Chapitre 2. Une étude monographique : le cas de la charte de la diversité dans les entreprises
p. 43-55
Texte intégral
Introduction
1Le but de ce chapitre est de présenter les caractéristiques générales de la charte de la diversité. Cette description insiste sur deux aspects essentiels : Le premier procède en une contextualisation générale de la charte pour comprendre en quoi il s’agit bien d’une initiative de lobbying (1). Ces premiers indices permettront d’exemplifier les propositions théoriques faites à partir du chapitre suivant.
2Le second consiste en une analyse sommaire des régimes de justification suggérés par les promoteurs de la charte de la diversité (2). Il s’agit ici de ne se fier qu’aux intentions déclarées par les acteurs afin de comprendre comment cette initiative suggère une nouvelle conception théorique du problème des discriminations, notamment en transformant les antagonismes politiques en antagonismes économiques.
3C’est à l’issue de ce chapitre qu’il sera possible de « reprendre théoriquement » ce cas d’étude et de lui donner ainsi une épaisseur de telle sorte que l’analyse puisse révéler quelque chose sur les modalités selon lesquelles les chefs d’entreprises se préparent dans le confort de l’entre-soi à peser sur les mécanismes de régulation et de cohésion sociale.
La charte de la diversité : éléments succincts de présentation
4Trente-cinq dirigeants de grandes entreprises signèrent le 22 octobre 2004 une charte qui s’intitule « charte de la diversité dans les entreprises ». Ces entreprises s’engagèrent à « Rechercher une diversité au travers des recrutements et de la gestion des carrières ». L’objectif affiché était de mettre en place des mesures volontaristes pour que l’entreprise reflète les composantes de la société, notamment en recrutant plus largement les personnes issues de l’immigration ou des DOM. Visant à pallier les insuffisances des politiques menées par les pouvoirs publics, cette charte posait donc la question de l’intégration des populations issues de l’immigration.
5La charte fut produite à l’instigation de l’Institut Montaigne, sous l’égide de deux acteurs : Laurence Méhaignerie et Yazid Sabeg. Elle faisait suite à la publication de deux rapports rédigés par les mêmes auteurs peu avant l’écriture de la charte (2004). Ces deux publications dressaient un état des lieux des discriminations au travail et formulaient une série de propositions pour faire évoluer à la fois les entreprises et le monde politique sur cette question. L’une des suggestions proposait notamment l’élaboration d’une charte qui serait signée par une grande partie des entreprises françaises. Le rapport de Yazid Sabeg et de Laurence Méhaignerie faisait donc explicitement référence à la charte de la diversité. Cette dernière n’était pour autant pas conçue au moment de la publication du rapport. La charte était néanmoins présentée de la façon suivante :
« La production d’une charte est une action volontaire d’envergure […]. La charte de la diversité propose aux entreprises publiques et privées de formaliser leurs actions et résultats pour la promotion et le respect de la diversité culturelle, ethnique et sociale de l’entreprise […]. Elle pourrait être une première étape vers la définition d’un label d’inclusivité pour valoriser les entreprises qui mettent en place des pratiques responsables pour la promotion de la diversité » (Méhaignerie, Sabeg, 2004 : 152).
6Dans ce même rapport, les auteurs précisaient que les acteurs visés par cette signature :
« […] pourraient souscrire à cette charte de la diversité, volontairement, toutes les entreprises de plus de 100 employés qui s’engageraient à : constater la dimension pluriethnique de la France, et à cet égard, valoriser et promouvoir l’équité et le respect de cette diversité dans les politiques de recrutement, de promotion professionnelle et de salaires, reconnaître l’égalité entre les hommes et les femmes par une promotion de l’égalité des sexes à travers le recrutement, la promotion professionnelle et la politique salariale » (Ibidem : 152).
7Pour ce faire, il était envisagé de « faire figurer au bilan social la photographie des 20 à 30 premiers cadres de l’entreprise ainsi que les actions menées en matière de diversité et leurs résultats ». Enfin, il était recommandé que les entreprises mènent « des actions de sensibilisation et de formation des dirigeants, DRH, et collaborateurs pour la gestion de la diversité (gestion des conflits, lutte contre les discriminations, promotion de l’égalité des chances) pour offrir un climat favorable à la reconnaissance, au respect et à la dignité de la personne dans l’entreprise dans sa diversité culturelle, ethnique et religieuse » (Ibidem : 154).
