La gestion de l’indiscipline en milieu scolaire sensible : du contrôle scolaire au contrôle social
p. 137-152
Texte intégral
1La surveillance et le maintien de la discipline dans l’enseignement secondaire posent un problème récurrent à l’institution scolaire, dont ils demeurent le parent pauvre et le maillon faible. Leur évolution suit cependant celle des établissements, de leur public, et de la société. Jacques Testanière (1967) observait vers la fin des années 1960 que, dans l’enseignement secondaire, le chahut traditionnel, intégrateur, car « récréation », est devenue anomique, c’est-à-dire « désorganisation ». C’est un chahut aux « déviances graves », qui persiste l’année durant et qui est le signe d’une « mauvaise intégration au système pédagogique ». En effet, ces dernières décennies, la massification scolaire a ébranlé l’École et son ordre traditionnel. Elle a conduit, comme le souligne Robert Ballion (1997 : 41), les établissements à affronter « l’hétérogénéité scolaire des élèves [de nouveaux collégiens et lycéens sont étrangers à la culture de l’enseignement secondaire], la démotivation [décrédibilisation des diplômes, l’école n’étant plus un moyen d’ascension sociale] et, plus largement, le mal-être [“malaise existentiel de la jeunesse”] ». De tels faits ont eu pour conséquence de produire « un affaiblissement du consensus comportemental et le développement d’une résistance au “jugement scolaire”» où parfois la violence se « donne à voir sous la forme d’un conflit » (Peralva, 1997), la loi et l’adulte ne faisant plus autorité.
2La situation de l’école dans les cités en proie à la précarité économique a également rendu cette dernière perméable aux violences qui y sévissent. Car si la violence des élèves peut être « réactionnelle » (« Je transgresse, donc je suis »), elle peut être aussi « délinquante », c’est-à-dire « délictueuse », ou tout simplement « vernaculaire » : « L’école, dans des zones urbaines difficiles, est une éponge, ou tout au moins elle est poreuse à l’égard de son environnement. Celui-ci y apporte la perturbation, non seulement par des « éléments extérieurs » qui pénètrent dans l’établissement, mais aussi parce que la vie dans l’établissement s’articule à la vie de la cité et ce qui se passe en un endroit se prolonge dans l’autre, et enfin parce que l’élève, pénétrant dans l’enceinte scolaire, y apporte sa propre culture » (Ballion, ibid. : 53).
3Au regard de ces évolutions, se pose inéluctablement la question de la manière dont la surveillance et le maintien de la discipline sont exercés aujourd’hui au sein de l’enseignement secondaire. Autrement dit, quelle est l’incidence de ces évolutions sur les mécanismes et finalités éducatifs du régime disciplinaire traditionnel du secondaire ?
4Nous montrerons dans cette contribution que la surveillance et le maintien de la discipline ont changé de nature et de forme en milieu scolaire dit « difficile ». Sous l’effet des mutations que nous venons d’évoquer, émerge ces dernières années, et ce dans les collèges dits « sensibles », un nouveau mode de gestion disciplinaire. Celui-ci repose sur deux logiques fonctionnelles antinomiques, à savoir une cœrcition institutionnelle renforcée au moyen d’un nouveau genre de dispositifs disciplinaires et un « accompagnement social » découlant des pratiques professionnelles des personnels en charge de l’ordre scolaire. Ces logiques sont constitutives d’une gestion disciplinaire inédite qui relève d’un contrôle social caractérisé par une délégation des tâches de maintien de l’ordre à de nouveaux acteurs et son élargissement à des espaces et individus jusqu’ici négligés. Se développe ainsi un nouvel ordre scolaire, diffus et transversal, en rupture avec le régime disciplinaire traditionnel, clos, hiérarchique et dogmatique.
5Nos analyses émanent d’une recherche menée dans le cadre d’une thèse en Sciences de l’éducation et inscrite dans une approche sociohistorique. Elle repose donc sur une exploration historiographique, consistant en l’examen de textes produits par l’institution scolaire et le recoupement de différentes sources historiques (monographies, biographies…), articulée à une enquête sociologique par entretiens (non directifs) et observation participante, à travers notre statut d’animateur d’un des dispositifs étudiés. Il s’agit par cette enquête empirique d’analyser la réalité contemporaine de la surveillance et du maintien de la discipline scolaire et ce, à la lumière du passé dans ses périodes clefs de mutations institutionnelles et contre-institutionnelles.
