Chapitre 1. L’éthique d’entreprise : un nouvel ensemble idéologique mobilisateur ?
p. 23-41
Texte intégral
1L’enquête monographique invite à accorder une importance toute particulière à ce que les acteurs d’entreprises font concrètement de l’éthique. Dans le cadre d’une analyse des dynamiques sociales qui se jouent dans la fabrication d’initiative discursive en la matière, l’enjeu est de comprendre les conditions contextuelles dans lesquelles ces discours peuvent effectivement apparaître. En ce sens, une monographie telle qu’elle est ici envisagée répond d’une certaine façon à la question des causes et des effets sociaux de leur émergence.
2Seulement, l’analyse ne peut se limiter à une simple description des rapports de communication qui se jouent dans la fabrication des initiatives discursives. C’est son potentiel de généralisation qui informera sa validité scientifique et sa portée explicative. Pour le dire autrement, l’étude empirique en question n’aura du sens que si elle correspond effectivement à un contexte correctement constitué (Livet, Volken, 2003).
3L’enjeu de ce chapitre est de montrer que ces discours sur la l’éthique ou la RSE pourraient être appréhendés comme une question de régulation sociale. Dans le sillage d’un certain nombre d’auteurs (Postel, Rousseau, Bardelli, etc.), l’hypothèse est que la RSE cristallise un nouveau mode de régulation sociale essentiellement assurée par les entreprises.
L’éthique et la RSE : questions de régulation
Définition du terme de « régulation »
4Le terme de « régulation » désigne l’ensemble des règles destinées à soumettre des systèmes complexes, tels que l’économie, la finance, le social ou l’écologie, à des normes de stabilité et de régularité. Ces normes sont censées répondre aux dysfonctionnements sociaux engendrés par une défaillance des lois du marché. La régulation représente donc les actions engagées par des autorités (publiques et privées) pour assurer le bon fonctionnement des mécanismes économiques, financiers et sociaux (Boyer, 1995 ; Aglietta, Orlean, 2004). Pour les socio-régulationnistes cités précédemment, la banalisation de la thématique de la « RSE et de l’éthique » est un révélateur de la place croissante occupée par les entreprises dans la définition des normes de stabilité et de régularité (Boyer, 1995).
Du paternalisme à la RSE
5Évidemment, la question de la place des entreprises dans les mécanismes de régulation et de cohésion sociale n’est pas nouvelle puisque l’histoire montre que les entreprises ne se sont pas toujours contentées d’un rôle strictement économique. Elles ont notamment été au centre de ces mécanismes au cours de la période du « paternalisme » (Le Goff, 1996). Les entreprises deviennent réglementées et secondaires à partir de l’émergence de l’État Providence et de l’émancipation sociale progressive de la classe ouvrière. En effet, après la grande dépression des années vingt, la pensée keynésienne va progressivement être perçue comme une manière de sortir de la crise. Apparaissent alors d’importants programmes de relance (New Deal, Front Populaire, etc.) qui attribuent à l’État un rôle majeur. Cette pensée va ensuite se généraliser et devenir un mode de régulation économique et non plus strictement un outil limité aux périodes de crise. C’est à partir de cette période que l’État Providence devient le modèle des économies européennes (Boidin et al., 2008). Ce modèle s’épuise dans les années soixante-dix avec la démonstration de l’incapacité de l’État à répondre à l’explosion du chômage, à endiguer les déficits publics, l’inflation, à lutter contre la pauvreté, etc. C’est à cette période que le libéralisme économique va, de nouveau, s’imposer.
6Pour Nicole d’Almeida (1996), les mouvements relatifs à la citoyenneté d’entreprise prolongent cette histoire. Cette notion, abondamment utilisée par les patrons français notamment, est intervenue une dizaine d’années après les lois Auroux qui visaient précisément à renforcer la citoyenneté dans les entreprises :
« Dans ce renversement, ce n’est plus l’entreprise qui est une affaire de société, mais la société qui devient affaire d’entreprises [...]. La toile de fond de ce renversement est la persistance de la crise économique, la reconfiguration du marché de l’emploi et une nouvelle conception de l’entreprise. La multiplication des affaires et l’impuissance des entreprises dont on attendait tout (ou presque) à résorber le chômage effritent le culte de l’entreprise savamment construit durant la décennie précédente. Ce terme d’entreprise citoyenne arrive à point dans la quête d’une légitimité perdue. Le terme fait partie de ces mots agissants qui ponctuent le débat économique et politique, et derrière lequel il convient de retrouver des stratégies d’actions » (D’Almeida, 1996 : 54).
7Cette notion de « citoyenneté d’entreprises » exprime l’idée selon laquelle les entreprises ont un rôle central à jouer dans la résolution des problèmes sociaux en se substituant de manière temporaire à l’action de l’État. Sur le plan communicationnel, la promotion de ces thèmes altruistes permet à l’entreprise, en interne, de fédérer ses salariés autour de certaines valeurs relativement universelles et lui permet également, en externe, de consolider et développer son capital réputationnel. La « RSE » s’inscrit directement dans cette filiation. En tout état de cause, elle cristallise une société dont la régulation n’est plus assurée uniquement par les médiations traditionnelles (église, famille, syndicats), ni par l’État mais par les mécanismes économiques (Sainsaulieu, 1992). Certaines ambiguïtés du concept « d’entreprise citoyenne » vont amener les entreprises à lui préférer progressivement celui d’entreprise socialement responsable. Ces deux concepts sont donc particulièrement proches. La principale différence est que la « RSE » insiste plus clairement sur le fait que l’entreprise n’est pas seulement liée à la société (entreprise citoyenne), mais est également responsable de ses actes lorsqu’ils impliquent la société.
