jugements de la communauté sociale, c’est-à-dire à un ensemble de forces sociales qui peuvent menacer la perspective de leur développement. « Fragilité » aussi parce qu’une organisation est assujettie à des circonstances imprévues qui ne dépendent souvent d’aucune volonté claire, faisant ainsi écho à la notion de conséquences non-intentionnelles d’actes intentionnels, telle que proposée par Giddens (1987). Si une organisation ne peut se maintenir sans des individus, des structures mêmes élémentaires, des règles de fonctionnement, des protections contre des attaques qui menaceraient les sociabilités de l’intérieur, elle n’est pas qu’une affaire de volonté. Sa possibilité d’exister ou de se maintenir repose fondamentalement sur les conditions économiques, sociales et politiques, au delà des volontés individuelles qui s’arracheraient quasi-héroïquement à ces conditions sociales. En affirmant qu’une organisation peut se déliter, il ne s’agit pas de souligner la « finitude » des organisations mais plutôt leur « précarité ».

Les situations conflictuelles sont propices à une reconfiguration ou à une confirmation de la structure

6Cette focalisation sur l’analyse de la conflictualité qui menace de l’intérieur l’union entre les individus a l’avantage d’autoriser une lecture des « dynamiques organisationnelles ». En effet, les situations conflictuelles sont souvent propices à une reconfiguration de la structure, ou encore à une certaine force conservatrice qui se manifeste plus clairement en ces moments là (Alter, 2000). Aussi, l’étude du délitement d’une organisation fonctionne comme un révélateur des rapports de place, des structures, et des normes qui lui préexistaient. L’observateur peut ainsi plus aisément identifier les lignes de clivage et les rapports de force qui traversent le groupe social étudié. Une turbulence est susceptible de contraindre les acteurs à prendre la mesure d’une transformation de l’état initial de l’organisation sociale. Au final, quelque chose aura changé. Des dispositifs organisationnels et des façons de se conduire auront été avalisés ou au contraire, « démotivés » ou bien encore, déplacés et réaménagés (De Blick, Lemieux, 2005 : 10).

Le remaniement ministériel et le recrutement de Laurence Méhaignerie en tant que conseillère technique (juin 2005)

7La période qui suivit la signature du 22 octobre était très instable. Quelques acteurs, particulièrement Claude Bébéar et Laurence Méhaignerie, entendaient trouver une structure en mesure d’assurer le suivi du travail du collectif. Les exigences étaient doubles : d’abord, celle-ci devait nécessairement fédérer un nombre important d’entreprises. Ensuite, il fallait que la structure puisse assurer une fonction financière du suivi, notamment au niveau des frais de personnels pour permettre l’entretien de bonnes relations avec les entreprises et des frais de bureautique. Plusieurs circonstances favorables avaient constitué de réelles opportunités pour que le collectif soit fortement consolidé. La principale est à relier au remaniement ministériel qui s’était traduit par la mise en place d’un nouveau ministère, le ministère délégué à la Promotion et l’Égalité des Chances, avec le recrutement d’Azouz Begag en tant que ministre délégué, et Laurence Méhaignerie en tant une conseillère technique.

8Le remaniement ministériel et le recrutement de Laurence Méhaignerie furent des éléments décisifs dans la suite de l’histoire de la charte. Jacques Chirac, en sa qualité de président de la République, promulgua un décret dans lequel il attribuait un ministère délégué à la Promotion de l’égalité des chances :

« Par délégation du premier ministre, Azouz Begag, ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances, anime et coordonne l’action du Gouvernement en faveur de l’égalité des chances dans les domaines politiques, économiques, sociaux et culturels, et promeut les mesures destinées à faire disparaître les discriminations notamment en matière d’éducation, d’emploi, de santé et d’accès aux responsables de la société. Il veille à l’application de ces mesures » (Décret n ° 2005-693 du 13 juin 2005 relatif aux attributions déléguées au ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances).

9Azouz Begag embaucha Laurence Méhaignerie en tant que conseillère technique, ainsi que Manuel Demougeot comme directeur de cabinet. C’est ainsi que Laurence Méhaignerie arriva au ministère grâce à la charte et le rapport qu’elle avait co-rédigé avec Yazid Sabeg. Laurence Méhaignerie nous confiait qu’elle avait rencontré Azouz Begag pour la première fois lors de la rédaction de son rapport :

« En fait, (Azouz) Begag avait relu le rapport avec (Dominique) de Villepin. On s’est même rencontrés avant la fin du rapport. Il l’avait relu, et il avait fait quelques annotations. Il avait fait un second regard, et on n’a pas eu à changer beaucoup de choses car on était d’accord sur pas mal de choses. Et puis, il a été nommé par de Villepin […] Et il a eu l’idée de me proposer d’être conseillère, puisque j’avais pas mal travaillé avec les entreprises signataires » (Entretien Laurence Méhaignerie).

10Ce remaniement ministériel a été décidé quelques mois avant les futures élections présidentielles (avril 2007). C’est exactement le temps qu’avait Azouz Begag pour démontrer son caractère indispensable au sein de l’équipe gouvernementale et travailler à sa légitimation. En ce qui concerne son intervention dans le monde des entreprises, il s’appuya exclusivement sur la charte de la diversité.

La création d’un « secrétariat général de la charte de la diversité » subventionné par le Fasild

11Le recrutement de Laurence Méhaignerie au sein du Ministère délégué à la Promotion de l’égalité des chances facilita l’obtention d’une subvention pour relancer le collectif de la charte de la diversité. En effet, en septembre 2005, le Fasild, devenu ensuite l’ACSE, accorda une subvention de soixante mille euros à l’Institut du Mécénat et de la Solidarité, présidé par Claude Bébéar, pour mettre en place un secrétariat général de la charte de la diversité. La subvention fut justifiée ainsi :

« La mission prioritaire de ce secrétariat serait de poursuivre et d’élargir le mouvement des signatures et d’aider les entreprises signataires de la Charte à transformer leur engagement en actions concrètes. Deux principaux projets seraient conduits pour servir cette ambition : le soutien au déploiement de la Charte de la diversité et la réalisation d’un guide pratique de la Charte de la diversité […]. L’IMS est un club d’entreprises qui a acquis une compétence en matière de gestion de la diversité dans l’entreprise ; cette structure est aujourd’hui identifiée par le monde économique comme étant expérimentée sur ces questions. Elle semble capable de porter légitimement l’animation et le soutien au déploiement de la charte de la diversité ainsi que la production des outils (guide pratique) permettant de mener le travail auprès des entreprises signataires » (Extrait d’une note interne du Fasild justifiant l’accord d’une subvention à l’IMS).

12En contrepartie de cette subvention, l’IMS se proposa de multiplier par trois le nombre d’adhérents en déployant la Charte sur l’ensemble du territoire, auprès des Petites et Moyennes Entreprises (PME) et en collaboration avec le monde économique. En outre, l’IMS s’engagea à produire un guide pratique de la diversité afin de donner des repères aux entreprises qui souhaitaient mettre en œuvre une telle politique. Il s’agissait de préciser les attendus des six articles contenus dans la charte en donnant notamment des exemples de pratiques d’entreprises effectives.

13Fella Imalhayene fut recrutée sur les conseils de Laurence Méhaignerie pour la gestion sur le plan opérationnel de ce secrétariat. Là encore, leur rencontre fut fortuite :

« En fait, avant d’entrer à l’IMS, je (Fella Imalhayene) travaillais de façon bénévole avec Laurence (Méhaignerie) sur ce projet. Et je l’ai rejoint de façon plus formelle à partir du moment où il y a eu l’argent pour créer un poste. Je l’ai aidée plutôt sur le plan technique : travailler sur les statuts d’une association, sur le budget, sur le projet de développement […]. J’étais une jeune diplômée et je cherchais du travail. J’ai cherché pendant neuf mois, et comme j’étais disponible, j’ai rencontré Laurence (Méhaignerie) par une amie commune, et puis voilà » (Entretien Fella Imalhayene).

L’avenir professionnel de certains acteurs tributaire de la capacité de la charte à durer

14Fella Imalhayene avait pour mission d’assurer la communication de la charte, de répondre aux questions relatives à son interprétation, d’organiser des sessions de sensibilisation et de signature de la charte, d’entrer en relation avec les entreprises signataires et d’évaluer l’initiative. Son travail était évalué en fonction de l’évolution du nombre de signataires et des contacts pris avec les entreprises (qualité de la remontée d’informations). Elle dut alors créer une offre destinée à répondre aux attentes du comité de pilotage, mettre en évidence les spécificités de ses activités et assurer sa légitimité. Pour cela, elle produisit des synthèses, puis participa à la rédaction d’un guide de la diversité. Cette charge nouvelle d’écriture fut un élément important pour défier la fragilité de l’objet.

15Ainsi, cette relance de l’activité du collectif s’expliquait principalement par le remaniement ministériel et l’ouverture d’un poste. L’avenir professionnel de certains acteurs était désormais tributaire de la capacité de la charte à durer. C’est ainsi que progressivement, le collectif se structurait, et s’élargissait en accueillant de nouveaux membres. Ces derniers furent cooptés et choisis pour la reconnaissance publique de leur soutien à la charte. Ce fut, par exemple, le cas de l’association Alliances qui rejoignit le collectif sur proposition de Laurence Méhaignerie :

« Dès que la charte a été rendue publique, nous (l’association Alliances par la voix de son Président, Bruno Libert) nous nous y sommes intéressés. On a organisé un petit déjeuner-débat sur ce thème. C’est comme cela que l’on a connu Laurence Méhaignerie parce qu’on l’a invitée à intervenir. Une fois le contact pris, elle nous a ensuite entraînés dans ses bagages » (Entretien Bruno Libert, président de l’association Alliances).

16Il s’agissait donc d’une phase de structuration où le collectif initial se chercha des alliés. Il s’agissait essentiellement des réseaux d’entreprises qui adhéraient unitairement à cette conception du problème des discriminations et entendaient y trouver des réponses. En intégrant de nouveaux réseaux d’entreprises, le collectif chercha à étendre le nombre des signataires aux Petites et Moyennes Entreprises (PME) grâce aux relais régionaux du Medef ou à des associations locales comme Alliances.

« On a mis en place des relais régionaux. Au début, c’est surtout le Medef, en particulier ses structures locales, qui a organisé des sessions de sensibilisation […]. Ces relais régionaux sont quelquefois formels (partenaires de la charte) alors que quelquefois, ils sont informels. Ce sont des associations qui ont entendu parler de la charte et qui ont décidé d’organiser une réunion de sensibilisation et qui eux aussi, ont envie de créer quelque chose autour de ça. Par exemple, des Rotary Clubs veulent apporter quelque chose, ou alors des clubs d’entreprises, etc. […]. Donc, il y a à la fois des partenaires déjà identifiés, et d’autres qui le font de façon spontanée et qui ont envie d’apporter leur pierre et de se faire connaître sur cette thématique » (Entretien Fella Imalhayene).

17À ce stade du processus, la profondeur des engagements leur importait peu, car le collectif voulait d’abord démontrer que sa requête, exprimée à travers la charte, ne venait pas d’un seul acteur. Les entreprises étaient alors invitées à le rejoindre massivement. Aucune condition n’était fixée quant à leur intégration au réseau de la charte de la diversité. Lorsqu’elles étaient réticentes, le collectif leur proposait un discours visant à les rassurer quant aux conséquences de leur signature. C’est en tout cas ce qu’exprimaient les propos de Bruno Libert :

« Notre association a cherché à diffuser la charte dans notre réseau. On a pu observer quelques réticences de la part des PME. Je dirais qu’elles sont de deux ordres. D’abord, elles hésitent de s’engager notamment parce qu’elles sont un peu irritées par le système parisien de signatures médiatiques sur du papier glacé. Elles nous disent qu’elles font et qu’elles en parleront après. D’autres disent qu’elles ont suffisamment de problèmes comme cela, et elles ne veulent pas en ajouter un supplémentaire. À celle-là, je leur réponds qu’elles n’ont pas à s’inquiéter. Elles pourront aller à leur vitesse. Et puis, si vraiment la charte fait trop peur, alors Alliances a prévu la signature d’une convention car ça fait moins peur. C’est une convention qui leur permet de s’engager progressivement dans la démarche. Cette convention propose la mise en place de plusieurs actions facultatives dont celle de signer la charte » (Entretien Bruno Libert, Président de l’association Alliances).

