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Charles de Montalembert

 | 
Antoine de Meaux
, 
Eugène de Montalembert

Quand parler c’est agir : Montalembert orateur

Bernard Le Drezen

Texte intégral

  • 1 Louis Veuillot, L’Univers, 12 novembre 1852. L’article, consacré aux Intérêts catholiques au xixe  (...)
  • 2 Charles-Augustin Sainte-Beuve, « M. de Montalembert orateur », Causeries du lundi, t. I, Garnier f (...)
  • 3 Victor Hugo, Réponse à M. de Montalembert. Actes et Paroles I. Avant l’exil, dans : Œuvres complèt (...)

1« M. de Montalembert se croit libéral, il est simplement orateur1. » Ce jugement fielleux de Louis Veuillot envers son allié politique traduit le sentiment de nombreux observateurs de l’époque : le principal titre de gloire de Montalembert, au-delà de son action politique et de ses écrits, est son talent oratoire, reconnu unanimement et célébré même par ses adversaires. Sainte-Beuve, qui, encore sous l’impression du discours sur l’affaire de Rome (19 octobre 1849), consacra à l’orateur un article enthousiaste, écrivait ainsi : « Cette admiration, indépendante du fond même, devenait aisément unanime chez tous ceux qui l’entendaient2. » L’admiration qui entourait le talent oratoire de Montalembert dépassait largement les rangs de ce que lui-même appelait le « parti catholique », et même ceux de la coalition conservatrice connue, sous la Deuxième République, sous le nom de « parti de l’ordre ». Hugo lui-même, qui fut à partir de 1849 l’un des ennemis les plus déterminés de Montalembert, évoquait à la tribune son « beau talent »3.

  • 4 Montalembert rassembla lui-même ses discours dans le cadre de ses Œuvres complètes, dont ils forme (...)

2De fait, Montalembert avait une conscience nette de l’importance de l’art oratoire – d’abord et surtout dans le domaine politique, car, bien qu’il soit reconnu comme un « artiste » de la parole, ses discours étaient pour lui des actes politiques plutôt que des œuvres. En effet, parler c’est agir. Montalembert vise à l’efficacité. Il cherche à emporter la conviction, à entraîner le vote : celui de la Chambre des pairs ou de l’Assemblée, mais aussi, plus largement, sous le régime du suffrage universel, celui des électeurs. La parole est pour lui un moyen de triompher ; c’est la lutte, sinon la guerre, poursuivie par les moyens de la politique. Tel est le sens profond du caractère « belliqueux » de son éloquence, relevé avec une étonnante constance, que ce soit par lui-même ou par les auditeurs et commentateurs. Faute de pouvoir analyser ici en détail une œuvre oratoire représentant plusieurs volumes pleins4, nous nous proposons de considérer le moment oratoire dans sa dimension d’acte – un acte qui se prépare, ensuite s’exécute et entraîne, enfin, des conséquences.

  • 5 Victor Hugo, Le Droit et la Loi, op. cit., p. 81.

3On a coutume de distinguer deux catégories d’orateurs : les improvisateurs, d’une part, et les récitateurs ou lecteurs d’autre part. Dans l’imaginaire de l’auditoire immédiat ou futur, l’improvisateur de génie apparaît comme l’idéal de l’éloquence, le sommet de la maîtrise de cet art. Comme tout idéal, celui-ci est rarement atteint, ce qui pousse certains à distinguer la « préparation » de la « préméditation ». Hugo, se réclamant d’Horace, écrit : « L’improvisation, dans les graves questions politiques, implique la préméditation […] La préméditation fait que, lorsqu’on parle, les mots ne viennent pas malgré eux ; la longue incubation de l’idée facilite l’éclosion immédiate de l’expression. L’improvisation n’est pas autre chose que l’ouverture subite et à la volonté de ce réservoir, le cerveau ; mais il faut que le réservoir soit plein. […] Celui-là parle bien qui dépense la méditation d’un jour, d’une semaine, d’un mois, de toute sa vie parfois, en une parole d’une heure. […] L’improvisation, c’est la veine piquée ; l’idée jaillit5. » Montalembert, qui avait acquis au fil des années la capacité d’improviser des parties entières de ses discours, n’en « préméditait » pas moins.

  • 6 Montalembert, Discours, t. III, op. cit., p. 242.