La RSE et l’éthique comme réponses aux dysfonctionnements sociaux
8De ce point de vue, il serait possible de risquer l’interprétation selon laquelle la « RSE » est conçue par les entrepreneurs comme une réponse aux dysfonctionnements sociaux limitant dans le même temps le champ d’action de l’État. Les entreprises deviennent des figures incontournables des mécanismes de régulation et de cohésion sociale. Certaines évolutions sociopolitiques et économiques donnent raison à cette hypothèse. Deux aspects de ce phénomène d’accroissement du pouvoir de l’entreprise pourraient notamment être soulignés : Le premier concerne le contexte économique. Celui-ci s’est avéré être propice au développement du pouvoir de l’entreprise au sein de la société. L’accroissement des inégalités sociales et le fort taux de chômage persistant (tout juste inférieur à 10 % en 2010) autorisent à penser que les entreprises ont un rôle social majeur. Elles sont devenues pour les citoyens et la société en général une préoccupation centrale : les entreprises ont d’ailleurs gagné en visibilité dans l’espace public grâce notamment à une exposition médiatique exponentielle. Cette visibilité concerne principalement le niveau de leurs performances économiques, de leurs crises, mais également des conséquences sociales, sociétales et environnementales de leurs activités (D’Almeida, 2001). Face au développement de l’influence des entreprises privées et à la dénonciation répétée de leur implication dans des cas de violation des droits fondamentaux du travail, émergent des contre-pouvoirs sous la forme d’alliances regroupant des associations de défense des consommateurs, des syndicalistes, et des organisations non gouvernementales (ONG). Le but de ces alliances est d’agir collectivement à l’échelle transnationale.
9Le second aspect de ce phénomène est étroitement lié au premier. Il concerne la croissance du pouvoir des entreprises et l’affaiblissement généralisé des rapports sociaux. L’avènement des politiques de libéralisation et de dérégulation des années soixante-dix a considérablement développé l’influence du capital privé. Les multinationales deviennent des pièces maîtresses de l’ordre économique mondial. En 2003, le Bureau International du Travail dénombrait plus de soixante-cinq mille multinationales, cinq cents des plus importantes représentant 80 % des investissements étrangers et 70 % du commerce mondial (Crozet, 2005 : 13). Dans le même temps, la libéralisation de l’économie a induit un recul de l’État sur un certain nombre de prérogatives sociales, qui lui étaient autrefois conférées. Ce phénomène de déréglementation, associé à la crise du volontarisme étatique, a contribué à donner aux entreprises un pouvoir croissant dans la société. Dans certains cas, elles peuvent jouer de la concurrence entre les gouvernements. Le caractère multinational des entreprises et leur importance tendent à contraindre les capacités des États à élaborer un cadre juridique national stable et souple. En effet, une multinationale peut aisément menacer de délocaliser ses activités filialisées si les cadres nationaux sont jugés trop contraignants. Pierre Bauchet (2003) explique que la plupart des entreprises étaient sur des marchés essentiellement nationaux. Elles s’inséraient dans un cadre institutionnel et juridique défini par l’État. Dorénavant, ce cadre n’est plus pour les entreprises une donnée, mais un enjeu majeur de leur stratégie. Elles cherchent alors à l’adapter à leurs exigences et à leurs intérêts pour pénétrer les marchés et faire jouer la concurrence. L’évolution majeure consiste donc en un dépassement de l’État nation. Celui-ci est parvenu aux limites de ses capacités d’action. C’est en tout cas le point souligné par Jürgen Habermas dans ses écrits politiques :
« Les acteurs étatiques, désormais, ne constituent plus ces “nœuds” qui, par le passé, faisaient de l’échange économique au plan mondial une structure de relations interétatiques ou internationales. Aujourd’hui, ce sont les États qui se trouvent enchâssés dans les marchés, plutôt que les économies nationales dans des frontières étatiques » (Habermas, 1999 : 125).
10Ce propos insiste sur l’affaiblissement de la capacité d’action des gouvernements nationaux, ce qui a pour conséquence de mettre en péril l’État social (Habermas, 1999 : 126). L’État nation est, selon Jürgen Habermas, le seul cadre qui a permis à la société de compenser les conséquences sociales du capitalisme en permettant à la société d’agir sur elle-même de manière efficace et démocratique. En dehors de l’État, l’accroissement du pouvoir des entreprises et l’éclatement des attaches territoriales tendent à affaiblir le cadre institué des relations sociales. Le cadre institué représente l’ensemble des dispositifs et procédures qui visent à permettre aux représentants des salariés de prétendre à une action efficiente sur leurs conditions de travail. Ces derniers se voient affaiblis dans la mesure où ils opèrent habituellement en liaison avec un lieu. Les marges de manœuvre deviennent alors de plus en plus limitées même si de nouvelles instances commencent à se mettre en place, notamment au niveau supranational (Fédérations syndicales internationales, comités d’entreprises européens, etc.). À ces évolutions, il faut aussi en ajouter d’autres qui sont significatives : crise du modèle social keynésien et évolution des formes de régulation, affaiblissement des rapports sociaux, internationalisation des flux financiers, affaiblissement des liens culturels entre les classes sociales (Honneth, 2006 : 283).