La fonction de surveillance traditionnelle dans le contexte actuel
6La fonction de surveillance dans l’enseignement secondaire doit son existence à l’internat – c’est-à-dire à l’enfermement des élèves arrêté au XVe siècle –, au mode oral de l’enseignement d’alors requérant des répétitions (Durkheim, 1999) et au fait qu’elle recouvrait des tâches dont les enseignants ne voulaient pas, car portant atteinte à leur charisme de « spécialiste[s] de la pédagogie » (Chapoulie, 1973).
7Jusqu’au début du XXe siècle, la fonction de surveillance, à travers le corps des maîtres d’études puis des maîtres répétiteurs, était clivée entre l’enseignement (la direction des salles d’études) et l’éducation (la direction morale ou formation de l’âme). Cette situation était due à la dichotomie éducation/enseignement héritée des siècles précédents, la première relevant du domaine privé et le second du domaine public. L’État tentera de briser ce clivage quand il s’instituera maître de pension dans son engagement sur le terrain éducatif des familles et des institutions privées et confessionnelles. Mais, en dépit de tentatives de requalification, la fonction demeurera inscrite dans une vision éducative « dogmatique » et « scolastique » (Seclet-Riou, 1946) perpétuée par un pouvoir disciplinaire vertical aux origines conventuelles et martiales. Nous entendons par là, un pouvoir hiérarchique, centralisé, producteur d’une discipline passive et cœrcitive. Ce pouvoir disciplinaire, établi « sur une vision pessimiste de l’enfant (le « péché originel) » (Vitali, 1997) relevait du dressage et visait à exalter la soumission à la règle et le respect de l’autorité (de l’ordre « du divin ») (Dupont-Ferrier, 1921). En la matière, la surveillance en était la cheville ouvrière. Comme l’entendait Charles Rollin (1845)1, ce n’est qu’en étant « attentif à tout », en veillant à la bonne exécution des ordres, en « entreten[ant] » des « conversations particulières » avec les jeunes gens, qui instaurent la confiance et renseignent sur tout, que l’on peut « corriger ». Pour Charles Rollin, « corriger » signifie trouver en toutes occasions le moyen de rappeler à l’ordre les écoliers en faisant appel à des instructions ayant trait aux bonnes mœurs et à la religion. La religion pour Rollin est la référence principale devant inspirer et définir les bonnes mœurs et l’ordre, autrement dit, la discipline dans les collèges de l’Université.
8Dès la fin du XIXe siècle, la fonction de surveillance glissera progressivement mais irrémédiablement vers une forme de déqualification. Elle se retrouvera réduite à une simple fonction de « police », en raison, notamment, de l’érosion de l’internat, de l’évolution des méthodes d’enseignement et des conceptions éducatives (Perol-Dumont, 2001) et de la libéralisation des mœurs au sein de la société (Prost, 1997). C’est ce que souligne un rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale : « on fait de moins en moins référence, expressément ou implicitement, à la notion d’une norme réglementaire de comportements et on conçoit plus volontiers la discipline comme le fondement de la sécurité des élèves […] Dans le contexte actuel, le concept de discipline est très flottant. Il devrait être redéfini en fonction de la finalité de la scolarité secondaire. Faute de cette mise à jour, on s’en tiendra ici à une approche ordinaire, celle du maintien d’un bon ordre, considéré comme un mode de fonctionnement légitime » (IGEN, 1993 : 582).
