Les ruses de la violence dans l’organisation d’un monde scolaire disqualifié
L’exemple des classes du préapprentissage à Genève
p. 101-115
Texte intégral
1Cette contribution propose d’informer la question de la violence à travers l’analyse d’un dispositif d’insertion scolaire et professionnelle de la politique éducative suisse, accueillant des catégories d’élèves réputées « difficiles ». L’équilibre apparent des relations entre enseignants et élèves n’est pas spontané et fait au contraire l’objet de toute une organisation sociale destinée à désamorcer les tensions et à esquiver la violence. En effet, les entretiens réalisés au cours de la recherche révèlent une conscience et une prise en compte pratique – de la part des professeurs et de la direction – de l’existence d’un rapport de défiance entre les élèves et l’institution scolaire1. Les agents de l’institution disent s’ajuster à leur « public » en partant du principe que la relation entretenue par ces élèves à l’école a le plus souvent perdu son caractère évident et devient problématique du fait d’une trajectoire scolaire chaotique. Dans ces conditions, l’agencement du dispositif procède de toute une organisation destinée à neutraliser les rapports de défiance, espérant ainsi éviter l’issue dramatique du rapport de force et du conflit ouvert.
2Notre propos est structuré en deux volets. Nous montrerons dans un premier temps comment la violence est un opérateur d’organisation des pratiques en négatif, au sens où elle est un scénario probable, en filigrane, qu’il s’agit d’anticiper, de dissuader, de désamorcer, y compris en contrôlant, pour partie, la violence produite par l’institution elle-même. Nous décrirons ici les contrôles institutionnels, les ruses organisationnelles développés par l’institution pour maîtriser les rapports de défiance et leurs conditions d’efficacité. Outre ces agencements organisationnels, relationnels et symboliques, d’autres éléments, sur lesquels l’institution développe peu de prise, contribuent à annihiler certaines formes de protestation de la part des élèves. Dans un second temps, nous montrerons comment opère toute une construction sociale – notamment autour des risques sociaux encourus par les élèves – contribuant à neutraliser des formes collectives d’opposition à un système auquel les élèves n’adhèrent pourtant pas.
3Le SCAI (Service des Classes d’Accueil et d’Insertion) est un dispositif de la scolarité post-obligatoire2. Il gère et accueille – à leur demande – tous les élèves âgés entre quinze et dix-neuf ans, exclus des cycles d’orientation genevois3. Il se compose de deux filières d’insertion professionnelle. L’une4 s’adresse aux jeunes migrants (non francophones) dont le niveau scolaire – évalué lors d’un passage préalable en classes d’accueil – est jugé insuffisant pour prétendre rentrer au cycle d’orientation. L’autre5 organise l’accueil d’élèves préalablement scolarisés au cycle, mais dont les résultats scolaires ne leur permettent pas de poursuivre une formation gymnasiale préparant à la maturité (baccalauréat). L’analyse développée ici se concentre essentiellement sur l’étude de cette seconde filière : les classes du préapprentissage. Elles sont composées majoritairement d’élèves de familles d’origine populaire issues des migrations espagnoles, portugaises et italiennes des années cinquante. Le préapprentissage est prévu pour une durée d’un an, au cours duquel l’élève est censé déterminer un projet professionnel. À l’issue de l’année, sa réussite est sanctionnée par une attestation fédérale et l’élève doit quitter le SCAI6.
4L’analyse développée ici mobilise les données issues d’une recherche en cours sur les carrières institutionnelles d’élèves dans les espaces scolaires transitionnels. L’enquête s’appuie sur les méthodes d’investigation de l’entretien et de l’observation. Tour à tour, ont été interviewés les directeurs de la scolarité du post-obligatoire, du SCAI, le chef de service du préapprentissage, ainsi que différents types d’enseignants intervenant dans ces classes. Les interactions entre élèves et enseignants à la fois dans et en dehors des salles de cours ont fait l’objet de plusieurs observations. La phase des entretiens avec les élèves n’étant pas à ce jour terminée, l’analyse développée ici portera principalement sur le contexte institutionnel, le point de vue des professionnels et les situations qui composent le quotidien de ces classes.
