L’Aide Sociale à l’Enfance face aux violences (1960-2000)
De la violence institutionnelle envers les familles à la sensibilité aux maltraitances infantiles
p. 81-97
Texte intégral
1Cet article vise à replacer une série d’analyses effectuée lors d’un travail doctoral dans un cadre théorique plus général, celui de la sociologie des institutions. Cette thèse (Eloi, 2007) propose de mettre en lumière les évolutions du rapport historique de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) aux violences à l’encontre des enfants à partir de l’étude longitudinale des pratiques et des justifications en matière de placement familial en Dordogne (1960-2000). La rareté des histoires familiales faisant état de mauvais traitements sur mineurs dans les années 1960 contraste en effet avec l’étonnante prolifération de ce genre de problématiques aujourd’hui. Pourtant, les professionnels admettent volontiers, malgré une certaine cécité de l’Administration de l’époque, que les violences ont toujours existé. Comment interpréter ce changement de statut des maltraitances infantiles ? La fin des « sanctuaires institutionnels » (Dubet, 2002 : 46) explique parfaitement la « levée du voile ». Cette contribution se donne aussi pour objectif d’établir que la régulation croissante des violences faites aux enfants correspond à un affaiblissement de la violence symbolique envers les familles1, traductions directes de l’effacement des institutions. Si aujourd’hui l’heure est à « l’aide à la parentalité », on pourrait parler de « bras séculier » (Donzelot, 1977) de l’ASE pour désigner l’influence qu’elle exerçait sur les bénéficiaires dans les années 1960.
2Pour François Dubet, une institution, c’est une certaine façon de concevoir la socialisation2, en particulier dans le cadre d’activités salariées, mais pas uniquement. La famille et l’église furent également des figures emblématiques du « travail sur autrui ». L’institution est donc avant tout un type de « relation » (Dubet, 2002 : 13). Le « programme institutionnel » (Dubet, 2002 : 44) s’appuie d’abord sur des valeurs. Ces principes sont sacrés et hors du monde : l’institution, même laïque, est un sanctuaire. Ensuite, des valeurs naissent directement la profession et la vocation. Enfin, la discipline est constitutive de l’institution. Aujourd’hui, comme le souligne l’auteur, le terme institution renvoie pour beaucoup à sa forme « totalisante » et normative (Goffman, 1968). Si l’on prend le cas du travail social, on constate l’innombrable littérature consacrée à sa critique en tant que machine de contrôle des pauvres et des « cas sociaux » (Verdès-Leroux, 1978 ; Donzelot, 1977). « Pour conduire l’homme vers sa vraie nature, le programme institutionnel doit passer par la discipline. » (Dubet, 2002 : 44).
Du silence à l’indignation : la découverte de « l’enfant maltraité »
3Ce travail emprunte principalement aux méthodes qualitatives et s’appuie sur trois types de matériaux : des données officielles produites par le Conseil général de la Dordogne, des dossiers d’enfants placés sur la période de référence (200), des entretiens réalisés avec différents professionnels de l’action médico-sociale (40). La notion de maltraitance renvoie avant tout à des réalités historiques. Tantôt elle a désigné l’influence pernicieuse des pauvres, tantôt les carences éducatives et plus récemment les violences de tous ordres exercées à l’encontre des enfants.
La construction sociale et historique des maltraitances infantiles comme problème à traiter
4Les résultats de cette étude permettent de valider l’hypothèse selon laquelle on est passé en travail social d’un silence autour des maltraitances infantiles à leur prise en compte massive dans les placements d’enfants. Plusieurs constats se dégagent en effet de l’analyse des archives les plus anciennes de l’ASE : absence de visibilité des maltraitances infantiles, faible terminologie appartenant au champ lexical de la violence et mise à l’écart des familles naturelles. Les termes de violence, châtiments, abus sexuels ne sont pas évoqués dans l’argumentation des placements. On peut exceptionnellement faire allusion à des blessures corporelles, mais qui ne peuvent être qu’accidentelles : « M. conserve des traces de brûlures, aurait renversé sur lui une cafetière se trouvant sur la table. » (1965.)
