Processus de stigmatisation et violences en prison
De la nécessité de résister
p. 155-179
Texte intégral
1La prison est par la nature même de sa mission une institution violente. Le soupçon de violence pèse sur les représentations de la prison et de ses acteurs (Chauvenet, Rostaing et Orlic, 2008 : 4)1, les personnels par les moyens utilisés pour maintenir des personnes enfermées, les détenus par leur délit ou leur crime qui les identifie comme des personnes violentes par nature.
2Ce qui nous intéresse ici, face aux violences spécifiques qui touchent certaines catégories de détenus stigmatisés, ce sont les actions de l’institution carcérale et les modes de résistances développées par les personnes touchées par ce processus de stigmatisation. Si le stigmate (Goffman, 1963) a déjà fait l’objet d’un article précédent (Rostaing, 1996) pour décrire ce discrédit large qui affecte les personnes incarcérées par rapport à la société, il désigne ici le discrédit particulier qui touche certaines catégories de détenus au sein du monde carcéral du fait de leur délit, de leur action ou d’un étiquetage institutionnel.
3Notre choix se porte sur deux figures symboliques, « l’infanticide » et « le pointeur », pour lesquelles le discrédit est total au sens où il est à la fois profond, avec des effets importants, et unanime, provenant à la fois des détenus et personnels. Les femmes incarcérées pour des actes touchant des enfants que l’on surnomme, quel que soit l’âge des victimes, des « infanticides » et les hommes incarcérés pour certaines agressions sexuelles qualifiés de « pointeurs » sont étiquetés de déviants par les autres détenus. H. S. Becker (1985, 203) attire l’attention sur les conséquences qu’implique, pour un individu, le fait d’être étiqueté comme déviant. Le discrédit est si profond pour ces détenus qu’ils peuvent être la cible de mépris, d’isolement et de violences comme nous le montrerons dans une première partie avant de présenter les réactions de l’institution carcérale à ces situations. Notre dernière partie analysera les réactions des détenus concernés par cette stigmatisation et ces violences. Face au rôle limité de régulation institutionnelle, force est de constater que c’est aux acteurs eux-mêmes de résister, et de tenter de retourner le stigmate.
La violence faite à certains détenus : réalité et mécanismes
4Le stigmate, qui peut toucher les détenus incarcérés pour des agressions sexuelles ou des actes sur des enfants, est largement majoritaire puisque quasiment tous les détenus rencontrés refusent la proximité et les contacts avec ces détenus comme pour éviter toute contamination morale (Goffman, 1968 : 72) et il est profond puisque ces détenus, outre le mépris dont ils font l’objet au quotidien, sont souvent victimes d’exclusion et de violences.
Délits stigmatisants : un discrédit unanime
5Le délit situe le détenu de façon spatio-temporelle et définit pour partie son statut en détention, son acceptation ou son rejet par ses co-cellulaires et sa place dans la hiérarchie carcérale. Tout comme « la société établit des procédés servant à répartir en catégories les personnes et les contingents d’attributs qu’elle estime ordinaires et naturels chez les membres de chacune de ces catégories » (Goffman, 1963 : 11), le monde carcéral définit des catégories.
Disqualification et distinction
6La plupart des études carcérales ont repris cette idée d’une hiérarchisation des délits, notamment la typologie de Schrag (1954) qui distinguait des rôles sociaux en fonction du comportement en détention et des types de délits. Le right guy, le « mec bien » est au sommet de la hiérarchie du fait de sa carrière criminelle tandis que le ding, condamné pour des délits sexuels, est rejeté par les détenus comme les surveillants. En France, ceux qui sont étiquetés comme « pointeurs » se situent en bas de l’échelle, tandis qu’au sommet se côtoient les « braqueurs » et les « politiques ». Chez les femmes, se situent au bas de l’échelle celles qui ont « touché aux enfants ». Tous les délits ne sont pas clairement répertoriés sur cette échelle mais les « bons gars » et les « sales types » sont eux bien repérés :
« Je ne supporte pas les violeurs. Je marche avec les bons gars, je ne peux pas m’afficher avec n’importe qui. Les sales types ici, c’est les balances, les violeurs, les pédophiles ; si un gars est là pour mœurs et qu’il ouvre la bouche, c’est règlement de compte. Il faut qu’il reste en cellule. » (Rachid, maison centrale).
7Nous pourrions nous étonner de cette attitude de la part de personnes qui ont elles-mêmes transgressé la loi, mais c’est une manière pour elles, en réordonnant leur monde à partir de jugements moraux portés sur les délits des autres, de relativiser la gravité de leur propre délit. C’est ce que fait Myriam quand elle dit : « J'ai tué, mais le pire, c'est les infanticides ».
8Et chacun cherche ainsi à retrouver de la dignité vis-à-vis de lui-même et des autres, ses proches comme ses co-détenus, en se différenciant notamment des « pointeurs » ou des « infanticides »2. Le détenu « doit colmater l’ordre moral dans lequel il a ouvert une brèche en commettant son infraction, et montrer que lui aussi est capable de partager des valeurs » (Le Caisne, 2004 : 519). Et parmi ces valeurs, il doit se distinguer de ces détenus qui ont transgressé deux tabous moraux : s’en prendre à plus faible que soi, notamment à un enfant, un être fragile et innocent qu’il faut protéger (Ariès, 1975) et / ou transgresser le tabou sexuel. En effet, le sexuel fait l’objet d’interdits séculaires, notamment la prohibition de l’inceste, le viol (surtout celui de la jeune fille vierge) et l’adultère, mais les types de délits condamnés ont évolué au fil des siècles. Sous l’Ancien Régime, les procès pour viols furent rares et ces violences sexuelles ont longtemps été appréciées comme des atteintes à l’honneur familial et à la puissance paternelle plutôt que comme des atteintes à la personne de la victime (Vigarello, 1998). Avec la Révolution, ce sont surtout en matière sexuelle les crimes « contre la chose publique », comme l’outrage public à la pudeur, qui ont été punis. Depuis la fin du XXe siècle, les violences sexuelles font l’objet de davantage de plaintes, ce qui ne signifie pas qu’elles soient plus fréquentes, mais qu’elles sont davantage reportées aux autorités3. Ces augmentations sont pour partie liées aux nouveaux comportements de plaintes de la part des victimes4 et à l’évolution législative avec la reconnaissance du viol comme crime dans les années 1980 et une plus grande précision des infractions sexuelles5 dans les années 1990, notamment pour celles touchant les enfants. La France, après avoir instauré un régime pénal spécial applicable aux infractions sexuelles après la loi de mars 2004, fait partie des pays européens (avec la Belgique, le Royaume-uni et l’Allemagne) où les infractions sexuelles sont proportionnellement les plus poursuivies et les plus sanctionnées6.