4Bien qu’il ait fort peu théorisé sa propre pratique, il lui arriva de s’exprimer sur la question au détour d’une prise de parole. Il rejoint étrangement la théorie de Hugo dans un discours adoptant le ton de la conversation familière et de la confession, lors d’une réunion publique à Besançon, le 2 septembre 1849 : « Un représentant, obligé de toucher pendant la durée de la session aux questions les plus graves et les plus diverses, a un besoin impérieux, s’il comprend bien sa mission, de plusieurs mois d’étude, de réflexion, de méditation, de silence. La vie, et la vie intellectuelle surtout, est un budget qui a son chapitre des recettes et son chapitre des dépenses. Et nous, malheureux représentants aux deux Assemblées, depuis dix-huit mois on nous condamne à une dépense perpétuelle, et on nous interdit la recette6 ! »

  • 7 R. P. Édouard Lecanuet, Montalembert d’après son journal et sa correspondance, tome 1 (1895), Ch. (...)
  • 8 Voir, entre autres : Françoise Douay-Soublin, « La rhétorique en France au xixe siècle à travers s (...)
  • 9 Lecanuet, op. cit., p. 10.
  • 10 Léon Cornudet, Le Comte de Montalembert. Lettres à un ami de collège, 1827-1830, Lecoffre, 1873, c (...)

5On reconnaît dans cette conception l’idéal antique de l’orateur qui s’exprime bien parce qu’il connaît et pense bien. À cet égard, la préparation de l’acte oratoire commence évidemment par la formation de l’orateur lui-même. Cela est d’autant plus vrai que la rhétorique, science millénaire, est affaire de transmission, mais aussi d’apprentissage scolaire. Montalembert, comme tout élève du xixe siècle, fut formé à la rhétorique, obtenant un second prix d’honneur au Concours général7. Plutôt que de rappeler des faits désormais bien connus sur l’enseignement de la rhétorique8, on peut évoquer certaines spécificités de la formation de Montalembert, à commencer par l’imprégnation aux grands orateurs du passé, notamment anglais, dont il bénéficia dans son jeune âge. Le R. P. Lecanuet relève : ses « premiers amis d’enfance sont des livres, les œuvres des orateurs et des poètes anglais9. » D’autres témoignages rapportent des anecdotes montrant une pratique précoce de l’éloquence par imitation : « Comme il savait par cœur les plus beaux discours de Fox et de Burke contre Lord Hastings, quand de sa voix vibrante il en récitait des passages, ses camarades l’applaudissaient10. »

6Au-delà de la lecture et de la déclamation des grands discours, le contact avec les orateurs apparaît primordial. Dès l’âge de douze ans, Montalembert va écouter les débats de la Chambre des députés comme de la Chambre des pairs. Une fois qu’il siège à la Chambre des pairs, il continue à assister aux séances de la Chambre des députés, en vrai passionné de la vie parlementaire qu’il est. Mais il n’en va pas seulement de la passion : la vie de l’orateur, même au-delà de la période d’apprentissage, passe par l’observation des autres orateurs. Pendant sa jeunesse, le duc de Montmorency l’emmène également aux conférences de la Société des bonnes études où il entend Berryer ou encore Rio. En effet, les professeurs sont un autre type d’orateurs ; auprès d’eux aussi Montalembert se forge un savoir, des valeurs et des modèles oratoires – ce qui, d’ailleurs, est tout un, en vertu de l’idéal cicéronien du vir bonus dicendi peritus. L’exemple de Victor Cousin semble à cet égard l’avoir particulièrement marqué.

  • 11 Montalembert, Journal intime inédit, t. IV, texte établi, présenté et annoté par Louis Le Guillou (...)
  • 12 Ibid., p. 394.

7S’agissant plus précisément de ses propres discours, le Journal montre un Montalembert préparant ses interventions plusieurs jours, quand ce n’est pas plusieurs semaines à l’avance. Pour prendre un exemple entre bien d’autres possibles, en vue du discours du 21 janvier 1847 sur le projet d’adresse, dans le cadre duquel il évoque l’affaire dite de Cracovie, il rassemble des documents et des idées dans les semaines qui précèdent et commence à mettre ses notes au clair le 15 janvier11 et poursuit son travail jusqu’à l’intervention. Le jour où il parle, il note : « Préparation le matin, et messe à S[aint] Thomas d’Aquin12. » C’est en effet une habitude de Montalembert : à chaque fois qu’il doit aller prononcer un discours, il se rend à l’église pour se recommander à Dieu. Nous ne nous prononcerons pas sur le rôle de la grâce divine dans la prestation oratoire de Montalembert. Retenons que, psychologiquement, ce rituel participe de la mise en condition psychologique nécessaire pour subir l’épreuve de la tribune.

  • 13 Ibid., t. V (2006), p. 194.
  • 14 Vicomte de Meaux, Montalembert, Calmann Lévy, 1897, p. 106.
  • 15 Ibid., p. 107.
  • 16 Eugène Loudun, Les Derniers orateurs, Ledoyen, 1855, p. 267.
  • 17 Vte de Meaux, op. cit., p. 106.