La manipulation institutionnelle des « symboles du stigmate »
5Une manière de contenir les rapports de force entre les élèves et l’institution scolaire passe en partie par un contrôle des « symboles de stigmate » (Goffman, 1963 : 59). Les classes du préapprentissage sont officiellement en charge d’accueillir tous les élèves exclus du cycle d’orientation genevois, mais, aux yeux des élèves, de leur famille et de leur entourage, cette école incarne la figure de « l’école-poubelle », de l’école pour « fous », pour « débiles ». L’intégration dans une classe du SCAI s’apparente à une cérémonie de dégradation de statut, en tant qu’elle entérine une rupture définitive avec le cursus ordinaire du cycle d’orientation et l’assimilation à un groupe d’individus dont le dénominateur commun est l’échec scolaire. Or, l’administration a le souci de ne pas faire de cette sélection par l’échec un critère officiel de rassemblement, car, d’une part, celle-ci pourrait apparaître comme une sorte de provocation institutionnelle, susceptible de déclencher des mouvements de contestation d’une autorité symbolique perçue comme avilissante ; et, d’autre part, elle pourrait compromettre directement la réalisation d’un objectif majeur, à savoir la requalification des publics.
Effets de lieux : la dispersion géographique ou la dilution du stigmate
6Un des ruses institutionnelles (elle est explicitée comme telle par les agents de l’institution) utilisée pour contrôler la réaction sociale est celle de la dispersion géographique et spatiale des classes du préapprentissage :
7« Initialement oui, c’était voulu cette dispersion. Justement pour éviter de regrouper dans un même lieu tous ceux qui ont échoué au cycle d’orientation. »
8De ce fait, le SCAI ne se matérialise pas sous la forme unifiée d’un établissement. D’un point de vue administratif, le SCAI est un dispositif de triage, il concentre tous les jeunes de plus de quinze ans exclus des cycles d’orientation genevois. Mais, en pratique, cette population n’est pas regroupée dans un même lieu. Selon un principe de dispersion, les dix-huit classes de la filière préapprentissage sont situées dans sept écoles de Genève. Ce principe de dispersion répond d’une volonté de maîtriser la visibilité de l’ordre symbolique sous-jacent, celui du tri et de la sélection par l’échec.
L’art du dosage dans la fabrication des classes (Payet, 1995) ou la maîtrise des processus de « contamination morale »
9L’entrée en préapprentissage n’est pas sélective. Tous les élèves non intégrables au cycle d’orientation, mais désireux d’engager un processus de formation peuvent demander à être intégrés. Ainsi, des élèves issus des EFP (École de Formation Professionnelle), i.e. de l’enseignement spécialisé, peuvent être accueillis en classes de préapprentissage en vue d’une insertion professionnelle (en « milieu ordinaire », hors circuit CAT7). Or, la majorité des élèves du préapprentissage, issue du cycle d’orientation, fait une distinction très forte entre les élèves en échec scolaire par défaut d’incorporation des normes scolaires et ceux dont l’échec scolaire est imputable à une déficience intellectuelle. Le chef de service du préapprentissage possède une connaissance fine de ces processus de « contamination morale » (Goffman, 1968 : 72) : le mélange de ces deux catégories de population produirait chez les uns, un sentiment d’altération de l’image de soi à travers le fait d’être associé à des individus perçus comme déficients mentaux et exposerait les autres au risque de se voir attribuer un statut d’indésirable, dont la figure du « bouc émissaire » constitue la forme paroxystique. Or, selon le chef de service, les dangers de la « contamination morale » apparaissent d’autant plus vifs aux individus que s’accroît le nombre de personnes indésirables dans le groupe de référence. Par conséquent, il dit respecter des quotas dans la fabrication de toutes les classes : la moitié des élèves d’une classe se compose d’individus recrutés directement après un échec dans les filières ordinaires du cycle8, vingt-cinq pour cent des élèves d’une classe le sont après avoir passé plusieurs années dans les classes relais du cycle d’orientation. Et le dernier quart est issu de la filière de l’enseignement spécialisé.