18Cette citation fournit au moins deux indications : en premier lieu, il s’agit de considérer que, dans la masse, il est difficile d’être visible et de distinguer les uns des autres. Il est difficile, sinon impossible, de faire entendre sa voix et d’exprimer une parole propre. Encore davantage lorsqu’il s’agit d’une PME par rapport à des entreprises du CAC 40. Si le signataire s’affirme comme un membre d’une communauté imprécise, il risque aussi d’être inaudible et ainsi, il prend le risque que ses efforts d’apparition dans l’espace de la société soient vains. C’est une des limites de l’accumulation des signataires recherchée par le collectif. En second lieu, cette citation montre le caractère presque improvisé et précipité de la signature. Le collectif s’activait dans le but de croître très rapidement, afin de profiter du contexte médiatique et politique favorable, susceptible de provoquer à leur avantage un emballement autour de l’objet.

19De même, cette citation témoigne du fait que le collectif se structurait : son principal objectif étant de durer, car dans ce moment du processus, il était extrêmement fragile et pouvait disparaître à tout instant. Les modifications de cette structuration étaient liées à la charte en tant que telle, mais surtout au collectif d’acteurs qui la portait. En l’occurrence ici sur le plan opérationnel, il s’agissait de Laurence Méhaignerie et Fella Imalhayene. Néanmoins, cette structuration n’était pas liée uniquement à la charte elle-même : un autre enjeu concernait les actions d’un jeune ministère qui devait aussi se faire une place dans les organes du pouvoir.

20C’est alors qu’Azouz Begag misera une grande partie de son action sur cette charte. Son arrivée bruyante et autoritaire dans le collectif causera des troubles importants et ira jusqu’à le fissurer et le disloquer. C’est ce que nous allons voir en suivant le mouvement engendré par l’arrivée de celui-ci.

Un ministère en quête de légitimité : quand Azouz Begag rejoint le collectif

Les propositions d’Azouz Begag au Conseil des ministres (Novembre 2005)

21Azouz Begag eut tout juste cinq mois pour travailler sur des propositions en matière de diversité en direction des entreprises. En effet, le 30 novembre 2005, il présenta dix propositions et un plan d’action en Conseil des ministres. Il avait chargé Laurence Méhaignerie de rédiger cette note. Elle s’était appuyée alors en grande partie sur les conclusions de son rapport pour formuler des propositions. Elle proposa notamment d’encourager le développement de la charte et de mettre en œuvre un label de la diversité, comme il existait un label de l’égalité professionnelle des hommes et des femmes.

22Cette idée de label, déjà présente dans le rapport qu’elle a rédigé avec Yazid Sabeg, sera préparée par Pascal Bernard, vice-président de l’ANDCP. Un premier contact avait été noué entre Azouz Begag et Pascal Bernard lors des huitièmes universités de l’ANDCP du 24 au 26 novembre 2005 (annexe 1). C’est à cette occasion que le ministre avait missionné l’ANDCP pour élaborer un projet de label. Un compte-rendu interne au ministère évoque les différentes propositions suggérées par Pascal Bernard :

« L’ANDCP propose notamment d’ajouter le thème de la diversité professionnelle dans le cadre de la négociation annuelle obligatoire dans les entreprises et d’en faire un chapitre obligatoire dans le bilan social annuel […]. L’association pense, que ce label, qui doit permettre la reconnaissance d’une bonne pratique de l’entreprise, doit également être assorti d’aides financières : dispositifs de défiscalisation, aides pour créer de nouveaux emplois, mise à disposition par l’État d’heures de consultants pour aider les entreprises à travailler sur la diversité dans le cadre de leurs recrutements […]. Il faudra vérifier si la question est abordée en conseil d’administration, dans les conventions d’entreprises […]. Si une fonction de la diversité est créée, notamment dans les grandes entreprises, si des comités d’éthique et de diversité existent, etc. […]. L’aspect sensibilisation, information et communication semble primordial à l’ANDCP, aussi bien pour montrer à l’entreprise les bienfaits de la diversité, « plus de performances » et « plus de réactivité » notamment, que pour faire accepter celle-ci par tous les personnels […]. L’ANDCP suggère que le label soit décerné sous l’égide de l’État, mais que l’audit soit effectué par des organismes indépendants de type AFNOR […]. Selon Pascal Bernard, une commission devra être chargée d’examiner les dossiers. Elle devrait être composée, selon l’ANDCP, des représentants de l’État, des partenaires sociaux, et des associations. L’ANDCP compte également associer la Halde à ce label » (Extrait d’une note interne adressée au ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances).

23Ces indications sont intéressantes car elles fourniront au ministre l’essentiel des propositions qu’il défendra lors du Conseil des ministres du 30 novembre. Ainsi, les dix propositions formulées par le ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances provenaient presque exclusivement du collectif à l’origine de la charte. En outre, il utilisa les vocables fixés par le collectif tels que ceux de « diversité », « minorités visibles », « personnes issues de l’immigration », « handicapés », « seniors », etc.

24Azouz Begag présenta dix propositions d’action dont certaines concernaient directement la charte de la diversité :

« Proposition 1. Inscrire la diversité dans le droit […]. La proposition d’inscrire le principe de la diversité dans le droit (la constitution, le code du travail) a été soutenue. Cette inscription de la diversité comme principe républicain faciliterait considérablement la mise en œuvre de la diversité dans l’emploi, notamment l’élaboration d’outils de mesure de la diversité » (Propositions d’Azouz Begag au Conseil des ministres du 30/11/2005).

25Cette proposition était exactement celle défendue depuis 2004 par les promoteurs de la charte.

« Proposition 2. Mieux définir ce que l’État entend par « diversité » […]. Pour identifier leur degré d’ouverture, la majorité d’entre elles (les entreprises) espèrent voir établir un cadre de référence national permettant la création d’outils de mesure. Certaines se montrent disposées à participer à des programmes de recherches et d’expérimentations pour élaborer un outil de mesure de la diversité des origines qui soit adapté à la culture française » (Propositions d’Azouz Begag au Conseil des ministres du 30/11/2005).

26C’est à la suite de cette seconde proposition que figurait celle relative au label de la diversité. Telle qu’elle était formulée, elle était très proche de celle contenue dans la note interne produite suite à la rencontre entre Azouz Begag et Pascal Bernard :

« Proposition 3. La création d’un label de la diversité […]. Le label permettrait d’inciter les entreprises à être exemplaires en matière de promotion de la diversité. […]. Le label Diversité pourrait être ouvert aux entreprises de plus de 150 salariés, et serait délivré par un organisme certificateur après avis d’une commission tripartite réunissant des représentants de l’État, des employeurs et des salariés. […] Dans la mesure du possible, prévoir des incitations fiscales pour les entreprises titulaires d’un label de la diversité » (Propositions d’Azouz Begag au Conseil des ministres du 30/11/2005).

27Ainsi, le label fut présenté lors du Conseil des ministres. L’ANDCP était maître d’œuvre. D’autres acteurs furent introduits tels que l’AFNOR et la Halde, l’État et les partenaires sociaux. Le collectif eut alors l’opportunité de s’élargir considérablement. En réalité, cet élargissement ne se fera qu’à moitié, puisque l’AFNOR et les partenaires sociaux formeront un autre collectif, et ils ne seront jamais en relation directe avec celui de la charte de la diversité.

La charte de la diversité comme point d’appui pour penser les politiques publiques en matière de diversité

28Ces trois premières propositions montrent comment l’initiative de la charte servait de point d’appui presque unique, pour penser les politiques publiques en la matière. Le rôle de l’État consisterait à inciter fiscalement les entreprises à s’engager sur cette thématique (label de la diversité, emplois aidés, etc.) et à autoriser la mise en œuvre de statistiques ethniques. Le collectif parvint alors à inscrire sa conception du problème des discriminations au cœur de l’agenda politique, notamment avec un allié important en la personne d’Azouz Begag.

29Dans les mois qui suivront cette intervention au Conseil des ministres, le label de la diversité fut en cours de réalisation sans qu’aucune mesure fiscale ne fût assurée en contrepartie. En avril 2008, il était dans la phase finale de sa constitution. L’élaboration d’un tel projet était en tension avec le temps de l’action politique, encore davantage lorsque le ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances n’avait que quelques mois pour s’imposer au sein de l’équipe gouvernementale. En effet, Azouz Begag n’avait qu’une année pour prouver son caractère indispensable et dresser un bilan de son action. C’est alors qu’il chercha principalement à augmenter le nombre de signataires de la charte. Il tenta de faire « sienne » cette initiative en s’imposant à la tête du collectif. Il y eut là un basculement majeur dans la répartition des attributions des acteurs du collectif : alors que Claude Bébéar, Yazid Sabeg et Laurence Méhaignerie étaient les principaux animateurs de l’élaboration de la charte, ce rôle fut désormais occupé par Azouz Begag et les membres de son ministère, ainsi que par l’ACSE en sa qualité de financeur. Ce « déplacement » provoqua de vives tensions au sein du collectif : cela se traduisit concrètement par le départ de certains acteurs (Laurence Méhaignerie, Alexandra Palt, Yazid Sabeg, Bruno Libert, Pascal Bernard) et l’arrivée de nouveaux entrants (Kamel Benamra de l’ACSE, etc.).

Objectif prioritaire du ministère : Augmenter de façon exceptionnelle le nombre d’entreprises signataires

30Le travail d’organisation du collectif consistait à faire durer l’objet. Pour cela, le ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances misa sur la signature d’un grand nombre d’entreprises afin de démontrer qu’il s’agissait d’un « mouvement des entreprises » (terme utilisé par les promoteurs de la charte).

31Ainsi, en septembre 2005, il y avait quatre-vingts entreprises signataires. La plupart étaient adhérentes aux associations du collectif de la charte. Par exemple, l’association Alliances avait contacté l’ensemble de ses adhérents pour les inviter à rejoindre « ce mouvement des entreprises pour la diversité ». Il en fut de même pour l’IMS, l’ANDCP, Entreprise et Personnel et l’Institut de l’Entreprise.

32En février 2006, il y avait 240 entreprises signataires. Leur nombre explosa entre le 9 octobre 2006 et le 7 décembre 2006. À cette date, on évoquait 3 000 entreprises signataires (annexe 1). Cette explosion était due à l’organisation d’un « Tour de France de la diversité ». Cet événement, mené à l’initiative d’Azouz Begag, visait à sensibiliser les entreprises dans plusieurs villes de France, et à faire signer la charte, principalement par les PME. Dans certaines étapes du tour, une centaine d’entreprises la signaient.

L’organisation du Tour de France de la Diversité

L’organisation du Tour de France de la diversité pour généraliser la signature de la charte

33L’explosion du nombre de signatures était due à l’organisation d’un « Tour de France de la diversité ». Cet événement, mené à l’initiative d’Azouz Begag, visait à sensibiliser les entreprises dans une quarantaine de villes en France, et à faire signer la charte, principalement par les PME. Dans certaines étapes du tour, une centaine d’entreprises la signèrent.

34En prévision de cet événement du Tour de France de la diversité, Azouz Begag contacta les préfets et les invita à se mobiliser :

« Alors que des entreprises de plus en plus nombreuses signent la Charte de la diversité, il est urgent de sensibiliser le tissu des PME aux enjeux de la diversité dans le cadre de la promotion de l’égalité des chances. J’ai décidé avec l’appui du ministre du Travail, de la cohésion sociale et du logement (Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle), de lancer un programme de sensibilisation et de mobilisation avec l’ACFCI, le Medef, la CGPME, et le CJD. Cette mobilisation sera appuyée par l’IMS-Entreprendre pour la Cité présidée par Claude Bébéar dans le cadre d’un « Tour de France de la diversité » montrant combien la mobilisation de tous est essentielle, à la fois pour notre cohésion sociale et notre économie […]. Il est souhaitable qu’un chef de file local, représentant le monde économique soit l’organisateur de cette animation à laquelle les services de l’État apporteront leur concours. C’est pourquoi, je vous invite à rapidement réunir ou consulter les chambres consulaires, le Medef et la CGPME de votre département afin de déterminer l’organisme le plus à même d’organiser une réunion locale » (Extrait de la Lettre d’Azouz Begag aux préfets de France).

35Cet extrait de lettre a l’intérêt de montrer comment les acteurs tentèrent de se mobiliser, de s’organiser et de se coordonner en vue d’une action commune. L’objectif était de mobiliser les responsables des structures ayant d’importants réseaux locaux. Au final, cet événement toucha vingt villes. Un nombre important d’entreprises furent présentes lors de ces journées. Plusieurs centaines d’entre elles signèrent la charte.

L’organisation du Tour de France et l’apparition de nouveaux acteurs

36Pour organiser cet événement, de nouveaux acteurs furent introduits dans l’initiative : Direction Générale à l’Emploi et à la Formation Professionnelle (DGEFP), Agence Nationale pour l’Emploi (ANPE), Assemblée des Chambres Françaises de Commerce et d’Industrie (ACFCI), Mouvement des Entreprises De France (MEDEF), Union Professionnelle Artisanale (UPA).