8En définitive, ce rapport constituait une amorce dans l’histoire de la charte. En effet, il fut présenté par Yazid Sabeg et Laurence Méhaignerie lors d’une réunion organisée au sein de l’AFEP (Association Française des Entreprises Privées), réunion qui rassemblait une trentaine de chefs d’entreprises du CAC 40. C’est ainsi qu’un groupe de travail élabora une première version de la charte, qui fut ensuite discutée et commentée avec une vingtaine de dirigeants de grandes entreprises, dans les locaux de l’AFEP. Les discussions conduisirent le groupe de travail à modifier la version initiale du projet. Au terme de quatre rencontres, la charte fut stabilisée, signée, puis rendue publique. Elle était donc le fruit d’un groupe de travail socialement homogène. Bien que la charte avait pour vocation de s’appliquer à des groupes sociaux hétérogènes, les organisations syndicales et les structures associatives étaient exclues du processus d’élaboration.
9La version finale de la charte fut rendue publique lors d’une conférence de presse le 22 octobre 2004 dans les locaux de l’Institut du Mécénat et de la Solidarité (IMS) présidé par Claude Bébéar. Ce jour-là, trente-trois chefs d’entreprises la signèrent. Cette version finale contenait six engagements. Aucune introduction ne précédait les engagements :
« En vertu de cette charte, les entreprises s’engagent à :
- Sensibiliser et former nos dirigeants et collaborateurs impliqués dans le recrutement, la formation et la gestion des carrières aux enjeux de la non-discrimination et de la diversité.
- Respecter et promouvoir l’application du principe de non-discrimination sous toutes ses formes et dans toutes les étapes de gestion des ressources humaines que sont notamment l’embauche, la formation, l’avancement ou la promotion professionnelle des collaborateurs.
- Chercher à refléter la diversité de la société française et notamment sa diversité culturelle et ethnique dans notre effectif, aux différents niveaux de qualification.
- Communiquer auprès de l’ensemble de nos collaborateurs notre engagement en faveur de la non-discrimination et de la diversité, et informer sur les résultats pratiques de cet engagement.
- Faire de l’élaboration et de la mise en œuvre de la politique de diversité un objet de dialogue avec les représentants des personnels.
- Inclure dans le rapport annuel un chapitre descriptif de notre engagement de non-discrimination et de diversité : actions mises en œuvre, pratiques et résultats » (version originale de la charte de la diversité, signée le 22 octobre 2004).
La question de la diversité vue par les chefs d’entreprises : exposé des motifs
D’une logique de justice vers une logique économique
10Au moyen de cette charte, les acteurs façonnèrent un espace de légitimité aux entreprises où ces dernières devraient jouer un rôle central dans la résolution de certains dysfonctionnements sociaux qui affectent la société, comme par exemple, l’existence de discriminations ethniques. Avec une initiative telle que cette « charte de la diversité », les acteurs d’entreprises militaient pour jouer un rôle déterminant dans la résolution de ce problème social. La charte, en tant que prise de parole publique, était alors un exemple concret de cette tentative d’autolégitimation.
11Les acteurs de l’entreprise ne se contentèrent pas de publier et signer cette charte. Ils prirent également le soin de rédiger toute une série d’argumentaires justifiant leur démarche. Par exemple, ils produisirent un document intitulé « exposé des motifs de la charte de la diversité ». Celui-ci fut utilisé par l’ensemble des entreprises signataires. En quelque sorte, il représentait le modèle type des justifications du ralliement à une telle initiative destinée à promouvoir la diversité dans les entreprises.
12Dans ce document, la diversité était d’abord présentée comme une question de « justice et d’intérêt national ». Mais surtout, les acteurs insistaient sur le fait qu’elle relève aussi, et peut être surtout, du domaine économique.
« (La diversité) est une question de justice, mais aussi d’intérêt national […]. Nos entreprises ont intérêt à refléter la diversité de la société dans laquelle elles évoluent […]. De la même façon que la mixité hommes/femmes est, de fait, un facteur de dynamisme social et un stimulateur de performances, la diversité ne relève pas non plus de la compassion mais bien de l’intérêt économique et social de l’entreprise […]. La reconnaissance d’une société pluriethnique dans les faits ne remet pas en cause l’unité du peuple, indivisible en droit. L’égalité, l’indivisibilité, ces valeurs fondatrices aujourd’hui érodées, nous devons les reconstruire […]. La charte de la diversité est la première pierre d’un édifice nouveau, celui d’une nation rassemblée, pluraliste, attachée à la lettre, mais plus encore à l’esprit de notre grand héritage républicain » (exposé des motifs de la charte de la diversité).