8Pour ce qui est du travail de composition en lui-même, on apprend, au détour de certaines notations du Journal, l’importance de la promenade dans la maturation intellectuelle. Montalembert aime « composer en marchant ». La neige, en gênant la marche, entrave le processus13. L’élaboration du plan est minutieuse, l’architecture des arguments réglée dans les moindres détails. Son gendre, Camille de Meaux témoigne en ces termes : « Tous les discours de longue haleine qu’il a prononcés dans la paisible enceinte de la Chambre des pairs étaient, je le tiens de lui-même, écrits d’un bout à l’autre : ses répliques seules, souvent très vives et acérées, ne l’étaient pas14. » Il insiste sur « le travail opiniâtre et méthodique par lequel il se disposait au combat15 ». La conquête progressive de l’improvisation n’enlève rien au travail préalable. Eugène Loudun décrit ainsi l’orateur sous la Deuxième République : « Ses notes sont là, un peu éloignées de lui ; il y jette de temps en temps un coup d’œil, quelquefois il lit, et on dirait qu’il parle encore, qu’il improvise16. » En effet, selon les témoins, « personne n’était aussi habile que lui à souder les morceaux composés d’avance avec les morceaux improvisés dans le feu de l’action17 ».

9Tout comme les artistes, l’orateur est jugé sur ses œuvres, c’est-à-dire sur les preuves répétées qu’il donne de son éloquence ; car l’orateur n’est que lorsqu’il est en acte. Pour autant, un décompte précis des discours de Montalembert serait aussi fastidieux que peu révélateur : l’éloquence est plus affaire de moments marquants que de quantité. À cet égard, le premier discours prononcé par Montalembert dans l’enceinte d’une assemblée fut retentissant : le 19 septembre 1831, il s’exprima dans le cadre du procès de l’école libre en Cour des pairs. Toutefois, son premier vrai discours en tant que pair de France date du 8 septembre 1835 : les pairs n’étant admis à siéger qu’à partir de vingt-cinq ans – encore ne pouvaient-ils voter avant trente ans –, il exprima pour la première fois son opinion dans la discussion des « lois de septembre ». Ses deux derniers discours furent quant à eux prononcés au congrès de Malines en 1863. Toutefois, en dehors d’un certain nombre d’interventions lors de réunions publiques, le cœur de l’œuvre oratoire est constitué par les discours prononcés en séance publique dans les assemblées et ayant donné lieu à compte rendu : pas moins de soixante-dix interventions à la Chambre des pairs et seize dans les deux assemblées républicaines. Sur ces trente-deux ans de carrière oratoire, les treize années de pleine activité passées au Luxembourg représentent donc un ensemble sensiblement plus important que les quatre ans de la Deuxième République et surtout les cinq ans au Corps législatif, pendant lesquels Montalembert, en l’absence de publicité des débats, paraît presque réduit au silence.

  • 18 Sainte-Beuve, op. cit., p. 79.

10Pour ce qui est des sujets abordés par Montalembert, Sainte-Beuve assurait à propos des discours à la Chambre des pairs : « tous ses développements d’alors roulent sur deux ou trois idées absolues, opiniâtres, presque fixes : il défend la Pologne, il attaque l’Université, il revendique une liberté illimitée pour l’enseignement ecclésiastique, pour les Ordres religieux18 ». C’est oublier un peu vite ses interventions pour la liberté de la presse, contre l’esclavage et contre l’obligation faite aux ouvriers agricoles de porter livret et passeport. On pourrait aussi évoquer ses interventions sur des sujets aussi techniques que la police du roulage (où il est question de la largeur maximale des roues des carrioles) et la marine de guerre.

  • 19 Loudun, op. cit., p. 266.
  • 20 Vte de Meaux, Montalembert, op. cit., p. 106.
  • 21 Hyppolite Castille, Le Comte de Montalembert, Ferdinand Sartorius, 1856, p. 17.
  • 22 V. Hugo, Le Droit et la Loi, dans : Actes et Paroles I, op. cit., p. 82.
  • 23 Loudun, op. cit., p. 267.
  • 24 Ibid., p. 265-266.
  • 25 Ibid., p. 267.

