Les enseignants du secondaire face au désordre scolaire : entre silence et résistance(s)
p. 203-224
Texte intégral
« 9 h 15, vie scolaire : présentation aux CPE et assistants d’éducation. L’un d’eux se montre très coopérant en menant une réflexion sur sa fonction mais surtout en m’exposant un carton rempli “d’objets lancés depuis les immeubles sur le collège” : des cailloux, des tournevis et une dizaine de projectiles me sont présentés tels des trophées. 9 h 40 : nous sommes interrompus par l’arrivée d’un parent d’élève qui crie “mon fils n’a pas cours, encore une fois !”. Ce jour-là, cinq enseignants sont absents, les CPE le lui expliquent. Le père, très énervé, se dirige, sans chercher son chemin, vers les bureaux de la direction, le principal-adjoint le raccompagne cinq minutes plus tard. Un assistant d’éducation conclut la scène par “ça fait plusieurs fois qu’il vient quand les profs sont absents mais quand son fils sèche ou caillasse le collège il ne dit rien !”. En quelques secondes, je me retrouve seule, les CPE partent pressés, l’un d’eux me lance : “à plus tard, la récréation va sonner, il faut que l’on surveille l’entrée du collège pour éviter les intrus !” »1
1L’immersion dans les établissements difficiles révèle au sociologue les différentes formes de violence auxquelles sont quotidiennement confrontés les agents. Des objets propulsés sur les personnels aux intrusions de personnes invectivant les enseignants, l’on observe sur le terrain non seulement une remise en cause de l’institution scolaire mais aussi la routinisation de ces actes d’incivilité que les agents prennent en charge comme toute autre tâche.
2Dans les années 1960, Jacques Testanière (1967) introduit la notion de chahut anomique qui apparaît avec la massification scolaire des années 1950-1960 et exprime une mauvaise intégration des élèves au système pédagogique. Cette anomie devient objet sociologique à la fin des années 1990 et est étiquetée comme « violences scolaires » par les spécialistes (Debarbieux, 1996 ; Charlot et Emin, 1997 ; Payet, 1997). Cette catégorie générique englobe « à la fois les conduites réellement violentes, vols, agressions, injures, menaces, et le sentiment diffus mais omniprésent d’affronter tout un ensemble de difficultés tenant autant à la vie scolaire elle-même qu’à tous les problèmes sociaux qui la menacent. » (Dubet, 1998 : 37). Ces travaux confirment aussi le lien entre massification et violences scolaires : le décalage entre les promesses d’intégration sociale et la réussite effective des nouveaux collégiens et lycéens aurait généré des comportements « anti-scolaires » comme l’indiscipline. Les spécialistes révèlent que derrière la médiatisation de cas de violences physiques graves, de tels faits restent minoritaires et que ce sont surtout les cas de violence mineure à l’instar des moqueries ou des injures qui prédominent.
3Dans un contexte de déclin de l’institution (Dubet, 2002), se pose la question des effets de la transformation de l’École sur ses agents notamment les enseignants du secondaire directement impliqués dans la relation avec les élèves. Les récits ou les observations in situ d’agressions verbales, physiques ou de pressions morales qui se donnent à voir dans les établissements scolaires, soulèvent plusieurs questionnements : comment les enseignants sont-ils confrontés quotidiennement aux faits de violence et plus généralement au désordre institutionnel, quelles conséquences cela a-t-il sur les manières de tenir leur rôle ? Il s’agit de montrer que l’assimilation du désordre institutionnel n’est pas uniforme et dépend du sens donné par les agents aux missions qui leur sont conférées (Lacroix et Lagroye, 1992 ; Dubois, 1999, 2003). Nous supposons que les rôles des enseignants, dans un contexte de remise en cause de la légitimité de l’École comme instance de régulation de la violence, sont, avant tout, « travaillés par les acteurs en fonction des situations et des cadres d’interaction » (Lagroye, 1997 : 17). Ainsi, ce travail s’attachera à démontrer, par une démarche comparée entre des établissements différents, que les transformations du système éducatif et les formes de violence, qui s’y expriment, modifient les pratiques de travail des enseignants qui, implicitement, voient se redéfinir leur fonction.
4Nous analyserons les conséquences de ce phénomène sur leurs rapports au rôle en dégageant les conditions de distanciation de certains enseignants et les logiques de l’investissement personnel d’autres professeurs. Enfin, nous verrons comment des formes de mobilisations germent et permettent de faire face de façon collective aux transformations structurelles de l’institution. Cette analyse repose sur quatre monographies réalisées dans des établissements publics choisis pour la pluralité de leurs caractéristiques sociales, géographiques, économiques et culturelles dans le but de croiser les expériences professorales (cf. la présentation des terrains). Une présence prolongée et répétée dans ces collèges et lycées a permis d’interroger 63 enseignants, de recueillir 140 réponses à un questionnaire sur l’entrée dans le métier, les pratiques professionnelles, les représentations politiques, les comportements syndicaux et militants en général et la participation aux mouvements sociaux. Une série d’observations en salle des professeurs ou pendant les réunions syndicales a mis au jour la dimension collective du travail enseignant.
Présentation des terrains d’enquête2
5Collège Beaumarchais : crée en 1970, le collège Beaumarchais est situé dans un quartier sensible d’une ville moyenne du sud de la France, il est classé ZEP en 1982, « établissement sensible » en 1993 puis Ambition Réussite en 2006, nouveau dispositif d’éducation prioritaire. 85 % des 360 élèves sont issus des PCS défavorisées3. 32 enseignants exercent dans cet établissement, 75 % ont moins de 40 ans.