37Cela s’est notamment traduit par la création d’un « nouveau comité de pilotage » dans lequel certains membres historiques ne furent étonnamment pas conviés (Alliance, Entreprise et Personnel, Halde, Institut de l’Entreprise.

« Le comité de pilotage réunira des représentants, des acteurs institutionnels : le ministère délégué à la Promotion de l’égalité des chances, la DGEFP, l’ANPE, des acteurs économiques (ACFCI, Medef, CJD, UPA) et des acteurs de la diversité dans l’entreprise (L’IMS, les Entreprises aux couleurs de la France, ANDCP) […]. Toute autre personne qualifiée pouvant apporter une contribution de qualité peut être proposée ». (Extrait d’un compte rendu de réunion préparatoire pour le Tour de France de la diversité).

38Cette réorganisation du comité de pilotage opérée par Azouz Begag, et l’exclusion de certains acteurs, entraînèrent la création d’un second comité réunissant en substance les « refoulés » du comité pour le Tour de France de la diversité, lequel deviendra ensuite le « comité de suivi de la charte de la diversité ». Ainsi, deux comités coexistaient ensemble : l’un dirigé par Azouz Begag s’est structuré autour du Tour de France de la diversité, et l’autre supervisé par l’Institut du Mécénat de la Solidarité regroupe les partenaires historiques de la charte.

39Ce moment de réorganisation correspondit aux premiers conflits internes au mouvement. La plupart des acteurs de l’entreprise devinrent méfiants à l’égard d’Azouz Begag car il était vu comme un adversaire pour la cohésion interne du groupe de départ du fait des premières exclusions d’acteurs qu’il avait opérées au moment de la réorganisation du comité de pilotage.

Une crise dans la propriété de la charte : un moment sensible de l’initiative

40Suite au Tour de France de la Diversité, près de 1500 entreprises signèrent la charte. Par ailleurs, comme nous l’avons déjà indiqué, de nouveaux réseaux d’acteurs rejoignirent le collectif de la charte. Ainsi, à l’origine, la tendance qui régnait dans le collectif consistait à limiter le groupe au recrutement de très grandes entreprises dont le siège social se trouve à Paris. Mais, cet état disparut peu à peu lorsque le collectif s’élargissait en destination des PME. Au cours de cette évolution, les liens étroits de départ se relâchaient. Sur le plan terminologique, les acteurs ne présentaient plus leur initiative comme le fruit d’un « club d’entreprise » comme ils le faisaient initialement, mais comme un « mouvement français des entreprises pour la diversité ».

41L’accueil de nouveaux entrants fut un moment sensible dans l’évolution de l’initiative. Elle fut une tâche complexe nécessitant des adaptations organisationnelles, comme en témoigne la création de ce nouveau « comité de pilotage ». Cependant, les acteurs à l’origine de la charte refusèrent de supporter un tel changement au prétexte que l’initiative « d’entreprise » se transformait en « initiative politique ».

42L’essentiel du conflit portait sur la « propriété de la charte » : D’un côté, Azouz Begag, en contribuant fortement au développement de la charte, réclama une part de domination sur le collectif. À son arrivée dans l’initiative, il tenta de se l’approprier en impulsant une structuration nouvelle des pratiques du collectif. C’était lui qui prenait l’initiative d’organiser des réunions de travail pour assurer le suivi de la charte. Comme cela a été précisé précédemment, c’est également lui qui a pris le pouvoir de constituer un nouveau comité de pilotage. Il en a résulté une profonde recomposition de la structuration du collectif initialement porteur de l’initiative.

43De l’autre côté, il y a les fondateurs « historiques » de la charte de la diversité. Ce sont essentiellement des chefs d’entreprises. Ces derniers ont virulemment contesté la nouvelle configuration proposée par le ministre délégué notamment du fait que certains acteurs historiques n’étaient plus représentés dans le nouveau comité de pilotage. Ils se sentaient progressivement comme dessaisis de l’initiative qu’ils avaient mise en place. Sur ce point, leur réaction à l’intrusion d’Azouz Begag est particulièrement révélatrice de leur stratégie. Ils ont créé une association de Loi 1901 sur la charte de la diversité en vue de gagner définitivement la propriété de la charte.

La création de l’association « entreprise et diversité » pour contester la mainmise du ministère sur l’initiative.

44Pour les entreprises, il s’agissait de « reprendre la main » sur un texte qui, depuis le Tour de France de la diversité, tendait à leur échapper. En réaction, ils créèrent une association de loi 1901 destinée à marquer la propriété de la charte. L’article deux des statuts est particulièrement révélateur du sens donné à cette attribution.

« Cette association a pour objet l’intérêt général : la promotion de la charte de la diversité (joindre en annexe 1), l’encouragement et l’appui à sa mise en œuvre par les entreprises signataires. Pour ce faire, l’association organise des événements de promotion de la Charte de la diversité, informe les entreprises signataires des outils et prestataires de service en faveur de la diversité, notamment par la production de supports tels des guides, newsletters, donne de la visibilité aux entreprises qui mettent en œuvre concrètement la Charte de la diversité, par le biais d’événements, par un site internet et par des relations avec la presse, constitue un lieu de rencontre, de coordination et d’échange pour les différents acteurs de la promotion de la diversité des entreprises, et mène toute autre activité contribuant à la Promotion de la diversité dans les entreprises. »

45Leurs buts consistaient à se protéger face à l’entrée de nouveaux acteurs, à contrôler l’agrégat de signataires et à assurer une certaine stabilité du collectif initial. Ainsi, pour faire face aux menaces qui l’entouraient et à sa propre fragilité, le collectif sortit du secret et de son organisation informelle, pour s’incarner dans une structure où les membres du collectif furent reconnus officiellement. Chacun se vit attribuer des rôles, les acteurs se donnèrent une identité visuelle (ils se réunirent pour travailler sur un logo), se cherchèrent un nom, écrivirent leurs statuts, et s’autorisèrent ainsi à parler à l’unisson, et à faire front en commun face aux menaces qu’ils pourraient subir. Par exemple, le collectif désigna un « porte-parole » (Françoise Cocuelle, ancienne dirigeante du Centre des Jeunes Dirigeants) qui géra ensuite les relations avec le ministère.

46L’examen des comptes rendus de ces réunions révèle que le collectif s’est essentiellement contenté de travailler sur les statuts de cette association et sur le choix d’une identité visuelle et d’un nom. Plusieurs noms d’association furent proposés dont le « Mouvement français pour la diversité » :

« Il faut profiter de l’opportunité d’avoir à nos côtés un ministère, pour créer un mouvement avec l’épithète français, ceci rappellerait le mouvement français pour la qualité qui a été un mouvement de référence et dont les entreprises ont gardé le souvenir […]. Mouvement Français pour la diversité permettrait d’identifier la Charte de la diversité qui deviendrait alors la Charte de la diversité du Mouvement Français pour la diversité, ceci identifierait le porteur » (Extrait du compte rendu de la réunion destinée à créer l’association).

47Cette citation illustre bien comment la « tête » du collectif entendait former un corps de telle sorte qu’il ne soit plus qu’un pour les acteurs extérieurs qui pourraient être témoins de leur initiative. Il fallut identifier un « porteur », une « tête ». Il s’agissait aussi de penser la durée de vie de l’association, et d’envisager sa disparition. Précisément, le collectif pensa à ce que pourrait être la fin de son histoire :

« Madame X est plus nuancée sur l’objet : elle rappelle que si on réduit l’objet de l’association à la Promotion de la charte, ceci lie trop l’existence de l’association à celle de la charte. Lorsque la Charte de la diversité ne sera plus pertinente, l’association sera condamnée à disparaître » (Extrait du compte rendu de la réunion destinée à créer l’association).

48En plus de trouver un nom, les acteurs pensèrent à un logo de la charte de la diversité :

« Le besoin le plus pressant est un logo Charte de la diversité afin que les entreprises qui signent la Charte puissent avoir un signe distinctif à décliner sur leurs supports de communication, leur site de recrutement en ligne, etc. […]. Il a été convenu que le « logo de la Charte de la diversité est une priorité sur laquelle nous pouvons avancer sans qu’il soit pour autant nécessaire de statuer avec l’ensemble des partenaires sur l’objet de l’association ni sur son nom » (Extrait du compte rendu de la réunion destinée à créer l’association).

49Le besoin d’un logo s’explique par le fait que « les entreprises sont en attentes par rapport à ce point pour afficher leur engagement, et pour créer une « identité visuelle » afin de renforcer son rôle de charte par rapport aux chartes dérivées qui sont signées au niveau local » (Extrait du compte rendu de la réunion destinée à créer l’association).

50Il se trouve que c’est au lendemain du dépôt des statuts de l’association que la charte fut confiée à l’ACSE (Agence Nationale pour la Cohésion Sociale et l’Égalité des Chances) lors du Conseil des ministres de décembre 2006.

« Dès que les gens du ministère ont vu qu’on créait une association, le lendemain ils ont confié la charte à l’ACSE […]. À partir du moment qu’ils ont su qu’on s’organisait, ils ont réagi […]. En fait, les gens du ministère n’ont pas que des mauvaises intentions, mais ils sont persuadés que parce que la charte est une initiative d’entreprises, elle était forcément fragile. Ils voulaient donc la pérenniser. Ils pensaient qu’en la confiant à l’ACSE, ça serait plus solide […] mais du coup, on a été furieux. Ca été terrible. C’est la partie obscure du truc et je ne peux pas vous en parler parce qu’il y a des gens qui sont encore en place, mais le résultat est qu’on entreprend plus rien. Entre janvier et juin 2007, nous n’avons rien fait » (Entretien partenaire de la charte).

51Cette crise de portage de la charte contribua à ce que le collectif se fissure : d’un côté, le nouveau comité de pilotage se réunira dans les locaux de l’ACSE, et de l’autre côté, les entreprises se réuniront à huis clos (probablement au sein de l’IMS).

« Il y a plusieurs manières de voir ce suivi de la charte : il y a le côté officiel et il y a le côté obscur. Le côté officiel, c’est l’ACSE qui gère. Il y a eu deux réunions (entre janvier et juin 2007). Moi (membre de l’association), je suis allée à la première, mais maintenant, je n’y vais plus. Je n’ai plus de temps à perdre. Alors la partie obscure, c’est le groupe fondateur qui s’est trouvé dépossédé de sa substance et qui en même temps se réunit pour voir comment évoluent les choses » (Entretien membre de l’association).

52Pour annoncer ce changement dans le portage de la charte, le comité dirigé par Azouz Begag se réunit officiellement le 17 janvier. C’est donc un collectif divisé et de nouveau fragile qui discuta de l’avenir de la charte. Certains membres le quittèrent définitivement, comme Laurence Méhaignerie et Bruno Libert (Alliances). D’autres se mirent sérieusement en retrait (Françoise Cocuelle, Institut de l’entreprise, Entreprise et Personnel et l’ANDCP) et réfléchirent ensemble à une contre-offensive. C’est au moyen de la création d’une structure organisationnelle formelle, conçue dans le secret et l’informel, que ce collectif en difficulté tenta de se réinsérer dans le jeu.

La réaction des acteurs face aux conflits

La réunion du 15 février 2007 : proposition d’une nouvelle organisation pour désamorcer le conflit

53Cette réunion, organisée au sein du ministère délégué à la Promotion de l’égalité des chances, comprenait Dominique Dubois (Directeur de l’ACSE), Pascal Bernard (ANDCP), Kamel Benamra (ACSE), Henri de Reboul (IMS). Elle avait pour but de discuter les « modalités de mise en place de la gestion et du suivi de la charte de la diversité ». Il fut rappelé que le courrier du ministre annonçant la gestion de la charte aux mains de l’ACSE avait créé de vives tensions, lesquelles furent notamment exprimées par Claude Bébéar. Ce dernier, par la voix d’Henry de Reboul, aurait contesté ces modifications :

« Rappel des difficultés de principe : Claude Bébéar, Président d’IMS et initiateur de la Charte de la diversité considère que c’est une initiative du monde de l’entreprise et que les ministères et les administrations n’ont pas vocation à s’approprier cette initiative. Pour Monsieur Bébéar, l’engagement des entreprises dans cette charte est avant tout moral et ne fait peser aucune contrainte sur elles. Un des objectifs de la charte est de convaincre les entreprises de l’intérêt majeur de s’engager dans la diversité » (Compte rendu de la réunion du 15 février 2007).