Au bas de l’échelle : les plus “sales types”
9Tout le monde s’accorde à placer, au plus bas de l’échelle, les hommes incarcérés pour des délits ou crimes sexuels sur les enfants7.
« Les mœurs, on est très mal considéré, on est isolé, méprisé. Nous sommes les parias de la société. Il y a une pression de la société et des médias : on est dénoncé par les médias comme des gens à éliminer donc on ne peut pas dire que les jurés sont neutres. Les mœurs, ils sont assimilés à tout ce qu’on raconte à l’extérieur. Il vaut mieux ici être un tueur, un braqueur, car au moins on est quelqu’un en prison. » (Charles, en centre de détention).
10Ceux qui sont désignés comme « pointeurs » cumulent les images négatives. Ils n’appartiennent pas, comme les braqueurs, au « milieu » ou au monde délinquant. Ce sont des hommes ordinaires, ayant souvent un travail, une famille, un logement, qui se sont attaqués à des « innocents » sans défense. Un autre trait fait d’eux des hommes « sales » : leurs crimes sont commandés par des pulsions, pour les besoins primaires de leur corps, ce qui les range du côté de la nature (Le Caisne, 2004 : 524). Les autres détenus leur reprochent aussi leur habitude de nier les faits dont ils sont accusés, d’en imputer la responsabilité à leur victime alors que les délinquants, braqueurs ou politiques assument « sans faiblesse » les faits qui leur sont reprochés.
11Les autres détenus tendent à différencier, parmi les violeurs, la catégorie qui s’en est pris aux adultes de celle qui a touché les enfants. Si les violeurs de femmes ont longtemps été assimilés aux « pointeurs » ordinaires, à tous ceux qui transgressent « les frontières entre appropriation sexuelle légitime des femmes et abus inacceptable » (Welzer-Lang, Mathieu et Faure, 1996), ils ne subissent pas le même mépris que celui qui touche les « violeurs d’enfants » :
« Les pointeurs maintenant il y en a de plus en plus. […] Il y a deux catégories : sur les enfants et sur les adultes. Quand c’est sur les adultes, ce n’est pas trop grave et c’est la faute à la fille.
Le violeur n’aura pas forcément des ennuis. Avant c’était obligatoire. Je fais partie de ceux qui font du nettoyage. On accepte les bandits, pas les violeurs. » (Marcel, maison d'arrêt).
« Les gens qui font des tournantes et des viols sous le coup de l’action sont excusés. Ce n’est pas considéré comme un viol sur enfant. La plupart sont des pères de famille. Les gens qui font des viols en réunion alors qu’ils sont bourrés ne sont pas trop embêtés. Les gens disent : si les filles sont venues… » (Paulo, maison d'arrêt).
Un discrédit profond : mépris, isolement et exclusion
12Les détenus étiquetés comme « pointeurs » ou « infanticides » font l’objet de mépris, un processus durable et quasiment définitif (Rostaing, 2008 : 145) de la part de la majorité des acteurs carcéraux. Le discrédit est bien total, à la fois par son caractère unanime comme nous venons de le montrer et par ses effets comme nous allons le voir maintenant. Ce discrédit peut également s’accompagner de violences.
Mépris et isolement
13La présence des « mœurs », qui sont à la fois plus nombreux et pour des peines souvent longues8, jette une ombre sur l’ensemble des détenus (effet de contamination évoqué) : « Leur présence en nombre affaiblit le mythe – et donc, la représentation collective de soi digne et supportable. Elle salit et dégrade cette image collective. » (Chauvenet, Rostaing, Orlic, 2008 : 218).
14La plupart des détenus rencontrés sont d’accord sur le fait d’entretenir un minimum de relations avec eux : il ne faut ni leur parler, ni leur serrer la main ou leur faire la bise chez les femmes. Les « pointeurs » notamment sont considérés comme des « infâmes », des individus infréquentables.
« Les mœurs, j’évite de leur parler. C’est toujours gênant quand on leur parle, aux infâmes. » (Henri, centre de détention).
15La haine et le mépris qu’ils attirent sont tels qu’ils trouvent rarement des codétenus pour les défendre. Quelques détenus seulement ont osé dire qu’ils en fréquentaient ou en aidaient un ou deux et d’autres détenus ont demandé à certains d’entre eux de ne plus les aider. Qualifier un détenu de « pointeur » ou d’« infanticide », c’est coller une étiquette négative qui conduit à couper cette personne de la « communauté acceptable » (Payne, 1973). Cela l’isole des autres détenus et favorise son repérage comme cible. Le détenu isolé devient plus vulnérable, il adopte des stratégies d’évitement par peur des autres, il peut mettre en place des stratégies de protection qui peuvent lui nuire, notamment quand il cherche une protection auprès des personnels. Cette proximité risque de le faire passer pour une « balance » et le coupe davantage des autres détenus.
Exclusion et violences
16Les personnes incarcérées pour des faits sexuels ou des faits touchant les enfants font l’objet de différentes menaces ou pressions s’ils se rendent aux activités, à l’atelier ou au sport. Des détenus disent leur faire la « chasse », avec l’idée de leur mener une vie impossible. Menées en groupes, ces actions constituent une véritable mise en quarantaine :
« On fait la police, sinon, c’est le bordel. On peut refuser quelqu’un à notre étage, c’est déjà arrivé. Les violeurs, on ne veut pas qu’ils pénètrent dans les étages, ils ont leur aile. Le violeur, c’est un exutoire. Si on frappe un violeur, personne ne vous en voudra. » (Guido, centrale).