5Rien ne laisse cependant supposer que ces traumatismes sont intentionnels, alors qu’aujourd’hui ce type de lésions donnerait très certainement lieu à un signalement d’enfants en danger. La « cécité » des services sociaux d’alors à la question des violences à enfants correspond aussi à des pratiques très fortement ancrées dans le contrôle social et la sanction des comportements déviants. Ainsi, on peut penser que la surveillance stricte d’une part et la mise à l’écart des familles « naturelles » d’autre part ont empêché le passage à l’acte ou relativisé le danger. À cela, il faut ajouter la force du secret professionnel, instrument puissant du contrôle social.
6Grossièrement, cette façon de penser les problèmes sociaux et le placement de l’enfant correspond aux années 1960 et au début des années 1970. Les principes de justification reposent de surcroît sur la stigmatisation des « mauvaises mères » : « volages », « débiles », « alcooliques » sont des adjectifs récurrents. La pauvreté justifiait à elle seule le placement des enfants. Le travail social de l’époque articulait en fait largement l’idée de pauvreté avec celle d’incapacité parentale :
« J’émets un avis défavorable à la demande de cette dernière qui souhaiterait élever elle-même son enfant à naître, en effet l’intéressée se trouve déjà déchue de ses droits à l’égard de ses enfants nés et à naître […], depuis, l’état mental de la dame L. ne s’est pas amélioré, elle est incapable de procurer à ses enfants le minimum de confort désirable (pas de ressources) et une bonne éducation, toutefois, en raison de ses bons sentiments, une autorisation de visite pourrait lui être accordée. » (extrait du courrier d’un Inspecteur de l’ASE au procureur de la République) ; ou encore « cette personne est toujours hospitalisée […], débile, alcoolique et coureuse, elle n’est pas capable de s’occuper de son enfant, n’étant pas capable de se diriger elle-même […], pas de fibre maternelle, car elle est très indifférente. » (issu du dossier de M., né en 1962 et placé la même année.)
7Initialement donc, les relations travail social/familles à problèmes sont placées sous le signe de la cœrcition. La sauvegarde des liens familiaux ne semble guère à l’ordre du jour en tant que discours institutionnalisé. Nous pouvons prendre pour exemple le cas de cette mère de famille qui écrit au service à la fin des années 1960 pour tenter de revoir son enfant qu’elle avait abandonné faute de ressources :
« Ayant accouché le 26 février 1968 à la clinique du P. d’un enfant de sexe féminin prénommé C., ne pouvant me permettre d’élever correctement cet enfant, je l’ai laissée aux soins de l’action sociale, actuellement pour m’occuper correctement de cet enfant, j’ai l’honneur de vous demander la marche à suivre pour reprendre cet enfant à mon domicile et de me donner les renseignements utiles à ce sujet […]. »
8À cette demande, le service s’est contenté de répondre : « une remise est irrecevable », comme si le stigmate de la « mauvaise mère » qui abandonne son enfant était à jamais irréversible.
9L’autonomisation du problème « maltraitance » au sens des violences physiques semble se radicaliser au cours des années 1980 : les châtiments corporels sont désormais pensés comme des perversions et font souvent l’objet d’un traitement spécifique.
« […], des traces de coups ont été découvertes par le milieu scolaire sur l’enfant âgé de 5 ans […], à l’examen médical, des marques récentes de flagellations ont été décelées sur les jambes, ainsi que de nombreuses autres traces de coups plus anciennes, l’enfant resté calme pendant l’entretien a indiqué que les coups reçus provenaient de coups de martinets donnés par son père […]. » (1981.)
« Le nourrisson âgé de 19 jours a subi des violences physiques nécessitant une hospitalisation en pédiatrie, une fracture du crâne est suspectée […]. » (1986.)