6LP J. Ferry : implanté depuis 1976 dans une ville cossue de l’ouest parisien, le lycée professionnel Jules Ferry accueille 600 élèves. 73 % d’entre eux proviennent des PCS défavorisées et moyennes contre 54 % à l’échelle de l’Académie. 70 enseignants exercent dans cet établissement, l’âge moyen s’élève à 41 ans, une partie de l’équipe est implantée de longue date dans le lycée tandis que l’autre moitié, composée de jeunes enseignants, connaît une rotation plus importante.
7LEGT E. Rostand : Edmond Rostand est un lycée d’enseignement général et technologique tertiaire, construit en 1959 dans le centre d’une ville moyenne de province du sud de la France. Il est apprécié par les enseignants pour sa mixité sociale ; les 1550 élèves scolarisés sont à 40 % issus des PCS favorisées, à 27 % des PCS moyennes et à 33 % des PCS défavorisées. Le lycée reste ségrégatif puisque les élèves des classes populaires sont davantage inscrits dans les filières technologiques. Les 127 enseignants de l’équipe éducative exercent depuis 20 ans en moyenne, 41,5 % d’entre eux ont plus de 50 ans, ce lycée constitue un établissement de deuxième partie de carrière.
8CS M. Curie : établissement parisien d’abord réservé aux jeunes filles au moment de son ouverture en 1937, la cité scolaire Marie Curie accueille 1700 élèves répartis en 55 divisions allant de la sixième aux classes préparatoires, 72 % d’entre eux sont issus des PCS favorisées contre 55 % dans le reste de l’Académie. 64 % des 158 enseignants qui exercent dans cet établissement ont plus de 50 ans, nombreux sont ceux qui y accèdent en fin de carrière et y restent jusqu’à leur retraite.
9Derrière l’apparente diversité des situations d’enseignement, des similitudes émergent notamment dans le type de violences manifestées. Au collège Beaumarchais et au lycée professionnel Jules Ferry où les élèves sont majoritairement issus de milieux sociaux défavorisés, les violences physiques et verbales sont quasi quotidiennes (menaces, agressions, injures), alors qu’elles sont plus exceptionnelles au lycée Edmond Rostand et à la cité scolaire Marie Curie, où les enseignants restent cependant confrontés aux incivilités et au chahut. Paradoxalement, ce sont dans ces établissements que le désordre scolaire est le plus mal vécu par les enseignants, plus âgés et moins enclins à intégrer ces troubles dans leurs schèmes de perception et pratiques de travail.
Produire l’institution : les effets des violences ordinaires sur les pratiques de travail
10Une institution n’existant que par les usages qui en sont faits, l’étude de l’École appelle à saisir le modus operandi de l’action publique éducative en se penchant sur les pratiques des agents, leurs discours et leurs schèmes de perception. Les enseignants sont soumis à des logiques institutionnelles qui sont, pour partie, éloignées de leur habitus et qui leur imposent des ajustements parfois difficiles de leurs pratiques, dispositions et croyances. La nécessité quotidienne de discipliner les élèves ainsi qu’une intervention croissante des parents d’élèves accentuent le sentiment d’impuissance ressenti par les professeurs du secondaire.
Contrôler le chahut
11Alors que le chahut traditionnel était ponctuel, le contournement des bonnes conduites se routinise chez les élèves et leur intériorisation des normes scolaires devient moins évidente. Certains professeurs se trouvent contraints de gérer « en permanence » les comportements déviants : « Sur une heure, tu peux faire 45 minutes de police, ce n’était pas le cas il y a 15 ans. Le soir, tu rentres stressé ! » (Vincent, PLP électrotechnique, LP J. Ferry, 40 ans.)
12L’idée de garderie est récurrente dans les propos d’enseignants :
« Les élèves n'ont plus de pouvoir de concentration, la valeur travail n'est pas reconnue pour eux pour diverses raisons. […] Il y a certaines heures où l'on fait le bilan et on se dit qu'on n'a rien fait. On fait de plus en plus de garderie et pas d'enseignement. » (Marie-André, certifiée de mathématiques, LEGT E. Rostand, 52 ans.)
13Le chahut ne semble plus résulter de situations anomiques mais se manifeste quotidiennement et devient une dimension à prendre en charge pour enseigner. Pour que les cours se passent dans de bonnes conditions, il faut imposer des règles aux élèves, éduquer aux bonnes manières. Par exemple, activer la concentration des élèves, que ce soit en lycée professionnel, collège Ambition-Réussite ou lycée général, devient un impératif, la mission des enseignants s’en trouve élargie :
« – Enseigner c’est leur apprendre des connaissances mais pas seulement, c’est aussi leur apprendre à être, ils ne savent pas s’écouter, ne savent pas communiquer, se concentrer c’est tout ça !
– Cela est nouveau à prendre en compte ?
– On est obligé de l’intégrer plus ou moins, je ne dis pas que l'on y arrive ! »
(Lise, agrégée de lettres classiques et de grec, LEGT E. Rostand, 58 ans.)