11Ces évolutions sociopolitiques, esquissées trop rapidement, permettent de mieux envisager le contexte dans lequel s’insère la problématique de la « RSE et de l’éthique économique ». L’implication des entreprises sur certaines questions sociales et environnementales va de pair avec l’affaiblissement du pouvoir politique. D’ailleurs, le livre vert sur la RSE de 2001 et les communications qui suivirent envisagent la RSE comme « troisième voie » spécifiquement européenne face à l’affaiblissement du rôle des États dans un contexte mondialisé. Ceux-là laissent entendre qu’il s’agit d’un état de fait sur lequel nul ne peut intervenir. Dès lors, l’accent est mis sur l’initiative individuelle et la responsabilité des acteurs économiques à l’égard d’eux-mêmes.
12Ainsi, sous couvert de « RSE », les entreprises peuvent faire évoluer et aspirent à transformer ce cadre normatif mondial (Gendron, Lapointe, Turcotte, 2004). Dans le cas des chartes ou autres pactes sociaux, il s’agira de comprendre comment cette participation croissante des entreprises affecte les mécanismes de médiation traditionnelle (notamment la négociation collective) et la place des autres acteurs sociaux. Le point de résolution des conflits est alors déplacé : d’un cadre politique de gouvernement à des cadres politico-économiques hybrides (tripartites), voire unilatéraux (les entreprises seules). Pour aller plus loin dans cette piste d’analyse, il est nécessaire de rendre compte de ces nouvelles manières de faire, en clarifiant la nature communicationnelle de ces lieux de confrontation et en montrant notamment en quoi les chartes peuvent être pensées comme une « nouvelle forme de médiation » impliquant des modalités de confrontation spécifiques.
Les nouvelles justifications du capitalisme
13Pour résumer, la perspective socio-régulationniste invite à interroger la RSE par rapport aux modes de régulation sociale. Pour les auteurs de ce courant de recherche, la « RSE » cristallise un nouveau mode de régulation économique et sociale qui serait principalement assuré par les entreprises. Autrement dit, à travers la « RSE ou l’éthique », les entreprises chercheraient à penser la construction d’un nouveau compromis social fondé sur l’idée que le marché régule la forme et le contenu des engagements sur le terrain (Bardelli, 2005 : 731). Le problème de ce point de vue est qu’il attribue aux entreprises des pensées stratégiques de groupe, ce qui est alors peu défendable. Ces perspectives sont également silencieuses quant aux représentations exprimées par les acteurs des entreprises, et quant à la manifestation concrète de leurs interventions dans le champ social. En revanche, de telles analyses ont le mérite d’inciter à resituer l’entreprise dans le débat public. Dès lors, les entreprises sont tenues de justifier leurs interventions et leur légitimité à se saisir de certaines questions sociales et environnementales, notamment face au plus grand nombre d’aspirations à l’intégration politique de ces problématiques qui se développent dans les sociétés occidentales.
14Les travaux de Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999) pourraient ici donner une explication supplémentaire quant à la généralisation des engagements en matière d’éthique et de RSE. Dés 1999, les auteurs se sont interrogés sur le caractère paradoxal de la situation contemporaine : une détérioration de la situation économique et sociale qui n’empêche pas le renouvellement du capitalisme. Selon eux, la force du capitalisme résiderait principalement dans sa capacité à récupérer les critiques pour se renforcer. Ils s’efforcent de démontrer l’idée que le « nouvel esprit du capitalisme » (capitalisme connexionniste) s’appuie sur des principes d’équivalence jusqu’alors inusités. Le capitalisme va alors s’appuyer sur les thèmes déjà présents dans l’environnement idéologique, provenant notamment des discours critiques qui lui sont adressés. Il va se « durcir progressivement, par essais et erreurs, jusqu’à former une configuration idéologique nouvelle » (Boltanski, Chiapello, 1999 : 65). Ils clarifient ainsi les relations entre le capitalisme et ses critiques. Ils insistent notamment sur l’affaiblissement de la critique du fait de la restructuration du capitalisme. L’idée est donc de penser les discours d’engagement en matière de RSE et d’éthique comme des formes de justification élaborées en réponse aux critiques qui sont formulées à l’encontre des entreprises.