10Il est possible de considérer qu’émergent, à cette époque, l’envers et l’endroit d’une même réalité : d’un côté la notion « d’enfant maltraité » et de l’autre la rhétorique du « droit des usagers » comme le diraient aujourd’hui les travailleurs sociaux. En fait, le maintien des liens parents/enfants, en s’imposant comme une norme, modifie considérablement le cadre des relations travail social/familles « à problèmes ». Il n’empêche que toujours plus nombreux sont les cas d’enfants placés au motif de maltraitances. Par rapport aux périodes antérieures, les brutalités et les sévices corporels apparaissent comme des causes directes des recueils d’enfants. De façon générale, au tournant des années 1970 s’amorce un changement de l’idéologie du placement. Cette évolution tend à se traduire par une diminution de la durée des admissions et une moindre stigmatisation des familles. Il n’est donc plus question, comme ce fut souvent le cas auparavant, de rompre totalement les relations familiales. Les rapports entre le travail social et les familles semblent s’améliorer dans le sens d’une moindre « verticalité » au profit de rapports plus « horizontaux ». De ce fait, l’institution tente plus que jamais de solliciter l’adhésion parentale aux mesures préconisées. Du début des années 1960 à la fin des années 1970, on passe donc d’une représentation de la famille « ennemie » qu’il faut sanctionner par le retrait des enfants à une représentation de la famille « partenaire » qu’il s’agit d’aider notamment en vue du retour des enfants.
« Madame R. souffre de dépression nerveuse et vient de faire un séjour à l’hôpital de P., depuis, elle suit un traitement qui la rend somnolente et sans force, elle se trouve donc dans l’impossibilité3 de reprendre son enfant et de s’en occuper correctement. Dans ces conditions, monsieur et madame R. accepteraient le placement de leur fille chez la gardienne à proximité de S. » (1973.)
11Simultanément, force est de constater une judiciarisation croissante des situations. De quasi « naturel », le contrôle social devient judiciaire. Dans le même temps, les mesures s’assouplissent, les interventions se réalisent en amont des prises en charge au titre de la prévention, les signalements se généralisent et ne se soldent pas toujours par le placement de l’enfant. Quand le placement s’impose comme une nécessité, il est envisagé comme un tremplin, une étape nécessaire à la « reconstruction familiale ». En revanche, on peut dire que la non-adhésion parentale aux mesures préconisées accentue le danger encouru par le jeune. En outre, l’intérêt de l’enfant prime dans la plupart des cas sur celui de sa famille comme le montre le dossier de J. : « Il est nécessaire dans l’intérêt de J. de prévoir une mise à distance du milieu familial en parfait accord avec madame P. » (1989).
12Il s’agit donc d’éloigner la fillette dans son propre intérêt et non plus seulement de sanctionner sa mère de supposés actes déviants. L’enfant est désormais l’acteur et non plus uniquement l’objet des pratiques. Il ne s’agit plus seulement de « surveiller et punir » (Foucault, 1975) mais aussi de tenter de « réparer », à défaut de « guérir ».
« Madame X traverse une période difficile sur le plan moral, son état de santé est d’autre part très précaire et ne lui permet pas de lutter contre son état dépressif. Afin d’éviter une aggravation de cette situation et afin de permettre à madame X. de se reposer et prendre un peu de recul par rapport aux évènements qui bouleversent son équilibre, en ce moment, nous souhaitons, avec son accord un placement temporaire de un mois pendant lequel madame X. reprendrait son enfant tous les dimanches. Nous souhaitons qu’elle conserve le bénéfice des allocations familiales. » (1982.)
13Les années 1990 signent l’extension sémantique du champ de la maltraitance, celui-ci ne pouvant se cantonner aux seuls sévices physiques. Les atteintes d’ordre sexuel, puis psychologique, saturent désormais les dossiers d’enfants. Alors qu’il est relativement rare que des abus sexuels présumés soient à l’origine des prises en charge, cette préoccupation arrive la plupart du temps au cours du suivi d’un enfant et de sa famille (après le placement). Alors qu’elles semblent être restées invisibles dans les années 1980, les suspicions d’éventuelles violences sexuelles surgissent dix ans plus tard.
« En fait, aux dires de la mère et de la fille, des attouchements auraient commencé alors que Y. avait 8-9 ans, cette relation étant allée jusqu’à des rapports sexuels complets qui auraient cessé, il y a deux ans […], monsieur est actuellement en détention provisoire. » (1990.)