54En réponse à ces divergences, Kamel Benamra clarifia les modalités de l’alliance nouée avec l’IMS. Celle-ci était fondée sur plusieurs actions qu’ils étaient censés mener en commun :

« constituer un nouveau comité de pilotage dans lequel seraient intégrés les acteurs qui ont joué un rôle moteur lors du Tour de France de la diversité, créer un site internet pour valoriser les pratiques des entreprises, publier une lettre sur la charte de la diversité, créer un logo pour les entreprises signataires, lancer une nouvelle édition du Tour de France de la diversité, et mener une concertation en vue de la création d’un label de la diversité » (Extrait du compte rendu de la réunion du 15 février 2007 ».

55C’est donc en vue d’un nouveau « Tour de France de la diversité » que le comité de pilotage devait réunir les membres qui ont joué un rôle moteur lors de la première édition. C’est ainsi que les acteurs participant à cette réunion définirent une nouvelle composition du comité : celui-ci compterait des membres issus du monde de l’entreprise (IMS, Medef, CJD, CGPME, UPA, ACFCI, et APCM). Dans cette première catégorie les nouveaux entrants furent la CGPME, l’UPA, l’ACFCI et l’APCM. L’ANDCP, Alliances, Entreprise et personnel. Le CJD disparut du comité, notamment du fait qu’ils avaient peu de possibilités de développement au niveau local (pas d’antennes locales). Ce comité serait présidé par un membre de l’ACSE et un membre de l’IMS. Enfin, il est précisé que l’ACSE financera l’IMS à la hauteur de soixante mille euros (cinquante-huit mille euros en 2006). L’IMS conservera donc le secrétariat de la charte.

56Ce document a de particulier le fait qu’il annonçait la construction d’un nouveau comité de pilotage dans le but de mener des initiatives locales, et de préparer la seconde édition du Tour de France de la diversité. À ce moment là, les membres du comité annoncés dans le plan d’action de suivi de la charte n’en avaient pas la connaissance. C’est lors de la réunion du 6 mars 2007 que l’ancien comité se réunit pour une dernière fois au sein de l’ANDCP.

La réunion du 7 mars 2007 à l’ANDCP : la rupture officielle

57Une nouvelle réunion se tint donc un mois plus tard, co-animée par Kamel Benamra et Françoise Cocuelle. Plusieurs membres furent présents tels que Bruno Libert (Alliances), Pascal Bernard (ANDCP), Nicole Chauveau (DGEFP), Patrick Aubert (DPM), Laurence Méhaignerie (en qualité de personne qualifiée), Jean-Marc Legall (Institut de l’Entreprise), Henri de Reboul et Fella Imalhayene (IMS) et Valérie Corman (Medef). Aucun membre de l’association Entreprise et Personnel ne fut présent.

58Le compte-rendu de la réunion du 7 mars 2007 indique qu’une nouvelle rencontre aura lieu en avril 2007 au ministère de la promotion de l’égalité des chances pour « exposer la nouvelle configuration du suivi de la charte (nouveau comité de pilotage, répartition des rôles, moyens mis en œuvre et perspective 2007) ». Il est précisé que « les partenaires du Tour de France de la diversité » seront conviés et « peut-être » ceux de la Charte de la diversité ». Cette phrase reconnaît l’existence de deux structures : celles du Tour de France de la diversité et celle de la charte de la diversité. Certains acteurs étaient présents dans les deux organisations. Elle annonce aussi le changement du groupe moteur de l’initiative. C’est le comité du Tour de France de la diversité qui sera en charge d’assurer les futures opérations, « peut-être avec l’aide des partenaires de la Charte de la diversité » (Extrait du compte rendu de la réunion du 7 mars 2007). Un compte-rendu rédigé par Kamel Benamra, éclaire les raisons de ces modifications de la façon suivante :

« […] l’ACSE sera impliquée dans le déploiement de la Charte de la diversité avec pour mission de la promouvoir en partenariat avec IMS entreprendre. De même, l’objectif du gouvernement est d’enraciner la dynamique du Tour de France de la diversité et de rendre actif et dynamique le réseau des entreprises signataires de la charte en y associant les partenaires de la charte et les administrations concernées. Suite à cette présentation de Françoise Cocuelle et des commentaires de Kamel Benamra sur l’importance de cette évolution, les échanges ont été assez libres et les différents membres ont accepté l’idée d’une nouvelle configuration dans la prise en charge et le suivi de la charte. La légitimité des pouvoirs publics de s’approprier une initiative privée a été posée. J’ai (Kamel Benamra) indiqué explicitement que l’objectif était que la charte puisse se développer et surtout donner corps à des effets concrets sur le plan de l’emploi […]. En conclusion, le comité de pilotage se réunissait pour la dernière fois dans sa configuration actuelle prend acte de ce changement » (Extrait du compte rendu de la réunion du 7 mars 2007).

59Comme pour « passer la main », Françoise Cocuelle clôtura la réunion :

« […] en remerciant fortement l’ensemble des membres de ce comité de pilotage du travail réalisé et des changements que chacun et chacune constate dans le monde du travail sur les questions de diversité. La nouvelle configuration de la charte telle qu’elle est proposée par le ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances, donnera un nouvel élan à la diversité de l’emploi » (Extrait du compte rendu de la réunion du 7 mars 2007).

La lettre de Françoise Cocuelle à Azouz Begag

60Au lendemain de cette réunion, Françoise Cocuelle adressa un courrier à Azouz Begag pour lui exprimer son mécontentement par rapport à cette nouvelle configuration, constituée, rappelons-le, d’acteurs qui étaient exogènes pour partie, et étaient parfois intervenus de manière importune dans le collectif. Il s’agissait là de la dernière tentative où les partenaires à l’origine de la charte tentèrent de rejoindre le nouveau groupe moteur. Dans cette lettre, Françoise Cocuelle s’exprimait en tant que « porte-parole » du comité de pilotage de la charte, c'est-à-dire l’ancien comité réunissant les douze membres de départ. Elle marquait la légitimité de sa prise de parole en signant de son nom auquel elle ajouta la mention « porte-parole du comité de pilotage de la charte ». Elle introduisit cette lettre en précisant le point de vue à partir duquel elle écrivait : « en ma qualité de porte-parole des partenaires ».

61Toujours dans cette lettre, elle contesta la composition du nouveau comité de pilotage. Elle demanda à ce que tous les partenaires historiques de la charte de la diversité figurent dans le comité d’orientation de la charte au même titre que les partenaires du Tour de France de la diversité. Elle argumenta cette demande par une mise en contexte historique, où elle indiqua que le comité historique avait toujours fait preuve d’ouverture pour intégrer de nouveaux membres :

« Je tenais également à retracer l’historique de la collaboration du ministère délégué à la Promotion de l’égalité des chances avec le comité de pilotage de la Charte de la diversité instituée en juin 2005 par vos soins. En effet, dès votre prise de fonction, vous nous avez conviés en juillet 2005, à un petit déjeuner en saluant notre initiative et en nous assurant de votre plein soutien […]. Une collaboration fructueuse a ainsi débuté. Elle a créé un lieu assez unique en son genre puisqu’il a réuni des partenaires des pouvoirs publics et des partenaires de réseaux privés sur une thématique qui nous a tous portés et a permis que des organismes, aux logiques si différentes et aux intérêts divergents, puissent trouver un terrain d’entente pour contribuer à faire reculer en France le phénomène des discriminations […]. De nouveaux partenaires ont été accueillis à leur demande au sein du Comité de pilotage. Il s’agit de la Halde, du Medef, et de la Délégation Générale à l’Emploi et à la Formation.
En septembre 2006, j’ai été élue par les partenaires : Porte-parole du comité de pilotage de la Charte de la diversité, j’ai donc, à ce titre, animé les réunions suivantes. Le Ministère délégué à la Promotion de l’égalité des chances étant un partenaire clé de la charte, un représentant de votre cabinet a toujours été initié et presque toujours présent à ces réunions » (Extrait de la lettre de Françoise Cocuelle adressée à Azouz Begag).

62Ainsi écrit, Françoise Cocuelle montra que le collectif initial était parvenu à fonctionner dans une logique d’ouverture et de consensus. Ici, elle critiquait le rejet de certains partenaires historiques de la charte dans le nouveau comité de pilotage, et surtout l’absence de décision collective. Sur ce sujet, elle rappela que « la caractéristique du fonctionnement de ce comité de pilotage a été le consensus […] ». Si elle ne mit pas en question la participation des partenaires du Tour de France de la diversité, elle sollicita « l’autorisation d’inclure les partenaires de la Charte au même titre que les partenaires du Tour de France de la diversité dans le nouveau comité de pilotage ».

63L’utilisation du terme « autorisation » montre le déplacement « assumé » par les acteurs du sujet moteur de l’initiative vers des acteurs renouvelés ; c’est au ministre de réintégrer les membres historiques au sein de l’organisation chargée de piloter le suivi de la charte. Cela aurait été complètement incongru quelques mois auparavant, lorsque le ministère se rapprocha du comité de pilotage.

64Cette requête a vraisemblablement été acceptée, puisque la nouvelle configuration de gestion et de suivi de la charte comprit deux structures : le « conseil d’orientation de la charte de la diversité » et le « comité de pilotage opérationnel ». Le « conseil d’orientation de la charte de la diversité » avait pour mission le « suivi politique et de surveillance de la Charte de la diversité ». Il était prévu qu’ils se réunissent deux fois par ans. Il était composé de quatre collèges : les organisations patronales (Medef, CGPME, CJD, APCM, ACFCI), des associations de DRH (ANDCP, Entreprise et Personnel, et Alliances), les administrations et hautes autorités (DGEFP, DPM, Halde et ACSE), et des personnes qualifiées. Ces dernières étaient Patrick Gagnaire (Solidarcité et PPR), Hassan Bouod (SA Hassan Bouod), Yves Desjacques (DRH Vedior Bis), Laurence Méhaignerie, Maurad Cheurf, Yansour Zobeiri (Casino), et Jean-Luc Vergne (DRH de PSA). Ce conseil sera présidé par le directeur général de l’ACSE et « une personnalité à élire parmi les représentants d’organisations patronales ».

65La seconde structure du comité de pilotage, avait pour mission « d’assurer le suivi et le développement de la charte, communiquer sur les entreprises signataires, assurer les différentes réunions en lien avec les services de l’État en région et dans les départements ». Elle était composée des représentants du Medef et du CJD, de l’ANDCP, des administrations, une personnalité qualifiée et le représentant de l’IMS. Ce comité serait présidé par ACSE et un représentant du monde patronal. Le conseil d’orientation avait donc une fonction de maintenir les membres exclus sur le plan opérationnel. En effet, le comité de pilotage ne comprenait plus Alliances, Entreprises et Personnel, l’Institut de l’Entreprise. Il s’agissait donc d’une mise à l’écart au moyen d’une dilution du collectif dans deux espaces de communication.

Les premières réunions du « comité d’orientation » puis du « comité opérationnel (20 mars et 9 mai 2007)

66Une première réunion, le 20 mars 2007, consista en une rencontre des membres les uns avec les autres. Aucune initiative ne fut décidée en dehors de l’acceptation du nouveau comité. Le ministère de la Promotion de l’égalité des chances, par le biais de Manuel Demougeot, argua une nouvelle fois la légitimité de cette nouvelle configuration.

« Il (Manuel Demougeot) souligne que le Tour de France a été la première action véritablement orchestrée et organisée de déploiement de la charte, avec un large partenariat avec les organisations patronales et les CCI, et un rôle pivot de l’État aux plans national et local. Il poursuit en expliquant qu’après cette opération, qui a permis de décupler le nombre de signataires, de renforcer son déploiement de manière décentralisée pour augmenter toujours plus le grand nombre de signataires, et enfin de faire en sorte qu’il y ait des effets mesurables sur l’emploi, que les signatures s’accompagnent d’actions concrètes. D’où la décision du gouvernement d’impliquer davantage l’ACSE au-delà de son rôle de financeur […]. L’ACSE a enfin des relais territoriaux, les préfets, qui sont des délégués » (Compte rendu de la réunion du 20 mars 2007).

67En dehors de ce rappel, chacun put prendre la parole pour déclarer de façon formelle ses intentions. Ces discours restèrent généraux et marquèrent symboliquement la recevabilité du nouveau comité, chacun promettant fidélité et engagement à promouvoir la charte.

68Le 9 mai 2007, une réunion du comité de pilotage opérationnel eut lieu dans les locaux de l’IMS. Les représentants de la DPM, de la DGEFP, Bruno Libert, Françoise Cocuelle, Henri de Reboul, Fella Imalhayene, et Kamel Benamra, furent présents. Cette réunion fut l’occasion de préciser de façon concrète les modalités de ce partenariat entre l’IMS et l’ACSE. Par exemple, il fut décidé que chacune des régions ait un double référent : l’un « Administrations » et l’autre « entreprises », pour assurer la remontée des informations et mettre en œuvre les actions sur le plan local. En dehors de cet aspect, le comité réfléchit au recrutement d’une stagiaire pour « assurer le suivi opérationnel de la charte et assurera en lien avec IMS la préparation opérationnelle des événements prévus sur trois ou quatre sites » (Extrait du compte rendu de la réunion du 9 mai 2007).