17Cette exclusion a été analysée par L. Gras à propos de la pratique sportive. Il constate que les délinquants sexuels pratiquent le sport dans les établissements où ils sont suffisamment nombreux, là où ils représentent près de 40 % des effectifs et qu’autrement, « les délinquants sexuels, isolés et/ou faiblement représentés ne peuvent pas accéder aux pratiques sportives institutionnalisées qui leur sont proposées. » (Gras, 2005 : 113)
18De nombreux détenus concernés ont évoqué leurs difficultés de circulation, les menaces voire les agressions dans les espaces communs. Les personnels relatent aussi les tensions dans les activités ou au travail liées à la présence de ces détenus jugés « infréquentables ». La stratégie d’évitement demeure souvent la meilleure protection :
« Il y a des concerts, le théâtre. Je suis au courant mais je ne peux pas y aller. Si c’est pour se battre, c’est pas la peine d’y aller pour se faire insulter, voire finir à coups de lames. Le fait de traverser le long de la cour, on vous jette des graviers. Dans les étages, c’est le rackettage. Je préfère être en cellule tranquille. » (Erwan, 51 ans, condamné à 6 ans, centre de détention).
19Même en cellule, les jets d’immondices, d’objets ou de cailloux sont fréquents :
« Je suis agressé pour agressions sexuelles. On se ramasse des insultes, des yaourts, des crachats. On m’a cassé trois fois la vitre, ils inondent la cellule avec de l’eau. On est au rez-de-chaussée et ils balancent leurs plateaux repas par les fenêtres. C’est une poubelle dehors, ça sent tellement mauvais. Je ne fais pas la promenade. On nous bombarde de yaourts, de cailloux, d’œufs, verres, pommes, oranges… Et personne ne dit rien. On a appelé les surveillants, ils ne disent rien. » (Guy, 50 ans, condamné à 8 ans, centre de détention).
20Les « pointeurs » ou « infanticides » sont plus vulnérables du fait de leur attitude de repli (peu agressive) et de leur isolement (absence de soutiens) : personne ne se risque à venir les défendre ou les venger. Ils endossent le rôle de bouc émissaire comme nous l’avons constaté lors de notre enquête. Ils concentrent sur eux la majorité des insultes, des pressions diverses pour effectuer le ménage ou des actes illicites pour le compte d’autrui, voire des menaces de mort. Mais il est souvent éprouvant d’évoquer ces menaces, la prison incitant aux faux-semblants (Rostaing, 2010 : 89). Un tel récit se fait petit à petit, au fil de l’entretien :
« J’ai jamais eu de problème, je m’entends bien avec tout le monde. » [Une demi-heure après] « Je ne vais pas en promenade actuellement parce qu’il fait froid. Et puis j’ai les fours à allumer… » [Un peu plus tard] « Je ne vais jamais en promenade. En six ans, j’y suis allé quelquefois au début et puis j’ai compris qu’il valait mieux ne pas y aller. » [Au bout d’une heure trente] « J’ai été insulté plusieurs fois, c’est souvent des jeunes, par la fenêtre. C’est les insultes quand on circule. Ils le font à plusieurs. On a fait une connerie, d’accord mais c’est un peu agaçant les insultes, ça va jusqu'aux menaces quand on va au téléphone, à l'infirmerie... “Je vais Te tuer, fils de pute”. C’est plus qu’insulter. J’ai peur, j’ai eu des menaces : “On va te balafrer”.
C’est pour ça que je ne sors pas.
– En avez-vous parlé au personnel ?
– Non, je ne l’ai jamais dit. Je ne vois pas ce que cela changerait. » (Erwan, centre de détention).
21Les agressions verbales s’accompagnent parfois de crachats, symbole ultime de mépris. Les violences physiques prennent également la forme de gifles, de coups, souvent sans qu’il y ait de différend interpersonnel. Maurice, condamné pour ILS (Infractions à la Législation sur les Stupéfiants), explique avoir agressé un « pointu » suite à un « mauvais parloir » :
« Les pointus, je ne peux pas les voir. Une fois, à V., [maison d'arrêt], je me suis lâché, j’ai pris 45 jours. J’avais parloir avec mon fils et sa mère. Je me suis embrouillé grave avec elle. Je suis sorti et j’ai croisé un pointu. Et je lui ai foncé dedans. J’avais la haine. J’ai frappé. »
22Ces violences peuvent prendre la forme de rackets, d’expéditions punitives organisées à plusieurs, de viols. Il s’agit souvent de violences à répétition, de menaces réitérées :
« Dans les couloirs, moi je trace. Je ne les connais pas donc pas de raison de leur parler. J’ai déjà été agressé dans la rue par un détenu à plusieurs reprises. » (Yann, condamné à 4 ans, centre de détention).
« Je suis là pour des affaires de mœurs, ça veut dire au bas de l’échelle de la part d’absolument tout le monde. Je suis comme salissant. Les insultes ça fait dix-huit ans que ça dure. […] J’ai été souvent battu et énormément insulté. La dernière fois, c’était il y a deux semaines, je me suis fait insulter. Il y avait quinze mecs. » (Jules, condamné à 30 ans, maison centrale)
23Rares sont les témoignages de victimes d’agressions sexuelles : celui de P. Dils (2003) montre la terreur dans laquelle il a vécu (« je vis dans l’angoisse », « je rase les murs », « ma vie, c’est de la terreur pendant deux ans »), raconte les violences physiques et les viols subis et il évoque la honte ressentie. Les violences sexuelles touchent particulièrement les « pointeurs » en France : lors de notre enquête, sept détenus sur huit parmi ceux qui déclarent avoir fait l’objet de violences sexuelles en prison sont incarcérés pour des faits sexuels.
Une régulation institutionnelle limitée de ces violences
24Le fait que des violences physiques touchent des détenus aurait pu conduire à la mise en place d’un dispositif particulier, comme cela a été le cas aux États-Unis : les violences sexuelles font l’objet d’un dispositif particulier de prévention depuis l’instauration du Prison Rape Elimination act de 2003 qui tente de définir et recenser les différentes violences sexuelles9, les circonstances de leur survenue, les impacts sur la victime, les sanctions encourues par l’agresseur qu’il soit un détenu ou un membre du personnel. En France, aucun dispositif particulier de prévention des violences, sexuelles ou physiques, n’a été mis en place. Dans l’institution, l’indifférence semble être la position de l’administration centrale, tandis que des arrangements locaux sont mis en place dans les établissements.