14Y., née en 1974, avait 8-9 ans entre 1982 et 1983. En admettant la véracité des accusations qu’elle profère à l’encontre de son beau-père, cela signifie qu’au début des années 1980 les préjudices sexuels sont restés confinés à la sphère familiale et ont été dévoilés dix ans plus tard. Par ailleurs, il n’est pas exagéré de parler de « psychose » ou de « spectre » des abus sexuels, tant un nombre considérable d’enfants placés au cours des années 1990 a fait, à un moment donné du placement, l’objet de suspicions. On constate également un déplacement du projecteur sur le problème de la maltraitance psychologique. L’acte maltraitant ne peut donc pas être isolé de l’effet qu’il produit sur l’intégrité psychique des enfants. Mais le concept de maltraitance psychologique recouvre des réalités distinctes. Il s’agit donc, soit de la conséquence morale de traumatismes physiques et sexuels, soit de la souffrance que provoquent sur les enfants les désordres familiaux ou encore l’ensemble des vexations, brimades, insultes proférées en leur direction :
« Je. (3 ans) a été battue au martinet par son père, les traces, rougeurs et cloques ont été constatées par le médecin et attestées par un certificat médical. Ja. a également été battu et s’il n’y a pas de traces physiques, les séquelles psychologiques sont telles qu’il refuse de parler à quiconque […]. » (1991, signalement du Conseil Général au Parquet.)
« Il est constaté que madame (la belle-mère) a pu adopter à l’égard de l’enfant une attitude qui confine à de la maltraitance psychologique, en la dévalorisant et en la brimant de façon régulière […]. »
15Les limites entre violence tolérée et violence rejetée ont donc été profondément modifiées en l’espace d’un demi-siècle. Par exemple, nous serions naïvement tentés d’admettre à l’issue de la phase d’analyse du corpus de dossiers les plus anciens que les mauvais traitements n’existaient pas dans la mesure où, au sens strict des châtiments corporels ou des abus sexuels, ils ne sont jamais nommés. En fait, il serait plus sage de considérer que la maltraitance à enfants n’était pas réellement « conceptualisée », qu’il régnait un certain silence autour des situations familiales gravement conflictuelles ou encore que le travail social cautionnait l’usage de sanctions physiques. La constitution du problème de l’enfance maltraitée ne s’est donc opérée que très récemment en France. Le mouvement d’identification des maltraitances comme préoccupation publique prend son envol à partir du début des années 1980 puis se radicalise. Le « curseur » se déplace ensuite du registre physique au registre sexuel dans la décennie suivante comme en témoigne l’évocation de violences sexuelles, dont ont été victimes certains enfants dix ans auparavant. Enfin, la maltraitance psychologique qui désigne aussi bien les insultes que la conséquence morale de traumatismes physiques et sexuels est largement montrée du doigt. Ainsi s’est opérée une « extension sémantique » du champ de la maltraitance pour reprendre l’expression de Franz Schultheis et son équipe (2005). Les familles naturelles, longtemps écartées de l’intervention des services sociaux, retrouvent leur place ; même si la dimension normative du travail social ne disparaît pas, elle se métamorphose. Le thème de la pauvreté qui jalonnait la justification des placements les plus anciens s’estompe ainsi rapidement pour laisser place à des argumentations bâties autour des différentes formes de maltraitance même si, au final, la cible des services sociaux n’a guère bougé en cinquante ans : ce sont toujours des pauvres. Quels sont les arguments mobilisés par les travailleurs médico-sociaux pour comprendre l’arrivée sur le devant de la scène du problème « maltraitance » ?
16L’analyse d’un corpus de 40 entretiens laisse à penser que la publicisation des maltraitances infantiles est située à la rencontre de plusieurs facteurs : si les travailleurs médico-sociaux interrogés déclarent un changement de perception de « l’intolérable » (Fassin, Bourdelais, 2005) à mesure des transformations générales de la société, il ne faut pas oublier les dimensions juridique, politique et institutionnelle de la constitution de l’enfance maltraitée comme question sociale.
Un niveau sociétal : l’évolution des normes et des représentations attachées à l’enfance et à l’éducation
17Les professionnels interrogés légitiment l’ignorance ou le « déni » des diverses formes de violences par l’évolution des normes et des représentations de l’enfance et de l’éducation :
« Ce qui est sûr en tout cas, c’est qu’il y avait une plus grande tolérance en ce qui concerne les dommages corporels, à l’époque c’était une bonne éducation, aujourd’hui, ce serait considéré comme de la maltraitance, sauf pour les tout petits quand même. »
(A., ancienne assistante sociale, 75 ans au moment de l’enquête.)