14Cette dimension du travail enseignant semble plus fortement acceptée par les jeunes enseignants en particulier ceux exerçant dans des établissements difficiles : « Il faut être aussi très rigide, avoir des tas de petites règles dans la classe : “si tu as oublié ton livre, c’est une petite croix, si tu oublies deux fois c'est une observation”, ils sont très demandeurs de ce genre de discipline. » (Sylvie, certifiée de lettres modernes, Collège Beaumarchais, 33 ans). Le métier s’adapte aux évolutions des publics, le contrôle de la classe passe par une éducation, un rappel continu des normes scolaires. Le comparatisme permet de mettre à jour des degrés de tolérance variés entre les enseignants. Les plus expérimentés, socialisés dans un état antérieur du système éducatif, semblent davantage affectés que leurs collègues les plus jeunes par le chahut ambiant et s’engagent plus douloureusement dans un travail d’éducation aux bonnes manières.
Accepter d’être jugé
15Un autre phénomène semble marquer l’institution scolaire et les pratiques de travail : l’intervention croissante des parents d’élèves qui est souvent considérée comme une forme de violence dans la mesure où elle remet en cause la légitimité des enseignants. Cette question a été fréquemment évoquée par les professeurs de la cité scolaire Marie Curie qui estiment subir une pression des parents d’élèves des classes supérieures :
« – Je trouve que les parents sont trop, trop dans l’École. Ça devient une pression, pas de l’agressivité mais par exemple dans leur questionnaire de la fédération des parents d’élèves, ils ont une question sur l’avancement des programmes… c’est pas leur affaire !
– C’est quoi ?
– C’est un questionnaire qu’ils se donnent entre eux et puis au conseil de classe, ils nous donnent les résultats. On entend “en mathématiques, l’avancement du programme est bien” ou alors “on n’est pas sûrs que vous allez finir le programme”… Je veux bien entendre ça d’un collègue de mathématiques mais comment les parents peuvent juger de l’avancement des programmes… Je trouve ça anormal… surtout qu’à mon époque les parents n’entraient pas dans l’École et ça veut pas dire que l’on travaillait plus mal. Ils rencontraient les professeurs de temps en temps mais il n’y avait pas comme ça un jugement. Maintenant, le début des conseils, on dirait un tribunal ! »
(Roselyne, certifiée de mathématiques, CS M. Curie, 58 ans.)
16L’excès d’interventionnisme et d’investissement sur les carrières scolaires des parents d’élèves tend à devenir une contrainte. Comme nous avons pu l’esquisser à travers l’extrait de carnet de terrain présenté en introduction, les enseignants sont mis à l’épreuve quel que soit le contexte, que ce soit à travers des tentatives de contrôle précis de leur travail ou des invectives plus générales sur leur absentéisme. Leur autonomie professionnelle, ainsi que leur jugement scolaire, sous de multiples manifestations, se trouvent couramment questionnés. Le sentiment de voir sa position sociale être remise en cause est d’autant plus douloureux pour les enseignants qu’ils vivent au quotidien le décalage entre leurs aspirations sociales, pratiques professionnelles et leur position effective (Bourdieu, 1978). Ce sentiment de déclassement les conduit à redéfinir de façon variable leur identité et leur rapport au rôle à tenir dans l’institution.
17Contrôle du chahut ou jugement par autrui constituent autant de situations problématiques dans le quotidien d’un enseignant. Nous allons voir comment ces violences, qu’elles soient physiques ou morales, influent sur le sens accordé au métier et les manières d’investir l’institution.
Exister dans l’institution : les effets de la violence sur le rapport au rôle
18Les situations problématiques appellent à un apprentissage ; selon Michel Dobry, l’incertitude tend à activer les dispositions personnelles et provoque ce qu’il nomme une « régression d’habitus » (Dobry, 1986 : 239). En l’espèce, l’acculturation aux contextes d’enseignement, sans être conditionnée de façon figée par les dispositions sociales, s’en nourrit pour réinventer la manière de tenir son rôle. C’est en confrontant la compatibilité des dispositions sociales des acteurs aux logiques institutionnelles qu’il est possible de rendre compte de la manière d’exister dans l’institution et de montrer que certains préfèrent prendre leur distance alors que d’autres s’investissent dans le nouveau jeu institutionnel.
La prise de distance
19Selon Albert Hirschman (1970), dans des organisations publiques comme l’Éducation nationale, la défection des professionnels est souvent silencieuse et se traduit par la mise en retrait dans l’institution. Dans l’enseignement secondaire, cet exit est souvent matérialisé par un changement d’établissements scolaires (Becker, 1952) : les professeurs les plus expérimentés délaissent les collèges difficiles pour des établissements plus calmes ou pour le lycée. C’est le cas de Marcel, enseignant d’histoire-géographie qui, à 49 ans, décide de quitter le collège où il enseignait car il ne s’y sentait plus en phase par manque de patience pour gérer les comportements des élèves :
« Ça, je l’ai senti les dernières années où j’ai fait du collège, les 13-14 ans pmfff ! J’ai quitté le collège pour le lycée. Quand j’ai vu que je supportais plus les gamins parce que j’avais envie de leur filer des baffes, j’ai arrêté, il valait mieux ! Ça criait ! » (Marcel, agrégé d’histoire-géographie, LEGT E. Rostand, 58 ans.)