11L’orateur en acte a beaucoup fasciné ses auditoires. Les témoignages concordent sur sa voix, d’abord, « peu étendue, mais claire et ferme19 » ; « d’ordinaire, incisive et mordante, [elle] devenait profonde et chaude quand l’émotion le gagnait20 ». Les moqueurs et les envieux relèvent toutefois un léger défaut : « Malheureusement il y a des moments où l’on dirait qu’il nasille. C’est peut-être ce que M. Sainte-Beuve appelle poliment “une certaine accentuation montante”21. » Hugo le décrit quant à lui « parlant du nez par élégance22 ». L’impression première est celle d’« un homme aimable qui s’exprime avec une élégance soutenue d’une voix douce, naturellement et sans effort23 » ; « un homme de taille moyenne ; ses cheveux longs séparés par une raie et jetés de côté sur le front, une physionomie placide, quelque chose de fin dans le profil et le nez, un mélange de sérénité calme et de spirituelle expression, lui donnent une certaine ressemblance avec un théologien de l’ancien temps »24. Très vite, cependant, le combattant se révèle : après avoir badiné, une fois l’assemblée charmée « il lève le bras et pique du doigt en avant comme pour faire entrer son raisonnement dans la tête de l’auditeur. Ce bras seul agit, l’autre reste étendu, inerte, avec une calme roideur, le long du corps. Et ce double geste ajoute à ce qu’il y a d’absolu, de cassant dans ses affirmations25. »

  • 26 Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, t. X, respectivement p. 485 et 484.
  • 27 Discours, t. III, p. 241.
  • 28 Sainte-Beuve, op. cit., p. 79.

12Montalembert à la tribune est un combattant. L’omniprésence du lexique guerrier frappe dans les descriptions qu’ont laissées les témoins. Sa notice biographique dans le Grand Dictionnaire de Larousse évoque un « belliqueux orateur » après l’avoir considéré comme un « [e]sprit passionné, belliqueux et actif »26. Il déclare lui-même à Besançon : « On vous a dit que j’étais un orateur. C’est une erreur assez populaire parmi vous ; mais c’est une erreur. Non, je ne suis pas, à vrai dire, un orateur : je n’en ai ni les goûts ni les qualités. Je ne suis qu’un soldat qui monte à la tribune, comme à la brèche, pour planter un principe ou une vérité, en présence de l’ennemi27. » L’image le définit tellement à ses propres yeux qu’il fit graver sur sa tombe les mots suivants : « Hic requiescit / Expectans resurrectionem / Bonus miles Christi / Carolus de Montalembert ». Dans ce registre, c’est sans doute Sainte-Beuve qui proposa le portrait le plus marquant de l’orateur à l’époque de la Chambre des pairs : « Aussi son éloquence n’est-elle point celle d’un avocat, mais d’un croyant, d’un lévite armé, ou mieux d’un Croisé qui aurait reçu le don de bien dire. Il me semble, en chaque question, le voir marcher tout droit devant lui contre l’adversaire, glaive en main et cuirasse au soleil28. »

  • 29 Adèle Hugo, Journal, 1er février 1855, cité par : Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo. I. Avant l’exil,(...)

13Le combat tient d’abord à l’épreuve physique que constitue la prestation oratoire dans une assemblée parlementaire. D’abord, au milieu du xixe siècle, en l’absence de tout règlement contraignant à cet égard, on parle beaucoup, c’est-à-dire longtemps. Les interruptions aidant, un discours peut durer plusieurs heures. Ensuite, la pression physique du public se fait sentir sur l’orateur, particulièrement dans les assemblées de la Deuxième République. Les 900 représentants à la Constituante et les 750 membres de la Législative représentent, même en tenant compte de l’absentéisme parlementaire – qui était déjà à l’époque un sujet de raillerie –, une masse physique considérable contre un homme seul à une époque où le micro était bien sûr inconnu et les lois de l’acoustique pas toujours bien maîtrisées. Hugo lui-même déclarait ainsi pendant l’exil : « On n’aborde jamais la tribune sans crainte. Même les hommes les plus faits à ce genre d’émotion en ont peur. Thiers, Berryer n’y vont même pas sans appréhension. Moi-même je compte cela parmi les impressions pénibles de ma vie. On recule toujours devant un discours à prononcer et on a moins peur du champ de bataille que de la tribune. Lamartine me disait un jour : j’aimerais mieux me battre au pistolet à trois pas29. »

  • 30 Discours, t. III, p. 330. L’incident n’est pas unique ; voir par exemple le 17 janvier 1850 (ibid.(...)

14Montalembert, comme d’autres, connaît pour ces raisons de véritables défaillances physiques l’obligeant à s’interrompre quelques minutes pour reprendre des forces. Le 13 décembre 1849, alors qu’il prononce un discours relatif à l’impôt sur les boissons, Montalembert s’interrompt soudain : « Mais je suis tellement fatigué dans cet instant que je prierai l’Assemblée de m’accorder deux minutes seulement de repos. » Après une suspension de séance de quinze minutes, il reprend son intervention30.