18Quelle que soit la profession exercée, la sensibilisation exacerbée aux mauvais traitements sur une période récente est en partie inscrite dans un mouvement plus profond de société, un changement de « mentalité » pour reprendre un terme récurrent. Globalement, la notion « d’enfant maltraité » s’est construite dans un contexte de bouleversements sans précédent des rapports d’autorité au sein de la famille (Vabre, 2005). Si, pendant longtemps, les maltraitances infantiles n’ont pas été identifiées à des déviances, c’est de surcroît parce elles étaient bien souvent légitimées par l’ordre scolaire :
« Un enseignant, il y a 40 ans, il donnait une claque ; c’était normal, le maître qui donnait un coup de règle sur les doigts des enfants, quand ils écoutaient pas ; en fait, il y a eu un changement complet de société puisqu’il ne fallait plus interdire à l’enfant, les laisser quelque part faire leur expérience […]. » (B. assistante sociale depuis 1980.)
L’impact du niveau juridique sur les pratiques
19Ensuite, il ressort que la loi de 1989, dite loi Dorlhac, parce qu’elle lève tout secret professionnel en cas de maltraitances ou de simples suspicions, a entraîné une inflexion considérable des pratiques, particulièrement pour les signalements d’enfants en danger. Ce qui est désormais passible de poursuites pénales, ce sont bien les « non-dénonciations de crime » et non les violations du sacro-saint secret professionnel. Admettons que la question du secret fasse partie intégrante du sanctuaire. Dès lors, peut-on légitimer, à l’aide de cette même logique, le « cautionnement » de certaines situations dont font parfois état les professionnels eux-mêmes ? L’obligation récente de dénoncer les maltraitances réelles ou suspectées a de son côté contribué à rendre visible le phénomène :
« Alors certes dès qu’on met un spot quelque part, on voit mieux et c’est vrai qu’en 89, on a mis l’accent sur la maltraitance, ben, on l’a vue cette maltraitance, parce qu’on voit des situations où la suspicion elle est posée avant même que… c’est-à-dire que, dès qu’il y a un doute, il faut faire un signalement quoi, alors je ne dis pas qu’il ne faut pas être attentif, mais à l'inverse, je me pose des questions… »
(C., 58 ans, ancienne assistante sociale, Conseillère Technique au moment de l’entretien.)
Des facteurs internes et politiques
20Le troisième niveau de l’interprétation traite des évolutions inhérentes au travail social et des évolutions politiques. Au niveau interne, le cadre légal (obligation de dénoncer, protocole ASE/Justice, création d’une instance de collecte des signalements) qui faisait défaut jusqu’alors a mis fin à l’extrême hétérogénéité des pratiques constatée lors du dépouillement des dossiers. Les entretiens pointent ensuite la question du manque de moyens en travail social caractéristique de la période précédant les années 1970-1975. Plus précisément, l’arrivée en masse des éducateurs à partir de la fin de la décennie aurait contribué à un meilleur repérage des situations. Enfin, le passage de la surveillance stricte des familles à une intervention davantage basée sur l’accompagnement des personnes aurait également changé la donne. Le modèle disciplinaire du « soi comme institution » aurait protégé des dérives violentes, au moins dans l’imaginaire collectif des travailleurs sociaux :
« J’ai beaucoup de fidélité au travail systématique, je trouve que ça évite toute ségrégation, tout le monde était vu de la même façon, dans les mêmes conditions […], ça ne va pas ça [elle parle de la mise à disposition du service P.M.I], les familles “tuyaux de poêle”, elles ne vont pas venir, non, moi je pense que l’assistante sociale de secteur, qui avait la visite de naissance, qui pourrait se faire par la puéricultrice maintenant, puisqu’il n’y avait pas de puéricultrices à l’époque, mais l’assistante sociale de secteur qui va dans toutes les familles… moi, je me souviens quand je faisais mes études, j’ai fait un stage à la C.A.F, donc, à ce moment là, il y avait les assistantes sociales de la Caisse qui faisaient les visites de naissances ; bien sûr, on m’a envoyée dans les familles, je ne suis pas sûre de ne pas avoir été chez Chaban-Delmas, vous voyez ? On y allait, y compris dans des familles comme ça […], on voyait aussi bien le bébé du Maire de Bordeaux ou du bourgeois des Chartrons que dans la Zone de Bordeaux, ça je crois que c’était bien, je suis très pour la prévention parce que déjà, on avait un aperçu de ce qu’étaient les familles et l’assistante sociale de secteur par-là même connaissait tout le monde […] ».