20Marcel, fils d’un couple d’instituteurs des Cévennes, s’installe à Paris à 18 ans pour préparer l’École des Chartes au lycée Henri IV. Étudiant en 1968 au Quartier latin, il s’investit à l’Union des Jeunesses Communistes Marxistes-Léninistes (UJCML), rate le concours préparé et décide avec une licence en poche d’aller travailler « pour se rapprocher du peuple ». D’abord maître-auxiliaire, Marcel obtiendra le CAPES, puis l’agrégation et conduira à terme une thèse d’histoire tout en assurant son service dans un collège. Son investissement dans le champ académique tout au long de sa carrière peut expliquer le décalage ressenti par ce dernier en approchant la cinquantaine. L’accumulation de savoirs, qu’il ne peut que difficilement réinvestir au collège, et le comportement des collégiens font que sa situation professionnelle se désajuste par rapport à ses ambitions initiales, aux expériences acquises et au capital culturel légitime accumulé au fil de sa carrière. À la fin des années 1990, il sent les incivilités et l’irrespect envers le professeur croître dans son collège rural : « entre les élèves à qui il faut demander d’ôter leur casquette, ceux qui ne s’assoient pas en rentrant en classe, même les plus calmes se permettent de papoter ». Les rappels à l’ordre permanents et le travail annexe de déclaration des incidents survenus en classe ont épuisé en fin de carrière cet agrégé. Marcel, comme bien d’autres enseignants, profite de son ancienneté pour demander sa mutation en lycée en espérant pouvoir y réinvestir des savoirs plus académiques et trouver les conditions nécessaires au maintien de son « bonheur institutionnel » (Lagroye, Siméant, 2003). L’exit vers les établissements les moins difficiles, permis par l’institution pour les enseignants les plus expérimentés, éclaire le hiatus entre les dispositions des professeurs et le système éducatif au sein duquel les élèves remettent en cause l’autorité professorale traditionnelle.
21Les professeurs cherchent en effet à éviter les situations qui les éloignent de la transmission des savoirs. Roselyne, qui a toujours enseigné en collège, dont elle a perçu les métamorphoses, valorise la transmission des savoirs et érige sa discipline en rempart, refusant de faire de sa matière un vecteur de transmissions de valeurs et de règles ; elle illustre ce rejet de toute dimension éducative dans son travail :
« Je ne suis pas une éducatrice… en mathématiques ce n’est pas possible… c’est encore moins possible que dans des matières comme le français. C’est dans les faits, je ne peux pas être une éducatrice avec 29 élèves en 3e par classe. Je ne peux pas, je ne peux que transmettre des connaissances et leur apprendre. » (Roselyne, certifiée de mathématiques, CS M. Curie, 58 ans.)
22Pour les enseignants les plus expérimentés, l’adaptation de leurs savoirs et savoir-faire aux nouveaux publics crée un décalage par rapport à leur fonction initiale, qui se traduit, bien souvent, par le rejet de la dimension d’éducateur. Pourtant, en ouvrant ses portes, l’enseignement secondaire a produit de l’échec scolaire. Une partie des élèves n’est pas disposée à réussir dans un système scolaire basé sur le cours magistral et des programmes scolaires. Ce désajustement entre pratiques professionnelles des enseignants, réussite des élèves intensifie le chahut anomique. Même dans les bons établissements scolaires, les enseignants ne peuvent pas seulement transmettre des savoirs, ils participent à l’éducation des élèves.
23Selon Roselyne, quelques élèves par classe posent problèmes, leur chahut est, encore une fois, perçu comme une forme d’irrespect mais est également associé à un problème scolaire. Les problèmes d’inadaptation au niveau requis dans les lycées généraux et les collèges de centre-ville sont fréquents. Roselyne se refuse à prendre en charge l’échec scolaire, elle s’efforce de « neutraliser les éléments perturbateurs », qui comme elle le dit « font du bruit au fond de la salle », et s’exonère du suivi de ces élèves :
« – Et du coup les élèves en difficulté ?
– Ils ne le sont pas davantage.
– Face à l’échec scolaire, quels relais ?
Ben c’est le professeur principal qui gère normalement… moi, je ne veux pas être professeur principal ça donne trop de travail donc ce n’est pas moi qui gère ça. »
24Cette délégation du « sale boulot » peut être analysée comme une insoumission à l’institution, un exit par rapport à la mission d’éducateur. Cette certifiée en fin de carrière a toujours enseigné en collège difficile, malgré ses tentatives d’affectation en lycée et sa démarche de passer l’agrégation. En demandant sa mutation pour Paris, elle obtient la partie collège de la cité scolaire Marie Curie. Bien qu’elle hérite chaque année d’une classe de seconde, elle avoue s’y ennuyer et considère que « quand on a fait des études à un haut niveau on est un peu frustré ». La déception, qui naît de l’impossibilité de se livrer dans le cadre de l’institution à des activités qui apportaient une forte satisfaction, se traduit souvent par une prise de distance (Lagroye et Siméant, 2003). Selon Monique Hirschhorn (1993 : 59), cette posture est, dans un contexte de remise en cause de la fonction et d’alourdissement des tâches, un comportement rationnel de défense des intérêts et permet d’expliquer le conservatisme d’une partie du corps enseignant.
L’engagement ordinaire
25La capacité de distanciation varie en fonction des carrières professionnelles, des trajectoires sociales mais aussi des établissements scolaires. Dans les établissements où les problèmes sociaux sont fréquents à l’instar du collège Beaumarchais ou du lycée professionnel Jules Ferry, les enseignants, souvent plus jeunes, tendent à trouver des ressources dans leurs dispositions personnelles (Périer, 2009), ce qui les conduit à prendre en compte les difficultés personnelles des élèves pour pouvoir faire fonctionner leur classe.