15Selon cette idée, les acteurs issus des entreprises incorporent sur le plan discursif les aspirations à l’intégration des problématiques sociales et environnementales (émanant de la communauté sociale), au point que ces dernières perdent de leur potentiel de transformation et deviennent un principe de légitimation du système. En d’autres termes, les attentes sociales porteuses d’une « réconciliation » entre les dimensions sociale, environnementale et économique sont instrumentalisées par les entreprises au point qu’elles deviennent un nouveau support de légitimation du système économique sans pour autant répondre aux promesses dont elles étaient porteuses. La RSE ou l’éthique correspondrait ainsi à un renouvellement des ressources argumentatives. Celles-ci font référence aux implications sociétales des activités des entreprises en même temps qu’elles justifient les conditions dans lesquelles ces inégalités peuvent effectivement être combattues. Le capitalisme se développe alors de façon paradoxale : d’un côté, il se structure sur une ouverture de l’économie aux enjeux sociaux et environnementaux. D’un autre côté, il érode le principe d’intégration sociale en dehors d’une logique économique puisque se développe une tendance normative à soumettre les rapports sociaux à l’économie (Honneth, 2006 : 289). « L’éthique » et la « RSE » seraient une manière de faire face au désenchantement du monde économique qui s’exprime concrètement dans le resserrement des justifications du capitalisme autour du pragmatisme et des lois nécessaires de l’économie. Pour le dire autrement, ces thématiques représenteraient de nouveaux ensembles idéologiques mobilisateurs qui consisteraient en un travail de ré-enchantement de l’activité économique.
16La thèse de Luc Boltanski et Ève Chiapello est profondément pessimiste. Parce que les dirigeants paraissent toujours émus par les désastres sociaux. Parce qu’ils paraissent incertains et prêts à changer de volonté en un instant, on se figure que l’économie est en cours de transformation, qu’ils vont adopter de nouvelles lignes de conduite fondées sur une vision pacifiée, modérée et décélérée du monde. Mais la réalité serait tout autre : les entreprises ne changent pas de face. Elles sont invariablement fixées dans les mêmes lois économiques de telle sorte que la réflexion inscrite dans le champ l’éthique se borne dans ce réductionnisme économique. L’éthique d’entreprise ne produirait alors pas d’idées nouvelles. Il en ressort que les militants d’entreprises progressistes s’épuisent en petits mouvements solitaires et stériles, se remuent sans cesse sans pour autant que l’économie se trouve effectivement transformée de façon substantielle.
L’éthique au secours de la crise du sens de l’activité économique
17Si le potentiel de transformation engendrée par le mouvement de la RSE et de l’éthique est limité, il n’en demeure pas moins que leur émergence est révélatrice de mutations sociopolitiques substantielles. Par exemple, elle peut signifier pour la société contemporaine un épuisement des formes de médiation à même de modérer la violence des rapports sociaux qui se jouent au sein du monde économique. Selon ce point de vue, l’engagement éthique constituerait une manière de transcender au moins pour un temps ces divisions intestines. Par la publicisation de leurs engagements, les acteurs d’entreprises exorcisent les pratiques irresponsables qui ont pu être les leurs. Ils encouragent l’amnésie par la formulation systématique de promesses générales et généreuses, engageant ainsi les acteurs dans le futur. Le discours consensuel suscité par l’éthique pourrait alors servir de masque à une stabilité générale du fonctionnement des entreprises. Le danger pourrait être de détourner les individus de la connaissance des réalités sociales, en particulier des graves conflits sociaux qui traversent les organisations dans leur rapport au monde. Par exemple, à l’expérience de travail, à l’humiliation quotidienne et à l’aliénation, le management oppose les mots, les croyances, la communauté économique, la participation collective à la réussite vertueuse de l’organisation.
18Plus encore, ces thématiques ont fondamentalement pour fonction de faire face à la violence des rapports sociaux qui se déchaînent dans l’espace concurrentiel de l’économie. En effet, le marché concurrentiel suppose une lutte de tous contre tous. C’est le propre du fonctionnement économique (Ladrière, 1997). Évidemment, cette violence est généralement modérée par une série de dispositifs réglementaires et moraux. Depuis le mouvement de dérégulation amorcé dans les années 1970, l’essentiel de la limitation de cette violence s’exprime concrètement dans la tentative de construire discursivement un idéal d’harmonie dans l’entreprise, dans l’engagement dans des formes entrepreneuriales où ces dernières parviennent à trouver dans leurs associations provisoires (organisation interprofessionnelle) leur symbole positif. Cette pacification des rapports permet aussi aux entreprises d’installer des revendications profondes en matière de liberté économique.
19C’est en cela que réside le paradoxe de l’éthique et de la RSE : d’une part, ces thématiques fonctionnent comme une forme unificatrice de l’entreprise. Elles ont pour fonction de canaliser les conduites économiques agressives. Elles introduisent une limite et une conscience au rapport marchand. D’autre part, elles peuvent aussi être un instrument nouveau de l’affrontement entre les acteurs. En effet, parce que l’éthique et la RSE se présentent comme un nouvel argument commercial, elles sont propices à l’instauration de nouveaux conflits qui s’exacerbent dans les logiques concurrentielles. Les concurrences à la médiatisation des pratiques des entreprises en la matière en sont une illustration concrète. Pour obtenir les faveurs de l’exposition publique, la solidarité comme principe de régulation se voit substituer presque normalement par la concurrence et le conflit.