  • 31 Journal, t. V, p. 96.
  • 32 Ibid., p. 97.

15Si le discours est un acte, c’est parce qu’il est interaction : l’intervention, pour posséder une efficacité, doit tenir compte des circonstances et du cours de la discussion. Montalembert médite longuement avant de parler, mais il est aussi doté du génie de l’instant. Loin de se contenter de parler pour parler, il discute. En fonction de l’atmosphère, mais aussi des interventions des autres orateurs, Montalembert change sa stratégie. Parfois même, il renonce à parler. Le Journal permettrait de dresser la liste des discours que Montalembert n’a pas prononcés alors même qu’il aurait voulu parler ou qu’il avait prévu de le faire. Le samedi 7 juillet 1849, il confie une défaillance de cet ordre : « Honteux avortement de mon discours projeté sur ma propre proposition relative à l’unité du commandement des troupes de la garde nationale dans Paris et ailleurs. Je voulais écraser les Montagnards audacieux et hypocrites ; mais la discussion s’engage froidement, j’attends des provocations de la gauche qui ne viennent pas : je ne veux pas répondre aux critiques bizarres et capricieuses de Baraguey d’Illiers. Molé et Thiers me conseillent de ne pas parler : je ne les écoute que trop. Et faute d’à-propos, faute de courage surtout, je perds l’occasion de parler. Ma proposition est votée à la majorité ordinaire, mais je demeure confus et abîmé sous le poids de mon avortement31. » Deux jours plus tard, Hugo prononce son célèbre discours sur la misère. Montalembert consigne une nouvelle déception oratoire et nous apprend que la première joute oratoire entre les deux hommes aurait dû intervenir à cette occasion : « Discours odieux de Victor Hugo contre l’aumône. Je suis tenté de lui répondre : mais l’inspiration me vient trop tard : et je subis encore un honteux avortement ! ! Pour la seconde fois en deux jours, c’est trop. Quand donc reprendrai-je courage. [sic]32. »

16Un discours est la conjonction d’un homme, d’un moment et d’un public. Il apparaît donc essentiel, pour le comprendre, de s’intéresser à ses effets, à court comme à plus long terme. Les témoignages et son Journal montrent Montalembert particulièrement attentif aux conséquences de ses discours. Cet intérêt explique aussi le soin qu’il apporte à la correction des épreuves en vue de la publication au Moniteur universel, de même que son attention au destin éditorial de ses discours.

  • 33 Journal, t. IV, p. 395.

17Le succès d’un discours est tributaire non seulement du talent et de la forme – y compris physique – de l’orateur, mais aussi de l’état d’esprit de l’auditoire, de l’humeur de la Chambre. Si l’expérience ne garantit pas le succès de tribune, elle ne permet pas non plus toujours l’adéquation entre la perception qu’a l’orateur de sa propre prestation et la réaction du public. Montalembert manifeste dès ses débuts à la tribune une qualité précieuse : il « sent » la Chambre. Pour autant, ses déconvenues ne sont pas rares. Fort satisfait de son discours sur les chemins de fer (22 juin 1848), Montalembert ne recueille selon la presse et ses collègues qu’un succès mitigé. À l’inverse, le 21 janvier 1847, c’est avec une certaine incrédulité qu’il écrit dans le Journal : « quoique j’ai[e] conscience d’avoir assez mal parlé, j’obtiens, s’il faut en croire mes collègues, le plus grand succès que j’aie encore obtenu. Tout le monde m’accable de complimens [sic], y compris même Dupin aîné !!! »33

  • 34 Ibid., p. 432.
  • 35 Ibid., p. 425.
  • 36 Journal, t. VII (2008), p. 599.

18Plus encore que la réaction d’humeur de l’auditoire, c’est l’efficacité de la parole qui importe ; elle confère toute sa portée à l’acte oratoire. C’est une préoccupation majeure de Montalembert ; c’est elle, précisément, que mettent le plus souvent en doute ses contemporains. Le 29 juin 1847, il constate l’écart entre le succès et l’efficacité : « Je fais rire toute la Chambre aux dépens de Cousin, mais sans aucun résultat34. » Que visait Montalembert ? On sait qu’il refusa toujours les distinctions pour lesquelles le recommandait le prestige de sa parole. Devenir un homme pratique, un homme possible, « telle n’est ni mon ambition, ni ma destinée ; je dois et ne veux être qu’un pionnier, un précurseur, je dois et je veux continuer à combattre, à ouvrir la brèche, à y monter, au risque presque certain d’y périr35 ». Pour autant, l’importance de l’éloquence tient d’abord, pour lui, à la force politique, c’est-à-dire à l’efficacité concrète, sur l’auditoire comme dans l’opinion, que doit posséder un grand discours. Même si Montalembert n’a que très peu théorisé sa propre pratique, cette idée affleure souvent chez lui. L’anecdote suivante en témoigne. Suite à une élection ratée sous le Second Empire, il relate dans son journal les calomnies et les bruits répandus à son sujet. L’un, selon lui, « dépasse tout en fait d’originalité flatteuse pour l’Empire comme pour moi son antagoniste » : on disait aux électeurs : « Si vous nommez M. de Montalembert, comme il parle très bien, il dira tout, et alors l’Empereur sera obligé de se sauver ; mais en se sauvant, il emportera tous les trésors de la France, et alors il vous faudra payer les 45 centimes comme en 184836. »