Le contrôle réflexif de « la violence de l’institution »
10L’idée que leurs élèves rejettent en bloc les normes scolaires constitue une conviction partagée par l’ensemble du personnel (enseignant et administratif). Le SCAI ne propose cependant pas de cadre de socialisation alternatif à la forme scolaire et entend au contraire cultiver une identité d’école à part entière, en tant qu’il vise explicitement la requalification des individus qui lui sont confiés. Cependant, plutôt que d’attiser un rapport de défiance entre les élèves et l’institution par l’instauration d’un régime répressif, ce dispositif plaide davantage pour que des arrangements entre les professeurs et leurs élèves soient trouvés. Plusieurs éléments, détaillés ci-dessous, construisent une configuration propice à l’arrangement entre ces différents types d’acteurs.
La neutralisation des effets contre-productifs d’une répartition par niveau
11La politique éducative du SCAI réfute le principe d’une répartition par niveau de maîtrise des apprentissages didactiques. Il s’agit ici non seulement de briser les effets contre-productifs des rassemblements bipolaires qui prévalent dans le circuit académique (groupe fort/groupe faible), mais également de rompre avec certaines formes sociales convenues de transmission des connaissances, incarnées par la notion de « programme ». En contrepartie d’une forte hétérogénéité de niveau, les effectifs par classe sont peu élevés et se limitent à une douzaine d’élèves en début d’année.
Mesures dissuasives et mesures punitives : le principe d’une sanction graduée
12La politique du dispositif combine deux principes d’action contradictoires (Laforgue, 2005) : elle entend défendre, auprès des responsables du DIP, des autres établissements et de l’opinion publique, une mission de requalification de son public ; et dans le même temps, elle doit remplir sa fonction de traitement de l’échec scolaire, impliquant qu’elle reste une école non sélective. Cette tension dans les principes d’action de la politique du SCAI se retrouve en substance dans la maîtrise des déviances et des « actes perturbateurs » : il s’agit de sanctionner en réaffirmant des attentes et un certain niveau d’exigence, sans que cette sanction conduise à l’exclusion de l’élève. Un compromis combinant ces principes d’action potentiellement contradictoires est trouvé à travers le principe d’une sanction graduée, matérialisée par la distribution de « cartons jaunes et de cartons rouges ».
13Les « cartons jaunes » correspondent à une action dissuasive à visée cœrcitive : ils s’appliquent aux infractions telles que l’absentéisme et les retards répétés non justifiés. Ils impliquent une convocation de l’élève et de ses parents par le chef d’établissement et le chef de service du préapprentissage. Lors de cet entretien, les responsables tendent à réaffirmer – non sans fermeté – le caractère contractuel de l’engagement des différentes parties (élève, famille et école), dont le respect est un pré-requis pour réussir un parcours d’insertion. Dans ce contexte, la sanction (la convocation chez le directeur) est moins punitive que dissuasive puisqu’elle est l’occasion d’expliciter en quoi telle ou telle conduite compromet cet objectif présumé partagé.
14Les « cartons rouges » constituent une sanction punitive pouvant aboutir à l’exclusion de l’élève. Ils concernent principalement des actes, des attitudes, dont on juge qu’ils compromettent la définition officielle de cet espace scolaire comme lieu de « réparation » où chaque élève contribue activement à sa propre requalification. Néanmoins, la direction contrôle avec fermeté leur distribution qu’elle assimile à son propre échec dans la réalisation des missions qui lui sont confiées. Elle dissuade notamment les professeurs d’user des cartons rouges et fustige une « stratégie de survie enseignante » (Woods, 1990) qui consiste à distribuer de nombreux cartons rouges en début d’année pour ne conserver en classe que les élèves les plus dociles.
15L’usage d’une sanction graduée permet à la direction de recevoir régulièrement les élèves pour des infractions mineures (absentéisme, retard, oisiveté). Il constitue une technique de pouvoir visant à ne pas donner l’image d’une hiérarchie coupée du quotidien des élèves9 et à développer un « savoir » sur les situations sociales qui rythment l’ordinaire des classes. Ainsi la direction s’attache-t-elle à transformer en « affaire » chaque infraction repérée comme telle, de manière à ce que la définition officielle de l’expérience scolaire se diffuse au sein des classes, à l’adresse de l’ensemble des élèves.