L’indifférence
25L’institution carcérale n’a pas choisi de mener une politique spécifique concernant cette population, puisqu’elle ne différencie pas officiellement les détenus selon leurs délits, et ce alors qu’elle se doit d’assurer la protection de toutes les personnes incarcérées. Ces violences touchent particulièrement les personnes prévenues ou condamnées pour des faits sexuels10, une population discrète qui ne pose pas de problème de comportement en détention et qui récidive peu11. Le nombre grandissant de ces condamnés pour délits et crimes sexuels12, malgré l’indifférence affichée, est pourtant source d’embarras pour l’institution.
La non-reconnaissance officielle de la question
26La proportion d’auteurs de viols et d’agressions sexuelles dans les prisons françaises est passée de 6 % en 1980 à 13 % en 1995 puis à 22 % en 2005, avant de redescendre à 16 % des détenus condamnés en 2009 (Combessie, 2009 : 45). Longtemps négligeable, leur nombre a connu un véritable « emballement » (Ambroise-Rendu, 2006) à partir des années 1980 devenant la première cause d’incarcération des hommes avec 24 % des détenus condamnés (rapport de l’administration pénitentiaire, 2001). Leur nombre a été quasiment multiplié par 8 entre 1980 et 2005 (Alvarez, 2007 : 12).
27Peut-on en conclure que le nombre croissant de ces détenus a entraîné davantage de violences à leur encontre au sein de l’institution pénitentiaire ? En fait, aucune donnée n’est disponible, ces violences n’étant pas répertoriées spécifiquement (non prise en compte de cette « catégorisation indigène » par l’institution). Les incidents fréquents mentionnés par les détenus les plus stigmatisés font partie des infractions considérées comme les moins graves (de troisième catégorie) que ce soit le fait de « proférer des insultes ou des menaces à l'encontre d'un codétenu » ou les « jets de détritus ou tout autre objet ». Quant aux violences physiques, elles sont faiblement sanctionnées car rarement rapportées par les témoins éventuels, ni dénoncées par les victimes par peur des représailles. Ce constat s’applique aux violences sur des délinquants sexuels qui sont peu révélées et donc peu sanctionnées.
28L’institution ne souhaite pas reconnaître les violences particulières dont étaient victimes les auteurs de délits ou crimes sexuels. Des établissements, dans leur gestion quotidienne, ont cependant mis en place une politique au cas par cas face aux incidents à répétition. L’institution se trouve aussi confrontée au rôle de certains de ses personnels dans le processus de stigmatisation.
Le manque de professionnalisme de certains personnels
29La stigmatisation peut provenir également des personnels. Certain(e) s surveillant(e) s ont déclaré en entretien éprouver eux aussi du dégoût vis-à-vis des auteurs de ce type de délits. Si la majorité des personnels assure rester des « professionnels » et faire correctement son boulot, quelques-uns ont concédé qu’ils n’assuraient à ces détenus que le « service minimum » :
« Par rapport aux délits, je ne regarde pas. Mais tout ce qui touche aux gamins, ça m'horripile. Eux, ils n'ont pas les moyens de se défendre. On n'a pas le droit d'y toucher. Je ne veux plus savoir. Quand je sais, c'est foutu. Faut pas qu'elle me demande quelque chose, elle n’a droit à rien. Je suis une porte de prison. J'ouvre et je ferme, sans un mot. » (Laurence, surveillante, maison d'arrêt).
30L’indifférence, qui semble être la politique officielle, n’est pas toujours respectée par les personnels. Comme le dit Carole, « les surveillantes ont cherché après moi, pour mon histoire ». Outre le risque de voir le comportement des personnels se modifier, la diffusion d’une information portant sur le délit peut provoquer des réactions de la part des autres détenus. Louise raconte comment une gradée a révélé la cause de son incarcération qu’elle avait gardée secrète pour sa protection :
« Mon mari avait deux enfants, l'une est morte. La prudence, je n'en ai pas parlé. Ça s'est su par Mme R. [gradée] qui en a parlé à une détenue qui a raconté mon histoire à toutes les autres. Du jour où ça s'est su, mes conditions ont été terribles. ‘‘Meurtrière d'enfant’’, ‘‘assassin’’, ‘‘tueuse’’... Comme je n’ai pas envie de me battre, j’évite la confrontation. » (Louise, 40 ans, incarcérée depuis 10 mois).
31L’institution, à travers ses agents, n’est donc pas animée d’une seule logique : des personnels ne font pas toujours tout leur possible pour empêcher que certaines actions (jets d’objets, violences) aient lieu ; certains surveillants semblent peu pressés d’intervenir dans les relations entre détenus ; l’attitude laxiste de membres de la hiérarchie qui ne sanctionnent pas les agissements violents des détenus à l’encontre des personnes stigmatisées peut donner un sentiment d’impunité.
32L’attitude jugée passive de certains surveillants est vécue comme une forme de mépris. Guy, à propos des jets d’immondices devant sa cellule, rajoute : « Et personne ne dit rien. On a appelé les surveillants, ils ne disent rien ». Cette inaction des surveillants est alors interprétée comme une forme d’abandon et comme le signe d’une complicité tacite entre les surveillants et les autres détenus qui partagent les mêmes stéréotypes sur les « infâmes ». Des détenus stigmatisés se sont plaints du manque d’empressement des personnels à leur venir en aide.
« Les mœurs, c’est le pire. Vous allez en promenade, on vous jette des cailloux, des briques, des bouteilles d’eau de javel. C’est dangereux. Les surveillants, ils ne disent rien, la majorité s’en fout, c’est pas leur problème. De toute façon, les surveillants, ils ont accès au dossier, ils savent ce que l’on a fait. » (Robert).