(F., 82 ans au moment de l’entretien, ancienne assistante sociale diplômée au sortir de la Guerre.)
21Ce niveau interne prend alors une tournure politique dans la mesure où, selon les professionnels interrogés, la sensibilisation extrême aux violences intra-familiales doit également s’analyser à l’aune de l’émergence des politiques publiques induite par la Décentralisation et le transfert des compétences de l’ASE de l’État vers les Conseils généraux4.
22En somme, les entretiens ont montré la pertinence d’une analyse plurifactorielle dans l’interprétation de l’arrivée sur le devant de la scène du problème de l’enfance maltraitée, mais la difficulté d’un tel raisonnement tient à l’enchevêtrement permanent de ces diverses logiques. « C’est tout à la fois », diraient les travailleurs sociaux. C’est alors qu’en guise de synthèse, le recours au déclin de l’institution comme modèle d’interprétation trouve toute sa pertinence.
Analyses en termes de déclin de l’institution
23Comment ce cadre théorique sert-il à interpréter le passage d’une logique de l’indifférence à celle de l’indignation (Eloi, 2007) dans la gestion publique du problème « maltraitance » ? Comment le processus de désinstitutionnalisation à l’œuvre au niveau de la famille, de l’école et du travail social explique l’autonomisation de la question des violences exercées à l’encontre des enfants ?
Les transformations de la famille
24Longtemps, la famille fut pensée en termes institutionnels. Dire qu’elle est une institution, c’est accepter l’idée que les membres qui la composent ne peuvent agir librement et que leurs conduites sont fortement encadrées sur les points essentiels de la vie : conformité aux normes, distribution des rôles et de l’autorité (Roussel, 1989). Dans ce modèle traditionnel, les enfants n’avaient pas grande « voix au chapitre ». À partir des années 1960-1970, Louis Roussel fut un des premiers à parler de désinstitutionalisation de la famille (1989) au regard de la montée en flèche des formes familiales considérées comme « atypiques ». De plus, l’enfant a acquis un véritable statut avec la fin de l’institution famille (de Singly, 2004). Si le modèle de la famille comme institution s’est progressivement défait, les exigences en matière d’autorité, de normes et de rôles s’en ressentent également. Plus précisément, nous avons largement mis en avant lors de nos précédentes analyses que les travailleurs sociaux légitiment le fait d’avoir pendant longtemps laissé de côté le problème des mauvais traitements à enfants par le thème de la discipline et de la socialisation. Les châtiments corporels bénéficiaient donc d’une forme de tolérance sociale sous couvert de méthodes éducatives. Cependant, avec la désinstitutionnalisation, on ne peut plus penser la famille uniquement sous l’angle de la conformité aux rôles (Dubet, 2002). Ainsi, quand on sort du modèle des institutions, l’usage des sanctions corporelles ne peut plus être considéré comme une « action morale » (Dubet, 2002 : 45).
La fin de l’école républicaine
25Si l’on s’en tient à la littérature consacrée à ce sujet (Nicolet, 1982), l’École Républicaine fut l’institution par excellence. Elle fut en effet confrontée à de grandes valeurs (l’égalité, la République, la raison, etc.) et était très largement fermée sur elle-même. C’était un sanctuaire protégé des désordres de la société, de l’enfance et des familles… Inutile de préciser que les instituteurs ne s’immisçaient guère dans les « histoires de familles » et réciproquement. Les rôles des maîtres et des élèves étaient clairement définis et l’autorité des premiers n’était guère contestable (Dubet et al., 1997). Enfin, discipline, pédagogie et punitions, allant parfois jusqu’aux humiliations et châtiments corporels, faisaient partie de cet ethos républicain. En ce sens, la violence pédagogique était un instrument privilégié d’inculcation de la norme (Caron, 1999). Depuis, l’école a été soumise à de profondes mutations. L’école primaire a par exemple vu rentrer l’enfance en son sein, alors qu’il n’y avait pas réellement de spécificités enfantines pour les Hussards de la République : « l’entrée de l’enfance dans l’école affaiblit le programme institutionnel, elle brouille la distance entre les enfants et les maîtres » (Dubet 2002 : 93).