20Ainsi, l’éthique et la RSE trouvent dans la crise du sens qui traverse le monde économique un contexte propice à son développement. Ce que les individus au travail ont en commun ne semble plus suffisamment robuste pour effectivement les faire tenir ensemble. L’éthique vient alors au secours de ces formes d’éclatement des communautés de travail et de déliaison, pour réinjecter du sens à l’activité de travail et pour répondre ainsi au vide constitutif de la concurrence généralisée. En résumé, si la morale envahit tant les entreprises, c’est précisément parce que la communauté économique est atteinte dans ses significations, dans l’érosion de la symbolisation, dans le vide du sens, c’est-à-dire dans « l’assèchement » de la signification économique.
21La communication est alors face à son défi originel de refaire la relation entre les acteurs de l’entreprise, de redonner de la « teneur » aux collectifs de travail. La communication ne se fonde alors pas dans la reconnaissance, mais dans la rénovation du lien social, dans la réhabilitation de l’expression de la différence, et dans la constitution d’un espace commun pour l’agir (Maesschalck, 2004). Pour le dire encore autrement, les communicants sont face à l’enjeu d’impulser la formation de collectifs ou d’associations humaines, de revitaliser la puissance d’agir des individus, depenser l’unité sociale dans les failles des habitudes concurrentielles.
Un processus de déconflictualisation des relations
22Ces discours sont volontiers désignés par les acteurs d’entreprises comme le socle de leur « identité ». Cette recherche continue d’une identité d’entreprise contraste avec l’étiolement général des valeurs (pluralisme), puisque par l’écriture, ces discours d’engagements manifestent dans les mots et les tournures une unité fantasmée des engagements. Le fantasme est une réponse à l’absence fondamentale d’unité des chefs d’entreprises, qui sont continuellement en lutte pour se distinguer. Les discours d’engagements ont alors pour visée d’annoncer les prémisses d’une nouvelle unité possible.
23Les discours d’engagement ont généralement la particularité de déconflictualiser momentanément les relations. Tout du moins, ils offrent la possibilité d’élargir les motifs de l’unité sociale jusqu’à susciter l’enthousiasme des acteurs d’entreprise portés par un élan inédit. Ceci a beau n’être qu’imparfaitement le cas dans la réalité, il reste que ces discours d’engagement fantasment l’unité, l’harmonie et l’apaisement de la violence ordinaire qui règne dans le milieu économique. Le principe social de l’absence de lutte dépasse par là ce trait sociologique interne et trouve dans la signification de ces discours son symbole positif. En d’autres termes, ces discours détournent momentanément les violences concurrentielles par des dérivatifs éthiques.
Restaurer la confiance et anticiper les situations critiques
24L’avènement de l’éthique d’entreprise annonce l’émergence de nouveaux problèmes auxquels sont confrontés les communicants. Les scandales économiques, sociaux et environnementaux (Parmalaat, Enron, Vivendi, etc.) ont entraîné une crise de légitimité des « méga-entreprises » que les communicants ont à rénover (Rouleau, 2007). Pour le dire autrement, les professionnels de la communication ont à restaurer la confiance. Concrètement, ils sont amenés à produire des informations pour fournir à la réputation une fondation solide. Ils étayent les raisons de placer une confiance dans l’engagement d’une entreprise sur le terrain de la responsabilité.
25Comme le précise L. Quéré (2005 : 201), la qualité d’une entreprise repose sur sa capacité à faire connaître son idée directrice, de l’expliciter et de la justifier par l’argumentation. En d’autres termes, il s’agit d’élaborer et de faire connaître l’idée normative qui structure son développement pour ainsi comprendre les implications sociales d’une telle idée. Par exemple, l’idée normative d’une entreprise pourrait être de conquérir de nouveaux marchés en respectant les droits sociaux fondamentaux. La tâche pour les dirigeants est alors d’exposer les dispositifs mis en place pour inciter ses managers à se conduire conformément à cette idée normative. Or, toujours selon L. Quéré, si les dispositifs qui fondent l’idée normative sont opaques ou illisibles, la confiance est infondée, car personne ne sait comment les dirigeants entendent concrétiser leurs idéaux. La confiance n’est possible que lorsque l’entreprise se prête à l’examen et à l’évaluation de sa conformité à l’idée normative et aux standards sociaux dont elle se réclame. Pour cela, cela supposerait qu’elle rende observables son organisation et son fonctionnement (Quéré, 2005).
26Plus encore, cette crise de légitimation des entreprises ouvre une série de modifications dans le travail de communicant. Les interpellations des entreprises sont susceptibles de contraindre ces derniers à y répondre (De Blick, Lemieux, 2005). La communication est alors fortement tributaire des situations de crise dans laquelle l’organisation pourrait être impliquée (Libaert, 2005).