33Quant à Alfonse, il dénonce aussi le laisser faire des surveillants, mais il va plus loin, évoquant les provocations de plusieurs surveillants. Alfonse, 45 ans, paraît très âgé. Il se tient voûté, marche à petits pas ; mal rasé, il porte un pantalon en velours usé (au mois de juillet) et vraiment trop grand, une chemise à carreaux épaisse, plutôt sale. Son langage est limité, il ne comprend pas toutes mes questions. Il semble craintif même si l’entretien a lieu à son étage. Il dit vivre dans la peur :
« Je ne sors pas de cellule, j’ai mis un crochet à ma cellule, je me sens en insécurité. Il faut se méfier, tout le temps. Je crains les autres, je ne veux pas être avec eux, j’ai peur. Je ne peux pas sortir en promenade. Ici, il n’y a pas de temps de promenade pour les pointeurs. Je ne travaille pas à cause de ce que j’ai fait. Il faut faire attention pour pas qu’on me tue. J’ai beau être enfermé, il y a beaucoup de conflits, d’accrochages. D’autres détenus viennent gueuler à la grille de notre couloir, viennent pour utiliser le téléphone et les surveillants laissent faire et ils en profitent pour nous insulter, nous provoquer. Avec mon cousin, on a aussi des provocations de la part des surveillants, ils viennent la nuit, font bouger les œilletons pour faire du bruit et nous réveiller, on gueule et ils s’en vont sans rien dire. Mais ça fait peur. » (Alfonse, condamné à 18 ans de prison, incarcéré en maison centrale).
34Ces comportements visant à punir davantage ou à faire peur à des détenus du fait de crimes commis sont graves. L’attitude souvent compréhensive de l’institution vis-à-vis de ces personnels dans ces situations particulières montre le caractère très limité de la régulation institutionnelle que la prison entend jouer. L’absence de sanctions à l’encontre des détenus ayant commis ces infractions ne favorise pas les dénonciations de ces situations par les victimes. L’absence de diligence de la hiérarchie et de la direction, lorsque ces faits violents sont dénoncés par les victimes ou rendus possibles par l’inaction des surveillants, confirme souvent l’indifférence de l’institution vis-à-vis de ces détenus stigmatisés.
Les arrangements locaux : des solutions bancales ?
35Les établissements gèrent au cas par cas la situation spécifique de ces détenus et des arrangements locaux ont été trouvés. Outre l’indifférence déjà mentionnée, deux autres situations seront distinguées : l’invisibilisation et la segmentation (individuelle, partielle ou totale).
L’invisibilisation
36Dans certains établissements, les auteurs de délits sexuels ou sur enfants sont mélangés aux autres, sans distinction et ils sont invités dans ce cas à cacher leur délit aux autres détenus. Ainsi, dans deux prisons étudiées, une maison d’arrêt et une centrale, ils étaient aux mêmes étages que les autres détenus, partageaient avec eux la cour de promenade ou les activités. Cette situation d’indifférenciation permet d’éviter la stigmatisation, les auteurs d’agressions sexuelles ou d’actes sur des enfants étant « invisibilisés ». Certains d’entre eux parviennent à vivre normalement tandis que d’autres sont en permanence inquiets pour leur sécurité.
37L’indifférenciation n’empêche pas les détenus de s’organiser pour exclure des détenus ou déserter des activités. Les menaces et pressions exercées, voire les coups parviennent généralement à exclure d’une activité les détenus jugés indésirables ; inversement, les activités trop fréquentées par les « pointeurs » seront désertées par les autres qui ne veulent pas avoir l’air de les fréquenter13. Nous avons ainsi constaté dans deux établissements (une maison centrale et un centre de détention), que le journal réalisé surtout par des détenus considérés comme délinquants sexuels était boudé par les autres détenus.
38Dans les prisons de femmes, direction et gradées conseillent souvent aux femmes accusées de la mort d'un enfant ou de délits sexuels de ne jamais en parler. Cette volonté de taire le délit tend à se refermer sur les détenues qui sont alors contraintes de vivre dans le mensonge et l’isolement pour éviter de faire une gaffe. L’institution tend à invisibiliser les situations problématiques ce qui conduit les personnes stigmatisées à gérer leur problème à un niveau individuel.
La segmentation
39La segmentation prend des formes variées. Il s’agit le plus souvent d’une segmentation partielle, comme dans les trois autres prisons étudiées (une maison d’arrêt, un centre de détention et une maison centrale), dans lesquelles les détenus susceptibles d’être discrédités sont hébergés dans un étage protégé, alors même que l’institution ne reconnaît officiellement aucune distinction entre les détenus selon la cause de l’incarcération. Ils sont ainsi mieux protégés des autres détenus tant qu’ils restent dans « leur » aile ou étage, mais ils en deviennent otage : le simple fait d’être placé à tel étage constitue la preuve du délit et en fait la cible privilégiée des autres, dès lors qu’ils sortent de leurs quartiers. Ils ne peuvent plus accéder aux activités proposées du fait des phénomènes d’exclusion et l’établissement leur propose un choix limité d’activités et un atelier qui leur est réservé. Ils ne sortent de leur aile que pour aller au médical ou aux activités, elles-mêmes spécifiques et ils s’arrangent pour y aller à plusieurs et s’assurent auprès des surveillants de leur protection. Le fait d’avoir des horaires de promenade spécifiques ne les empêche pas de recevoir des objets jetés par les fenêtres ou des insultes. Ce qui était conçu pour les protéger tend à aggraver leur stigmatisation et n’empêche pas les agressions. Un directeur de prison considère la segmentation comme une solution possible même s’il reconnaît que la protection de ces détenus ne peut être garantie :
« Le niveau 0 est réservé aux agresseurs sexuels. Les détenus du niveau 0 peuvent prétendre à être seuls en promenade. Un atelier leur est réservé, il y a une activité sport spécifique pour eux. Cette population est vite stigmatisée. On leur balance des choses par les fenêtres. On les avait mis au troisième étage mais il y a eu des problèmes, la musique à fond et des problèmes dans les escaliers. Là, au rez-de-chaussée, on contrôle mieux les mouvements, pas toujours. »
40Dans d’autres établissements, la segmentation est totale avec des établissements « réservés » à ces populations comme à Caen, Mauzac ou Casabianda (en Corse) : jusqu’à 80 % des détenus de Casabianda sont incarcérés pour des délits sexuels (Massardier, 2004). Ces détenus bénéficient d’une plus grande sécurité, et même de meilleures conditions de détention du fait d’une architecture en pavillon (Mauzac) ou d’une grande liberté (Casabianda). La rareté de ces lieux oblige les détenus à vivre très éloignés de leur famille.