9En réalité, dans bien des cas, cette forme de déqualification n’est plus que formelle. La fonction de surveillance et de maintien de la discipline est aujourd’hui partagée entre des tâches prescriptives et des tâches informelles, écart déterminé par le profil sociologique des établissements dans lesquels exercent les surveillants, en l’occurrence les assistants d’éducation2. Au sein d’établissements dits « faciles » où « il ne se passe rien » aux dires de ces derniers, la fonction est restreinte aux seules activités administratives et de surveillance proprement dites, c’est-à-dire de protection des biens et des personnes. Les missions de surveillance relèvent à ce niveau plus des tâches de « police » que d’éducation. Toutefois, dans les établissements dits « difficiles », les surveillants ont une autre pratique professionnelle de leur fonction. Derrière les actes ou tentatives de transgression disciplinaire des élèves, se dissimulent pour ces surveillants des difficultés scolaires et sociales qu’ils tentent de dépister, de comprendre et de démêler, afin de faire revenir le calme et l’ordre. Leur intervention ne consiste donc pas à punir, mais à faire œuvre d’un savoir et d’un savoir-faire d’anticipation, d’écoute, de dialogue et à prodiguer des conseils lorsque surgit une transgression disciplinaire : « J’ai un exemple concret : on a eu un professeur qui voulait punir un élève parce qu’il n’avait pas ses affaires de piscine… donc cet élève-là est venu en vie scolaire, il y a une collègue qui a discuté avec le gamin… en fin de compte, il s’est avéré que les parents de ce gamin n’avaient pas les moyens de lui acheter les affaires de piscine… le prof n’a peut-être pas eu le temps, ou peut-être, il ne s’est pas impliqué, je ne sais pas comment le dire, si personne n’avait rien fait, ce gamin aurait été puni… » (un surveillant de collège). Ici, à travers les termes convenus de « maintien de la discipline », ou « d’éducation civique ou morale », ou encore « d’éducation à la citoyenneté », il convient de parler de traitement social des « situations-problèmes »3 sous-jacentes aux actes d’indisciplines. Nous entendons par « traitement social », la prise en compte de l’environnement social de l’élève dans la remédiation aux dysfonctionnements pédagogiques. Comme nous le résumera un surveillant (lycée) : « La pédagogie d’aujourd’hui [c’est] l’écoute des élèves, c’est faire attention à leurs besoins […] au lieu tout de suite d’imposer une répression, on préfère la conciliation, on préfère comprendre […] il faut savoir communiquer, il faut savoir être ouvert […] il faut que les gamins comprennent que… tu es leur référent, ils peuvent compter sur toi, nous pouvons peut-être régler les problèmes… ».
10Cette pratique professionnelle du surveillant rejoint celle du conseiller principal d’éducation, son supérieur hiérarchique. Comme l’a observé Philippe Masson (1999 : 141), l’obligation de maintenir l’élève dans le système scolaire et les répercussions de la détérioration des conditions de vie des familles populaires (chômage, monoparentalité…) sur le parcours scolaire de leurs enfants, ont conduit à « l’émergence de préoccupations ‘‘sociales’’ dans les établissements. On assiste à un traitement social des difficultés […] dimension essentielle pour les CPE » ; ces derniers ont une excellente connaissance de leurs élèves et sont les premiers à être informés de leurs difficultés en raison de leurs relations individualisées. Cette tendance au « traitement social » est également confirmée dans les collèges par Bénédicte Chevit qui a observé qu’au traitement « répressif des absences se substitue une tentative de traitement social, ou médico-social » par les conseillers d’éducation : il s’agit en collaboration avec l’assistante sociale de « comprendre l’élève, et de le protéger de lui-même, et des graves dangers qui le menacent (sa famille, les dealers de sa cité, le passage de la pré-délinquance à la délinquance) [en conséquence] plutôt que de dimension éducative, il est d’ailleurs plus exact de parler ici de dimension sociale » (Chevit, 2003 : 266).
11La dimension du « traitement social » des indisciplines dans la pratique professionnelle du surveillant n’est cependant pas reconnue institutionnellement, contrairement aux Conseillers Principaux d’Éducation, et est en décalage avec son image ordinaire, celle de « flic » : « … de toute façon, nous fera observer un surveillant (lycée), tout ce que je vais dire, ça aura pas d’importance […] ça aura pas d’implication au niveau du règlement général… ». Si cette dimension du « traitement social » des transgressions n’est pas reconnue, c’est parce que la fonction est institutionnellement éclipsée par la forte image et prédominance hiérarchique des conseillers principaux d’éducation et des enseignants dues à leur pouvoir décisionnaire. Sans ce pouvoir décisionnaire, les véritables pratiques professionnelles des surveillants demeurent marginalisées et informelles au sein de l’établissement.