27Par exemple, en publiant une charte éthique, c’est-à-dire en formulant une promesse, les communicants ont une occasion inédite de déterminer si la communauté sociale est devenue indifférente ou non à ses modes d’action. En promettant, les acteurs d’entreprises proposent de s’engager. La communauté sociale est alors susceptible d’en attendre dorénavant une réponse. La promesse est toujours une activité risquée pour celui qui l’énonce dans la mesure où il risque l’épreuve de la dénonciation publique (Crépon, de Launay, 2004). La promesse a quelque chose d’irréversible. Elle réduit les marges de manœuvre des acteurs à leur origine. Dorénavant, ils se trouvent dans la nécessité de se justifier sur leurs façons de répondre de leurs engagements. Toutefois, il ne s’agit pas d’un processus mécanique au sens où il peut arriver qu’une entreprise signataire d’une charte n’ait strictement aucune sollicitation de justification de leurs engagements. L’épreuve de la dénonciation publique n’est « qu’une épreuve seulement à concevoir » (De Blic, Lemieux, 2005).
28Ainsi, la promesse dans la communication des entreprises est un acte difficilement maîtrisable et où, par conséquent, une forte incertitude pèse sur les acteurs. En revanche, d’un autre côté elle expose publiquement l’entreprise sur des problématiques innovantes dont certains effets, notamment en termes d’image, peuvent être attendus. D’un autre côté, cette exposition est indéniablement une prise de risque. Ce sont essentiellement les médias qui font courir un risque en donnant une visibilité aux opérations des entreprises jusque-là maintenue dans l’ombre.
L’éthique et la RSE comme nouveaux systèmes de régulation et comme espaces inédits de socialisation
Les discours de l’éthique et de la RSE comme forme d’engagement souple
29L’ensemble de ces discours d’engagements (chartes, codes de conduite, pactes) forme des « formes de régulation » appelées communément soft law. En effet, par ces discours, des acteurs d’entreprises se placent en responsabilité face à la communauté sociale. Les acteurs se positionnent en situation de devoir faire ce qu’ils ont compris qu’on attendait d’eux. Il s’agit donc d’acteurs qui se constituent en sujets responsables de leurs actes. C’est une initiative unilatérale où les acteurs se placent sous la contrainte de leur propre parole. Leur éventuelle insincérité ou l’échec de cette parole est intraitable sur le plan juridique. Il n’en demeure pas moins que ces normes pourraient être antérieures à la norme juridique (Gendron, Turcotte, Lapointe, 2004).
30Ainsi, ces discours sont façonnés en fonction d’intérêts pratiques (Supiot, 2002). Ils se situent dans la soft law dans la mesure où ils contiennent des principes de conduite qui s’inscriraient dans une sphère juridique non contraignante. Cette nouvelle production normative est le fruit d’une négociation particulière entre les acteurs concernés (les entreprises et éventuellement quelques parties prenantes). En d’autres termes, ce sont des espaces de négociation qui suivent une logique non contraignante, interactive et professionnelle (Frajat, 1982, Frago, 2006).
31Les discours de l’éthique et de la RSE sont également soft car ils se bornent à énoncer des règles générales de comportements, sans valeur contraignante, et parce qu’ils se contentent de rappeler des normes existantes (interdiction de la corruption, des discriminations, etc.). Tout en ne s’inscrivant pas dans une dynamique de droit, ces discours contiennent des engagements équivoques, imprécis et minimes. Contrairement à la loi, leur contenu ne mobilise pas le registre de l’impératif : ils s’abstiennent de prescrire, d’interdire ou d’autoriser au sens strict du terme. Les discours d’engagement ont la particularité d’être des textes flexibles qui contiennent des normes instables : elles peuvent être amendées ou révisées rapidement. Il est facile de s’en retirer ou de mettre fin à son implication. Ainsi, par le biais de ces discours d’engagement, les acteurs de l’entreprise proposent un cadre abstrait et mouvant à l’intérieur duquel sont définis les engagements en matière éthique et de RSE. L’examen de leur processus de production montre que les acteurs s’organisent généralement dans une structure où ils travaillent à se donner librement leurs propres règles dans les limites du corpus juridique en vigueur. Une fois que les principes de conduite ont été établis, les acteurs de l’entreprise sont ensuite théoriquement tenus de conformer leurs pratiques aux règles qu’ils se sont eux-mêmes données.
32En fin de compte, la production d’une charte implique la mobilisation des acteurs. Celle-ci est un prétexte pour nouer des relations et engager des coopérations, d’abord pour que ces relations durent, mais ensuite, pour que les acteurs deviennent indispensables dans les mécanismes de régulation et de cohésion sociale. Par exemple, en tant que texte, la charte est une déclaration mutuelle d’engagement. Sa signature par les entreprises exprime l’idée selon laquelle les acteurs sont mutuellement engagés.