41Enfin, des cas de segmentation individualisée sont identifiables quand des détenus sont placés à l’isolement pour leur sécurité. L’établissement se retrouve en dernier ressort dans la situation de faire vivre le détenu, victime de violences, dans des conditions de détention difficiles : solitude, isolement, limitation des activités, promenade isolée… Le placement à l’isolement interdit toute activité collective ou travail, ce qui nuit aussi gravement à leurs relations et occupations. Lucas, qui a subi des « violences graves en détention » (information donnée par le surveillant, non mentionnée par Lucas), a dû être placé en Quartier d’isolement :
« Je me sens stigmatisé mais je ne veux pas vous dire plus sinon je rentre dans mon affaire et je n’ai pas envie d’en parler. Il ne faut pas parler de mon affaire. Avec les surveillants, je n’aborde jamais le problème. C’est l’isolement ici, c’est l’ennui, tout le monde est isolé de tout le monde. Moins on reste dans les couloirs, mieux c’est pour des raisons de sécurité. Ce n’est pas du tout comme en détention générale. Il y a le moins de contact possible, c’est l’isolement. J’ai peur pour mon intégrité physique, pas quand je suis à l’isolement mais quand je me ballade. »
42Les arrangements locaux ne semblent guère satisfaisants, puisque des détenus sont contraints de vivre reclus au sein d’une aile ou dans un quartier d’isolement, d’autres n’ont pas accès aux activités, au travail ou aux soins14. L’institution semble traversée par des tensions entre d’une part des formes de non reconnaissance d’une situation problématique, des actions méprisantes de la part de certains personnels, un laisser-faire dangereux pour la protection des détenus stigmatisés et d’autre part une logique de protection et de prise en charge des détenus stigmatisés. L’incapacité de l’institution à assurer la sécurité des détenus est compensée pour partie par les efforts, individuels ou collectifs, des détenus pour faire face à la stigmatisation et à ses effets.
Les stratégies de résistance à la disqualification
43Le stigmate n’est pas un attribut qui entraînerait une réaction systématique (Goffman, 1963 : 13), c’est en terme de relations qu’il convient de l’analyser. Il existe donc tout un jeu possible de négociations identitaires « lorsque la différence n’est ni immédiatement apparente, ni déjà connue, lorsque en deux mots, l’individu n’est pas discrédité, mais bien discréditable » (Goffman, 1963 : 57), ce qui est bien le cas pour les délits étudiés ici.
Le contrôle de l’information
44Si la plupart des détenus évoque en entretien souvent spontanément15 les raisons de leur incarcération, cette attitude est plus rare pour les personnes concernées par des délits stigmatisants qui préfèrent les mentionner rapidement (« je suis là pour mœurs »16) ou qui n’en parlent pas du tout. Cette discrétion peut être comprise au sens wébérien comme une volonté souvent illusoire d’échapper à la stigmatisation.
Cacher son stigmate
45Les femmes accusées de la mort d'un enfant ou de délits sexuels ont une probabilité plus grande de refuser leur situation du fait de leur rejet par les autres et de leur impossibilité à renverser le sens de l'acte commis. Pierrette suit à la lettre le conseil donné par la Direction de ne jamais en parler, même sous la menace, ce qui la contraint à vivre en retrait par peur de dévoiler son secret :
« Je ne dis rien à personne. Je me tiens tranquille. Je ne parle pas à personne. C'est mieux comme ça. J'ai été tapée une fois, par une fille. Je lui ai rien dit, elle m'a cognée la tête contre le mur. Je me tiens tranquille, je ne dis jamais rien à personne. Je reste dans mon coin. Jamais je ne vais en promenade. Faut pas répondre. Je réponds pas quand on me demande quelque chose. »
46Cette tactique est utilisée également par les hommes qui préfèrent se définir comme « un assassin » (plutôt qu’un « violeur d’enfant ») ou qui inventent un autre délit moins stigmatisant. Cette stratégie a toutefois des conséquences, celle de devoir garder le contrôle de son identité en permanence, de savoir à qui l’individu doit beaucoup d’informations et à qui il en doit fort peu (Goffman, 1963 : 82), comme l’a expérimenté Louise (op. cit.) : son délit révélé par une gradée à une autre détenue a entraîné son isolement. Yann, condamné pour des délits sexuels sur enfants, a caché son délit, se présentant en maison d'arrêt comme criminel. Et il a continué à nier même devant des faits établis :
« Mon voisin de cellule collectionnait des “Détective” et il a trouvé mon affaire. Cela s’est passé en salle d’activité devant une dizaine de personnes : “Ah ! je t’ai trouvé dans Détective. Tu n’as pris que 8 ans pour ça !”. J’ai nié… ». Yann a nié les faits fermement, expliquant que ce journal ne disait pas la vérité, notamment sur sa femme : « Ils parlent de divorce alors que tu sais que ma femme n’est pas partie ; elle vient me voir au parloir. Donc tu ne vas pas croire tout ce qui est écrit là dedans ! » Son aplomb lui a permis de sauver la face. Quelques jours plus tard, un autre détenu sera agressé « à sa place » étant pris pour l’auteur de l’affaire du journal.
47Il s’agit de dissimuler une partie de son identité, voire de s’inventer un nouveau personnage comme Manuelle qui, sur les conseils de la direction, déclarait être incarcérée pour escroquerie ; ayant exercé comme comptable, elle savait manier le langage financier pour impressionner ses codétenues et évitait toute stigmatisation. C’est aussi le cas de Carole qui souffre de cette dissimulation permanente, d’être tenue par son propre mensonge :
« Au début, les surveillantes ont cherché après moi, pour mon histoire. C'est tellement grave. Elles ont posé des questions, et il y a des moments où on est obligé de mentir. On m'a dit ici de cacher ce que j'ai fait, même les gradés et la direction me l'ont dit.