69Les acteurs réfléchirent également à l’organisation d’événements de sensibilisation dans le Rhône, le Nord, Clermont-Ferrand, etc., et la création d’un portail internet dédié à la charte. Portail qui fut mis en ligne tout début 2009.

Perspectives

70Cette description a montré un collectif qui se déchira, qui lutta pour « garder la main » sur l’initiative et pour contrôler l’agrégat de signataires, et qui se fit prendre par son propre piège : alors qu’il nourrissait l’espoir d’accéder à l’agenda politique, il se fit dessaisir de son principal objet prétexte à l’interpellation de la puissance publique. Le collectif historique se dissoudra ; chacun décidant de rejoindre de nouveaux collectifs d’actions, ou de disparaître du champ. Quelques perspectives d’analyse peuvent être retirées de cette étude de cas.

L’intérêt méthodologique d’analyser les détails de l’action

71À travers cette description, les détails descriptifs ont toute leur importance. Cette réminiscence des détails, que d’aucuns jugeraient insignifiants, peut paraître étonnante si ce n’est ennuyeuse. Pour autant, ils sont importants. Ils sont les fragments d’une forme en train de se penser et de s’élaborer. Ces détails font sens, ils sont la trace des activités passées, que l’écriture fixe.

72Cette écriture des détails a un double emploi : d’abord elle a une utilité scientifique. Les détails induisent la possibilité d’une autre analyse que celle développée dans cette recherche, celle que nous n’avons pu ou n’avons pas choisi de faire mais que d’autres pourront faire. Cette écriture installe également des éléments à propos desquels des contradictions peuvent être exprimées, les critiques s’affûter, les nouvelles pistes de recherche se dessiner. Ensuite, l’écriture des détails sert à montrer comment s’exprime concrètement l’ambivalence de la charte et du collectif d’acteurs qui la porte. La première de ces formes d’ambivalence, voire de paradoxes, concerne les relations à l’intérieur même du collectif. C’est un collectif qui ne savait pas toujours quoi faire, qui improvisait, qui était contraint à s’organiser pour se protéger. Il s’agit également d’un collectif dont les relations n’étaient jamais lisses mais toujours ambiguës.

Le rôle fondamental de l’écriture pour donner vie à l’initiative

73Ainsi présenté, ce cas montre que la charte est indéniablement un acte réfléchi, médité et voulu. Cependant, dans l’exécution, les choses sont plus compliquées. Les acteurs abandonnent à la conjoncture une grande partie de l’exécution, si bien que l’initiative de la charte s’est formée grâce à des opportunismes circonstanciels et des rencontres fortuites, comme la création du ministère délégué à la Promotion de l’égalité des chances, puis le recrutement de Laurence Méhaignerie et de Fellah Imalhayene, cette dernière étant une connaissance intime de la première.

74Dès qu’une structure fut mise en place pour assurer la promotion et le suivi de la charte, en l’occurrence le secrétariat général de la charte de la diversité, les premières actions des acteurs en place consistèrent à relancer le mouvement par l’écrit. La rédaction d’un questionnaire « post-charte » servit de prétexte pour réanimer le mouvement, et constitua la base pour des écrits ultérieurs, tel que le guide de la charte de la diversité. Ce dernier avait pour fonction de mettre en perspective les actions passées et à venir, de recomposer les trajectoires stratégiques, de rendre compte de leur cohérence, d’apporter la preuve de leur bien-fondé, et de faire état du succès de l’initiative. Grâce aux récits de pratiques énoncées par les entreprises, les acteurs en charge de rédiger le guide de la charte de la diversité mettaient en commun ces expériences pour en faire quelque chose de sensé (Weick, 2001).

75Cette obligation d’écriture suscitée par le signature de la charte, dont il faut reconnaître qu’elle est peu ardente en comparaison avec celles engendrées par les normes ISO, modifie les relations sociales dans les entreprises puisque des acteurs devront s’organiser pour répondre à cette sollicitation (Cochoy, Garel, de Terssac, 1998). Par exemple, dans le cadre d’une étude antérieure (Huët, 2008), nous avions travaillé sur les réponses des entreprises à ce questionnaire. Nous avions notamment porté notre attention sur la trajectoire de la réponse au questionnaire dans le cadre d’une entreprise signataire. Nous avions vu que le document de travail destiné à constituer la réponse de l’entreprise au questionnaire a été relu par au moins quatre ou cinq personnes. Le document a d’abord été remis au cabinet du Président directeur général. Il a ensuite été transmis à la direction des ressources humaines. Un responsable de la direction ou l’un de ses collaborateurs a commencé à remplir le questionnaire, laissant certaines questions sans réponse. Pour ces dernières, il est précisé le nom de la personne à même d’y répondre. Ensuite, le document a été transmis à la direction de l’innovation sociale et de la diversité. Il a été relu et modifié par une adjointe de la direction. C’est dans un dernier temps que la responsable de cette direction a relu le document et l’a annoté. Ses commentaires ont conduit son adjointe à réécrire les réponses à apporter au nom du groupe.

76Ces précisions montrent que le document circule au sein de l’entreprise, et que pour être rédigé, il nécessite des coopérations entre plusieurs acteurs appartenant à diverses directions (ici, elles sont au nombre minimum de trois). Ainsi, l’écriture de la réponse à ce questionnaire est une tâche organisée. Elle est aussi un travail d’organisation puisqu’elle met en ordre les expériences des entreprises en la matière (Cochoy, Garel, de Terssac, 1998 : 681). De façon générale, la mise en commun des réponses des entreprises permettra au collectif de rationaliser son argumentation en l’appuyant sur des exemples précis. Le résultat de ce travail consistera en la publication d’un « guide pour la charte de la diversité ».

77Il en ressort l’idée simple qu’une organisation a certes besoin de « textes » mais aussi de « conversations » (Taylor, Van Every, 2000), c’est-à-dire que des acteurs prennent en charge des initiatives, sans quoi elle devient une organisation désaffectée. Il ne suffit pas d’avoir des textes fondateurs, validés collectivement, comme une charte, pour façonner une forme organisationnelle durable, car si les acteurs n’entrent pas en relation autour de projets concrets, l’initiative meurt. L’écriture sert donc à donner vie à l’organisation en la mettant en mouvement.

L’écriture est un indice pertinent de la redistribution des rapports de pouvoir

78La prise en charge de l’écriture est un indice pertinent de la redistribution des rapports de pouvoirs au sein du collectif. Le sujet de l’écriture est celui qui « peut » (sous contraintes). Il s’efforce de placer le « vouloir faire » sous la loi d’une écriture. Il met en texte ses intentions.

79Par exemple, au départ, les textes servant d’appui à la discussion étaient essentiellement produits par les membres de l’IMS, avant d’être pris en charge par un individu mandaté en la personne de Françoise Cocuelle. Ensuite, ce fut au tour des membres du ministère de la promotion de l’égalité des chances à qui il revint d’écrire, puis pour terminer, à Kamel Benamra de l’ACSE. Dans l’étude de cas, on a pu constater que le collectif historique s’était fait progressivement dessaisir de la maîtrise de l’objet qu’il avait pourtant mis en place.

80Certes, il continuera encore à se réunir pour déplorer la situation, imaginer des scénarios alternatifs, ou encore élaborer des contre-offensives. Mais hors de ces réunions, ce collectif ne produisit plus. Il n’écrivait plus. Il ne fut plus capable de paroles. C’est alors que les membres se dispersèrent, c'est-à-dire qu’ils ne vinrent plus aux réunions. Chacun quitta le collectif, « passa à autre chose ». Ce fut par exemple le cas de Laurence Méhaignerie qui monta sa propre entreprise dans un univers différent. Bruno Libert (Alliances) partit en retraite et ne se fit pas remplacer dans le collectif. Alexandra Palt quitta la Halde, Azouz Begag ne fut pas reconduit dans l’équipe gouvernementale. Françoise Cocuelle se fit oublier en n’assistant plus aux réunions, etc. Le groupe d’acteurs se renouvela en partie puisqu’il y eut des nouveaux entrants suite notamment au Tour de France de la diversité. C’est parce que le collectif est capable d’actions qu’il suscite de l’attrait. Les acteurs peuvent faire montre de fierté par le fait d’être présent dans le comité d’orientation de la charte. Par exemple, Maurad Cheurf mit son curriculum vitae en accès libre sur internet dans lequel il précise qu’il était « membre du comité d’orientation de la charte ».

Les « déplacements » des acteurs

81Nous avons donc tenté de mettre en évidence des « déplacements » des acteurs, c'est-à-dire que le jeu social s’est modifié dans la mise en place de la charte de la diversité. Ce concept de « place » indique comment le collectif a formalisé les modalités d’organisation du suivi de la charte, tel un organigramme.

82La nouvelle configuration proposée par l’ACSE montrait le souhait de fixer des sujets à une place particulière : un comité de pilotage opérationnel était institué, puis aussi un comité d’orientation composé de différents collèges. Et, il se trouve que ce système s’est délité du fait des nombreuses incertitudes quant à la place de chacun. Certains se firent renverser très vite et perdirent le pouvoir à l’image de Françoise Cocuelle qui aura exercé la fonction de porte-parole un an avant d’être contestée puis mise de côté dans le nouveau dispositif organisationnel. Ce sont donc des « sujets » qui se disputèrent la « tête » du collectif ; se succédèrent alors Laurence Méhaignerie et Yazid Sabeg, Henri de Reboul et Claude Bébéar, Françoise Cocuelle, Azouz Begag, et Kamel Benamra.

83Dès lors, sur le modèle de la description des « systèmes de place » décrit par Pierre Delcambre (1997), plusieurs places peuvent être identifiées dans le cas de la charte de la diversité.

La place de commanditaire

84Avant l’écriture de la charte, c’était une place occupée par Claude Bébéar. C’est lui qui commanda la production d’un rapport à Yazid Sabeg puis à Laurence Méhaignerie dans le cadre institué de l’Institut Montaigne. La charte fut « commandée » sans qu’elle ait été formulée en l’état au départ de l’initiative. Claude Bébéar s’était contenté de solliciter une réflexion positive sur ce sujet, c'est-à-dire d’amener les entreprises à se mobiliser sur ce sujet en ne leur faisant pas peur et en valorisant les bénéfices accomplis dans une telle démarche. À la suite de la signature de la charte, ce fut Laurence Méhaignerie, sous la subordination d’Azouz Begag qui devint le commanditaire. En effet, ils commandèrent une organisation afin de faire remonter des informations sur les premières entreprises signataires. Ils commandèrent également de nouvelles actions destinées à augmenter de manière significative le nombre de signataires (Tour de France de la diversité).

85Enfin, ils commandèrent un « guide pratique » pour aider les entreprises à penser la déclinaison concrète des engagements contenus dans la charte. Puis, c’est Kamel Benamra de l’ACSE qui devint le nouveau commanditaire au moment où le ministère disparut. Il commanda à l’IMS la mise en place d’un site internet dans lequel figureraient les bonnes pratiques des entreprises. Il commanda de nouveaux événements dans les différents départements pour augmenter le nombre de signataires, en particulier les PME.

La place d’autorité de légitimité

86Pour Pierre Delcambre (1997), cette place désigne les détenteurs du langage et des discours légitimes. Dans le cas de la charte, cette place était occupée par les entreprises signataires et leurs représentants (responsables des réseaux d’entreprises qui siégeaient dans le comité de pilotage). Tout au long du processus les responsables des réseaux d’entreprises argumenteront sur la légitimité d’une telle initiative, et surtout la légitimité qu’auraient les entreprises à s’autosaisir de cette question. Mais lorsqu’Azouz Begag entra dans le collectif, il vint par la même occasion, défier cette place d’autorité légitime. L’ajout du logo du ministère sur la charte et de la mention « en présence du ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances Azouz Begag », au centre de la page, témoignent de cette revendication de la place d’autorité légitime. C’est lui qui décida si les acteurs feront ou ne feront pas partie du nouveau dispositif dont il confia la direction à l’ACSE.

87Lorsque les entreprises contestèrent cette décision par le biais d’une lettre adressée au ministre, ils reconnurent implicitement qu’ils avaient perdu cette place d’autorité légitime : « Je vous demande l’autorisation d’inclure dans le comité de pilotage les partenaires de la charte de la diversité » (Demande écrite de Françoise Cocuelle à l’intention d’Azouz Begag). En même temps, les réseaux d’entreprises contestèrent ce déplacement et rappelèrent constamment qu’il s’agissait d’une initiative d’entreprises et que les pouvoirs publics devaient se faire discrets.

