1L’usage de la force est une prérogative des États modernes. Selon l’approche wébérienne, il s’agit d’ailleurs d’un élément même de leur définition : constitue un État une entité qui parvient à revendiquer avec succès, sur un territoire donné, le monopole de la contrainte légitime. Si certains travaux contemporains décrivent un contexte caractérisé par une tendance à la « démonopolisation » (Roché, 2004), la capacité à mobiliser une force publique reste une modalité phénoménologique essentielle de l’État. S’agissant de la mise en œuvre pratique de cette prérogative, les sociétés démocratiques ont fait de l’intensité de l’usage de la force par les agents publics de police un objet de débat usuel. Ainsi, en France, plusieurs dispositifs sont chargés d’exprimer cette sensibilité démocratique, ce qui explique, notamment, l’existence d’un important travail de codification juridique autour de ce qu’on pourrait appeler le juste emploi de la violence d’État à des fins de conservation de la société ou encore l’entretien de dispositifs administratifs et judiciaires chargés de veiller à la bonne mise en œuvre de ce droit de la force publique. Ces derniers recouvrent deux réalités : d’une part, celle de services disciplinaires comme l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) ou l’Inspection générale des services (IGS, compétente sur le périmètre de Paris et de la petite couronne) destinés à enquêter sur les accusations d’écarts individuels par rapport à la norme réglementaire ; d’autre part, celle de la Commission Nationale de Déontologie de la Sécurité (CNDS) fondée à recommander, à partir de l’examen approfondi de certaines occurrences de violences, des modifications de pratique professionnelle ou de réglementation.

2Malgré leurs limites en matière de sanction des débordements individuels1, ces dispositifs sont utiles à étudier en ce qu’ils mettent à jour des « formats d’accusation d’illégitimité policière » (Linhardt et Moreau de Bellaing, 2005). En donnant la parole aux citoyens pour contester l’usage de la violence par des fonctionnaires de police, les dossiers des services d’inspection relatifs aux phénomènes de violence donnent à voir les modalités ordinaires selon lesquelles cette contestation s’organise. À partir d’une analyse des dossiers de l’IGS, Moreau de Bellaing en a repéré trois : l’omnipotence, l’acharnement, le manque de discernement2. Bien qu’elles s’inscrivent a priori dans un continuum symbolique puisqu’elles discutent chacune de ce qui constitue un usage normal/excessif de la force par les agents de l’État, ces trois modalités présentent en réalité une ligne de fracture interne : seules les deux premières sont prises en charge par le droit, la troisième constituant en définitive une modalité « sociologique » de mise en accusation de la légitimité policière. C’est à l’exploration de cette dernière catégorie de mise en accusation et de sa portée sur l’institution policière qu’est consacrée cette contribution, qui s’intéresse à la question de savoir comment les critiques sociales auxquelles est confrontée cette institution peuvent, à l’instar des autres institutions présentées dans cet ouvrage (école, travail social…), s’accompagner d’un certain renouvellement de ses modes d’action traditionnels.

3Cette analyse s’appuie d’une part sur la mobilisation d’un corpus bibliographique et d’autre part sur des données de première main issues à la fois d’enquêtes consacrées par les auteures à certaines branches spécialisées de l’administration policière3 et d’une enquête par entretiens consacrée à la compréhension par les responsables départementaux de la police nationale (Préfets et Directeurs de la sécurité publique) des enjeux relatifs à la relation entre police et population4. À partir de ce matériau hétérogène, l’un des enjeux est de proposer une mise en perspective et en débat de deux corpus voisins, mais qui demeurent encore largement compartimentés : le premier se compose de travaux essentiellement français consacrés à l’usage controversé de la force par la police ; le second, ancré dans une tradition de recherches nord-américaine, s’attache à rediscuter la définition classique de la police par le monopole de l’usage de la cœrcition physique. Plus précisément, le propos de cette analyse est d’examiner si, comment et dans quelle mesure l’affirmation d’une sensibilité collective nouvelle à l’égard de la violence d’État soulignée par un ensemble de travaux récents (première partie) peut, de manière convergente avec d’autres transformations sociales, constituer un cadre propice à l’engagement d’un processus de « renouvellement institutionnel » (deuxième partie).