26L’activité professionnelle peut dépasser le cadre de la classe mais aussi de l’établissement pour une partie des enseignants rencontrés et se transformer en action sociale. Sylvie, jeune enseignante de lettres modernes, considère que le dépassement du huis-clos de la salle de classe sert le bon fonctionnement des cours et permet d’améliorer les conditions d’exercice ; selon elle, « c’est un rôle éducatif mais au service de l'apprentissage du français ! ». Elle intervient directement auprès des familles et ne fait appel à l’assistante sociale que pour les cas les plus graves sur lesquelles elle ne peut pas agir :
« Pour tout ce qui concerne les problèmes sociaux des élèves, on passe beaucoup de temps à appeler les familles pour régler les problèmes d'absentéisme, de discipline, de comportement, de matériel. Parfois même il faut se déplacer directement sur place […] » (Sylvie, certifiée de lettres modernes, Collège Beaumarchais, 33 ans.)
27Le fait de jouer le rôle d’éducateur n’est pas directement affirmé par Sylvie mais celle-ci a incorporé le don de soi pour enseigner dans de bonnes conditions. Sylvie est sensibilisée, dès son arrivée à Beaumarchais, aux problèmes scolaires et sociaux des élèves. Son intégration et l’influence de quelques enseignants engagés de l’établissement conduisent Sylvie, dans « l’espoir de changer les choses », à se syndiquer au SNES, syndicat majoritaire dans l’enseignement secondaire, à se présenter au Conseil d’Administration, à s’investir dans le Réseau Éducation Sans Frontière (RESF) pour aider quelques-uns des élèves du collège concernés par les expulsions et à monter plusieurs projets pédagogiques comme le journal du collège. Le multi-positionnement de Sylvie, non socialisée au militantisme, avant son entrée dans le métier, révèle que les difficultés du métier peuvent fournir les conditions d’un investissement plus fort. Pour faire face à la « déstabilisation initiale » (Van Zanten, 1999) concomitante à l’arrivée dans les établissements difficiles, Sylvie développe certaines valeurs en entrant dans l’institution et, par l’investissement en dehors de la classe, essaye d’offrir aux élèves la possibilité de réussir scolairement et socialement comme elle, issue des classes populaires, a pu le faire.
28Mais l’ethnographie des établissements scolaires révèle que l’investissement sert aussi la condition enseignante en revalorisant la fonction qui tend à perdre de son prestige. Marquée par la violence des échanges au sein de l’École, notamment après le suicide d’une de ces élèves au cours de sa première année d’enseignement, Myriam, certifiée d’espagnol depuis 34 ans, a investi la dimension relationnelle et éducative du métier :
« Un professeur qui n'a pas d'élève qui se bat dans sa classe, qui n'a pas d'élève qui se met à pleurer subitement ou à éclater de rire, il doit s’interroger sur lui-même, il n’a pas accompli sa mission. » (Myriam, certifiée d’espagnol, LEGT E. Rostand, 54 ans.)
29En avançant dans sa carrière, elle vit de plus en plus douloureusement le fait de ne pas enseigner correctement l’espagnol avec 36 élèves par classe et compense, peu à peu, la difficulté à s’épanouir à travers le savoir par la dimension relationnelle du métier. Elle participe à différents stages sur la psychologie de l’adolescent et, en 2006, un formateur lui demande de réaliser des entretiens avec les lycéens. Cette initiative la pousse à mettre en place une cellule d’écoute pour les élèves du lycée qu’elle reçoit sur son temps libre. Se mettre à disposition des adolescents et prendre en compte leurs problèmes est un moyen pour elle de tenir le coup face aux évolutions de son métier et aux aspects qu’elle n’avait pas imaginés rencontrer en devenant enseignante. Elle dévoile qu’« il ne faut pas m’empêcher de faire cela, sinon je suis fichue, je ne tiendrai plus ». Finalement, pour ce type d’enseignants, les activités de face-à-face incarnent « des moyens de lutter contre les désenchantements issus de la division du travail social. Surtout, tout se passe comme s’il n’était possible de s’engager avec bonheur que sur ce quoi on a le sentiment d’avoir un peu de prise, d’obtenir des “résultats” » (Lagroye, Siméant, 2003 : 61).
30L’investissement des enseignants est également marqué par l’ambition de faire réussir tous les élèves. Les enseignants mettent en avant leur impuissance face à la démocratisation de l’enseignement, le « on ment aux élèves » a été récurrent au cours de nos rencontres. Agnès, fille de petits fonctionnaires, certifiée à 22 ans, est très sensible à la question de l’orientation qui, selon elle, génère un mal-être et peut expliquer certains comportements déviants comme le chahut en classe, le fait de dégrader le matériel scolaire. Une volonté d’intégrer les élèves les plus en difficulté à l’institution scolaire et de résorber la violence fait qu’elle invite régulièrement, pendant ses cours, des professeurs de l’enseignement professionnel :
« On a des élèves, dès le début de l’année, on sait qu’on pourra pas les orienter en première, ils ont été orientés en seconde mais on sait que ça marchera pas donc il faut travailler la réorientation, leur expliquer qu’aller en lycée professionnel, et pas rester en seconde, c’est pas un échec, etc. On fait venir des partenaires, on fait plein de choses ! » (Agnès, certifiée de lettres modernes, LEGT E. Rostand, 33 ans.)