Regard sur un dispositif d’inclusion/exclusion
12Ainsi, de la maîtrise et du répétitorat, relevant de l’enseignement, la fonction de surveillance et de maintien de la discipline est passée depuis une trentaine d’années, quoique informellement et dans certaines situations, au « traitement social » des indisciplines, à l’instar de la fonction des conseillers principaux d’éducation. Dans cette évolution de la gestion de l’ordre scolaire se dessine actuellement une nouvelle étape. En effet, le saisissement et l’amplification par les médias et les politiques, à partir des années 1970, des violences perpétrées dans des cités et établissements scolaires4, comme en témoignent les émeutes urbaines de Vénissieux (Rhône) en 1981 et 1983, ou les actes de vandalisme et d’agression dont a fait l’objet le collège Paul Eluard dans cette région à la même époque, induiront un glissement sémantique en matière de surveillance et de maintien de la discipline. Il ne sera plus question dès lors d’indiscipline scolaire mais d’insécurité. On ne parlera plus de maintien de la discipline, mais de lutte contre la violence et de sécurisation. C’est l’idée que répandront colloques, rapports et Plans gouvernementaux successifs de « lutte contre la violence », notamment en « milieu scolaire », dont les intitulés à eux seuls sont révélateurs de ce glissement sémantique.
13Des Plans ministériels de « lutte contre la violence en milieu scolaire » découleront de nombreuses mesures parmi lesquelles, la plus en vogue, l’instauration de partenariats entre l’Éducation nationale et les diverses institutions du pays (l’Intérieur, la Défense, la Justice…)5. Ces partenariats se sont concrétisés au sein de dispositifs telles que les classes relais6, associant l’Éducation nationale aux collectivités locales et à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et destinées à encadrer des élèves perturbateurs et en désaffiliation scolaire que l’institution scolaire ne peut exclure au regard de l’obligation scolaire jusqu’à 16 ans.
14Confrontée à des élèves considérés comme indisciplinés mais non en décrochage scolaire, ne satisfaisant pas ainsi entièrement aux critères de recrutement des dispositifs-relais existants (classes-relais, ateliers-relais…), l’institution scolaire, depuis l’an 2000, expérimente dans certains collèges une nouvelle variante du maintien de la discipline. Il s’agit de dispositifs appelés Modules-relais, qui reposent, en matière de surveillance et de discipline, sur une logique d’inclusion/exclusion. Ils marquent le début de l'institutionnalisation d’une pratique informelle dont usaient certains établissements jusqu’ici. Nous nous sommes tout particulièrement intéressés à l’un d’entre eux pour sa forme et sa fonctionnalité abouties.
Mis en place à la rentrée scolaire 2007/2008, il se situe dans un des collèges de la banlieue d’une grande ville de la Seine-et-Marne, collège classé en Réseau Ambition Réussite (RAR) au regard des caractéristiques socio-économiques de sa population, considérées comme défavorables au bon déroulement d’une scolarité (chômage, immigration,…). Ce dispositif est conservatoire et disciplinaire. Autrement dit, il a pour but d’accueillir, au sein même de l’établissement, les élèves en exclusion de 1 à 8 jours et se présente ainsi comme une alternative à l’exclusion externe traditionnelle. Au moyen d’entretiens, les animateurs de ce Module, au nombre de trois, interviennent dans l’éducation du comportement et la construction du statut d’élève des collégiens exclus. Il s’agit essentiellement de rappeler ces derniers à la règle. Par ailleurs, ils leur assurent une continuité pédagogique à travers des révisions ou des mises à jour de documents scolaires.