La généralisation des formes frivoles et inconsistantes
33De manière plus globale, l’émergence de ce type de régulation est symptomatique de la formation de formes frivoles et inconsistantes par lesquelles l’engagement social devient situationniste, le droit flexible, c’est-à-dire adaptable en fonction des contraintes économiques et des intérêts pratiques (Lipovetski, 1989). Le besoin de certitude, propre à l’instauration de la confiance, est mis en branle par le besoin de « liberté économique » où les chefs d’entreprises, sous la contrainte du marché, réclame avec plus ou moins de force, leur liberté. L’éthique en est probablement la médiation douce. Le paradoxe n’est ni plus ni moins qu’une actualisation du paradoxe entre la « vie » et la « forme » tel que développé par Simmel (Mongardini, 2008 : 106). De toute évidence, l’affirmation par les acteurs d’entreprise d’un cadre décomplexé de l’éthique n’est que l’expression d’une revendication à l’autonomie de leurs décisions en matière sociale en réaction hostile envers les formes écrasantes telles que les négociations traditionnelles avec les partenaires sociaux (Maesschalck, 2004). Par exemple, dans le cadre institué des relations sociales, les liens de dépendance mutuels entre les négociateurs sont forts. Le désistement de l’un d’entre eux peut entraîner la ruine du processus. Ce n’est pas le cas des espaces de délibération conçus pour façonner les discours d’engagement. Dans ce cas de figure, les individus se compensent mutuellement et chacun s’accorde une liberté accrue. Chacun peut manifester concrètement de l’indifférence quant aux motifs d’action des uns et des autres avec qui ils sont en rapport.
34C’est ici que réside le paradoxe fondamental des discours d’engagement. Parce qu’ils favorisent les contacts et les rencontres, ils ont une force d’objectivation et d’agrégation indéniable. Mais par leur nature souple et équivoque, mouvante, les promesses en communication ne trouvent, curieusement, leur réalisation complète que dans des constructions solides. La forme des engagements de l’éthique est le résultat d’une entente relationnelle par engagement mutuel. Une direction progressiste implique que des acteurs s’efforcent de développer leur idée normative de leur organisation en se joignant à d’autres personnes ayant un intérêt similaire. C’est le propre des organisations volontaires (Simmel, 2010). Mais en même temps, un tel groupement implique des relations d’interdépendances fortes et une forme fragile et inconstante d’interrelations mutuelles. Par exemple, la forme relationnelle des chartes est composée par des individus disposant d’une forte mobilité si bien que les contextes dont sont issues les relations sont extrêmement variés.
35L’engagement éthique est toujours équivoque car les conséquences pratiques de ces promesses ne sont jamais clairement définies. Les rapports entre les négociateurs sont flous bien que personnalisés. Cette insuffisance des règles s’explique par le fait que les objectifs, comme les modalités d’évaluation et de production, restent confus, changeants et parfois contradictoires. Au final, ce qui importe, c’est l’existence de relations qui portent le sujet de l’éthique, bien plus que ce que les individus auront effectivement considéré en la matière.
36La production de ce type de document est symptomatique de la puissance d’agir des entreprises en même temps qu’elles viennent concéder la légitimité de l’insatisfaction voire l’indignation que leurs activités peuvent susciter. Les communicants injectent du sens là où il règne une confusion sur la légitimation du système capitaliste. Les chartes correspondent donc à une création de sens devant l’épuisement des ressources argumentatives mobilisées pour légitimer le système (Boltanski, Chiapello, 1999). Le désinvestissement de certains espaces de médiation ouvre une voie inédite à une prise en charge unilatérale de l’éthique des entreprises.
37Au final, le problème d’une forme de régulation frivole et inconsistante est le suivant : les acteurs économiques interrogent toujours de nouveaux thèmes où ils modifient constamment la pertinence attachée à certains faits et imposent à une cadence infernale des défis toujours renouvelés. Dans le même coup, l’influence de ces prises de position diminue également, et cela jusqu’à ce qu’elles soient, à un moment donné, totalement anodines. Ces promesses sont alors devenues insignifiantes et ne véhiculent plus aucun contenu informatif. Une telle rapidité d’exécution suscite les doutes quant aux transformations supposées positives des organisations.
Ouverture théorique : les écrits et leurs auteurs
38Ces analyses sont exploratoires et hypothétiques. En d’autres termes, nous avons fait de la communication des organisations et de ses acteurs un « être de raison hypothétique », c’est-à-dire une « entité causale qui n’existe que dans la tête de celui qui l’énonce » (Boudon, 2006 : 266). Cet « être de raison » est hypothétique, car ces évolutions de la communication au contact de l’éthique nécessitent d’être confrontées plus systématiquement aux pratiques réelles des acteurs d’entreprises. Parmi les nombreuses manières de vérifier l’existence postulée de ces évolutions, l’une consiste à lier systématiquement ces écrits avec leurs auteurs (Huët, de la Broise, 2010).
L’éthique d’entreprise s’objective dans des écrits qui sont l’œuvre d’individus
39Les thématiques de l’éthique d’entreprise et de la RSE s’objectivent dans une foule d’écrits publicisés. Elles ne feraient d’ailleurs l’objet d’aucune attention particulière s’il n’y avait pas des écrits à même de suggérer une idée globale de leur contenu. Chaque nouvel écrit est potentiellement destiné à devenir un point d’appui pour de nouveaux écrits plus denses ou simplement actualisés. En d’autres termes, les écrits de l’éthique s’enchaînent, chacun contenant les germes d’un discours antérieurement produit par un concurrent ou par l’organisation à laquelle le professionnel appartient. Par conséquent, chaque nouvel écrit découle toujours d’un autre écrit : ils se répondent et se confirment les uns et les autres (Delforce, Noyer, 1999 : 22). Ils serviront au professionnel de point d’appui pour qu’il puisse s’inscrire et se reconnaître dans son originalité. Une fois que le nouvel écrit est accepté dans l’organisation, il rend possible la création d’une foule d’autres écrits qui ne l’étaient pas naguère (de la Broise, Huët, 2010).