88Cette contestation du déplacement n’avait rien d’anecdotique, car en prenant la main sur cette initiative, Azouz Begag renversa un des objectifs premiers du collectif des entreprises, à savoir « prouver leur légitimité » à s’autodiscipliner sur cette question.

La place d’autorité de validation des écrits

89Il s’agit du « directeur » qui contrôle la production vérifie son acceptabilité et gère le crédit de l’établissement. Avant d’être signé, cette autorité était construite au sein de l’AFEP. Il s’agissait de l’instance de jugement et de modération. Le texte, proposé par Laurence Méhaignerie et Yazid Sabeg, était validé collectivement par les responsables d’entreprises lors des réunions de l’AFEP. C’était à eux que revenait le travail de discussion de la signification du texte. Ce rôle était important puisque les acteurs contribuaient à la fixation des énoncés textuels.

90C’était aussi là que se jouait la mise en conformité de l’écrit par rapport aux usages de la rhétorique dominante du milieu. C’est alors que les acteurs supprimèrent certains termes au profit d’autres qui appartenaient davantage au langage de l’entreprise, etc. Une fois la charte signée, le collectif institua cette place, en mettant en œuvre un « comité de pilotage ». C’était le lieu où les acteurs discutaient de l’avenir du texte, des nouvelles actions et paroles à produire, etc. Au départ, il était très restreint (IMS, Alliances, CJD, Entreprise et Personnel, ANDCP) avant de s’ouvrir rapidement à douze membres dont des partenaires publics. Or, le ministère défia la place d’autorité légitime précisément en renversant ce comité de pilotage.

91Ainsi, en modifiant « l’autorité de validation », il ouvrit la possibilité de déplacer par la même occasion « l’autorité légitime ». La recomposition du comité de pilotage servit donc à déplacer l’autorité légitime mais également la place du commanditaire, puisque ce dernier fut celui qui écrivait, et qui animait le comité de pilotage.

La place de tuteur

92Il s’agit de celui qui aide à la perpétuation des compétences de manière interne. C’est un travail de conseil lié à une connaissance des manières de faire locales, de bons écrits. Dans le cas de la charte, le tuteur était celui qui conseillait sur les formes d’écritures et d’actions qui conviendraient aux entreprises. C’était celui qui informait sur le niveau d’acceptabilité des engagements par les entreprises.

93C’était une place essentiellement occupée par Claude Bébéar. C’est lui qui travaillait à stabiliser une sémantique propre à l’économique. C’était le principal traducteur, celui qui définissait les limites de l’acceptable. C’est encore lui qui exprimait verbalement sa colère face au nouveau dispositif organisationnel qui plaçait l’ACSE à la tête de la gestion de la charte. Il n’hésita pas : dans un compte rendu de la réunion du 15 février 2007 à propos des modalités de gestion et de suivi de la charte, on peut lire cette détermination :

« Claude Bébéar, président d’IMS et initiateur de la charte de la diversité, considère que c’est une initiative du monde des entreprises et que les ministères et administrations n’ont pas vocation à s’approprier cette initiative ».

94C’est le seul document où la question de la légitimité de l’acteur public fut posée en ces termes. Dans d’autres, elle ne fut évoquée que de façon secondaire ou implicite. Par exemple, dans la réunion du 7 mars 2007 à l’ANDCP, la formulation était plus hésitante : « la légitimité des pouvoirs publics de s’approprier une initiative privée a été posée ». Cela étant, le tuteur n’était pas toujours consulté : il semblerait que Claude Bébéar n’ait participé à la gestion de la charte qu’à de rares moments, particulièrement au cours des principaux déplacements.

La place d’écrivant

95C’est le producteur du texte, celui qui « tient le stylo ». Dans le cas de la charte, l’écriture n’était pas contrainte mais volontaire. Au départ, c’est Yazid Sabeg et Laurence Méhaignerie qui écrivaient les versions et qui modifiaient les textes en fonction des commentaires émis par les relecteurs. Une fois la charte signée, c’était Fella Imalhayene qui occupait ce rôle. Par contre, cette écriture ressemblait davantage à celle en contexte de travail.

96C’était une mission qui lui était confiée dans le cadre de son activité de travail : c’était elle qui écrivait la plupart des comptes rendus des comités de pilotage. D’ailleurs, le collectif choisit d’appeler la structure dans laquelle travaillait Fella Imalhayene : le « secrétariat général de la charte de la diversité ». C’était un lieu où il y avait une « secrétaire », c'est-à-dire une personne commise à l’écriture à temps complet. Évidemment, il existait d’autres écrivant, tels que Kamel Benamra au moment de la réorganisation du collectif. C’était lui qui écrivait la nouvelle organisation, ainsi que les comptes rendus qui suivaient les réunions. Enfin, les conseillers techniques (Laurence Méhaignerie, Samuel Douette) du Ministère étaient également amenés à tenir le stylo au moment du Tour de France de la diversité.

La ou les sources

97Ce sont les textes produits par ceux qui participent aux réunions préparatoires. Ce sont essentiellement d’autres textes qui peuvent servir de modèle pour l’écriture d’une première version. Concernant la charte, je ne sais pas vraiment quels étaient les documents modèles, si ce n’est la littérature nord-américaine (principalement canadienne) qui conduisait les acteurs à user de certains termes spécifiques comme « minorités visibles », « actions positives », « diversité ». Une fois la charte signée, la rédaction du guide s’appuyait principalement sur les réponses apportées par les entreprises au questionnaire de l’IMS. D’autres documents avaient certainement inspiré le collectif, mais n’en avons pas la connaissance.

Le destinataire

98Il est imaginé par le collectif. Il s’agissait essentiellement des grandes entreprises avant la signature de la charte, puis ensuite les PME. Les médias faisaient aussi partie des destinataires privilégiés.

Le porte-parole

99À ces différentes places proposées par Pierre Delcambre, j’ajouterai celle du « porte-parole ». Il était le guide qui représentait un collectif homogène (les entreprises). Il incitait à l’action et en disait les raisons. Il informait, alertait, éveillait et défendait le point de vue de ceux qui l’avaient installé à sa place. C’était un sujet qui portait la parole des entreprises, et exprimait par là-même, l’intersubjectivité fondatrice d’une association libre d’hommes. Françoise Cocuelle fut nommée officiellement comme le « porte-parole des partenaires de la charte de la « diversité ».

100Son itinéraire se termina par un échec. Sa médiation fut malheureuse car elle ne put convaincre du contre-projet d’organisation. Elle n’eut pas réussi à empêcher que le collectif se fissure. Elle eut écrit une lettre au ministère pour dénoncer l’actuelle organisation.

101Suite à cette lettre, il ne fut plus fait mention de sa « position de parole », mais elle apparut désormais en tant que « responsable de son entreprise ». Dans l’histoire de la charte, l’intervention du porte-parole n’apparaissait que de façon épisodique. Autrement efficace était l’action continue développée sur le terrain par les missionnaires locaux, lesquelles ressemblaient fort à des « porte-parole ».

Les places sont négociées

102Ce travail de clarification des places occupées par les acteurs à l’avantage d’éclairer le réseau des relations qui se noua autour de la charte, au moment de son déploiement. Quant à l’écriture de la charte, elle constitua des mises en relation, au sein desquelles les acteurs cherchèrent leur place, celle-ci se modifiant au fur et à mesure de son déploiement. Ces places se négocièrent, jusqu’à ce qu’un dispositif fut stabilisé et formalisé. C’est alors que les rapports de pouvoir existant antérieurement se modifièrent sous la pression de quelques acteurs (essentiellement publics) qui prirent la place des représentants des rôles d’entreprise.

103Ce changement de souveraineté eut besoin d’être justifié. Aussi, Kamel Benamra ou Emmanuel Demougeot valorisèrent la position des partenaires publics en tant qu’ils seraient des garants de la pérennité de l’objet. Dans leurs discours, ils mirent en avant leur culture de l’action durable et leur connaissance en matière de science politique. C’est l’essence même du politique que de défier la fragilité de l’action humaine, en cela leur présence s’imposait. Au moment de ces changements, la figure du « porte-parole » apparaissait comme elle ne l’avait jamais fait, car le collectif avait besoin de médiations pour faire face à ses rivalités et tensions constitutives de la lutte pour la tête de l’initiative.

Expliquer les conflits : le problème de la personnification du mouvement

104Parmi les raisons qui pourraient expliquer les turbulences qui ont secoué les acteurs, l’une concerne une trop forte personnification de l’initiative. Dès le départ, la charte de la diversité avait une force politique indéniable. Il s’agissait d’une initiative de Claude Bébéar et de quelques chefs d’entreprises du CAC40 bien connus. Les premières signatures de la charte (le 22 octobre 2004) étaient manuscrites, et figuraient les noms propres des signataires. La présence d’acteurs éminents constituait un argument sur le bien-fondé de la charte.

Les traces de la personnification, puis de la dépersonnification du mouvement

105Par exemple, la toute première version de la charte, signée le 22 octobre 2004 par trente-trois dirigeants, présentait une forme originale : le texte occupait un quart de la surface de papier. Les trois quarts restants étaient réservés pour les signatures manuscrites des personnalités présentes lors de cette conférence de presse. L’identité des signataires, la puissance et l’autorité du collectif avaient une importance cruciale. Il s’agissait de la fonction « politique » du texte : il importait peu de décrire de façon précise les objectifs que se fixaient les entreprises, mais par contre, l’exposition des signatures servait à montrer que des acteurs publiquement reconnaissables participaient à cette initiative. Par ce soutien, ils objectivaient la question des discriminations. Ils témoignaient de leur prise de conscience de ce problème, et « validaient » l’idée selon laquelle c’est un problème qui concerne l’avenir de la collectivité. En outre, cette charte contenait la promesse que les chefs d’entreprise étaient déterminés à le canaliser, le corriger et à se donner une certaine organisation pour être efficaces dans cette lutte. En tout état de cause, ces signatures « faisaient autorité ». Elles désignaient un engagement personnalisé c'est-à-dire que la responsabilité de formuler une promesse était plus fortement individualisée alors que le texte était identique d’une entreprise à une autre. On peut donc dire qu’il s’agissait d’un processus de personnification mais aussi en quelque sorte de dépersonnification en ce qu’il renvoyait à une généralisation de l’engagement. Le rôle des signatures était de marquer un support, d’identifier un individu et de s’assurer de sa volonté. Le signataire exprimait son contentement à l’acte. C’était une posture méta-énonciative car on souscrit à ce que l’on vient d’écrire (Fraenkel, Pontille, 2003 : 100-101, Pontille, 2004).

106Au moment de l’élargissement des signataires, cette première version de charte disparut pour laisser place à un document non signé. Certes, la signature était toujours réalisée de manière manuscrite, notamment au cours des cérémonies du Tour de France de la Diversité, mais leur geste physique n’était plus visible sur le document rendu public. Désormais, à la manière d’une pétition, une liste de signataires comportant uniquement le nom de l’entreprise accompagnait la charte sur une feuille distincte. Les acteurs de départ et les premières entreprises signataires se fondaient désormais dans le mouvement, comme pour redonner vie à l’ensemble des acteurs engagés.

107Ainsi, les acteurs entrèrent dans une phase de dépersonnification du mouvement qui s’était traduit par une généralisation des signatures. Tout du moins, le collectif de départ se devait de mener des modifications qualitatives, des adaptations, pour supporter l’accroissement du nombre de signataires et l’introduction de nouveaux partenaires. Les fondateurs de l’initiative cherchèrent alors à assurer la continuité de leurs idées en publiant des argumentaires sur la charte, aux noms évocateurs : « la charte de la diversité : exposé des motifs », ou encore en organisant des cérémonies de signature plus ou moins prestigieuses en présence de personnalités connues comme Yazid Sabeg, Claude Bébéar, puis Azouz Begag (chapitre 5). Il s’agissait d’une étape où les initiateurs tentèrent de façonner les « nouveaux entrants », voire les « initiés » ou les « successeurs porteurs de l’initiative » à l’image du collectif, c’est-à-dire selon l’esprit premier qui guida la conduite des membres fondateurs. Théoriquement, il s’agissait d’élever le collectif au dessus des existences particulières, de continuer le mouvement, en comblant, au fur et à mesure, les vacances qui se produisaient en son sein. L’organisation courrait indéniablement moins de risques si elle n’était pas dépendante de l’éphémère individualité de ses membres (Simmel, 2010, 491-502).