Sur 410 élèves inscrits dans l’établissement durant l’année scolaire 2007/2008, le module-relais a enregistré 340 jours d’exclusion en accueillant 80 élèves dont 19 récidives (plusieurs entrées au Module). L’année scolaire suivante se distingue par une diminution des effectifs de l’établissement (397 élèves) ainsi que du nombre d’élèves exclus (66) et de jours d’exclusion (300), alors que le nombre d’élèves en récidive (25) est en légère hausse. Pour ces deux années scolaires, les motifs d’exclusion relèvent de quatre ordres à savoir, refus réitéré d’obtempérer à des consignes de travail, vol, insolence ou menaces à l’encontre d’un élève ou d’un personnel de l’établissement, et rixe ou coups portés sur un camarade. Les classes les plus affectées par ces exclusions pour les années scolaires 2007/2008 et 2008/2009 sont respectivement les 6e et les 4e.
Notre but n’est pas ici de juger de l’efficience du dispositif mais d’observer que celui-ci se présente comme une instance de surveillance et de maintien de la discipline qui offre à l’établissement le moyen de garantir la « paix scolaire » en sanctionnant l’élève perturbateur par son éloignement de la vie de la classe. Contrairement à l’exclusion traditionnelle, il permet aussi à l’élève, grâce à une « continuité scolaire » soutenue, d’éviter à son retour en classe un retard scolaire qui le précipiterait dans le « décrochage » et subséquemment dans des actes d’indisciplines renouvelés. Le Module-relais apparaît par ailleurs comme un dispositif de surveillance et de maintien de la discipline qui contribue à la « paix sociale » en ce sens où l’élève indiscipliné n’est plus livré à lui-même sur la voie publique et ainsi aux éventuels désordres dont il pourrait être potentiellement acteur ou victime. Enfin, le Module-relais est un dispositif qui permet à l’établissement d’exercer non seulement une surveillance de l’élève exclu mais aussi d’y impliquer sa propre famille. En effet, les animateurs du Module-relais sont des « adultes-relais/école-quartier », dont le contrat de travail relève d’un partenariat entre l’Éducation nationale et la Ville7. Outre leur mission de surveillance au sein du Module, ces personnels, comme le stipule leur contrat de travail, ont pour fonction, sous l’autorité du chef d’établissement, de « mobiliser les élèves et leurs familles autour des apprentissages […], de prévenir les comportements a-scolaires, d’aider à la médiation des conflits, de faciliter le dialogue entre École et Famille, [et d’] accompagner et renforcer la fonction parentale… »8. Il s’agit notamment pour ces intervenants, à travers leur médiation entre l’établissement et les familles « éloignées » de l’école et jugées « démissionnaires », de sensibiliser et d’inciter celles-ci à s’investir dans le suivi scolaire et éducatif de leurs enfants : « il faut rendre les parents responsables… les amener à occuper l’espace éducatif… à venir à l’école, à bien s’occuper de leurs enfants… » (Un adulte-relais). Vivant dans la localité de leur établissement d’exercice, les Adultes-Relais ont pour savoir, la connaissance pratique de l’environnement culturel, social et économique dans lequel évoluent les familles concernées9. Par leur proximité avec ces dernières et la connaissance de leurs codes et usages, ils aident l’établissement à s’en rapprocher et à construire des liens de coopération à même de prévenir ou d’influer sur des comportements ou événements, extérieurs et intérieurs, préjudiciables à sa quiétude.
Cet encadrement disciplinaire est renforcé et consolidé juridiquement à travers l’intervention au sein du dispositif d’un autre acteur, le délégué du procureur de la République. Pour l’année scolaire 2008/2009, celui-ci a reçu en entretien 50 élèves – accompagnés d’au moins un de leurs parents – sur 66 élèves exclus10, les faits relevant exclusivement du manquement au travail scolaire, comme le refus répété d’un élève d’exécuter ses tâches scolaires, n’ayant pas motivé d’entretiens. Le délégué du procureur de la République a pour but de responsabiliser les parents et leur enfant en les rappelant à la loi et à leurs devoirs. En effet, il est « un complément aux sanctions scolaires pour des faits se situant à un niveau inférieur à ceux pour lesquels la justice est saisie […] Son intervention est destinée à éviter la banalisation et le renouvellement des violences ». Il « rappel [le] aux mineurs concernés et à leurs parents la Loi en général et l’existence de droits et devoirs à respecter [et il] prononce (indépendamment des sanctions scolaires) une sanction telle qu’un avertissement avec rappel à la Loi »11. Le délégué du procureur de la République prône dans ses interventions une sorte de « morale juridique » qui n’a pour finalité que celle d’amener les élèves à se conformer aux normes scolaires et sociales et les parents à exercer pleinement leur rôle d’éducateurs et de citoyens en la matière. Il s’appuie pour cela sur les codes civil et pénal en faisant notamment prendre conscience aux élèves et à leurs parents, sous la forme à la fois de l’avertissement et du conseil, des préjudices moraux ou physiques encourus ou subis par les victimes et des sanctions pénales auxquels ils s’exposent. Par la présence au sein de l’établissement scolaire de l’autorité judiciaire et de ses rappels à la loi, il est essentiellement question de réprimer et circonscrire toute indiscipline susceptible de dégénérer en désordre et de ne céder de cette manière aucun espace au non-droit.