Mon délit que j'ai fait, les filles, elles sont mal vues. Il y a des mamans et mon histoire... Je ne l'ai pas dit, j'ai menti, j'ai dit que j'avais fait des escroqueries. Mais faut toujours mentir. »
48Ces stratégies, à savoir le silence ou le mensonge sur son délit, permettent, à condition de garder le masque, d’échapper à la stigmatisation et à ses effets mais elles conduisent souvent à l’isolement. L’institution, ne parvenant à protéger des détenus du fait de leur délit, les incite à cacher voire à mentir, c'est-à-dire à ne pas assumer ce pourquoi ils ont été condamnés. Or ces tactiques sont fort contraignantes, obligeant souvent les détenus à vivre dans le faux semblant permanent et elles sont loin de garantir une véritable protection.
Retourner le stigmate
49Plusieurs détenu(e)s ont décidé au contraire de parler beaucoup de leur affaire, en vue de retourner le stigmate, en se déclarant victime d’une erreur judiciaire17. Nombre de femmes incarcérées pour des actes sur un enfant clament leur innocence en accusant leur compagnon, en évoquant un accident involontaire ou des circonstances atténuantes (prise de drogues, alcool…). De nombreux hommes se déclarent innocents, la victime les ayant provoqués ou ayant menti. Robert dénonce les incohérences du discours de ses accusatrices et il a fait appel de sa condamnation à 18 mois :
« Je vais vous raconter mon histoire, ce qui s’est passé. Je suis là pour une affaire de mœurs. » Très vite, il se reprend pour dire qu’il est innocent : « Ce qu’elles disaient ne tenait et ne tient pas du tout debout car par moments elles disent que je ne les ai que violées, à d’autres moments que je ne les ai que touchées. En plus, quand on leur a demandé quel jour cela s’était passé, elles ont dit un certain dimanche où j’étais de congés. En plus je n’ai jamais été seul, je travaille toujours avec des collègues. » Il sera condamné en appel à 4 ans fermes.
50Il ne suffit pas de clamer son innocence, encore faut-il être convaincant. Marc, condamné à 20 ans, multiplie les recours judiciaires et a même fait plusieurs grèves de la faim :
« J’ai subi des menaces par d’autres détenus comme “assassin d’enfant”. J’ai d’ailleurs été au quartier d’isolement avec d’autres détenus inculpés de violences sexuelles. Ce qui me sauve, c’est le doute par rapport à la réalité du crime. Si le crime était avéré, je ne pourrais pas ne pas être à l’isolement. Comme il y a doute, je suis plutôt soutenu. Les autres voient que je me bats pour faire reconnaître mon innocence. J’ai fait plusieurs grèves de la faim. J’ai été jusqu’à l’hospitalisation. J’ai des soutiens extérieurs, je me bats au niveau européen. »
51Dans ce cas, les détenus refusent l’invisibilisation proposée par l’institution, cherchant au contraire à attirer l’attention sur leur situation. Leur combat tenace pour la justice constitue pour eux un gage d’intégration dans la « communauté acceptable » et favorise des solidarités entre détenus à propos des peines trop lourdes et des erreurs judiciaires.
Echapper à l’engrenage de la violence : soutiens et vigilances
Un travail de réseau
52Des détenus parviennent à échapper aux effets de la stigmatisation grâce au soutien d’amis - des amis connus antérieurement à l’incarcération - ou à des solidarités créées lors de l’incarcération. Ils évitent ainsi l’isolement, comptent sur l’intervention des membres de leur réseau en cas de menaces et parviennent à vivre normalement en détention.
Patrick compte deux amis qui suivent les mêmes activités que lui et ils s’assurent réciproquement lors de déplacements collectifs pour limiter les incidents.
Marc (op. cit.) est parvenu à vivre dans un étage, entouré de personnes « sur qui il peut compter pour sa sécurité ». Malgré son étiquette d’« assassin d’enfant », il suit des activités et se déplace normalement en détention.
Nadia reconnaît avoir renoué des liens avec des « filles de son ancien quartier » qui sont intervenues lors d’une bagarre.
53Adel parvient à vivre et à circuler « normalement » en détention malgré son délit18 grâce aux soutiens des membres de sa famille ou de son quartier qui lui garantissent des protections permanentes. Il raconte aussi ses multiples bagarres avec d’autres détenus à la fois pour intimider et pour gagner le respect :
« La prison, c’est la loi de la jungle. Si tu sais pas t’imposer, tu te fais écraser comme une merde. Je me bats souvent, comme ça j’obtiens qu’on me respecte. […] Ici, ça se passe bien. J’ai demandé à être au même étage que mon beau-frère, je suis soutenu par ma communauté. Ils se sont battus pour obtenir la suspension de ma sanction et on a réussi. » (32 ans, condamné à 8 ans pour viol collectif, maison centrale).
Paraître sauvage
54L’attitude adoptée par des détenus de « paraître sauvage », de ne pas se laisser impressionner, permet également d’échapper à l’engrenage de la violence. Jean-Pierre, incarcéré pour viol en maison centrale raconte qu’il a appris à s’imposer, à refuser la soumission, quitte à agir avec violence :
« Un arrivant dès le premier soir commence à me parler différemment : “tu me cantines ça, tu me fais ça”. Il m’a pris mes affaires. Il n’arrêtait pas de demander du café, des cigarettes. Là c’était trop. Il a essayé de me toucher. Je suis sorti dans le couloir, je l’ai attrapé et je l’ai tapé. Après j’ai eu la paix. » (Épisode survenu en maison d'arrêt.)
55Nous avons retrouvé cette attitude chez les femmes qui n’hésitent pas à défendre leur honneur par des attaques verbales ou physiques.
56Une femme condamnée à perpétuité pour une affaire criminelle sur des enfants parvenait à maintenir les autres détenues à distance, n’hésitant pas à insulter ou à donner des coups à toute personne lui manquant de respect. Son attitude consistait à être plus agressive que ses agresseurs potentiels, à leur faire peur plutôt que d’avoir peur.
57J’ai assisté à une bagarre entre deux femmes, l’une ayant émis des doutes sur l’innocence de l’autre, incarcérée pour la mort d’un enfant. Cette dernière n’hésitait pas à s’en prendre à toute détenue mettant en doute son innocence : une question d’« honneur » pour ne pas être discréditée.