31Cependant, elle exprime son désarroi face aux difficultés institutionnelles pour réorienter les élèves :
« L’élève accepte d’aller en lycée professionnel, il s’inscrit, il ne l’obtient pas, parce que ce sont les élèves de 3e qui sont prioritaires, il est sur liste d’attente, l’élève revient en seconde. C’est complètement démotivant, on fait un travail énorme avec l’élève, on lui fait miroiter des choses et puis il ne l’obtient pas. Il n’y a pas de places dans les LP, quand les élèves vont en apprentissage, ils ne trouvent pas forcément de patrons parce qu’ils sont maghrébins… ça, c’est un sentiment d’impuissance, c’est très difficile parce que ces élèves-là on se dit qu’il n’existe rien pour eux. »
32Cette enseignante a ainsi aidé une élève à chercher un employeur pour pouvoir intégrer un Centre de Formation des Apprentis (CFA) et préparer un CAP Petite Enfance. N’ayant pas réussi à trouver un employeur qui la prenne en stage, Agnès a activé son propre réseau de connaissances et s’est « portée caution » auprès de la directrice de crèche où ses enfants étaient placés pour que celle-ci accepte d’embaucher la jeune fille. Ayant grandi dans un milieu de gauche, Agnès considère l’école comme le vecteur de son ascension sociale et assigne à son métier une finalité politique : « c’est l’idéologie de croire que l’on peut s’aider, de croire que le savoir et la culture permettent l’ouverture à l’autre, d’endiguer la violence et donc c’est un métier qui contamine la vie personnelle, c’est pas un métier, c’est une vie, vraiment ! ». La croyance en la pacification des mœurs par l’éducation rapproche Agnès des valeurs diffusées par les hussards noirs de la IIIe République. Sans affiliation syndicale, Agnès est très investie dans la vie collective de l’établissement et contribue, comme d’autres enseignants, en proposant des solutions aux problèmes structurels affectant l’école, à construire une réflexion sur les évolutions du métier.
33Cette capacité à travailler au sein de réseaux d’entraide et de coopération tout en assurant son développement personnel rapproche ce type d’engagements du modèle « professionnel » développé par Lise Demailly (1991) ; quand le bonheur n’est plus garanti, certaines personnes ont besoin de réinventer leur position, leur fonction et d’investir le jeu institutionnel par des initiatives non imposées par l’institution elle-même.
34L’engagement individuel a bien souvent ses limites, le sentiment d’impuissance étant latent ; comme le dit Agnès : « On ne peut plus à un moment donné supporter seul, individuellement des choses qui nous dépassent et envers lesquelles idéologiquement on n’est plus en accord, c’est pas possible parce que c’est un vrai engagement, c’est un métier d’engagement ! » Nous verrons dans la dernière partie que les dynamiques collectives permettent de surmonter cette relative impuissance. Ainsi, Jean-Michel Chapoulie (1987) reliait-il, déjà à la fin des années 1970, l’engagement d’une partie des enseignants dans les activités collectives (syndicales, associatives ou culturelles) à l’incertitude de ceux-ci dans l’accomplissement de leurs fonctions.
Les alternatives collectives à la violence
35Quand l’environnement scolaire devient difficile, les enseignants cherchent des alternatives ; deux types de réactions aux transformations de l’institution et des différentes formes de violence qu’elle peut produire seront ici étudiés. Il s’agira pour le premier exemple d’un cas de loyalty : le regroupement ne se fait pas contre l’institution mais en réaction à ses évolutions puisque les enseignants du lycée Edmond Rostand, que nous avons observés, se sont appropriés un des dispositifs offerts par celle-ci et l’ont adapté à leurs conditions locales. Le second exemple nous permettra de revenir sur une situation de voice contre l’institution : ne pouvant plus tolérer leur cadre d’exercice, les membres de l’équipe éducative du collège Beaumarchais ont ainsi exercé leur droit de retrait.
La loyauté envers l’institution
36La loyauté chez Albert Hirschman désigne le silence des consommateurs qui acceptent les défauts d’une situation, d’une institution, d’un mouvement. Cette loyauté peut recouvrir différentes attitudes comme l’apathie, mélange de résignation et de repli sur soi ou la fidélité envers l’institution et ses objectifs (Bajoit, 1988). Sans bruit, les loyaux peuvent chercher à réduire les inconvénients occasionnés par leur organisation. Nous avons ainsi rencontré cette posture, au cours de notre enquête, chez certains enseignants du lycée E. Rostand : depuis 2003, deux collèges Ambition Réussite sont sectorisés sur le lycée E. Rostand ; très vite, les conséquences se font sentir puisque trois classes de seconde, par le jeu des options, deviennent difficiles :
« Les enseignants entraient dans ces classes avec la peur au ventre, le manque d’envie, ça donne des classes vraiment explosives. […] ils sont là, donc moi, mon souci est qu’est ce qu’on fait avec ces élèves là ? » (Agnès, certifiée de lettres modernes, LEGT E. Rostand, 33 ans.)
37Ces problèmes de comportements scolaires se sont accompagnés d’actes de violence physiques envers les enseignants, peu habitués à des classes de ce type dans ce lycée calme de centre-ville. Ainsi, selon les témoignages d’enseignants déjà en poste, un élève aurait craché à la figure d’un professeur, un collègue se serait fait crever les pneus de sa voiture ; comme le précise Mathilde, « c’était très tendu, c’était vraiment le bazar dans certaines classes ! » (Mathilde, agrégée de lettres classiques, LEGT E. Rostand, 40 ans.)