13Cet argumentaire était un acte de communication, au moyen duquel les acteurs déclarèrent des valeurs communes dans un espace de réciprocité ouvert à toutes les entreprises, sans en exclure une seule. Cette légitimation du rôle prétendait englober le monde des entreprises. Elle prenait la forme d’un « nous » et reposait sur l’invocation de valeurs supposées partagées par toutes les entreprises. Tel que cette citation le suggère, plusieurs registres de légitimation étaient utilisés. Les acteurs faisaient référence à l’intérêt général, invoquaient la nécessité d’entreprendre dans une optique progressiste, ou encore, ils insistaient sur le rôle clé que les chefs d’entreprises étaient susceptibles de jouer pour attiser les consciences sur cette thématique.
14Si les acteurs empruntèrent aux divers modes de justification classiques sur ce sujet, ceux relatifs à « l’ordre économique » occupaient une place important dans leur argumentation. Ces derniers usaient d’arguments simples et d’une rhétorique familière aux acteurs d’entreprises : la diversité présenterait un intérêt économique. Elle serait un facteur de compétitivité et un stimulateur de performance. Enfin, la diversité encouragerait la créativité. Les acteurs à l’origine de la charte reproduisaient donc les argumentaires économiques classiques de sorte que leur requête puisse être reconnue comme acceptable par les autres chefs d’entreprises.
Une forme de « réductionnisme économique » ?
15Ainsi, les acteurs à l’origine de la charte procédaient à une sorte de « réductionnisme économique ». Le problème des discriminations était essentiellement envisagé sous le prisme de la raison instrumentale. Plus qu’une question de justice, il serait légitime que les entreprises se préoccupent de ce problème, car l’intérêt est avant toute chose d’ordre économique. Au moyen de la charte de la diversité et de ses argumentaires, leurs auteurs canalisaient les possibilités d’expression d’éventuelles injustices sur ce sujet en formalisant une forme idéale de problématisation. Un des promoteurs de la charte nous déclarait que :
« Je ne serais jamais allé sur cette thématique si les entreprises n’y avaient aucun intérêt. […]. On ne doit pas s’intéresser par simple humanisme mais parce que c’est bon pour les entreprises […]. Dans les entreprises, on a des troupeaux de moutons parce qu’on ne recrute que ceux qui se ressemblent. Or, quand le patron se jette d’une falaise, le troupeau aussi. Et ça, c’est économiquement insensé […]. Ensuite, c’est clair que les entreprises ne peuvent pas avancer tranquillement si elles ne ressemblent pas à leur bassin d’emploi » (Entretien avec un promoteur de la charte).
16D’après cette citation, il serait indispensable de glisser d’une logique de justice vers une logique économique. Et si les acteurs n’acceptaient pas l’idée selon laquelle l’absence de diversité nuirait à la compétitivité, alors ils n’avaient aucune chance d’être écoutés par les autres entreprises. Aussi, les témoignages exprimant des sentiments d’injustice, qu’ils proviennent des chefs d’entreprises ou des discriminés, furent totalement éradiqués des argumentaires qui accompagnaient la charte de la diversité.
De la lutte contre les discriminations à la promotion de la diversité
17Les argumentaires de la charte de la diversité ne s’adressaient pas aux « victimes des discriminations », mais aux « minorités visibles ». Par ailleurs, ils n’appelaient pas à « lutter contre les discriminations », mais à « promouvoir la diversité ». Il n’était pas non plus question de « mettre en œuvre la discrimination positive », mais d’engager des « actions positives à la française ». Ces divers changements terminologiques accompagnaient cette nouvelle qualification du problème, qui se fondait dans le discours de la performance économique, dont la diversité serait une condition nécessaire pour y parvenir. C’est ainsi que les antagonismes politiques furent transformés en antagonismes économiques.