Une nouvelle problématisation de l’usage de la force d’État par les fonctionnaires de police

4La mise en débat de l’usage de la force d’État par les fonctionnaires de police oppose deux formats d’accusation qui stigmatisent l’irruption, au cours d’une intervention policière routinière, d’un usage excessif de la force à un troisième, qui met quant à lui en cause l’intervention policière en tant que telle au nom de son manque d’opportunité. En revenant brièvement sur ces catégories, on souligne un changement de perspective dans la perception de la force publique qui, de protectrice, tend désormais à être envisagée également comme une potentielle source de blessures.

L’affirmation d’un impératif de discernement et de rationalité de l’intervention policière

5Pour reprendre les définitions proposées par C. Moreau de Bellaing, l’accusation d’omnipotence renvoie à « une situation au cours de laquelle, à un moment donné le plaignant s’est trouvé dans un état de déprise quasi-totale. […] La déprise n’est pas seulement une question d’atteinte physique. Elle est un dépouillement temporaire de possibilité de réaction » (Linhardt et Moreau de Bellaing, 2005 : 287-288). Le terme associé est celui de « dénuement » de l’individu face à la violence d’État. Par contraste, l’accusation « d’acharnement réfère plutôt à une démesure volontaire des actes des forces de l’ordre. […] L’illégitimité […] porte sur la non-justification d’actes ultérieurs démesurés par rapport au motif d’interpellation » (id. : 286). Elle portera couramment sur des actes commis au cours de la garde à vue d’individus qui ne contestent pas le bien-fondé de leur enrôlement dans un cadre juridique privatif de libertés. Le terme associé sera celui « d’abus de pouvoir ».

6Ces catégories d’omnipotence et d’acharnement sont largement juridicisées. La problématique de l’omnipotence par exemple, qualifiée de rare par De Bellaing, est sans doute la plus largement prise en compte par le droit des États démocratiques qui la prohibent communément au nom des garanties reconnues par les États de droit à leurs citoyens. C’est par exemple le rôle de la notion d’habeas corpus dans le monde anglo-saxon et des différentes chartes des droits qui l’ont déclinée. C’est également sur le plan du droit que se joue la légitimité des éventuelles dérogations à ce principe fondamental d’une restriction démocratique a priori de l’usage de la violence par les agents de l’État5.

7Ces deux catégories repoussoirs d’omnipotence et d’acharnement inscrivent leurs effets dans des dispositifs balisés par le droit6. L’émergence et l’entretien des équilibres qui sont juridiquement définis sont largement pris en charge par les acteurs du droit, juristes, magistrats, avocats, etc. qu’il s’agisse de légitimer ou de contester les choix opérés sur ce plan. Nonobstant la fluctuation de ces compromis en fonction des contextes historiques, on peut considérer qu’on se trouve là dans des configurations assez routinières et balisées par l’histoire7.

8En revanche, la catégorie du manque de discernement ouvre sur de tout autres débats puisque c’est ici sur le terrain de son opportunité même que la légitimité de l’intervention policière est mise en jeu. Ce terrain n’étant pas ou peu balisé par le droit, le cadrage du débat se déplace sur le terrain sociologique.

9Comme l’indique C. Moreau De Bellaing, « le manque de discernement est d’abord la dénonciation d’une disproportion entre une action de police et une situation [concrète] » (Linhardt et Moreau de Bellaing, 2005 : 285). Le plaignant se fait critique « d’un mauvais engagement des policiers », d’une mauvaise lecture des faits. Ici, « la dénonciation de la “violence policière” ne passe pas nécessairement par la description d’une force physique appliquée, mais par l’incapacité des policiers à saisir à sa juste mesure la situation » (id. : 286). L’illégitimité n’émerge pas d’un examen approfondi des actes des fonctionnaires de police au cours d’une intervention donnée et de leur écart éventuel à la norme réglementaire, elle se situe, en amont, dans celui de leur contexte d’entrée en action. Tout se passe comme si l’usage de la violence d’État rencontrait ici une sensibilité publique répugnant à cette violence de fait que provoque en soi l’intervention policière.