15Nous le voyons bien, le Module-relais participe d’une surveillance et d’un maintien de la discipline cœrcitifs, à la fois endogènes et exogènes à l’établissement. La nature des missions officielles confiées à de nouveaux intervenants (Adultes-relais et délégué du procureur de la République) à travers le partenariat Éducation-Ville-Justice, confirme la volonté de l’institution scolaire de s’ouvrir et d’étendre son contrôle sur un monde (l’espace familial, le quartier…) qui ne lui est plus extérieur et dont elle entend avoir la maîtrise. Grâce à ce dispositif et à ses acteurs, l’institution scolaire entend être efficacement dissuasive en prévenant l’escalade indisciplinaire et le sentiment d’impunité, et ainsi l’apparition et l’expansion d’un climat de violence et d’insécurité.
16Cependant, cette nouvelle gestion disciplinaire ne va pas sans heurts avec les normes scolaires traditionnelles. Elle suscite des résistances et ressuscite d’anciens antagonismes. Dès sa mise en place, le Module-relais n’a pas été du goût d’une partie des enseignants qui reprochent à l’établissement, en retenant les élèves exclus dans son enceinte, de se substituer aux familles et, en conséquence, de les encourager à « la démission éducative »12. Ces enseignants considèrent également que ce dispositif manque d’équité en accordant aux élèves déméritant un « accompagnement scolaire », par l’entremise de la « continuité scolaire », que d’autres, non exclus, auraient mérité davantage. Toutefois, une autre partie des enseignants considère que le Module-relais leur permet d’avoir « la paix » en classe et de se consacrer entièrement à leur mission d’enseignement. Dans les deux cas, l’institutionnalisation du Module-relais ressuscite l’ancestral clivage éducation/instruction. Il se révèle chez des enseignants qui demeurent soucieux de la préservation de leur monopole pédagogique et/ou qui restent fidèles à l’esprit élitiste de leur corporation en reléguant les tâches d’éducation aux familles ou de surveillance et de discipline à des subalternes.
Paradoxes
17Par l’institutionnalisation du Module-relais, comme dispositif corcitif (éloignement de l’élève de sa classe, des récréations communes, suppression des heures d’accompagnement scolaire, présence la journée durant dans une salle de classe, injonctions du délégué du procureur de la République à l’attention de la famille…), il y a réaffirmation et valorisation institutionnelles de la notion de sanction dans la vie scolaire. La réactualisation de cette notion intervient au moment où les Conseillers Principaux d’Éducation ont réussi à se défaire de l’image du « surgé » punitif d’antan et où l’usage de la sanction ne s’impose plus qu’en dernier recours. C’est aussi au moment, comme nous venons de le voir, où les surveillants ont une autre conception du maintien de l’ordre à travers leur pratique du « traitement social » des indisciplines. Il y a là comme une volonté implicite de l’institution scolaire, à travers certains de ses décideurs (principaux, inspecteurs….), de revenir au régime disciplinaire des lycées napoléoniens d’avant mai 68 : « Il faut remettre de l’ordre dans la Maison école ! » semble s’écrier, nostalgique, l’institution.