18Dans le langage d’Axel Honneth (2006), il s’agit d’un processus concret de « réification ». Le collectif des chefs d’entreprises tendait alors à inscrire son rapport aux discriminés comme une relation réifiée. Cela se traduisait par un mode de désignation commun, « les minorités visibles », lesquelles étaient chosifiées de manière à pouvoir les compter et à en faire un élément stratégique du positionnement marketing des entreprises. L’engagement des entreprises se comprenait à l’aune d’intérêts économiques plutôt qu’au nom d’une plus grande empathie à l’égard des personnes discriminées. Dans cette perspective, les capacités des sujets discriminés ne s’appréciaient qu’en fonction de leur nombre physique dans une quête de compétitivité. Le processus alla plus loin puisque dans son rapport public, Claude Bébéar proposa que les entreprises publient une photographie du top management dans les rapports annuels, afin que quiconque puisse apprécier visuellement cette diversité. C’est ici un exemple concret du processus de déshumanisation puisque les personnes discriminées étaient réduites à des « choses » qu’il faut mesurer, mettre en vitrine, et « photographier » au lieu de discuter collectivement des sources sociales du problème des discriminations.
19En outre, les nouveaux termes cardinaux introduits, comme ceux de « diversité », « d’action positive », de « pacte républicain », de « politique de la diversité », n’étaient jamais clairement définis. Ainsi, l’espace foncièrement polysémique de la charte, constitué par son ambiguïté constitutive, est ouvert à de multiples interprétations. La charte s’offre comme étant caractérisée par son caractère d’ouverture sans limites à la tolérance, et par le jeu important des possibles qu’elle propose :
« La charte de la diversité est un cadre souple qui peut être aménagé en fonction de la culture de l’entreprise et donner lieu à maintes actions originales » (extrait exposé des motifs de la charte de la diversité).
20Chacun doit pouvoir se sentir à même de tenir ses engagements si bien que la charte ouvre un vaste espace de possibilités à l’engagement, en un champ presque illimité de « bonnes pratiques ». L’exposé des motifs de la charte de la diversité indique qu’elle est un « cadre souple » qui pourra donner lieu à de « maintes actions originales ». D’ailleurs, la valeur de la charte dépendra de la singularité des pratiques que les acteurs mettent en œuvre.
La charte de la diversité est un discours d’engagement
21Comme nous l’avons suggéré en introduction, la charte de la diversité est un « discours d’engagement ». Elle fait partie des ressources utilisées pour inciter les acteurs à « s’engager publiquement ». Il s’agit d’une intervention politique où se nouent des espoirs de transformation sociale, d’aménagement de la loi en matière de discriminations, et des critiques des politiques publiques alors en vigueur au moment de la publication de la charte.
22La charte est un discours d’engagement, car, par son existence même, les auteurs affirmaient que la contradiction entre les finalités économiques et les objectifs sociétaux n’était pas un état de fait qui s’imposerait une fois pour toutes, mais des processus. C’est par le truchement de ces processus, que les acteurs d’entreprises prendraient en charge la détermination de cette conciliation entre l’économique et le social. En s’engageant et en garantissant qu’il était possible de concilier les objectifs économiques avec la promotion de la diversité ethnique, les chefs d’entreprises tentaient de mettre en latence les critiques dont ils pouvaient faire l’objet. En d’autres termes, à travers la charte, ils firent en sorte que leurs justifications disposent d’une robustesse suffisante pour recouvrir le plus complètement possible les critiques et les empêcher de se manifester (Boltanski, Chiapello, 1999).
Qu’est-ce que s’engager ?
23La charte de la diversité était un « événement ». Elle fournissait l’occasion pour les acteurs de s’élever temporairement en magnifiant leur contribution au développement de la société. Au moyen de ce document, les acteurs confortent ou amplifient leur position de force dans l’espace social en légitimant leur rôle dans la résolution des dysfonctionnements sociaux.
24« S’engager » est une démarche vécue par laquelle les chefs d’entreprises entrent résolument dans un certain cours d’action (Ladrière, 1997 : 110). Il s’agit d’une prise de position des chefs d’entreprises à l’égard de certains idéaux au service de la société. Ces derniers peuvent tirer des bénéfices de leur initiative pour s’exposer publiquement sur cette thématique. Ils eurent alors l’occasion d’occuper l’espace de paroles en matière de promotion de la diversité. Cette prise de position singulière des acteurs d’entreprises se donnait à voir dans une initiative originale et dans un mode d’engagement particulier. En effet, comme cela a été évoqué en introduction, la charte est une forme particulière d’action qui consiste à emprunter pour un temps une ressource disponible dans le répertoire commun des formes d’expression publique (Roux, 1997 : 130).