10Le format d’accusation évoquant un manque de discernement policier interroge la pratique des agents dans leurs décisions de mobiliser leurs pouvoirs au quotidien. Il constitue ainsi un questionnement beaucoup plus profond de l’institution qui n’est plus considérée à travers certains abus de droit de ses membres, mais à travers la rationalité de ses interventions. Le terrain sur lequel se porte le débat se rapproche alors d’un questionnement de type évaluatif d’une toute autre envergure interrogeant l’output de l’institution policière ou, en d’autres termes, ce qu’elle produit. Ce format d’accusation témoigne en définitive de l’existence envers l’institution policière d’une sensibilité critique typique de la modernité tardive selon laquelle c’est à l’État-nation d’apporter la preuve de la pertinence de ses programmes d’action qui ne peut plus être postulée, notamment dans le champ sécuritaire (Beck, 2001).

Une mise en cause de la légitimité de l’intervention policière particulièrement prégnante dans les quartiers dits sensibles

11Le débat sur le discernement policier prend forme en réalité aujourd’hui non pas tant sur l’ensemble du territoire national que sur un segment particulier de celui-ci, les « banlieues ». C’est en effet dans ces espaces sociaux que se relèvent les mises en accusation les plus radicales de la légitimité policière au regard de ce que produisent ses interventions pratiques, qu’il s’agisse de mises en accusation profanes ou de conceptualisations proposées par les chercheurs en sciences sociales. C’est, par exemple, sur les murs de tels espaces urbains que l’on peut relever des tags comme celui qui, aux lendemains d’une émeute importante, présente la police comme dotée de « trop de pouvoirs pour faire le mal », alors même que sa responsabilité n’est pas engagée dans le cas d’espèce (Bachman et Le Guennec, 1997 : 73). D’autres auteurs ont par la suite généralisé le constat que, dans ces espaces sociaux, la mise en accusation du discernement policier s’est ritualisée : « Plusieurs émeutes, comme celles que nous avons connues en novembre dernier, ont éclaté, ces dernières années, suite à des rumeurs d’implication des forces de police dans le décès d’un jeune. Que la rumeur soit fondée ou non, le résultat est le même, comme si la culpabilité de la police était acquise d’emblée pour les jeunes. » (Loriol, Boussard et Caroly, 2006 : 1). Les témoignages des policiers le disent également, sur le mode de la nostalgie d’un âge d’or : il est des espaces urbains dans lesquels l’intervention policière, quel que soit son motif, doit dorénavant composer avec une radicale méfiance du public.

« Quand je suis arrivé en 1989 c’était un peu le village […] à l’époque je faisais de l’investigation, bon on voyait un type, on savait qu’il était impliqué dans une affaire c’est tout juste si on sortait des voitures, on lui disait : “tiens, viens et va chercher machin”. Il venait avec le gars, ils montaient dans la voiture et on allait au commissariat. C’était vraiment la police bon enfant. Ça a basculé vers 1992-1993. Quand il y a eu […] les premières violences urbaines sur [telle autre agglomération du département]. Alors là, la différence, à mon retour de vacances, je l’ai sentie. Les mômes qui crachaient par terre, lorsqu’ils nous croisaient. C’était vraiment, c’était impossible ! Les premières prises à partie, les premiers caillassages, avant ça n’existait pas, les caillassages on ne savait pas ce que c’était... » (Homme, commandant fonctionnel, adjoint au chef de circonscription, troisième couronne d’Ile de France8).

12La récurrence des phénomènes émeutiers dans ces espaces sociaux depuis presque trente ans, mais aussi la multiplication des accrochages ordinaires qui s’y déroulent entre jeunes résidents et policiers, ont contribué au succès de cette notion de discernement, dont la place se développe aujourd’hui au sein des programmes de formation initiale et continue des policiers9. Au service principalement d’une volonté d’apaisement10, l’émergence de cette notion témoigne aussi de l’affirmation d’une sensibilité collective nouvelle et réflexive (Giddens, 1994) à l’égard de la violence d’État. Ainsi, les recherches étudiant les perceptions de l’interaction policière par les « jeunes des cités » soulignent le caractère central d’un « sentiment de harcèlement qui revient à leurs yeux à ne pas reconnaître leur droit de vivre les formes collectives de sociabilité propres à leur âge et donc, d’une certaine manière, à nier leur identité collective de “jeunes de cités”. Des jeunes en groupe, traînant dans le quartier, sont a priori suspects et ont, semble-t-il, une probabilité élevée de subir un contrôle » (Cicchelli, Galland, de Maillard, Misset, 2007 : 173). Parce qu’elle peut être vécue comme mettant en cause les personnes plus que leurs actes11, la mobilisation de la force peut être reçue comme une forme d’humiliation individuelle et/ou collective.