La construction d’une identité sociale positive
16Ce dispositif s’emploie à construire une identité d’apprenti et à redéfinir le sens du travail scolaire comme un préalable à l’entrée dans un métier. Il s’agit plus d’une identité sociale virtuelle (Goffman, 1963) que les élèves confirmeront (ou pas) par leur trajectoire, dans la mesure où, à leur entrée dans le dispositif, ils n’ont pas encore élaboré de projet professionnel et sont donc très éloignés du statut d’apprenti proprement dit. Cependant, la perspective d’une insertion professionnelle a l’avantage de trancher avec une culture académique honnie par les élèves, tout en justifiant le maintien d’un cadre de socialisation propice aux apprentissages didactiques nécessaires à l’exercice d’un métier. Au moins deux opérateurs contribuent à poser les jalons d’un monde scolaire transitionnel, entre l’école et le travail : la culture d’atelier et une pédagogie du projet.
La « culture d’atelier » comme compétence situationnelle
17Seuls deux professeurs sont affectés par classe : le professeur de culture générale et le professeur principal, responsable de la classe et en charge de soixante-dix pour cent du temps d’enseignement. Les professeurs principaux sont tous des professeurs d’ateliers, titulaires d’un CFC10, ayant pratiqué en entreprise des années durant avant d’intégrer l’enseignement public. La culture d’atelier est le registre de sociabilité privilégié dans l’interaction avec les élèves et entre enseignants eux-mêmes (Grignon, 1971). Elle se traduit entre autres par des échanges à distance des conventions, plus spontanés, plus « directs » diraient les élèves, et par un moindre contrôle des registres de communication. Ainsi, l’humour parfois exprimé dans un langage cru est une modalité d’échange promue par les élèves et par les profs dans la mesure où il réduit la distance sociale liée à l’écart de statut. La dérision constitue aussi un opérateur de dédramatisation de l’échec dés lors qu’elle vise non les personnes mais les situations auxquelles ces dernières se trouvent confrontées. Ce registre de communication permet d’appréhender des situations délicates, sans ajouter à leur caractère dramatique et potentiellement embarrassant. Mais cette communauté d’expression constitue moins, dans le cas présent, l’expression d’une identité de classe partagée par les profs d’atelier et leurs élèves, que le signe de compétences situationnelles propres à éloigner les conventions scolaires et à favoriser l’émergence d’une identité d’apprenti.
La pédagogie du projet
18La direction encourage un traitement individualisé des élèves censé rompre avec les contraintes académiques. Par exemple, les professeurs ont la possibilité de ne pas attribuer de notes aux élèves. Ou bien encore, les stages d’immersion dans le monde professionnel ne sont pas programmés par un calendrier fixé par l’institution, mais s’organisent à la demande des élèves, lorsqu’ils se disent intéressés par cette expérience.
19Compte tenu de l’hétérogénéité des niveaux scolaires, le professeur n’est pas tenu par un programme, au sens d’un canevas de connaissances didactiques, dont l’appropriation par les élèves est régulièrement sanctionnée. Inversement, le professeur définit pour chaque élève les connaissances à construire ou à consolider.
20Du point de vue de l’institution, ces adaptations contribueraient à soulager les individus d’un certain type d’exigences, dont on pense qu’ils ne sont pas en mesure de les satisfaire. Cependant, ces aménagements ne sont pas toujours perçus du même œil par les élèves. Ils n’apparaissent de manière positive que dans la mesure où ils sont justifiés par une préparation au monde professionnel. Sans cette perspective, la déscolarisation des pratiques s’apparente à l’enseignement spécialisé, celui réservé aux déficients mentaux. Et dans ce cas, il devient très difficile pour les élèves d’adhérer à un tel traitement.
21Nous avons voulu détailler jusqu’ici la manière dont la violence apparaît en filigrane comme un opérateur institutionnel d’organisation des pratiques, au sens où elle est une issue probable des relations qu’il s’agit toujours de prévenir, de désamorcer, à travers des ruses organisationnelles développées par l’institution. Cette ligne de conduite institutionnelle soutenue par les responsables administratifs et les enseignants se justifie par la confrontation à un public dont l’adhésion à la forme scolaire est loin d’être évidente, les élèves eux-mêmes « cultivant » en partie une identité « d’inadapté au système ». Le second volet de cet argumentaire entend identifier d’autres processus, qui échappent en partie aux manipulations institutionnelles, mais qui contribuent tout autant à dissuader l’émergence d’actes de protestation ou d’opposition.