108Un des exemples de dépersonnification, voire de l’expropriation du mouvement concernait la création de l’association des entreprises pour la diversité. Dans les statuts de cette association de loi 1901, des fonctions symboliques étaient attribuées aux acteurs de départ. Par exemple, Claude Bébéar fut nommé « président d’honneur », alors que d’autres eurent le titre de « personnalités extérieures ». Dans le langage de Georg Simmel, on dira que ce dispositif permettait aux acteurs importants de régner mais pas de gouverner, c’est-à-dire qu’il n’en émanait aucun ordre. En plus de cela, cette association permettait au mouvement de prendre conscience d’une certaine unité.

109Par conséquent, la création d’une association constituait le signe probable d’une certaine cohésion entre les acteurs, qu’ils incarnaient dans une organisation formelle. Cette cohésion devint alors une réalité objective, pourvue d’une durée propre, et qui, théoriquement, n’était plus subordonnée à tous les hasards liés aux trajectoires individuelles (Simmel, 1897 : 97). Les acteurs se choisirent un nom, « entreprise et diversité », élaborèrent un logo, c’est-à-dire autant de moyens destinés à objectiver l’unité du mouvement (Brummans, Cooren, Chaput, sous presse). Georg Simmel (1897) analysait que le fait de fixer la vie du mouvement dans des productions symboliques vise à assurer la pérennité du collectif, en soustrayant sa capacité à durer face à l’arbitraire des individus. Ce moment de l’initiative est intéressant car il permet de comprendre comment, ce qui n’était à l’origine que quelques échanges interindividuels, se façonnent à la longue des objectifs précis, se formalisent et se répartissent des tâches particulières à accomplir. La forme ainsi créée, représentait les idées et les forces qui maintenaient le groupe ainsi déterminé et, par une sorte de condensation, elles faisaient passer cette forme de l’état purement fonctionnel à celui de réalité substantielle (Simmel, 1897 : 80).

Une mise en crise du processus de dépersonnification suite à l’arrivée d’Azouz Begag dans l’initiative

110Seulement, ce processus de dépersonnnification de l’initiative fut insuffisant. Certains membres refusèrent de s’effacer, et d’autres, tel qu’Azouz Begag, contrarièrent cette tendance en allant jusqu’à revendiquer la paternité de l’initiative. À première vue, son arrivée était problématique, non pas que le contenu de ses propositions était dommageable, mais parce que son arrivée modifiait l’ensemble et affectait notamment les positions avantageuses. Son arrivée a mis en crise le processus de dépersonnification du mouvement. L’initiative n’était plus celle de Claude Bébéar et de ses acolytes, mais devenait le fruit d’un collectif composite. Plus encore, Azouz Begag personnifia le mouvement en son nom. En symbole de cette personnification, de nouvelles « chartes de la diversité » furent publiées dans lesquelles il était rajouté la mention suivante :

« Charte signée en présence d’Azouz Begag, ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances ».

111Azouz Begag installa donc fortement sa présence dans les divers documents publics (logo du ministère, annonce de sa présence lors des cérémonies de signature, etc.). Finalement, et c’est la première difficulté que rencontrèrent les acteurs à l’origine de la charte de la diversité, le mouvement s’était placé sous la dépendance de quelques acteurs, c’est-à-dire que sa vie était intimement liée à quelques individus. Or, ces derniers se dispersèrent et désertèrent un à un de l’initiative, ce qui mit en péril le mouvement. Le collectif ne sut donc pas se donner une existence formelle, c’est-à-dire qu’il ne parvint pas élever au-dessus des individus une organisation objective en qui aurait pu s’incarner l’unité sociale du mouvement. Certes, en créant l’association de loi 1901, ils désignèrent des représentants munis de pouvoirs spéciaux, mais qui avaient un caractère trop étroitement individuel. Par exemple, lorsque Françoise Cocuelle, porte-parole des entreprises, quitta sa fonction sans jamais démissionner officiellement, personne ne la remplaça.

112Par conséquent, cette tentative de résistance des acteurs initiaux s’avéra être trop vague et incertaine. Les personnalités ont vraisemblablement prêté trop légèrement leurs noms sans que cela ne représente leur investissement réel. Par exemple, le départ précipité de Françoise Cocuelle, quelques jours après avoir été nommée « porte-parole » des entreprises pour la diversité, affecta de façon considérable la capacité d’action de cette association. Par exemple, la désertion et la dispersion des acteurs fondateurs mirent indéniablement en branle l’unité du mouvement.

113Ces conflits, pour gagner la propriété de la charte, eurent au final pour conséquence majeure, une focalisation des discussions sur les aspects organisationnels au détriment de ceux visant à résoudre la possible perte de contrôle de la masse des signataires.

Un conflit non strictement organisationnel mais aussi idéologique

114En première conclusion de ce cas, il apparaît assez clairement qu’une forme d’association humaine n’est pas nécessairement dissoute quand bien même des conflits intenses la traversent. Celle-ci peut se maintenir à partir du sens de son utilité, de la pertinence et de l’efficacité de ces objectifs. Et quoique les chefs d’entreprises, multi-positionnés, qui sont membres de cette initiative, ne sont liés à aucune obligation particulière, la forme peut être soutenue par l’échange entre quelques acteurs fortement impliqués parce qu’ils sont rémunérés pour cela ou simplement parce que l’intérêt à défendre est jugé individuellement fondamental. Seulement, dans le cas de la charte de la diversité, dès que des « préjudices » sont survenus dans l’association, un ressentiment et une défiance réciproque se sont progressivement installés entre se membres. Les liens sociaux tendaient alors à se déchirer et les membres se dispersèrent et se disséminèrent à l’entour par la violence et l’opposition de leurs luttes stratégiques.

115Le conflit qui opposa les chefs d’entreprises et les acteurs politiques ne fut pas qu’organisationnel. Il consistait aussi en un refus des premiers à politiser la question de la diversité selon les modèles d’actions politiques classiques. Le problème posé portait alors sur les modalités de reconnaissance publique de la diversité. Les chefs d’entreprises militaient clairement pour que la charte soit envisagée comme une « initiative d’entreprise » et qu’elle devait, dès lors, être traitée comme une question économique. En cherchant à thématiser la question de la diversité sous l’angle économique, ils se refusaient de retraduire cette question dans les formes classiques du politique. L’économisation de la diversité est un processus concret qui a poussé les chefs d’entreprises à s’auto-attribuer la responsabilité de son dépassement dans un cadre souple et volontariste. Ce processus d’auto-attribution s’accompagnait d’une critique virulente de l’action politique qui aurait contribué à démotiver les entreprises à s’engager dans ce chantier. Cette mise en accusation du politique s’était actualisée concrètement dans la lutte avec le ministère représenté par Azouz Begag pour détenir le pouvoir d’agir sur la charte et son déploiement.

116La charte de la diversité était donc dotée d’une fonction critique dirigée directement contre le politique et l’ordre normatif républicain. Cette initiative était politique au sens où les chefs d’entreprises imaginaient mettre en œuvre des solutions pratiques pour faire face au problème des discriminations. Ils se donnaient pour objectif de produire une description pertinente, c’est-à-dire essentiellement économique, à ce problème et s’auto-attribuait la responsabilité d’intervenir de façon adaptée dans un processus de transformation sociale. En quelques sortes, les chefs d’entreprises se définissaient eux-mêmes comme des acteurs politiques pertinents. Comme cela a déjà été montré plus en avant dans l’ouvrage, ils s’employaient par exemple à démontrer que les actions politiques en la matière étaient détachées de la réalité des problèmes sociaux, par exemple en déniant la contribution favorable de la diversité à la compétitivité et à l’innovation des entreprises. Ces objections visaient, par voie de conséquences, à délégitimer tout engagement politique qui prendrait une autre forme qu’un soutien économique à l’initiative de la charte.

117La cause du délitement de cette initiative ne se réduisait donc pas exclusivement à l’aspect organisationnel. Elle se comprend aussi dans cette confrontation entre l’ordre économique et l’ordre politique. La charte esquissait le développement de dynamiques revendicatrices de la part des chefs d’entreprises. Cette initiative visait donc à produire des effets cognitifs d’une part (changement de la perception du problème des discriminations et de la valeur de ses justifications), et pratiques d’autre part par une dynamique de promotion de la diversité autour de dispositifs pensés par les entreprises et incités par l’État.

Du collectif à l’agrégat : le problème de la généralisation du mouvement

118Dans un collectif structuré dans le cadre du club d’entreprise, les relations entre les chefs d’entreprises sont plus profondes que dans l’agrégat. Les liens de dépendance mutuelle sont forts. Le désistement d’un individu peut entraîner la ruine de l’initiative. Chacun est presque irremplaçable. En revanche, dans l’agrégat, les relations humaines sont désengagées, ce qui accorde à chacun une liberté accrue. Les individus se compensent mutuellement si bien que personne n’est irremplaçable. On peut manifester de l’indifférence quant aux motifs d’action des uns et des autres avec qui nous sommes en rapport. Le désistement de quelques acteurs n’ébranlerait en rien la force d’agrégation des animateurs. Les individus se dégagent par rapport aux liens personnels (Maffesoli, 2001).

119De façon plus précise, nous avons indiqué que, sous la pression d’Azouz Begag, le nombre d’entreprises signataires de la charte passa en huit semaines d’une petite centaine à près de deux mille signataires. À ce moment précis du processus, il ne s’agissait plus d’un collectif d’entreprises mais d’un agrégat. Or, l’augmentation de la quantité des signataires fait apparaître des phénomènes tout à fait nouveaux (Forsé, 1998 : 106).

Du collectif à l’agrégat

120Les acteurs impliqués initialement dans l’initiative composaient un « collectif ». Ils s’assemblèrent en poursuivant un but commun, qui était de créer un mouvement d’entreprises sur le sujet de la diversité. Ce collectif était né de rencontres, parfois fortuites, au cours desquelles ses membres s’étaient entendus pour regrouper des moyens (obtention d’une subvention pour assurer le suivi de la charte, mise en place d’un secrétariat de la charte, mise à disposition de personnel, etc.) et des énergies (mobilisation des réseaux de chacun des acteurs, intervention dans des colloques, etc.), dans le but d’être efficace pour la promotion de la charte.

121Au départ, c’était donc des acteurs qui agissaient de manière relativement coordonnée. Il s’agissait d’un réseau étroit de personnes. Les relations étaient directes, de personnes à personnes, dans une égalité de position sociale. Ils définissaient des situations problématiques, avançaient des diagnostics aux moyens de rapports publics (Bébéar, Sabeg, Méhaignerie, 2004) et des argumentaires sur le bienfondé de la charte. Ils recrutaient également des acteurs et tentaient de neutraliser soigneusement les opposants. Ils connurent des temps forts comme ceux de la publication de la charte ou des cérémonies de signature, qui exposèrent le collectif sur le plan médiatique. Le collectif avait d’ailleurs joué un rôle déterminant dans le processus d’inscription de la question de la diversité dans les agendas politique et médiatique.

122Seulement, lorsque deux mille entreprises rejoignirent le mouvement, force est de reconnaître que le collectif fut remplacé par un « agrégat ». Un « agrégat » désigne un ensemble comprenant une pluralité d’acteurs et de contenus. L’agrégation est liée à un phénomène amplificateur, à savoir celui de l’augmentation massive du nombre de signataires. Les acteurs n’avaient plus qu’une « désignation commune ». Il s’agissait seulement d’une juxtaposition numérique, où ses membres s’y neutralisaient. En ce sens, il menaçait « l’âme du collectif » c’est-à-dire une âme d’actions et de paroles.

L’agrégat comme signe manifeste de la puissance du mouvement ?

123À la lumière de Simmel (1989), nous pourrions affirmer qu’à première vue, la signature de deux mille entreprises était le signe manifeste de la puissance du mouvement d’entreprises pour la diversité. Cette impression vient principalement du fait que les acteurs d’entreprises eurent l’intelligence d’exposer le remarquable, c’est-à-dire les pratiques effectives des entreprises. Certes, la plupart des acteurs qui le composaient avaient des mobiles extrêmement divers, voire contradictoires, mais cette désharmonie s’entrelaçait dans un certain accord. Le mouvement d’entreprises donnait l’impression d’un ensemble cohérent et paraissait ainsi réconcilier dans l’unité les intérêts divergents ou antagonistes. Ils réussirent à édifier une unité plutôt stable à partir d’éléments différents (Simmel, 1989 : 257).