58Les détenus stigmatisés doivent souvent résister, sans pouvoir compter sur l’aide de l’institution. Ceux qui comptent sur la protection des surveillants sont souvent perçus comme des « balances » et cela se retourne contre eux. Mieux vaut, semble-t-il, se rapprocher autant que faire ce peut, de certains détenus afin de limiter l’isolement et de compter sur leur soutien en cas de menaces ou de violences. Résister consiste à compter sur sa capacité à gérer l’information, à nouer des relations ou à être prêt au rapport de force.
Conclusion
59Si le processus de stigmatisation atteint toutes les personnes incarcérées, il touche particulièrement certaines catégories de détenus du fait de leurs délits. Le fait d’être étiqueté comme « pointeur » ou « infanticide » peut entraîner des conséquences graves : des détenus vivent dans l’angoisse, redoutent de circuler, d’aller aux douches, au médical ou au sport, de participer aux activités. Il nous semblait significatif, sans entrer dans un processus de compassion ou de misérabilisme, de souligner cette situation en tant qu’elle est révélatrice des dysfonctionnements institutionnels. L’institution se refuse à reconnaître officiellement les violences touchant particulièrement cette population et son action se limite à des arrangements locaux qui ne garantissent pas la sécurité de tous les détenus. L’institution laisse donc à chacun le soin de développer des stratégies de protection, quitte à placer les plus fragiles à l’isolement ou à les laisser vivre dans une peur permanente. La sécurité des établissements continue d’être le principe organisateur de l’institution, tandis que la sécurité des personnes semble résiduelle. L’institution n’applique pas la loi commune et ne garantit pas à chacun la même place dans une institution de la société démocratique. Les prisons continuent d’être la part d’ombre de nos démocraties.
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Enquête sur la violence menée dans cinq prisons (deux maisons d'arrêt, un centre de détention et deux maisons centrales), par observations (des relations, des situations difficiles, des commissions disciplinaires…), par entretiens auprès des détenus, des surveillants et autres personnels et par questionnaires auprès des détenus et des surveillants.
2 Un exemple de blog « 34 mois de prison » trouvé sur le site du Nouvel Obs : « 2 jan 2009... Tout d’abord, je te tranquillise, je ne suis pas “pointeur”, j’étais là pour une histoire de fric et de jalousie ». (http://34moisenprison.blogs.nouvelobs.com/archive/2009/01/02/34-mois-dedetention-introduction.html).
3 En vingt ans, le nombre des crimes sexuels reportés par les services de police aux autorités judiciaires est passé de 1 538 en 1974 à 6 526 en 1994, pour atteindre 8 458 en 2000 ; celui des délits sexuels a doublé entre 1980 (6 317 délits) et 2000 (14 263).
4 A. Kensey, 2007 : 105.
5 Les « attentats aux mœurs » sont précisés dans la loi de 1992 avec l’agression sexuelle, l’exhibition sexuelle et la pornographie enfantine ; puis la loi de juin 1998 différencie trois types d’infractions sexuelles (en dehors du proxénétisme) : celles qui portent atteinte à la liberté et à l’intégrité sexuelles d’autrui (viols, atteintes et agressions sexuelles, harcèlement) ; celles qui portent atteinte à la pudeur et à la moralité publique (exhibition sexuelle et diffusion de représentation pornographiques) et celles qui exploitent la débauche d’autrui (prostitution, corruption de mineur, commerce pornographique).
6 « Depuis un quart de siècle, le législateur n’a cessé de multiplier les circonstances dans lesquelles les infractions sexuelles sont aggravées. » (Lameyre, 2007 : 18-19).
7 Sur 9 000 condamnations pour agressions sexuelles en 2005, plus de 60 % concernaient des mineurs.
8 Les peines d’emprisonnement sont en moyenne de 100 mois pour des viols (hors perpétuité) et de 21 mois pour les délits d’agressions sexuelles.
9 Il y a eu 2,91 allégations de violences sexuelles pour 1 000 détenus dans les prisons américaines en 2006, plus de 6 000 cas ont fait l’objet d’une dénonciation.
10 Cette situation ne touche pas les femmes condamnées pour infanticides : si des violences verbales sont évoquées, les cas de violences physiques sont rares.
11 Selon Alvarez et Gourmalon (2007 : 17), cette population, malgré quelques cas sensationnels, récidive peu : 59 % des libérés « récidivent » dans les 5 ans contre 23 % des auteurs d’agressions sexuelles. La question de la récidive est complexe : pour plus de détails, voir A. Kensey (2007 : 195) qui confirme la faible récidive des condamnés pour agression sexuelle avec un taux de retour sous écrou parmi les plus bas, autour de 11 % et un taux de re-condamnation (pour tout type d’affaire) de 30 %.
12 Le problème des « infanticides » est inverse : très fréquent au XIXe siècle (il était le deuxième cause d’incarcération et concernait en 1864 23 % des femmes incarcérées selon J-G. Petit (1991 : 144)), ce crime devient rare au XXe siècle.
13 Cette situation est peu fréquente dans les prisons de femmes étant donné le nombre réduit de détenues susceptibles d’être stigmatisées.
14 Le non-accès aux soins est préjudiciable au détenu car elle réduit ses possibilités d’obtenir une libération conditionnelle ou une permission de sortir puisque la « demande » de soins, en application de la loi du 17/06/1998, devient la condition de remise de peine, de permission ou de liberté conditionnelle.
15 Aucune question n’était posée sur les motifs de l’incarcération.
16 Parmi les détenus concernés, nombreux ont choisi de se présenter sous ce terme vague qui renvoie aux infractions les moins graves : exhibition sexuelle, outrage aux bonnes mœurs (et non directement au viol ou aux atteintes sexuelles).
17 Il ne s’agit pas de vérifier la véracité de leurs propos. Le combat est mené par des engagements différents, en se déclarant simplement innocent, en apportant des preuves, en menant une bataille judiciaire, souvent longue et semée d’embûches. Rares sont les combats qui aboutissent en dehors du cas de P. Dils (2003).
18 Le détenu n’a pas évoqué la cause de son incarcération ; plusieurs détenus (dont un de ses protecteurs) et surveillants y ont fait référence.
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