Un conflit social enkysté
22L’objectif affiché par l’institution et partagé par l’ensemble des professeurs vise l’enrôlement des élèves dans la réalisation d’un parcours de formation en vue d’une insertion professionnelle. Cet objectif apparaît d’autant plus crucial que les jeunes sortis sans qualification du système scolaire sont durement frappés par le chômage. Tous les discours, toutes les attentions convergent vers les risques sociaux encourus par les élèves, le risque de ne pouvoir prétendre à un emploi faute de qualifications, le risque d’être jugé sans valeurs selon les critères du marché de l’emploi. Selon ce point de vue, la forte défection et le dilettantisme affichés par les élèves apparaissent comme des comportements insensés, irrationnels, parfois mis sur le compte de troubles particuliers.
23Or, d’un point de vue sociologique, cette défection peut être lue comme le signe d’un conflit social implicite mais bien réel. Il apparaît que le discours légitime axé sur les risques sociaux neutralise toute critique quant aux destinées sociales qui s’accomplissent au travers des cursus d’insertion professionnelle. Les « fonctions objectives » du SCAI sont taboues, au point de ne plus être perçues comme telles par les agents institutionnels, alors que les élèves, eux, décèlent dans le traitement qui leur est administré une issue assez éloignée de leurs aspirations, à savoir celle d’une vie d’employé sans qualités. Pour exemple, le projet professionnel qu’ils ont à construire n’est pas un libre choix, bien que les élèves soient placés dans une situation de choix apparent. Dans les faits, ils doivent s’orienter sur la base d’une liste de métiers élaborée par l’OFPC11. Les métiers proposés correspondent aux perspectives d’emploi dans des secteurs où une main d’œuvre peu qualifiée est recherchée (la vente, la grande distribution, certains emplois dans le bâtiment pour lesquels un CFC n’est pas exigé). Cet élément révèle le curriculum caché opérant dans cet espace scolaire intermédiaire : ce dispositif vise l’étayage d’une employabilité (à travers notamment le développement d’un « savoir être »), sans toutefois délivrer des compétences ouvrant l’accès à des métiers attractifs.
24Le conflit social cristallisé dans cet écart entre les aspirations des élèves et les destins sociaux qui leur sont réservés est d’autant plus latent, que la réussite sociale – et son envers – sont construits comme un mérite – ou un démérite – individuel. En effet, le discours institutionnel entretient l’idée que l’accès à une situation sociale attractive est possible pour qui se donne les moyens de poursuivre vers un apprentissage et d’obtenir un CFC. Ainsi, les efforts employés individuellement à développer des compétences seraient tout autant déterminants des trajectoires sociales que les mécanismes de reproduction sociale. Et, dans ces conditions, les individus porteraient en grande partie la responsabilité de leur échec ou de leur réussite.
La neutralisation de la critique sociale et la défection comme forme de résistance individuée
25Ce conflit social latent est peu intelligible comme tel par les élèves eux-mêmes, et il ne peut en aucun cas faire l’objet d’une dénonciation exprimée à travers une « voice » (Hirschman, 1995) organisée, porteuse de revendications, de plaintes. L’opposition à l’ordre scolaire (et par là-même à l’ordre social qu’il incarne) se traduit essentiellement par des formes anomiques de contestation, telles que des actes d’incivilité, comme la dégradation des espaces collectifs par exemple.
Différents facteurs contribuent à neutraliser l’expression d’une critique sociale
26En premier lieu, la dualité du dispositif opère un « brouillage du sens scolaire » (Payet, 1992) : rien n’apparaît franchement imposé, les destins sociaux sont présentés comme des choix individuels, et l’intention de départ de la politique institutionnelle visant à équiper les élèves de compétences et de qualifications pour faire face aux risques sociaux parait indubitable. Dans ce contexte, une critique dénonçant le SCAI comme un dispositif de triage, véritable cheville ouvrière d’une politique scolaire de sélection par l’échec, est pour partie invalidée par un argument concomitant faisant valoir une autre réalité, celle d’un dispositif visant cette fois-ci la re-qualification des populations dont il a la charge, une sorte « d’école de la dernière chance ». Et cette réalité schizophrénique rend difficilement identifiable un adversaire sans équivoque contre lequel pourrait s’ériger une protestation.