13Parallèlement, d’autres auteurs, se plaçant du point de vue du public concerné par les actions de police, mettent l’accent sur le potentiel de dommages physiques pouvant résulter d’une intervention policière : dans un article consacré au « malaise » de la police dans les quartiers dits sensibles, Laurent Mucchielli et Marwan Mohammed interrogent très directement la pertinence de choix effectués au cours des interventions en matière d’usage de l’armement à létalité réduite : par exemple l’article réserve une place importante à un tir de flashball qui rate sa cible et blesse grièvement un père de famille qui cherchait à retirer ses enfants de l’espace public du quartier lors d’une échauffourée entre jeunes et policiers ; mention est faite également d’un usage de grenades lacrymogènes qui incommode résidents ordinaires et travailleurs sociaux sans atteindre là non plus la cible envisagée (Mohammed, Mucchielli, 2006 : 99). Ces deux séries de constats se rejoignent : instituée comme une force de protection du citoyen, la force publique se voit recodée par la modernité tardive sous la forme d’une force susceptible d’infliger des blessures physiques ou morales à celui-ci.

14Ce format de mise en accusation ajoute, à côté de l’impératif de légalité de l’action de police, l’impératif d’un surcroît de justification dans la mobilisation de la violence d’État « à bon escient ». Ce rôle semble ici revenir à un impératif nouveau d’efficacité pénale dans l’emploi de la force publique. Parallèlement, le travail précité de Mohammed et Mucchielli précise la nature du registre selon lequel les actions de police doivent être jugées. Selon eux, « les façons de faire la police dans les “zones urbaines sensibles” sont devenues non pas une solution aux problèmes de ces quartiers (y compris celui de la délinquance), mais un facteur d’enkystement de ces problèmes » et certaines tactiques d’intervention policières peuvent être critiquées au regard de leur absence de résultats au plan pénal. Le même déplacement symbolique caractérise les travaux de la fondation Soros qui, sans délaisser l’impératif de légalité, mettent en accusation certaines pratiques policières de profilage ethnique au regard de leur absence d’efficacité judiciaire (Open Society Institute, 2009b).

15Ainsi, à côté des illégalismes policiers en matière d’usage de la violence, ces observations témoignent d’un début de mise en accusation des logiques d’engagement policier dans l’action quotidienne sur la voie publique, de cette « capacité » des acteurs « à prendre une décision adaptée en toute connaissance de cause, sans préjugé ni a priori et en respectant l’autre qu’il soit usager, témoin, victime ou mis en cause » pour reprendre la définition donnée par le Ministère de l’Intérieur à la notion de discernement policier12.

Derrière la controverse sur le « discernement » policier, l’émergence de nouveaux styles de policing ?

16Le débat sur le « discernement » policier met en cause les principes d’engagement et d’action de l’institution dont il va être exigé plus de réflexivité (Giddens, 1994). Les auteurs qui observent l’action policière de l’extérieur lui opposent en définitive un référentiel d’action publique qu’il est intéressant de placer en regard des acquis de la sociologie policière. On montrera rapidement comment celui-ci, proche du répertoire néo-managérial, heurte de front les modalités classiques du policing du quotidien, avant d’esquisser dans un deuxième temps l’hypothèse selon laquelle émergent, parallèlement à ces remises en cause, de nouveaux styles de sécurisation.

La remise en cause de l’autonomie policière

17S’il est un constat partagé de la sociologie policière et ce, quel que soit le contexte culturel étudié, c’est bien que l’action de police du quotidien repose sur une mobilisation discrétionnaire des pouvoirs de police par les agents de terrain (Monjardet, 1996)13. Des éléments multiples sont apportés pour consolider cette thèse de l’autonomie policière sur le terrain ; parmi eux, deux éléments de fait, l’indétermination intrinsèque du travail policier et la condition de Street-Level Bureaucrat qui est celle du policier (Lipsky, 1980) sont les plus fréquemment mobilisés. Cette autonomie de fait est renforcée par une difficulté organisationnelle à en prendre la mesure en raison d’un phénomène que les auteurs qualifient d’« inversion hiérarchique ». L’obligation de légalité des actions conduites par le policier produit une uniformisation des comptes-rendus d’activité destinés à la hiérarchie qui vide pratiquement de son sens cette activité de contrôle a posteriori14. Or, c’est en définitive cette pratique discrétionnaire du métier de police de voie publique qui est directement en cause à travers l’interrogation hiérarchique et populaire du discernement policier.