25Toutefois, s’engager publiquement est aussi une prise de risque. En effet, le fait de signer une charte est à plusieurs égards une initiative exposée. Toute une série de difficultés imprévues était susceptible de survenir, dont chacun menaçait de ruiner l’occasion de s’élever temporairement grâce à la charte. C’était précisément l’étroitesse de la marge d’erreur qui rendait extrêmement lourd le prix de la distraction ou de la négligence. Une situation critique risquait toujours de démentir l’engagement des chefs d’entreprises. L’entreprise qui serait mise en cause dans une affaire de discrimination après avoir signé la charte aurait ruiné sa réputation, et il serait alors difficile pour les acteurs d’entreprise d’en corriger immédiatement l’expression. Le risque pour l’entreprise signataire est alors de susciter de la méfiance, d’être l’objet de toutes les attentions de la part de la communauté sociale, et d’avoir à répondre de ses promesses. Si une organisation n’est pas suffisamment préparée à cette quantité d’obligations extralégales liées à son engagement, elle sera en difficulté. Loin d’un simple jeu de langage, la pérennité de l’organisation est posée par le principe même de la promesse.
26De plus, cette charte a fait l’objet d’une abondante médiatisation. Plusieurs centaines d’articles de presse relayèrent cette initiative. L’engagement s’énonçait donc devant autrui. La publicité de la charte était donc une manière de s’engager, ou encore de faire entendre une voix publique que ses auteurs estimaient négligée. Par leur initiative de produire une charte de la diversité, les chefs d’entreprises se posaient en responsables. Il s’agissait ici de la dimension politique de la charte : en produisant et en signant à la vue de tous un tel document, ils visaient à transformer un ensemble de pratiques d’entreprises en un outil d’affirmation collective. La charte était alors l’incarnation, à un moment donné, d’une cause à défendre, une requête adressée aux gouvernants (Roux, 1997 : 120).
Les critiques envers l’action publique en matière de lutte contre les discriminations
27Par exemple, dans le cas de la charte de la diversité, les argumentaires qui accompagnaient la loi contenaient de nombreuses critiques de l’action publique en matière de lutte contre les discriminations. La loi était sans cesse mise en cause pour sa rigidité en sorte qu’elle démotiverait les entreprises à s’engager et les empêcherait d’améliorer leurs pratiques :
« L’invisibilité statistique et juridique de ces populations, destinée à les protéger contre toute forme de discrimination organisée a-t-elle pour prix un aveuglement social préjudiciable au traitement public des difficultés spécifiques qu’ils rencontrent […]. La loi exige aujourd’hui des entreprises un comportement non discriminatoire sans leur donner les moyens nécessaires à la mesure de l’étendue des discriminations » (Rapport Bébéar, 2004 : 18).
« Lorsque la France privilégie le droit formel, les Anglo-saxons mettent en avant le droit réel. Dès 1976, ils créent une commission pour l’égalité raciale. Institution dont la France n’est toujours pas dotée. Sa mission est de lutter contre les discriminations raciales. L’effet sur les manifestations des discriminations fut quasi immédiat, celles-ci se réduisant considérablement […] tant qu’une institution de telle nature, dotée du pouvoir d’investigation et de la nécessaire indépendance pour diligenter des enquêtes judiciaires et imposer la mise en place de règles de protection des droits des minorités, ne sera pas créée en France, la lutte contre les discriminations sera vouée à l’échec et restera un vœu pieux » (Sabeg, Méhaignerie, 2004 : 118).
28Dans ces deux citations, les auteurs pointaient l’impasse juridique dans laquelle ils estimaient que les pouvoirs publics s’étaient aveuglément avancés. La charte se présentait alors comme un moyen de mettre en cause, voire de dépasser cette impasse. Par exemple, les acteurs en appelèrent à un aménagement de la loi pour que les entreprises puissent établir des statistiques ethniques en leur sein.