  • 37 Discours, t. I, p. XVI.
  • 38 Discours, t. III, p. 130.

19La place qu’il accorde à l’art oratoire tient à sa conception de la politique. La discussion libre et publique constitue pour lui le fondement même de la vie et de la pratique politiques. C’est la raison pour laquelle la destruction par Napoléon III de tous les signes et attributs du régime parlementaire – la tribune, la publication voire la simple évocation des discours, avec, pour corollaire, le contrôle de la presse – laisse Montalembert impuissant et désespéré. Dans sa préface aux Discours, il évoque significativement « ces assemblées en qui se résumait naguère la vie morale et politique de la France37 ». Quelques années auparavant, le 12 janvier 1849, à la tribune, il témoignait plus clairement encore de sa conviction : « [P]our moi, la liberté politique c’est le gouvernement de discussion, le gouvernement de tribune, le gouvernement des assemblées ; notez-le bien, ce gouvernement qui fait que plus ou moins, depuis trente-quatre ans, l’on vient à cette tribune ou à d’autres, qui avec sa faiblesse comme moi, qui avec sa force comme tant d’orateurs de talent ou de génie que je vois devant moi, que l’on y vient discuter les grands intérêts de son pays avec indépendance, avec fierté, avec éloquence quand on le peut38. » On ne saurait mieux dire la consubstantialité de la politique et de la discussion – c’est-à-dire, en définitive, la confrontation entre orateurs. Le passage est suffisamment révélateur pour que Montalembert le reprenne dans Des intérêts catholiques au xixe siècle, brochure dont l’un des buts est de flétrir le despotisme bonapartiste.

20Parler, c’est gouverner, non parce que la discussion serait la finalité du régime parlementaire, mais parce que c’est accomplir un acte politique entraînant la conviction, voire la conversion, avant d’amener la décision. Un « gouvernement de tribune » ? Ses adversaires ont beau jeu de s’appuyer sur de telles déclarations pour dire que s’il se réclame de la liberté, c’est d’abord parce qu’il accorde beaucoup de prix à la possibilité de s’entendre parler. La phrase de Veuillot citée en commençant visait précisément cet extrait du discours de 1849, non sans souligner par l’italique la triade dans laquelle le journaliste voyait, avec raison, l’essentiel : « c’est le gouvernement de discussion, le gouvernement de tribune, le gouvernement des assemblées ». De fait l’éloquence, qualité éminente, a vite fait de tourner au défaut lorsqu’elle n’est ni consacrée par l’exercice réel du pouvoir, autrement dit l’accès aux fonctions exécutives, ni étayée par des votes entérinant l’efficacité du discours.

  • 39 Ibid., p. 484.
  • 40 Castille, op. cit., p. 7.
  • 41 Ibid., p. 57.
  • 42 Ibid., p. 6.

21Montalembert est ainsi dépeint comme un artiste de la parole apprécié, mais non suivi, et, dès lors, inutile : s’il exalte, il n’entraîne guère ; s’il se fait applaudir, il ne recueille pas les suffrages de ses collègues. Inutile éloquence que celle d’un homme ayant, selon le dictionnaire de Pierre Larousse, « le génie de tentatives bruyantes, des alliances d’idées contradictoires, comme la liberté, l’aristocratie et l’ultramontanisme. » Comme son père, Montalembert est « un excentrique, mais un excentrique sérieux et de haute école »39. La notice, sans doute rédigée par un républicain militant, semble d’ailleurs trempée dans la même encre que la biographie écrite par le bonapartiste Hippolyte Castille. Celui-ci considère en effet Montalembert comme un « homme passionné et de peu de caractère »40. Pour tout dire, il a quelque chose de féminin, puisqu’il se livre tout entier à ses passions. La logique du rapprochement conduit l’auteur à une métaphore aussi osée qu’injurieuse : « C’est un organe féminin orné des attributs de l’éloquence41. » « Ôtez l’académicien dans M. de Montalembert, et cherchez en lui ce qu’il reste de pratique. Il vous sera bien difficile de trouver quelque chose42. »

  • 43 Loudun, op. cit., p. 286.
  • 44 Henri d’Orléans, duc d’Aumale, Discours de réception à l’Académie française (3 avril 1873), Instit (...)
  • 45 Sainte-Beuve, op. cit., p. 80.