38Agnès, Mathilde et un autre collègue de lettres ayant également une expérience en ZEP ont estimé qu’il fallait cerner le problème de l’adaptation de ces élèves au lycée général. La fidélité envers l’institution, le sentiment de devoir mais aussi la croyance en l’éducation comme instrument de pacification les ont conduits à faire face à la situation. Pour endiguer la violence, les trois collègues ont monté un dossier pour le dispositif « Classes à Projet Artistique et Culturel », lancé en 2000 par le Ministère de l’Éducation nationale, dans le but de proposer une éducation artistique et culturelle à tous les élèves. L’adoption du dispositif a permis à l’équipe éducative d’obtenir le soutien du rectorat et des financements. Depuis 2006, trente enseignants, volontaires pour des raisons variées (intérêt pour ce type de public, aménagement de l’emploi du temps) et n’ayant pas forcément d’engagement politique ou syndical annexe, participent au projet. Les élèves concernés par ce projet visionnent des films « Art et Essai », rédigent une critique, réalisent une exposition et organisent un festival. Comme le disent les enseignants, « l’alibi culturel est un prétexte » puisqu’il s’agit avant de tout de former de « bons lycéens » ; en ce sens, l’équipe organise des rencontres avec des partenaires extérieurs et des lycéens plus âgés pour qu’ils saisissent les dessous du travail de lycéen, les attentes et efforts nécessaires.
39Lors des réunions mensuelles de coordination, la question du comportement des élèves est prépondérante. Au cours de l’une d’entre elles, un enseignant parlait des problèmes d’acquisition de codes sociaux et précisait que ce n’est pas à lui de les apporter ; Mathilde, une des enseignantes à l’origine du projet rétorque que « justement si » et en fait le cœur du dispositif :
« C’était que ça notre projet, c’était leur apprendre à devenir des élèves de lycée c’est-à-dire, on n’hurle pas dans les couloirs. Au collège, il y a tout un encadrement et au lycée, d’un coup, ces élèves ils se comportent très mal, ils font des bêtises, tout d’un coup, ils ont une liberté qu’ils peuvent plus gérer. Nous, on voulait travailler sur cette transition là, leur donner les moyens de s’intégrer au lycée, de briller par autre chose que ‘‘je suis capable de démonter la lance à incendie’’4. »
40Les résultats scolaires sont importants mais restent secondaires par rapport à l’exigence en termes de comportement, qui, selon les enseignants participant au projet, devrait réduire les incivilités et les faits de violence physique ou verbale. Ce dispositif à finalité culturelle est avant tout réapproprié par les enseignants dans une logique d’éducation aux normes scolaires. En l’absence de dispositif officiel comme celui étudié dans cet ouvrage par Morad Amrouche, les professeurs d’E. Rostand bricolent un cadre d’action oscillant également entre gestion de l’indiscipline et accompagnement socioculturel.
41Ce projet illustre un cas de prise de conscience collective des changements survenus au sein de l’établissement, le travail collectif étant alors destiné à « répondre à un environnement hostile ou rigide et trouver des formes de socialité, voire d’organisation, plus convenables » (Dutercq, 1991 : 95). Ce projet est, également, révélateur de l’évolution du métier d’enseignant et du rapport que ceux-ci entretiennent à leur rôle. Avec les classes ou dans les établissements difficiles, il existe une sorte d’injonction implicite à mener des projets pour éviter que les relations dégénèrent et assurer la bonne tenue de la classe. Le travail par projet est fortement valorisé au sein de l’Éducation nationale. Le personnel encadrant incite les professeurs à monter des projets à la périphérie de leurs cours et à développer différents types de partenariat. Cet impératif s’ancre dans les représentations des enseignants notamment ceux confrontés à des situations difficiles. Comme il l’a souvent été précisé par les professeurs rencontrés, la concertation est un « moyen de survie » ; isolément, les enseignants ne parviennent pas à gérer des phénomènes scolaires et sociaux qui les dépassent, c’est donc collectivement qu’ils cherchent des solutions aux problèmes rencontrés quotidiennement. Ces initiatives sont, finalement, l’expression du besoin de redéfinir les fondements du métier ; plus précisément c’est par la base que ce dernier tend à être réinventé. À partir de liens préexistants, ce projet collectif constitue un espace de réflexion sur le métier, mais aussi sur l’action collective. Syndiqués et non-syndiqués se retrouvent dans cet espace d’arrière-scène pour débattre de ce que doivent être l’enseignement et le métier, une nouvelle compétence sociale émerge alors en faisant tenir un projet et un compromis composite sur les situations et comportements à adopter (Derouet, 1988). Enfin, en dépassant les limites assignées à leur rôle d’exécutants des politiques publiques, les enseignants contribuent à inscrire le métier dans une vision large du politique (Lagroye, 2003 : 365-366), qui s’exprime, en l’espèce, à travers des leitmotivs telle que la socialisation scolaire des « nouveaux lycéens ».