26De plus, l’institution scolaire n’est plus sans ignorer les familles, ce qui contribue à briser l’image de l’étanchéité de celle-ci au monde extérieur (Dubet, 2002). Les entretiens réalisés montrent que, si pendant longtemps les mauvais traitements n’ont pas été identifiés à des déviances, c’est en partie parce qu’ils étaient légitimés par l’ordre scolaire. À ce propos, on peut volontiers admettre que tant que l’école était hermétique à la société et notamment aux familles, personne ne s’autorisait à venir voir ce qu’il s’y passait, alors qu’aujourd’hui, les enseignants ont souvent des comptes à rendre aux familles et aucune d’entre elles n’accepterait les punitions corporelles. « Les parents demandent désormais à “voir” ce qui se passe à l’école […] ; jusqu’à il y a 15 ou 20 ans, en effet, jamais aucun parent ne se serait permis d’intervenir sur les méthodes et les choix des instituteurs » (Meirieu, 1997). Les transformations de l’école ont donc, à leur niveau, agi sur les représentations sociales de la violence. À cela, on peut ajouter que, parce qu’elle s’incarne en véritable « observatoire des conduites asociales » en repérant largement les enfants en danger, l’institution scolaire contribue pour sa part à la visibilité croissante des maltraitances infantiles.
Désinstitutionnalisation du travail social et publicisation des maltraitances
27La forme institutionnelle qu’a revêtue le travail social est fondamentalement différente de celle prise par l’école, mais si l’on s’en tient à la définition de Dubet, le travail social peut être considéré comme une institution, en ce sens que le travailleur social armé d’une solide vocation5 fait lui-même office d’institution. Traditionnellement, c’est aussi un métier en lien direct avec des valeurs universelles : la charité, le militantisme ou encore la philanthropie. La relation est elle-même institution et la socialisation se déroule dans ce cadre. La dimension normative et disciplinaire du travail social se fond elle aussi dans ce programme (Dubet, 2002). L’engagement du professionnel dans la relation est ici vécu comme une forme de sacerdoce, en particulier pour les assistantes sociales.
28La professionnalisation (Chopart, 2000) du travail social aurait profondément modifié cette forme particulière d’institution dans la mesure où l’on s’éloigne avec elle du caractère sacré pour laisser place à la rationalisation de la fonction. L’image de la vocation s’en est trouvée de surcroît fortement ébranlée. Ensuite, la dimension normative du travail social a été profondément mise en cause à partir des années 1970, y compris par les travailleurs sociaux eux-mêmes. Enfin, à partir des années 1980, le modèle de « soi comme institution » est affaibli par l’emprise de l’organisation et des politiques sociales sur les pratiques des acteurs. Les travailleurs sociaux sont devenus des « techniciens » du social (Dubet, 2002). Il est à nouveau possible d’éclaircir nos constats empiriques par le paradigme du déclin de l’institution. Ne peut-on pas en effet rapprocher le thème du secret professionnel (omniprésent dans les entretiens) du modèle du « soi comme institution » longtemps caractéristique du travail social ? On peut donc légitimement considérer le secret comme inhérent au « sanctuaire » et garant du « soi comme institution ». Dès lors, on peut penser qu’une fois sortis du sanctuaire, d’affaires privées les mauvais traitements sur mineurs sont devenus des questions publiques.
29Les professionnels légitiment d’ailleurs sans cesse le secret par le manque de visibilité de la maltraitance. La question qui se pose alors est : ne savaient-ils pas le voir ou ne voulaient-ils pas le voir ? En d’autres termes, ce n’est qu’en sortant de l’entre-deux travailleur social/familles que les mauvais traitements à enfants furent véritablement identifiés à un problème social. Tout porte donc à croire que le modèle institutionnel évitait de se « poser trop de questions ». Il est d’ailleurs assez explicite dans les entretiens que la surveillance stricte des familles aurait en partie empêché le passage à l’acte. On pourrait aussi penser que le secret fut un des instruments du contrôle social (« je tais certains agissements, mais attention à ce que vous faîtes » aurait pu dire un travailleur social de l’époque, si l’on adopte ce mode de raisonnement).