124De façon concrète, les acteurs de la charte de la diversité inventaient une série de dispositifs destinés à exposer les pratiques d’entreprises : création d’un site internet, dossiers de presse, guide pour la charte de la diversité. Ces dispositifs étaient destinés à permettre à quelques-unes des entreprises de s’arracher de la masse, et de satisfaire à une mise en valeur de pratiques propres. De façon plus significative encore, ils créèrent un concours pour la diversité dont le but était de distinguer les pratiques les plus innovantes en la matière. Il s’agissait donc de permettre à quelques entreprises de s’élever temporairement seules. Cependant, l’étude des comptes rendus de réunions révèle qu’aucune réflexion de fond ne précéda ce travail d’exposition publique des pratiques. Il suffisait d’adresser une demande auprès du secrétariat de la charte pour voir ses pratiques publicisées. En ouvrant le champ vertigineux des pratiques, les acteurs d’entreprises affirmaient que toutes les pratiques étaient possibles au risque de l’inconstance, voire de l’incohérence. Les entreprises pouvaient recommander ce qui était approprié, c’est-à-dire ce qui était cohérent avec l’orientation générale de l’initiative ou de l’entreprise. Mais parfois, ils eurent recommandé des pratiques qui n’avaient aucun rapport avec la spécificité de l’entreprise, ou qui pouvaient constituer un atout incontestable de leurs progrès. Par exemple, la proposition consistant à publier la photographie de l’équipe dirigeante de l’entreprise dans le rapport annuel pour témoigner d’une éventuelle diversité ethnique (proposition contenue dans le rapport de Claude Bébéar, 2004).

Les tendances contradictoires propres à la forme agrégat

125Dans l’agrégat des entreprises pour la diversité, les Petites et Moyennes Entreprises (PME) côtoyaient les très grandes entreprises. Pour les premières, la forme de l’agrégat contenait des atouts indéniables : il protégeait l’acteur faible. Les PME étaient les acteurs faibles aux égards des très grandes entreprises. Elles avaient besoin d’un « agrégat » pour éviter de ne s’en remettre qu’à soi dans la pratique avec sa responsabilité et sa nécessité de se défendre seule par ses propres forces (Simmel, 1989 : 185). Seules les formes d’un « agrégat » pouvaient leur assurer pareille protection. Par exemple, un nouveau signataire peut éprouver le besoin d’être soutenu, d’être guidé dans la voie des autres. Dans le langage de Georg Simmel (1989 : 168), on dirait que l’individualité se sentait soutenue de l’intérieur par une « totalité » qui tendrait vers la même chose. L’engagement était plus facile. L’entreprise était moins exposée et risquait peu de sollicitations. Elle était emportée dans un mouvement sans avoir nécessairement besoin de beaucoup d’énergies à dépenser.

126Cependant, les PME étaient aussi une graine de poussière face à une organisation démesurée, qui leur ravissait toute possibilité de se faire remarquer. L’effet négatif de la masse est qu’elle contraint les acteurs à la spécialisation extrême pour exprimer leur singularité (Simmel, 1989 : 248). Pour éviter l’indifférence et prendre le risque d’être inaudibles, les acteurs doivent faire preuve de beaucoup d’imagination pour exprimer et faire reconnaître leurs singularités. Et cela peut conduire à exposer des pratiques dont le sens ne se trouve nullement dans leur contenu, mais seulement dans les formes qui consistent à être autrement, à se distinguer et se faire remarquer. Ce travail d’exposition publique des pratiques était un moyen pour les acteurs de colmater les brèches qui venaient de la dichotomie des éléments de l’agrégat.

127L’explosion du nombre de signataires eut donc des effets contreproductifs. Car si deux mille entreprises la signaient, alors la charte en tant que parure, ne paraît plus. Elle se banalisait et ne faisait plus briller celui qui la signait. Et si la signature se banalisait, le texte perdait de sa solennité initiale, les signataires se confondaient au point que leur identité était parfois inconnue comme en témoignent les nombreuses erreurs de comptabilisation du nombre de signataires. La charte n’était plus un dispositif d’engagement ; elle devenait une pétition. Par exemple, sous l’impulsion du ministère délégué à la Promotion de l’égalité des chances, il devenait possible de signer électroniquement la charte. Il suffisait alors pour l’entreprise intéressée de remplir un formulaire d’enregistrement et de cliquer sur l’onglet « signer maintenant la charte ». En donnant plus de profondeur à l’instant présent, la réflexion disparaissait soudainement. Au lieu de prendre un certain temps de maturation, l’action de s’engager pouvait prendre forme immédiatement. En procédant ainsi, la charte perdit son caractère « sacré » : les acteurs, particulièrement les PME, n’apparaissaient plus sur scène. Il n’était plus audible, noyé dans la masse des signataires. Le collectif de la charte a probablement sous-estimé l’existence de signataires solitaires, dirigés par le désir d’apparaître publiquement et de parader. Dans ce cas de figure, le collectif portait en lui les germes d’une révolte à vide.

128Nous pointons ici la tendance contradictoire propre à l’agrégat. Les acteurs de l’entreprise étaient confrontés à la difficile question de garantir l’unité d’un mouvement tout en leur assurant une distinction publique. En d’autres termes, il s’agissait de donner aux nouvelles entreprises la sécurité de ne pas rester seules dans leurs actions tout en leur fournissant l’occasion de s’élever temporairement seules. Le cadre organisationnel était insuffisamment pensé car il ne put garantir la satisfaction de deux tendances opposées : rassembler en un groupe mais le séparer en même temps des autres entreprises, relier et distinguer (Simmel, 1989 : 169). D’après Georg Simmel, ces deux fonctions propres aux associations humaines massives (dans le cas de la mode) sont indissociablement unies, dont l’une, quoique ou parce qu’elle constitue sur le plan logique l’opposé de l’autre, est la condition pour que le mouvement d’entreprises se réalise. Autrement dit, là où il manque l’une des deux, la constitution du mouvement d’entreprises risque de dégénérer et s’effondrer (Simmel, 1989 : 171). De manière brutale, on pourrait dire que la charte de la diversité sera oubliée, parce qu’emportée dans le changement incessant qui traverse le monde économique. D’autres initiatives lui auront succédé, et elle ne sera plus qu’une anecdote dans l’histoire des discriminations. La charte est éphémère et ne résistera pas dans le long terme. La stabilité et la prévisibilité ne résistent pas au mouvement toujours changeant de la compétitivité, qui impose la prise en charge de nouvelles questions sociétales.

La charte comme catégorie d’événement au moment de la signature

129La signature de la charte apparaissait comme un symbole créateur d’identité : elle était un moment important du processus de la mise en place des valeurs sur la diversité dans les organisations puisqu’elle devenait un point d’ancrage fondateur d’un ensemble de nouveaux qui intervenaient. Par exemple, le Tour de France de la diversité ne pouvait avoir lieu que parce que la charte avait déjà été signée par un nombre significatif d’entreprises.

130Fort de ces premières signatures, de nouvelles mobilisations pouvaient être agrégées. La signature fut également le point d’appui fondateur pour de nouveaux discours. Chacune des entreprises signataires sera ensuite tenue d’avoir quelque chose à écrire sur la façon dont elle a répondu de ses engagements. Soit elle était directement sollicitée par les initiateurs de la charte par le biais d’un questionnaire destiné à la remontée des informations sur ses pratiques, soit elle produisait volontairement des écrits pour valoriser les initiatives dans le rapport annuel ou dans d’autres objets de communication.

131Cette obligation d’écrire nécessitait que des acteurs internes aux entreprises puissent réaliser ces charges d’écriture. Cela supposait donc une organisation spécifique qui pouvait aller du simple ajout de cette tâche à une fonction existante, à l’ouverture d’un poste, voire d’un service sur la diversité et le reporting.

132C’est éventuellement dans la signature de la charte, que celle-ci se pensa ensuite sous la catégorie d’événement. Elle contribua à l’émergence d’un réseau des « partenaires de la diversité », où chacun reçut la qualification de « partenaire » dès lors qu’il signait ou qu’il associait son logo à la charte.

133Dans les discours qui suivirent ce moment, une mémoire se forgea. C’est à partir de là que les acteurs écrivirent un « historique de la charte », mentionnant les dates fondatrices de celle-ci. Généralement, cet historique était constitué de la publication des deux rapports, du document de la signature du 22 octobre, puis de la mise en place du Tour de France de la diversité. Le moment de la signature (et pas uniquement) était à chaque fois un acte fondateur de la charte de la diversité.

134D’ailleurs, les acteurs ne retenaient de ce moment que celui des gestes de signature. Les actions qui s’étaient dévoilées ce jour-là étaient ignorées voire oubliées : lors de la cérémonie des signatures, les acteurs n’avaient pas fait que signer, ils avaient discuté également.

135Ainsi, la signature demeurera un événement fondateur dans l’histoire de la charte. Les « missionnaires » s’y référeront en permanence pour situer l’apparition d’une action légitime, caractérisant la dynamique même de l’implication des entreprises. Pris sous les feux de la rampe, le collectif déclara, le 22 octobre, qu’il « promit » de s’engager pour promouvoir la diversité. À dater de ce jour, les entreprises prirent conscience de l’instauration d’une « nouvelle promesse » et surtout d’une unité entre les entreprises pour promouvoir la diversité. Rien ne devait alors être étonnant dans le fait que tous signaient une même et unique charte.

136Évidemment, cette charte n’avait pas été conçue le 22 octobre 2004, mais elle avait été réfléchie bien avant. Mais soulignons encore que le moment de la signature avait de particulier le fait qu’il était un rite performatif. La signature n’était pas d’emblée située dans le moment de la prise de conscience, c'est-à-dire dans la dynamique d’un processus où la charte serait censée manifester publiquement cette prise de conscience effective de la part des entreprises.

137L’acte de déclarer ses engagements était, avant tout autre chose, un acte de « promettre ». Ceci constituait les prémisses d’une « nouvelle unité ». En signant, les membres étaient unis par une « égalité fraternelle », ce qui s’opposait tendancieusement à leurs différences dans toutes les autres situations où ils étaient en concurrence. C’est la raison pour laquelle ils avaient besoin de rituels pour apaiser la violence intestine qui existait entre eux. Une fois que cette unité était reconstruite au moyen du rituel, que les acteurs produisaient un effort important pour se réunir en une forme unitaire, ils abominaient toutes les formes d’associations particulières dans lesquelles ils n’étaient pas présents ou celles qui leur feraient concurrence (chapitre 5).

138C’est ainsi que le collectif à l’origine de la charte avait très mal vécu la constitution d’un nouveau comité de pilotage à la suite du Tour de France de la diversité, durant lequel certains d’entre eux avaient déjà été évincés. Cette angoisse du collectif provenait de leur peur d’une récupération qui aurait fait perdre le sens du projet de leur association « Entreprises et diversité ». Il en ressort que chacun oscillait entre légèreté et angoisse délirante : légèreté d’abord parce que la charte était considérée comme une action légère, qui se noyait dans une multitude d’autres actions. C’était un engagement souple, adaptable au contexte de l’entreprise. Elle n’était qu’un aspect de la politique de diversité de l’entreprise. « Angoisse délirante » ensuite dans le sens où les acteurs prenaient un temps important pour la promouvoir, accordaient des moyens financiers non négligeables pour la soutenir, et s’efforçaient au prix de multiples réunions et courriers de lutter contre les germes de la dissension qui la menaçaient. Après avoir tenté cette vague résistance, le collectif agit d’une façon dépressive : il se laissa dessaisir de son objet, et ne tenta qu’une vague contre-offensive en annonçant la création de l’association au comité de pilotage de la charte. Pour se protéger, il aurait fallu que le collectif initial cherche un moyen de porter un coup à une accumulation de signataires si dangereuse qu’elle le fit éclater.

139Mais les acteurs résistèrent faiblement, et préférèrent quitter le collectif et s’éloignèrent de l’agrégat de signataires. Comme nous l’avions évoqué précédemment, le collectif évitait le conflit. La dissension à l’intérieur du collectif était une angoisse continue parce qu’elle comportait toujours des risques de trahison. C’était aussi la raison pour laquelle il avait besoin de grandes cérémonies. Celles-ci avaient de particulier le fait que la rigueur du rituel excluait toute dissension possible : chacun obéissait sans critique ni réserve. Il serait tout à fait incongru que quelqu’un se levait pour exprimer son désaccord sur cette initiative. Or, cette forme d’obéissance contrastait singulièrement avec la liberté de constitution du collectif. En effet, c’était dans une très grande liberté qu’un acteur entrait dans le collectif d’autant que s’il refusait d’y entrer, nul ne le saurait, et les conséquences d’un tel refus seraient tout à fait mineures. Cette liberté d’engagement était une liberté à laquelle l’acteur renonçait une fois qu’il était pleinement engagé, c'est-à-dire, lorsqu’il signait. Ils ne faisaient alors plus qu’un.

Notes

1 Ce chapitre a fait l’objet d’une corédaction avec François Cooren. Il a fait l’objet d’une publication simplifiée (Huët, Cooren, 2012).

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search