18Toutefois, au bout d’une année de fonctionnement, nous avons pu constater que le principe directeur du dispositif, à savoir la sanction par l’isolement, empruntée au régime disciplinaire traditionnel, semblait s’orienter dans un sens auquel l’institution scolaire ne s’attendait nullement. Paradoxalement, une majorité d’élèves avoue se sentir mieux au Module qu’en classe et certains n’hésitent pas à solliciter un prolongement de leur séjour. Car le Module-relais leur permet d’être « dans le calme », loin « des copains et des professeurs qui embêtent », et ainsi « d’éviter les problèmes », « de travailler », et de « ne plus se faire remarquer ». L’appréhension du retour en classe semble plus forte que celle que suscitent les effets astreignants de la sanction, telle qu’incarnée par le Module-relais. Les dires de ces élèves cachent un mal-être scolaire au sein d’une institution inadaptée à leur profil. Le Module-relais leur permet d’exprimer leur souffrance et d’apaiser temporairement des situations scolaires difficiles, invivables, qui se cachent derrière certains actes d’indiscipline. Force est de constater que pour un certain nombre d’élèves cette sanction par l’isolement n’est plus une correction privative qui met au ban de la communauté scolaire mais un remède salutaire qui soulage en satisfaisant un besoin, celui d’être entendu, compris, accepté et aidé.
19En effet, les rapports qu’entretiennent les animateurs du Module avec les élèves et leurs parents s’inscrivent dans des pratiques professionnelles d’écoute, de dialogue et de confiance qui permettent, en amont, la révélation de situations familiales et sociales problématiques aux origines de nombreux comportements a-scolaires et, en aval, leur traitement par l’intervention également d’autres acteurs de la vie scolaire (infirmière, assistante sociale…). Comme nous le dira un adulte-relais : « derrière chaque élève agité, il y a un problème… il y a un problème dans l’école ou dans la famille… Il faut voir si on peut faire quelque chose… si on peut connaître les problèmes, on peut agir… on peut régler beaucoup de problèmes scolaires, de discipline, avec un peu d’attention, en discutant surtout… ».
20Ainsi, si le Module-relais en tant que sanction procède d’une surveillance et d’une discipline cœrcitives, il n’en demeure pas moins que la pratique professionnelle de ses animateurs s’inscrit dans le « traitement social » des « situations problèmes » et rejoint ainsi celle des surveillants et des conseillers principaux d’éducation.
Conclusion
21Ces observations nous montrent que nous sommes bel et bien, depuis que la lutte contre la violence et l’insécurité est devenue une préoccupation éminemment politique et éducative, en présence d’une normalisation des conduites scolaires qui participe des « sociétés de contrôle », ces dernières succédant aux « sociétés disciplinaires », comme le prédisait Deleuze (2007) en évoquant Foucault. Les « sociétés disciplinaires » répondaient à des logiques conventuelles, martiales et cœrcitives. C’était, comme l’école et son régime disciplinaire jusqu’ici, le système des mondes clos, de l’organisation et de la répartition des espaces, des corps et du temps. Dans les « sociétés de contrôle » dans lesquelles nous entrons, la surveillance et le maintien de l’ordre sont continus, réticulaires, s’affranchissant ainsi des frontières temporelles et spatiales.
22Dans le cas des établissements dits « difficiles » et en milieu sensible, le contrôle n’est rendu possible que parce qu’il est social, comme nous venons de l’exposer. Il est social, d’une part, au moyen de dispositifs fondés sur le partenariat qui ouvre l’établissement scolaire au regard extérieur (Justice, Ville…) et, d’autre part, grâce aux pratiques professionnelles d’accompagnement social des acteurs de la vie scolaire (adultes-relais, assistants d’éducation, conseillers principaux d’éducation, voire également assistantes sociales etc…) qui permettent le regard de l’établissement sur l’extérieur, élargissant ainsi la surveillance et le maintien de la discipline à l’environnement social des élèves (familles, quartiers...).