40D’un point de vue sociologique, n’importe quel écrit publicisé est à l’évidence une émanation des rapports sociaux. Il représente le résultat de ces rencontres, il en est aussi la création. Cette « forme » cristallise les rapports sociaux. Ils contraignent l’action des acteurs d’entreprises que ce soit dans la façon de défendre la position de leur entreprise sur un sujet spécifique, ou le type de thématiques couvert par l’engagement. Et G. Simmel a parfaitement montré que les formes, crées par les individus, prennent ensuite leur autonomie et selon une logique indépendante, étrangère aux motifs de leur fondation.
41Toutes les analogies repérées entre les écrits, sont d’abord des « répétitions », des multiplications, et des contagions qui se répandent (Tarde, 1921). D’après les perspectives ouvertes par G. Tarde, l’écrit qui résiste est vraisemblablement celui qui répond le mieux au problème du temps, car l’invention est toujours la réponse à un problème (1921 : 49). Nous en déduisons que les écrits de la RSE sont donc des traductions, parfois vagues, de problèmes organisationnels, et comportent des éléments de réponses multiples. Dès lors, les questions qui se posent sont de savoir comment, pourquoi, et par qui ces problèmes sont posés ? À quel moment ? Et pourquoi telle solution a-t-elle été adoptée de préférence ici ? Comment délimiter la filiation des écrits successifs ? Ces questions ramènent alors de nouveau à la question des « auteurs » de l’éthique d’entreprise.
La communication et ses tâches d’écriture comme nouveau champ d’investigation
42La connaissance à acquérir dans le domaine des discours de l’éthique ne concerne pas la mise au jour de la succession simple des étapes de leur fabrication. Cette connaissance nécessaire est encore plus factuelle. Elle vise à savoir que dans les complexes dynamiques relationnelles, les acteurs d’entreprise ont leur façon de faire face au caractère incertain et fragile de leurs engagements en matière d’éthique.
43En écrivant des chartes, des pactes, des codes de conduite, la communication s’engage dans une activité concrète de réflexion et d’élucidation du monde, le tout étant discipliné par les « lois de l’écriture » et les normes professionnelles (Delcambre, 1997). La communication a alors la possibilité d’agir sous contraintes sur les contenus de ces engagements. Au moyen de ces écrits de l’éthique, les communicants ont l’occasion de s’affirmer, d’importer dans leurs organisations leur propre vision. Ils en viennent ainsi à œuvrer au modelage de l’éthique et de la RSE.
44Alors que la littérature dominante sur ce sujet s’attache à porter au jour les procédés discursifs par lesquels les acteurs s’autodésignent comme responsables à l’égard de la société, c’est-à-dire comment les acteurs se délimitent discursivement des devoirs qu’ils promettent publiquement d’accomplir (D’Almeida, 2007, Loneux, 2007, de la Broise, Lamarche, 2007), une autre voie consisterait à éclairer en priorité les dynamiques sociales engendrées par le fait même de produire des textes d’entreprises en matière d’éthique et de responsabilité sociale. Une telle étude aurait donc pour fin l’observation de la construction des textes en organisation et pour but la connaissance des forces sociales en jeu dans ce travail de construction. En d’autres termes, il s’agit d’interroger les fondements sociaux de ces écrits en cherchant à les comprendre par leur histoire et non plus simplement par leur seul aboutissement. C’est là le projet essentiel de cet ouvrage.
Conclusion
45Ce chapitre avait pour but essentiel d’indiquer comment de nouvelles normes du capitalisme tendent à s’imposer. En revanche, rien n’est dit sur les processus réels, les causes et les mécanismes qui conduisent à produire ces principes. Car ces nouvelles normes en question ne s’imposent pas, elles sont constituées par les acteurs. Ces micro-éléments jouent un rôle important pour comprendre des logiques plus larges. Si ces normes peuvent avoir un impact sur la structuration du « nouveau capitalisme », il faut souligner le fait qu’elles n’apparaissent qu’au prix d’une négociation avec les structures en place (négociations politiques et institutionnelles), mais aussi au prix de négociation dans des situations locales, lesquelles participent à transformer les structures en place.
46Par là, il s’agit de souligner l’intérêt de rendre compte des modalités concrètes de production des justifications et des dynamiques qu’elles engendrent. Si la production des justifications du nouveau capitalisme peut être orientée idéologiquement, il reste alors à analyser comment elles se constituent. De quelles façons modifient-elles l’organisation sociale, et comment les acteurs sont-ils amenés à entrer en discussion les uns avec les autres pour élaborer de nouvelles justifications ? L’enjeu théorique consiste à saisir les transformations concrètes engendrées par la production des discours, en suivant des processus et des dynamiques, et la façon dont fonctionnent les collectifs en charge de produire ces discours. Il s’agit donc de conceptualiser des processus et des dynamiques de production. L’analyse des idéologies ne peut alors se passer d’une mise en contexte à travers les différentes dynamiques sociales auxquelles elles sont liées.
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