18La mise en discussion du discernement policier et l’affirmation d’un impératif d’efficacité judiciaire des interventions concrètes des patrouilleurs créent, au regard des acquis de la littérature sociologique concernant la police du quotidien, les conditions d’une nouvelle accountability15. La soumission des patrouilles policières à un principe de discernement dans l’usage de la force a pour effet de brider concrètement l’action policière sur le terrain par le développement d’une attention à ses effets immédiats. De ce point de vue, la complexité inhérente à l’objectivation des « bons » paramètres de choix favorise la recentralisation de la décision policière dans les mains des hiérarchies supérieures, notamment par l’élaboration de routines d’intervention construites par la mobilisation de savoirs experts de type psychologique relatifs à la gestion du stress et des conflits. D’une manière moins immédiatement perceptible, la réaffirmation de la fonction judiciaire des interventions de police produit également une réduction de l’autonomie policière16. La discrétion dans l’usage des pouvoirs de police au quotidien est en effet traditionnellement mise en œuvre au profit d’une conception plus large de la fonction policière comme force de régulation sociale plutôt que comme simple maillon d’une chaîne pénale (sur ce point voir par exemple Bittner, 1967). Pour Philip Stenning, les pouvoirs de repérage et de répression des infractions pénales dont dispose la police ne constituent en effet qu’une des composantes de la boite à outils policière (Stenning, 2000). Ceux-ci ne sont donc pas mobilisés de manière systématique, mais en fonction de paramètres extérieurs aux infractions considérées, ce que P. C. Stenning appelle la capacité policière à « obtenir l’acquiescement public à ses demandes » d’ordre17.

Vers un renouvellement des formes légitimes de policing ?

19Peut-on identifier dans le répertoire d’action institutionnel certaines transformations plus profondes en matière d’usage de la force faisant écho aux critiques relatives au discernement policier ? La piste que l’on propose ici d’explorer est celle d’un processus de valorisation de ressources contribuant, sinon à une réduction de l’usage de la cœrcition physique, du moins à un renouvellement des logiques d’engagement de la force policière. Plusieurs constats convergents issus à la fois de la littérature nord-américaine et de nos propres observations semblent pouvoir justifier l’intérêt d’une telle hypothèse de travail.

20Depuis la fin des années 1980, les sciences sociales anglo-saxonnes s’intéressent au développement d’un savoir d’État par lequel la puissance publique collecte et exploite des informations personnelles sur ses administrés en vue d’orienter leurs activités. L’attention considérable portée à ces pratiques souvent envisagées comme une nouvelle forme de contrôle social a conduit à l’émergence d’un nouveau domaine d’étude, les « surveillance studies »18. Cette réflexion sur la surveillance a été initiée par le sociologue américain Gary Marx à partir de l’observation de l’activité des « agents provocateurs » chargés d’infiltrer et de contrôler les mouvements protestataires (Marx, 1974), puis à travers une analyse des pratiques policières masquées par lesquelles des policiers dissimulent leur identité professionnelle en vue d’obtenir des informations pour élucider une affaire ou prévenir des actes délictuels (Marx, 1988a). Partant du constat que la généralisation des usages policiers de l’information favorisée par le développement rapide des outils technologiques a permis d’« étend[re] à la société en général la surveillance intensive qui normalement ne s'applique qu'à l'investigation des suspects criminels, des cas d'espionnage ou des prisonniers », G. Marx propose l’hypothèse selon laquelle « au monopole de l’État sur les moyens de violence se rajoute maintenant un monopole sur les moyens de recueillir et d’analyser les informations – qui pourrait même rendre le premier suranné » (Marx, 1988b)19.