23En effet, l’ordre scolaire actuel, tout en préservant ou en renforçant une partie de son ancien système disciplinaire, telle que la sanction (isolement, privation…), a aussi pour caractéristique, paradoxalement, de s’inscrire dans l’accompagnement social à travers le « traitement social » des indisciplines. La normalisation comportementale des élèves par le rappel à la règle et à la loi est inséparable dans la grande majorité des cas de cet accompagnement. Celui-ci a la particularité de prendre désormais en considération la souffrance des élèves et de répondre à une probable « insuffisance » (Ehrenberg, 2008) censée empêcher l’adaptation de certains élèves au système scolaire et social. Il ne s’agit plus au nom d’une morale de ramener sur le droit chemin, en le domptant, un caractère dévoyé, comme ce fut le cas durant les siècles écoulés, mais de remédier à un manque, en allant chercher au tréfonds de l’individu ce qui socialement ou psychologiquement fait désordre.
24Ce nouvel ordre scolaire en milieu sensible rejoint par là même la politique sociale d’un vaste réseau d’associations et de services sociaux de la Ville qui, à travers leurs tâches diverses de prévention et de soutien social aux familles, assurent le rôle d’un contrôle qui ne dit pas son nom.
Bibliographie
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Vitali C., La vie scolaire. Paris, Hachette Éducation, 1997.
Notes de bas de page
1 Ch. Rollin (1661-1741), de confession janséniste, fut enseignant et recteur de l’Université. Son Traité des études fut une référence pour les collèges de l’Université des XVIIIe et XIXe siècle. Au XIXe siècle, lors d’examens de recrutement, les maîtres d’études étaient interrogés sur « les principes de l’éducation », rédigés dans le Septième livre.
2 Le corps des assistants d’éducation remplace les maîtres d’internat et les surveillants d’externat depuis la Loi Ferry du 30 avril 2003, no 2003-400, Journal Officiel du 2 mai 2003.
3 Nous empruntons cette expression à Hulsman L. (1982).
4 Voir à ce propos l’ouvrage de Laurent Bonelli (2008).
5 Rappelons, entre autres, la circulaire no 96-135 du 14 mai 1996, Journal officiel no 121 du 25 mai 1996, « relative à la coopération entre le ministère de l’Éducation nationale, le ministère de la Justice, le ministère de la Défense et le ministère de l’Intérieur pour la prévention de la violence en milieu scolaire », ou encore la circulaire no 98-194 du 2 octobre 1998, Journal officiel du 11 octobre 1998, relative à la « Lutte contre la violence en milieu scolaire et renforcement des partenariats ».
6 Deuxième Plan de lutte contre la violence de François Bayrou en 1996, faisant suite au premier Plan de 1995 et recommandant la création des classes-relais. Voir « Classes relais au collège », circulaire 98.120 du 12/06/1998, Bulletin officiel de l’Éducation nationale, no 25 du 18 juin 1998.
7 À durée déterminée de trois ans et renouvelable une fois, le contrat de travail des adultes-relais relève d’une convention signée entre l’État et l’employeur (en l’occurrence ici l’établissement scolaire) qui bénéficie ainsi d’une aide financière pour chaque création de poste d’adulte-relais. Les adultes-relais sont employés pour un service hebdomadaire de 35 heures et leur rémunération mensuelle brute est définie selon le montant du SMIC en vigueur.
8 Extrait d’un contrat de travail d’adulte-relais.
9 Pour postuler à un emploi d’adulte-relais, le candidat doit être notamment « âgé au moins de 30 ans à la date de signature du contrat de travail » et « résider dans une zone urbaine sensible » ou dans « un territoire prioritaire des contrats de ville » (Circulaires DIV/DPT-IEDE/2000/231 du 26 avril 2000 et DIV/2001/316 du 4 juillet 2001). Car, les activités des adultes-relais visent tout particulièrement « à améliorer, dans les zones urbaines sensibles et les autres territoires prioritaires des contrats de ville, les relations entre les habitants de ces quartiers et les services publics ainsi que les rapports sociaux dans les espaces publics ou collectifs » (Décret no 2002-374 du 20 mars 2002 portant application de l’article L. 12-10-1 du code du travail).
10 Et ce contre 71 sur 80 élèves en 2007/2008.
11 Extrait d’un document administratif interne au Module-relais observé.
12 Bulletin de la section syndicale (Snes) des enseignants de l’établissement.
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