29Mais pour que cette requête soit légitime, le collectif de départ avait besoin d’être soutenu par un grand nombre de chefs d’entreprises. C’était donc la puissance du nombre qui importait comme pour montrer qu’ils faisaient masse. C’est ainsi que les promoteurs de la charte cherchèrent à étendre la signature de la charte à un maximum d’entreprises, y compris les Petites et Moyennes Entreprises (désormais PME). En d’autres termes, les acteurs tentèrent de former une « unité » en dépit de leur hétérogénéité initiale. Pour cela, ils eurent besoin de se trouver des critères communs qui réunissent et départagent. Ils se cherchèrent une unité d’action, voire une « unité de conviction ». C’est alors que les promoteurs de la charte s’engagèrent à constituer un « mouvement massif d’entreprises pour la diversité ». C’est précisément ce travail de constitution que cette étude vise à porter au jour.
Pourquoi réaliser une monographie ?
30La réalisation d’une monographie, aussi minutieuse soit-elle, peut sembler problématique. Le risque existe, assurément, de verser dans l’anecdote et l’histoire événementielle souvent décriée à juste titre. Pourtant, dans l’ensemble, les monographies apportent une abondante information sur les conditions contextuelles dans lesquelles une initiative émerge et, en ce sens, elles répondent d’une certaine façon à la question des causes et des effets sociaux de leur émergence (Pharo, 2007).
31Cette histoire reconstituée a pour ambition d’observer dans le détail les modalités de coordination et d’intervention dans l’espace politique d’un groupe social donné, en l’occurrence, des chefs d’entreprises. Ainsi, si cette étude s’intéresse aux acteurs dans leur individualité, il n’en demeure pas moins que ces analyses locales sont articulées avec les contextes sociaux où prennent sens ces dynamiques. En des termes plus précis, la réalisation d’une monographie rend possible d’étudier les dynamiques relationnelles qui président à la rédaction d’un texte d’engagement en matière sociale. Et ces relations, aussi éphémères et mineures soient-elles, nous apprennent autant si ce n’est davantage sur la manière dont se produisent concrètement des instruments de lobbying.
32Une monographie n’a donc de valeur qu’à la condition exclusive qu’elle renseigne sur les caractéristiques des formes organisationnelles en matière de lobbying. Cette position fait écho au débat classique entre d’une part, l’enquête microsociale qui permet de saisir les dynamiques sociales concrètes et localisées dans le temps et l’espace, et, d’autre part, le souci de généralisation, qui donne de l’intelligibilité à ces dynamiques éparses, mais qui « perd en réalité » (Bensa, 2006 : 21).
33La réalisation d’une monographie est donc destinée à « sauver les phénomènes » (Quéré, 2006). En effet, la littérature scientifique sur le changement social (Alter, 2003) a déjà montré que la constitution d’une organisation est une confluence de processus multiples. L’état d’une organisation est ainsi le produit de l’interaction de ces processus, dont le résultat est largement imprévisible, parce que chaque processus dispose d’un rythme spécifique (Alter, 2003 : 490). Or, dès lors que le but est de saisir des « processus », le chercheur s’attache aux détails et aux expériences pratiques (Bachelard, 1995). Ce « souci du détail » présente l’intérêt majeur d’identifier les logiques inachevées des acteurs, les contradictions et fractures qui habitent un collectif, ou encore les imprévus qui obligent les individus à l’improvisation, voire à des ruptures (Bensa, 2006 : 32). C’est une manière de se concentrer sur « l’espace social » des individus, sur leur stratégie propre, sur les actions qu’ils entreprennent malgré la rigidité du cadre organisationnel. Il est ainsi possible d’approcher comment les individus infléchissent concrètement le cours des choses.
34Ainsi, même un cas limite, et la charte de la diversité en est un, peut révéler un certain nombre de dynamiques sociales engendrées par les chartes et leur signature. Évidemment, ces dynamiques ne se reproduisent jamais à l’identique car les acteurs produisent toujours de la nouveauté. Toute la question est alors de savoir si l’étude de la structure type de la production d’une charte peut contrarier les effets de contexte et d’enchaînements repérés dans le cas de la charte de la diversité. Notre hypothèse est que même si le processus de production d’un écrit type de charte varie de l’une à l’autre, elle est faite partout des mêmes éléments essentiels. Ainsi, peut-on se borner à n’en décrire qu’une seule.
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