27En second lieu, les élèves ne peuvent jouer d’une contre-culture pour contester « la culture scolaire » et la sélection sociale qui s’opère à travers elle. Non seulement la culture ouvrière à laquelle se référaient les « gars » décrits par Willis (1978) pour contester l’ordre scolaire fait défaut aujourd’hui, mais, qui plus est, elle ne correspond plus aux aspirations contemporaines des élèves. Comme le montre Payet pour les jeunes d’origine maghrébine en France, les élèves « refusent au contraire l’univers du travail dominé dans lequel leurs pères évoluent » (1992 : 94). À cet égard, on peut observer que, dans les classes du préapprentissage, les élèves ne s’identifient pas du tout à la « culture d’atelier »12. Ils n’apprécient guère les bleus de travail, la poussière, le bruit des machines. Comme en témoignent les propos d’un enseignant : « eux, ce qu’ils veulent, c’est l’école, c’est apprendre. » Ces élèves n’adhèrent pourtant pas non plus à la « culture scolaire académique » axée sur « l’acquisition personnelle d’un savoir encyclopédique et abstrait » (Berthier, 1996). Ils ne partagent qu’en partie la valeur de la réussite scolaire, considérant qu’au fond celle-ci ne fait pas l’Homme et ne présume d’aucune qualité morale. En revanche, ils nourrissent l’espoir de pouvoir librement s’approprier un « savoir » générique, d’autant plus sacralisé qu’ils se sentent évincés des instances légitimes de transmission d’une culture générale13. Sous cet angle, certains professeurs du SCAI (notamment les enseignants de « culture générale ») peuvent apparaître comme les ultimes passeurs vers des connaissances permettant de développer des facultés, tels le sens critique, le goût, le jugement, convoitées en tant qu’elles représentent un moyen de rehaussement, de valorisation personnelle.
28On touche ici une des justifications fondamentales des conduites : les élèves aspirent plus que tout à lever le doute sur leur identité personnelle et à contrôler les effets d’un stigmate qui contamine l’ensemble de leur identité. De leur point de vue, la maîtrise symbolique de leur identité se joue bien plus dans l’affranchissement du stigmate (Payet, 1985 ; Raymond, 1999) que dans la dénonciation d’une domination sociale dont il ferait l’objet. Rappelons simplement ici que dans la classification profane des mondes scolaires, le SCAI (au même titre que les EFP) est une école pour « fous », pour des personnes « qui ne savent ni lire ni écrire ». Dans ce contexte, les élèves s’attachent à adopter les apparences d’une attitude normale, ils convoitent les traits distinctifs de la notoriété, auxquels le capital culturel est fortement associé.
29En troisième lieu, nous dirions avec Dubet que la « velléité de critique sociale est écrasée par le sentiment d’échec personnel » (Dubet, 1987). Les élèves se trouvent nuls, ce qui justifie en partie à leurs yeux qu’on les relègue dans des destinées socialement peu attractives. Ils ont en réalité intériorisé un ordre de grandeur (tout un système d’étalonnage des conduites, d’évaluation des personnes et de sélection des compétences légitimes) qui, pendant des années, leur a toujours attribué la plus mauvaise place14. Car, dans le fond, l’échec scolaire est toujours socialement pensé comme le reflet fidèle d’un défaut d’acquisition, dont l’origine est de nature individuelle. Dans cette construction sociale, la réalisation d’un parcours d’insertion professionnelle réussie (i.e. l’obtention d’un CFC et l’accès à un métier valorisé et valorisant) est présentée comme une entreprise avant tout individuelle. À cela s’ajoute le fait que pendant tout ce temps scolaire déscolarisé, passé dans les « classes relais » du cycle ou les années consacrées à redoubler, les élèves ont accumulé un déficit objectif. Ce déficit objectif concerne entre autres choses l’acquisition d’une estime de soi et d’une confiance en soi, comme ressources inaliénables pour s’orienter et agir dans une post-modernité où la norme est au « gouvernement de soi ». Il concerne aussi le curriculum : à l’entrée en apprentissage, ils seront en concurrence directe avec d’autres élèves mieux préparés à la réussite d’un CFC.