30Aujourd’hui, les services sociaux sont plus à la disposition des familles qu’ils ne les surveillent rigoureusement. Ensuite, la décentralisation a sans doute en partie permis de définir les priorités de l’ASE qui agissent elles-mêmes directement sur les pratiques. On peut considérer que la logique organisationnelle qui découle de la décentralisation a eu un impact tout aussi déterminant sur la visibilité du problème. Les travailleurs sociaux ont désormais des comptes à rendre à des représentants politiques. Tous admettent également que leur hiérarchie a de plus en plus d’exigences envers eux et notamment concernant la pratique des écrits professionnels. La généralisation de l’évaluation en travail social comme instrument de régulation de l’intervention des pouvoirs publics a sans aucun doute eu un impact sur les pratiques. En clair, si l’on pense le travailleur social comme une institution à lui seul, finalement, on peut considérer qu’il n’avait de comptes à rendre qu’à lui-même. En revanche, dès que ce modèle est emporté par la rationalisation, l’évaluation devient la pierre angulaire du travail social et la question des écrits s’inscrit dans cette démarche là. C’est ainsi qu’il nous paraît possible de faire appel à l’effacement de la matrice institutionnelle sous l’angle de la généralisation des politiques publiques (qui induisent efficacité et évaluation) pour traduire l’explosion massive des signalements et la sensibilisation aussi criante au problème des violences familiales ces deux dernières décennies6. De plus, au vu de la judiciarisation croissante des situations de maltraitances en Dordogne7, il n’est plus possible de penser le travail social comme un sanctuaire. Les réflexions de Pierre Rosanvallon sont d’ailleurs particulièrement éloquentes au sens où « le contrat l’emportant sur la relation, on observerait une “judiciarisation” du social » (Rosanvallon, 1995).
31La fin de l’hégémonie de la puissance paternelle, le délitement de l’école républicaine et la désinstitutionnalisation du travail social emportent avec eux la légitimation des violences faites aux enfants. En somme si les travailleurs médico-sociaux, les juges, les enseignants et l’ensemble des citoyens ont longtemps considéré les coups, les gifles et autres sanctions corporelles comme participant d’une sorte de « dressage » et plus encore au sein des institutions, ils n’ont rompu que très tardivement avec cette vision des choses. Ainsi, on peut envisager de traduire la publicisation de ce qui relevait autrefois de la sphère intime sous l’angle du déclin de l’institution. L’atteinte à l’intégrité physique et morale des enfants n’a plus lieu d’être une action morale. Ce qui pouvait être toléré dans le sanctuaire devient alors intolérable hors des murs de l’institution. Pour citer à nouveau François Dubet, quand on sort de cette façon de penser, alors « la violence et le contrôle sont nus » (2002 : 46). Ce n’est qu’hors des murs de l’institution que nous assimilons violence et perversité. Toutefois, la désinstitutionnalisation du travail social n’est pas totale et certaines pratiques cœrcitives en direction des familles perdurent. De la même manière, le modèle de la désinstitutionnalisation n’explique que partiellement l’objet étudié dans la mesure où l’évolution de la sensibilité aux violences intrafamiliales à un niveau plus général a très certainement conduit l’ASE à se pencher sur le problème « maltraitance ».
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Notes de bas de page
1 Très simplement, il faut entendre par violence symbolique la capacité à maintenir les rapports de domination en les faisant méconnaître comme tels par ceux qui les subissent.
2 Transformation de valeurs générales en normes et en rôles, ces rôles ayant à leur tour la capacité de former des personnalités sociales.
3 À noter l’emploi du terme « impossibilité » et non « d’incapacité », tournure jalonnant les rapports sociaux dans les années 1960.
4 À la différence des préfets, les conseillers généraux sont des élus, ce qui semble changer considérablement l’ordre des choses.
5 D’ailleurs, pour avoir interrogé un certain nombre d’assistantes de service social à la retraite, le discours sur la perte vocationnelle des jeunes générations est récurrent.
6 À titre d’exemple, en Dordogne, on passe de 211 signalements d’enfants en danger en 1991 à 889 en 2004, Observatoire départemental de l’enfance en danger de la Dordogne, 2004.
7 En 2004, 61,44 % des signalements ont fait l’objet d’une saisine judiciaire.
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