22Il est plus curieux de constater qu’une telle opinion se retrouve jusque chez les admirateurs de l’orateur. Eugène Loudun clôt ainsi un portrait globalement enthousiaste par ce jugement en forme de prédiction : « quelle que soit la forme du gouvernement, M. de Montalembert agira comme par le passé […] toujours homme d’opposition, convaincu et passionné, propre à avertir, non à gouverner, non homme d’État, mais orateur43. » De la même manière, le duc d’Aumale – certes moins élogieux que Loudun – venant remplacer Montalembert au fauteuil 21 de l’Académie française, rappelle dans son discours de réception la distinction établie par les Anglais entre « le debater, celui qui sait surtout argumenter et l’orateur, celui qui entraîne plutôt qu’il ne persuade ; Montalembert était un orateur44 ». Sainte-Beuve lui-même, avec sa pénétration habituelle, avait bien vu que là résidait le problème de Montalembert : une éloquence qui n’est pas efficace ne sert à rien. Après avoir dit son admiration pour l’« artiste » de la Chambre des pairs adepte du « tournoi à outrance » et des « exploits de tribune », il concluait : « mais je demande quels pouvaient en être les résultats »45.

  • 46 Ibid.
  • 47 Journal, t. IV, p. 398.

23Il souligne pourtant la métamorphose survenue selon lui chez Montalembert depuis l’avènement de la République : « Ce n’est que depuis 1848 que M. de Montalembert, acceptant la leçon des événements, a cessé d’être un orateur de parti pour se montrer un orateur tout à fait politique. Jusque-là on l’admirait, et, à moins d’être étroitement de son parti, on ne le suivait pas. Maintenant, de quelque côté qu’on vienne, on le suit volontiers ; on accepte non pas seulement la vibration et l’éclat, mais le sens de ses nobles paroles46. » De fait, la Deuxième République peut à bon droit être considérée comme l’apogée de la carrière oratoire de Montalembert : ses mots portent comme jamais ; la majorité vibre à ses discours et semble les appuyer par une série de votes. Outre les circonstances politiques de l’époque, il y a certainement, à l’origine de l’accomplissement auquel parvient alors Montalembert, la coïncidence entre l’homme et le moment : les assemblées tumultueuses de 1848 et 1849 étaient particulièrement adaptées à son talent. Certes, plus tard, une fois venue la longue et silencieuse nuit de l’Empire, Montalembert aura tendance à idéaliser la Chambre des pairs, dans laquelle il se plaît à voir son paradis perdu. La lecture du Journal, qui abonde en commentaires lucides sur cette « assemblée égoïste et fatiguée » remplie de « plats valets »47 suffit à comprendre la part d’illusion rétrospective qui entre dans cette impression. Dans l’hémicycle feutré du Luxembourg, il était chez lui, mais les assemblées de la République étaient son élément : si la Chambre des pairs était conforme à son rang, les assemblées tumultueuses de 1848 et 1849 correspondaient à la nature profonde de son éloquence.

24À cet égard, les succès brillants de Montalembert entre 1848 et 1850 s’expliquent de la même façon que les désillusions ultérieures, qui arrivent en réalité, dès le début de l’année 1851. Les recompositions politiques multiples de l’époque avaient permis, pendant un temps, une convergence entre la sensibilité et les idées de Montalembert et les intérêts d’une majorité. Coupable, peut-être, d’une trop grande fidélité à lui-même en des temps mouvants, il se trouve en situation de heurter ses alliés sans pour autant se concilier ses ennemis : c’est l’échec retentissant du 10 février 1851, lorsque l’orateur s’exprime en faveur de la dotation supplémentaire réclamée par le Président de la République, qui divise la majorité et montre l’isolement de Montalembert.

25Quelle peut être l’efficacité de l’acte oratoire lorsque le discours ne rencontre pas les intérêts de l’auditoire ? La parole peut-elle convertir les cœurs, et triompher des esprits ? Tout au long de sa carrière, jusque dans l’échec et l’amertume, Montalembert voulut témoigner que c’était possible.

Notes

1 Louis Veuillot, L’Univers, 12 novembre 1852. L’article, consacré aux Intérêts catholiques au xixe siècle de Montalembert, est repris dans : Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires, tome VI (1852-1856), L. Vivès, 1861, p. 55.