La prise de parole contre l’institution
42Le droit de retrait permet aux salariés de cesser toute activité en cas de danger grave et imminent sur leur lieu de travail. Ce droit se différencie de la grève dans la mesure où le mécontentement est lié à une menace censée peser sur l’intégrité physique des personnels et usagers. Au collège Beaumarchais, ce droit a été exercé à deux reprises en cinq ans. En 2003, le collège a subi des violences urbaines, en 2006, les professeurs ont protesté contre le manque de moyens, en l’occurrence la chaudière est tombée en panne et le budget était insuffisant pour la faire réparer. Ces prises de parole ont été l’occasion de publiciser un mécontentement contre l’institution incapable de fournir les conditions minimales d’enseignement. Dans le premier cas, l’institution scolaire s’est laissée pénétrée par des éléments importés de l’extérieur puisque des violences urbaines se sont traduites en violences scolaires. En 2003, des émeutes éclatent suite à la mort d’un jeune du quartier, tué par un policier alors qu’il prenait la fuite après s’être fait surprendre pendant un cambriolage. Le quartier, en proie à de vives tensions, est au cœur des médias locaux et nationaux pendant plusieurs jours. L’établissement, par sa position centrale au sein du quartier, se laisse submerger par l’émotion ambiante, les tensions avec les élèves sont fréquentes.
43Quelques semaines après les évènements, des violences sont encore proférées puisqu’une voiture est propulsée contre un bâtiment du collège et incendiée alors que les élèves sont en cours. Les esprits s’échauffent au sein de l’établissement, mais c’est à la suite de l’agression d’un enseignant à la sortie du collège que le droit de retrait est utilisé ; comme le précise Philippe (certifié de mathématiques, collège Beaumarchais, 40 ans) : « L’agression, ça a été l’élément déclencheur qui arrive après un certain nombre de choses. » Dans ces cas de violences graves, les initiatives individuelles deviennent vaines et l’action collective un des possibles envisageables suite à un travail de sensibilisation. Depuis septembre 2002, le Syndicat National des Enseignements de Second degré (SNES) est présent à Beaumarchais. François, le secrétaire de section, organise chaque mois les heures d’information syndicale afin de discuter des questions nationales ou des problèmes locaux. La prégnance du travail collectif dans ce collège Ambition Réussite fait que tous les enseignants y participent : ne pas y aller, c’est se placer en marge du groupe. La collectivisation et la politisation des problèmes internes à l’établissement ont permis, par le travail des responsables syndicaux locaux, de rendre inévitable aux yeux des professionnels l’usage du droit de retrait comme riposte face à la recrudescence des actes de violence. Ainsi, une délégation de syndiqués et non-syndiqués a été formée pour aller plaider et négocier à l’inspection d’Académie ainsi qu’au Conseil général.
44L’analyse du recours au droit de retrait montre que, dans le cas des désordres subis dans leur quotidien, les enseignants peuvent adopter une posture militante en allant notamment négocier au sein des instances officielles. Philippe, enseignant non syndiqué, revient sur la nécessité de formuler des revendications raisonnables, susceptibles d’être obtenues : « on a été réaliste, c'était pas forcément le mieux mais on a jugé et que c'est ce qu'on voulait, ce n’est pas seulement cela qui allait arranger les choses ! ». Les revendications, en effet, s’avèrent très pragmatiques et peu politisées à la différence des mots d’ordre syndicaux qui dépassent souvent les contextes locaux pour dénoncer une politique dans sa globalité. « Des postes de surveillants » sont exigés afin de réduire le nombre d’élèves par adulte et gérer les débordements, ainsi que le renforcement des mesures de sécurité pour permettre au collège de se protéger d’un environnement « hostile ». Le caractère « raisonnable » des revendications révèle que les professeurs sont conscients des troubles que subit l’École et de son impuissance relative à changer le système. Ayant bien conscience que les causes des désordres sont plus profondes, l’équipe éducative a ainsi pu répondre aux besoins les plus urgents en recrutant deux surveillants supplémentaires et en voyant l’établissement se transformer en « bunker », comme ils le disent ironiquement, avec l’installation de grilles à toutes les fenêtres, de vidéos-surveillance et le renforcement des clôtures.
45Un second recours au droit de retrait en 2006 révèle les effets de la sensibilisation à la protestation sur le corps enseignant. Après la mobilisation de 2003, s’ancre dans les esprits l’idée de ne pas accepter certaines situations. Moins grave que les violences urbaines, l’absence de chauffage entrave la qualité des conditions d’enseignement. Comme l’ont montré Annie Collovald et Lilian Mathieu (2009) dans leur article sur la mobilisation des salariés du secteur culturel, l’expérience de la mobilisation reste un moment mémorable qui modifie le rapport à l’action. Les salariés acquièrent au cours des grèves ou mobilisations des ressources à la résistance face aux situations de travail contestables. La contestation devient légitime.
46L’étude de ces deux formes d’action collective permet de mettre en avant les logiques de ce que nous appelons un engagement ordinaire, fruit des conditions de travail. Qu’elle s’exprime sous la forme de la loyauté ou de la prise de parole, l’action collective au niveau local est un palliatif immédiat et concret aux évolutions structurelles de l’institution et aux violences physiques ou symboliques qu’elle peut générer.
47Les enseignants du secondaire subissent la violence à des degrés et sous des formes variables. Par le rappel des règles, la participation à des activités annexes ou le fait d’ouvrir la classe aux parents, les enseignants ont adapté leurs pratiques professionnelles à cette configuration. L’acculturation au désordre institutionnel se fait par contre, de façon différenciée, en fonction des dispositions sociales et carrières professionnelles. Certains se mettent en retrait au sein même de l’institution alors que d’autres trouvent dans l’investissement les conditions de réalisation de soi. Enfin, s’il reste à creuser la question de l’engagement ordinaire et des déterminants sociaux de la mobilisation dans les collèges et lycées, l’action collective apparaît comme une façon de produire la politique éducative et un moyen d’aménager l’institution par le bas.
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Notes de bas de page
Auteur
IRISSO, Université Paris Dauphine.
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