21Dans les pays anglo-saxons, cette proposition fait écho à un important débat théorique autour de la définition de la police par le monopole d’exercice de la force cœrcitive proposée par E. Bittner (Bittner, 1990). À rebours de la théorie bittnérienne, des auteurs comme Peter Manning ou Albert Reiss défendent en effet une conception selon laquelle « la technologie de base des organisations policières [est] la production et le traitement de l’information » (Reiss, 1992 : 82). Mais c’est le travail de Richard Ericson et Kevin Haggerty qui développe avec le plus de force l’idée que le traitement de l’information et les activités de « production de savoir » (knowledge working) sur les risques criminels sous-tendent aujourd’hui l’engagement de la force policière (Ericson et Haggerty, 1997), à l’exemple des programmes de surveillance intensive mis en place dans certaines juridictions de police canadiennes en direction des jeunes dits à risque. L’inclusion d’un mineur dans ces programmes s’effectue sur la base d’un tour de table inter-institutionnel incluant les administrations policières et judiciaires, mais aussi les services sociaux, scolaires ou encore médicaux. À l’issue d’un travail d’analyse et de profilage des risques, des « books » de photos sont remis aux patrouilleurs, avec pour consigne de multiplier les contrôles à l’encontre de ces « cibles » pour les amener soit à se tenir tranquille, soit à changer de territoire. Sans déboucher nécessairement sur un usage ostentatoire de la force, ces nouveaux modes d’intervention favorisent une rupture avec des modes de policing traditionnels valorisant des facteurs de subjectivité perçus comme de plus en plus illégitimes et/ou inefficaces.

22Sans que ces stratégies ne se révèlent nécessairement aussi institutionnalisées que dans le cas des polices canadiennes, certaines expériences françaises témoignent d’une nouvelle attention portée aux outils d’information comme facteurs d’objectivation des risques ou des menaces. C’est ce que montrent deux enquêtes de terrain consacrées l’une à un service de sécurité publique, l’autre à une unité de police judiciaire. Réalisée en 2007 en Île-de-France, la première enquête suggère, davantage qu’une mise à distance de la force physique, un enchâssement des usages policiers de l’information dans un répertoire d’action plus traditionnel qu’elle contribue à renouveler (Purenne et Wuilleumier, 2011). À l’automne 2003, un « nouveau » service issu de la fusion de différents services est mis en place au sein de la police parisienne afin de sécuriser les métros, RER et trains de banlieue, confrontés à un développement des phénomènes de délinquance et de violence. Alors que le fonctionnement de la précédente police des transports accordait une place importante à l’autonomie des agents sur le terrain, ainsi qu’à leur expérience de la délinquance, la direction du nouveau service régional s’est attachée à systématiser l’usage de différents outils de surveillance (vidéosurveillance, bases de données, cartographie informatisée) permettant d’identifier les zones les plus criminogènes. Ces données relatives aux évolutions spatiales et temporelles de la délinquance fournissent alors la base de programmes de planification bimensuels de l’activité, dont l’objectif est de permettre des déploiements massifs d’effectifs en tenue sur ces « points chauds » en vue de saturer l’espace. Ainsi, alors que dans la précédente organisation, les policiers se trouvaient incités à multiplier les interpellations, au risque de certains dérapages comme les contrôles « au faciès » (Paperman, 1992), les agents ont désormais pour mission principale d’être présents « au bon endroit et au bon moment » sur le réseau pour dissuader les délinquants de passer à l’acte, en se conformant pour cela aux programmes élaborés à partir des outils de profilage. L’assignation de chiffres maximaux d’activité en matière d’interpellations constitue l’un des leviers complémentaires permettant de réduire la part de discrétionnarité des agents sur le terrain dans l’engagement de la force policière.

23S’agissant des activités de police judiciaire en France, une autre enquête de terrain met de même en évidence des processus d’apprentissage de nouveaux principes d’action, sous l’effet de stratégies de rationalisation du traitement de l’information qui se matérialisent notamment à travers la création de nouvelles unités comme les Groupes d’intervention régionaux (GIR)20. Mises en place au début des années 2000 et composées de personnels issus d’administrations différentes (police, gendarmerie, douanes, impôts), ces petites unités composées en moyenne d’une dizaine d’agents sont d’abord des lieux de comparaison et de réflexion sur les pratiques, notamment celles relatives au traitement de l’information. Dans ce cadre, on peut observer la diffusion informelle de la démarche ANACRIM de la gendarmerie nationale, qui permet de s’appuyer sur un outil d’analyse automatisée des informations recueillies, et qui tend à s’imposer comme un outil essentiel d’aide à l’enquête lorsqu’il s’agit de tirer partie, à côté des observations policières, de la prolifération des informations issues des moyens civils de surveillance. La mutualisation du renseignement représente une deuxième forme saillante de valorisation de la ressource informationnelle mise en œuvre au sein des GIR. L’observation montre à cet égard que si les enquêteurs policiers mobilisent assez largement leurs collègues des administrations « financières » pour compléter leurs propres bases de données, la circulation d’informations s’effectue à double sens. Ce faisant, les GIR constituent une modalité formelle de coopération inter-institutionnelle dans laquelle les investigations policières connaissent des prolongements fiscaux et douaniers, qui viennent, selon les cas, compléter ou supplanter le traitement strictement policier des affaires21.