2 Charles-Augustin Sainte-Beuve, « M. de Montalembert orateur », Causeries du lundi, t. I, Garnier frères, 1883 (4e édition), p. 79.

3 Victor Hugo, Réponse à M. de Montalembert. Actes et Paroles I. Avant l’exil, dans : Œuvres complètes, sous la direction de Jacques Seebacher et Guy Rosa, tome Politique, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1985, p. 216.

4 Montalembert rassembla lui-même ses discours dans le cadre de ses Œuvres complètes, dont ils forment le péristyle : Discours du comte de Montalembert (trois tomes), Lecoffre, 1860. Nous citons d’après cette édition qui ne comporte toutefois ni les discours prononcés au Corps législatif entre 1852 et 1857 – la Constitution du 14 janvier 1852 interdit, jusqu’au sénatus-consulte du 2 février 1861, la reproduction des discours parlementaires –, ni les discours au congrès de Malines, qui sont postérieurs.

5 Victor Hugo, Le Droit et la Loi, op. cit., p. 81.

6 Montalembert, Discours, t. III, op. cit., p. 242.

7 R. P. Édouard Lecanuet, Montalembert d’après son journal et sa correspondance, tome 1 (1895), Ch. Poussielgue, 1900, p. 42.

8 Voir, entre autres : Françoise Douay-Soublin, « La rhétorique en France au xixe siècle à travers ses pratiques et ses institutions : restauration, renaissance, remise en cause », dans : Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne. 1450-1950, sous la direction de Marc Fumaroli, Presses universitaires de France, 1999.

9 Lecanuet, op. cit., p. 10.

10 Léon Cornudet, Le Comte de Montalembert. Lettres à un ami de collège, 1827-1830, Lecoffre, 1873, cité dans : Lecanuet, op. cit., p. 39.

11 Montalembert, Journal intime inédit, t. IV, texte établi, présenté et annoté par Louis Le Guillou et Nicole Roger-Taillade, Champion, 2004, p. 393.

12 Ibid., p. 394.

13 Ibid., t. V (2006), p. 194.

14 Vicomte de Meaux, Montalembert, Calmann Lévy, 1897, p. 106.

15 Ibid., p. 107.

16 Eugène Loudun, Les Derniers orateurs, Ledoyen, 1855, p. 267.

17 Vte de Meaux, op. cit., p. 106.

18 Sainte-Beuve, op. cit., p. 79.

19 Loudun, op. cit., p. 266.

20 Vte de Meaux, Montalembert, op. cit., p. 106.

21 Hyppolite Castille, Le Comte de Montalembert, Ferdinand Sartorius, 1856, p. 17.

22 V. Hugo, Le Droit et la Loi, dans : Actes et Paroles I, op. cit., p. 82.

23 Loudun, op. cit., p. 267.

24 Ibid., p. 265-266.

25 Ibid., p. 267.

26 Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, t. X, respectivement p. 485 et 484.

27 Discours, t. III, p. 241.

28 Sainte-Beuve, op. cit., p. 79.

29 Adèle Hugo, Journal, 1er février 1855, cité par : Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo. I. Avant l’exil, Fayard, 2001, p. 1106.

30 Discours, t. III, p. 330. L’incident n’est pas unique ; voir par exemple le 17 janvier 1850 (ibid.).

31 Journal, t. V, p. 96.

32 Ibid., p. 97.

33 Journal, t. IV, p. 395.

34 Ibid., p. 432.

35 Ibid., p. 425.

36 Journal, t. VII (2008), p. 599.

37 Discours, t. I, p. XVI.

38 Discours, t. III, p. 130.

39 Ibid., p. 484.

40 Castille, op. cit., p. 7.

41 Ibid., p. 57.

42 Ibid., p. 6.

43 Loudun, op. cit., p. 286.

44 Henri d’Orléans, duc d’Aumale, Discours de réception à l’Académie française (3 avril 1873), Institut de France, p. 22.

45 Sainte-Beuve, op. cit., p. 80.

46 Ibid.

47 Journal, t. IV, p. 398.

Auteur

Ancien élève de l’École normale supérieure Lettres et Sciences humaines (ex-Fontenay-Saint-Cloud), agrégé de lettres modernes, Bernard Le Drezen a enseigné à l’Université Paris-IV Sorbonne. Il est maintenant haut fonctionnaire. Il achève une thèse de doctorat consacrée à l’éloquence parlementaire de la IIe République. Outre un ouvrage intitulé Victor Hugo ou l’éloquence souveraine (Paris, L’Harmattan, 2005), il a publié un certain nombre d’articles portant notamment sur les rapports entre littérature et politique au xixe siècle.

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