30L’ensemble des éléments égrenés jusqu’ici permet de comprendre pourquoi le chaos n’est pas dominant dans cet espace scolaire disqualifié. La formalisation du conflit social et son expression publique sont désamorcées à différents niveaux : par l’organisation pratique liée à la « micro-physique du pouvoir » (Foucault, 1975) ; par les stratégies éducatives axées sur l’arrangement ou la négociation ; par une subjectivation marquée par la responsabilité individuelle dans l’échec. À ce stade de l’enquête, on peut faire l’hypothèse que la défection – qui semble constituer un trait symptomatique des écarts de conduites en classe de préapprentissage – rentre dans une économie de « l’acteur faible » (Payet, Giuliani & Laforgue, 2008). Il est possible qu’elle constitue une forme de résistance individuée au stigmate et son corollaire : le sentiment d’affaiblissement et de diminution. Les élèves marquent ainsi leur désaccord avec un traitement qui les fait « tomber au rang d’individu vicié, amputé » (Goffman, 1963) sans toutefois remettre en cause les critères de classification, qui sont au principe de leur propre invalidation. Au contraire, ils aspirent à une situation sociale attractive, i.e. qui lève le discrédit et les autorise à recouvrir la légitimité d’une personne accomplie et ordinaire.
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Références bibliographiques
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10.14375/NP.9782070729685 :Foucault M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
Goffman E., Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1963.
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Grignon C., L’ordre des choses. Les fonctions sociales de l’enseignement technique, Paris, Minuit, 1971.
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Laforgue D., La ségrégation scolaire : l’État face à ses contradictions, Paris, L’Harmattan, 2005.
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Payet J-P., Giuliani F., & Laforgue D. (2008). La voix des acteurs faibles. De l’indignité à la reconnaissance, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.
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Woods P., L’ethnographie de l’école, Paris, Armand Colin, 1990.
Notes de bas de page
1 « On est obligé de tenir compte de “qui” sont nos élèves. La plupart ont un passé scolaire lourd et tout ce qui leur apparaît trop scolaire leur est insupportable » (propos recueillis auprès du directeur du SCAI, Service des Classes d’Accueil et d’Insertion, lors d’un entretien exploratoire). « Avec eux, il faut reconstruire la confiance en le professeur, la motivation à passer un diplôme. Ce n’est pas acquis et cela représente du travail et du temps. » (Entretien avec un professeur d’atelier en classe de préapprentissage.)
2 Il relève plus précisément du Département de l’Instruction Publique du canton de Genève.
3 L’équivalent du collège français.
4 Les Classes d’Insertion Professionnelle Atelier.
5 Le préapprentissage.
6 Il peut alors décider d’entrer sur le marché du travail. L’attestation fédérale étant la qualification minimale requise pour prétendre travailler, il occupera les fractions les moins qualifiées des catégories « ouvriers » ou « personnel de service ». Ou encore, il peut engager une insertion scolaire dans une filière d’apprentissage destinée à préparer le CFC (Certificat Fédéral de Capacité) en trois ans (ce dernier diplôme est reconnu et valorisé - bien plus que son homologue français, le BEP, notamment dans les métiers de l’artisanat). Mais, au sortir du préapprentissage, rares sont les élèves qui parviennent à intégrer les filières d’apprentissage.
7 Centre d’Aide par le Travail.
8 En Suisse, une codification administrative classe les élèves en fonction de leurs résultats scolaires. Les élèves, dont il est question ici, correspondent aux « regroupements BNN non promus du cycle d’orientation ».
9 De même, l’emprunt au monde du sport des degrés de sanction (cartons jaunes et cartons rouges) participe bien de cette même intention institutionnelle d’un discours de proximité à l’intention des élèves.
10 Certificat Fédéral de Capacité.
11 Office pour l’orientation, la formation professionnelle et continue.
12 À la différence des gars de Willis (Willis, 1978).
13 Lors d’un entretien, un enseignant nous confiait que la veille, un de ses élèves était venu lui demander quel ouvrage d’Albert Camus il lui recommandait la lecture.
14 On pourrait imaginer que ces élèves demandent réparation auprès du Département de l’Instruction Publique pour les effets désastreux d’un tel traitement sur l’identité personnelle, qu’ils réclament justice en arguant du fait que des alternatives efficaces à la forme scolaire auraient pu être développées, autour de pédagogies innovantes susceptibles de traduire en compétences la multiplicité des potentiels individuels. De tout cela, il n’en n’est rien.
Auteur
SATIE, Université de Genève.
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