24Si le modèle de policing qu’illustrent ces différents exemples demeure encore largement théorique et spéculatif et demanderait à être mis à l’épreuve à travers des enquêtes empiriques approfondies (Ferret, Spenlehauer, 2008), ces analyses laissent malgré tout envisager qu’un processus de redéfinition du répertoire d’action policier est aujourd’hui à l’œuvre, caractérisé par le développement de nouvelles formes de policing valorisant les usages de l’information. Or, si l’on suit la distinction proposée par Eric Marlière (Marlière, 2008 : 41 et sq), ce ciblage de l’activité policière sur des individus préalablement identifiés comme délinquants constitue aux yeux du public une modalité légitime d’intervention policière. L’articulation de la violence d’État avec les logiques de knowledge working pourrait ainsi constituer une opportunité pour l’institution policière de relégitimer ses prérogatives en matière d’exercice de la force cœrcitive.

Conclusion

25La mise en perspective de la littérature française et nord-américaine présentée ci-dessus et illustrée à partir d’exemples tirés de nos travaux de recherche conduit à faire émerger deux questions qui mériteraient d’être inscrites sur l’agenda des recherches, notamment dans le cadre français.

26Le constat que les critiques adressées à l’institution policière vis-à-vis de l’exercice de la violence s’accompagnent, au moins tendanciellement, d’un renouvellement de ses modes d’action traditionnels invite en premier lieu à interroger les formes et le degré de réflexivité que développent les policiers à l’égard de l’action institutionnelle et de la manière dont celle-ci peut contribuer à la production des violences qu’elle est censée réguler, comme le fait Frédérique Giuliani à propos de l’institution scolaire. Pour autant, si une telle réflexivité institutionnelle se développe sous la pression d’une sensibilité collective grandissante à l’égard de la violence d’État, il paraît hasardeux d’envisager la prise en compte de ces enjeux « éthiques » comme le seul ni même le principal ressort des changements à l’œuvre au sein de l’institution policière et qui poussent cette dernière à recourir aux technologies de surveillance : comme le souligne B. Dupont, sans doute faut-il parallèlement invoquer d’autres formes de réflexivité davantage liées à des logiques de sophistication des outils professionnels, le développement continu des nouvelles technologies incitant les dirigeants policiers à les mettre au service de leurs programmes institutionnels traditionnels (Dupont, 2004).

27Ce même constat pose enfin la question du surcroît de légitimité que peuvent ou non faire surgir ces pratiques institutionnelles en voie d’émergence. De nombreux travaux d’inspiration foucaldienne ont en effet souligné les effets négatifs de ces politiques de surveillance des populations appréhendées comme une source majeure de renforcement des inégalités sociales et d’érosion des libertés individuelles. D’autres analyses davantage inspirées des réflexions de Michel de Certeau (de Certeau, 1990) se sont parallèlement attachées à documenter les formes de résistance individuelles et collectives (Bennett, 2008 ; Gilliom, 2001 ; Marx, 2003) qui se manifestent face à ces activités de collecte de données personnelles désormais omniprésentes dans les institutions contemporaines (Haggerty et Ericson, 2006). La question se pose ainsi de savoir dans quelle mesure ce processus d’« invisibilisation » du contrôle social et de la violence institutionnelle qui caractériserait les sociétés contemporaines (Cohen, 1985 ; Giddens, 1985) peut ou non soutenir des stratégies de (re)légitimation d’institutions publiques dont les modes d’action traditionnels se trouvent mis en accusation.