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Violences et institutions

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Denis Laforgue
, 
Corinne Rostaing

Partie I. Des institutions à la fois productrices et régulatrices de violences : entre ambivalence, paradoxe et réflexivité

Les pratiques paradoxales d’une institution et ses formes de violence

Le cas des services d’hébergement pour hommes itinérants (SDF) à Montréal

Carolyne Grimard

Texte intégral

  • 1 Au Québec, le terme « itinérant » est utilisé en lieu et place de celui de « sans-domicile-fixe » ( (...)

1Les personnes en situation d’itinérance1 adoptent bien souvent des comportements et des attitudes qui dérangent. Par le simple fait de vivre certaines formes d’intimité dans l’espace public et sous le regard de tous, les personnes itinérantes se placent dans des situations de réprobation de la part des citoyens et des forces policières (Laberge et Roy, 2001). Pour éviter ces formes de répression quotidiennes, bon nombre de ces personnes choisissent d’utiliser les ressources et les services disponibles (Roy et al., 2006). Ces ressources et services ont des missions et des mandats nombreux et diversifiés afin de résoudre un ensemble de problèmes et répondre aux divers besoins des personnes qui les fréquentent. Lorsque l’on s’intéresse plus spécifiquement aux hommes itinérants à Montréal, ce qui représente environ les trois quarts de la population itinérante, on constate que l’hébergement d’urgence, mieux connu sous l’appellation de « refuge » (ou « asiles de nuit » en France), constitue souvent la porte d’entrée qui donne accès aux autres services disponibles (Hurtubise, Babin et Grimard, 2007).

  • 2 Les organismes communautaires sont, au Québec, des organismes sans but lucratif, généralement créés (...)

2Les trois grands refuges montréalais (Mission Old Brewery, Mission Bon Accueil, Maison du Père) sont des organismes communautaires2 qui reçoivent presque exclusivement des hommes. On estime à 500 le nombre de lits disponibles pour ces hommes, nombre qui augmente au moment du déploiement de mesures d’urgence mises en place lors de la période hivernale (Roy et al., 2006 ; Cousineau et al., 2005). Depuis leur création, ces refuges offrant un service d’hébergement d’urgence sont devenus des organismes « multi-services » indispensables aux hommes vivant dans la rue. En effet, ils offrent maintenant une diversité de services allant d’un repas, d’un lit, des vêtements, à des programmes de réinsertion en emploi et en logement.

3Dans le cadre de notre recherche doctorale, nous nous sommes intéressée aux modalités de prise en charge d’une institution spécifique, les refuges, qui accueillent les hommes en situation d’itinérance. Cette recherche a été menée dans les trois refuges pour hommes itinérants de Montréal au moyen d’une enquête ethnographique qui s’est déroulée entre juillet 2008 et février 2009. Nous avons d’abord procédé à une phase d’observation directe sur cette période. Nous avons, de plus, mené 39 entretiens qualitatifs semi-directifs (13 entretiens par refuge) auprès d’usagers des refuges (n = 16), d’usagers des programmes de réinsertion (n = 7) et auprès de professionnels y travaillant (n = 16) entre novembre 2008 et février 2009.

  • 3 Nous avons, dans une recherche précédente (Grimard, 2006), démontré que les personnes itinérantes v (...)

4L’objectif du présent texte est de mettre en évidence les pratiques paradoxales d’une institution qui prend en charge une population vulnérable et vulnérabilisée. Cette institution navigue entre, d’une part, des pratiques de contrôle et la production de violence institutionnelle lesquelles apparaissent sous le mode d’une normalisation de comportements dérangeants, et d’autre part, des pratiques d’autonomisation et de responsabilisation des individus pris en charge. Nous employons le terme « violence institutionnelle » pour désigner différentes formes de violence déployées par une institution pour gérer, contrôler, encadrer une population généralement perçue comme dérangeante, en l’occurrence, les hommes itinérants. Toute institution qui gère, contrôle et encadre une population ne produit pas nécessairement des formes de violence. Toutefois, dans ce cas-ci, la mise en œuvre de ces mécanismes entraîne d’importantes contraintes qui souvent portent atteinte à la dignité des personnes3. Ces contraintes imposées et cette atteinte à la dignité vécues quotidiennement dans les institutions constituent ce que nous entendons par violence institutionnelle. Celle-ci touche les hommes itinérants autant à travers des formes de disciplinarisation des corps (contrôle très serré du temps, de l’espace, des activités, etc.) qu’à travers des formes symboliques (infantilisation, contrainte de participer à des activités à caractère religieux, etc.). Cela fait écho à la définition de violence institutionnelle chez Tomkiewicz (1993) qui la présente comme « toute action commise dans ou par l’institution ou toute absence d’attention qui cause à la personne une souffrance physique, psychologique inutile et/ou qui entrave son développement ultérieur » (1993 : 263). Nous parlons donc de violence institutionnelle dans les contextes où l’institution déploie des mesures, des mécanismes, des pratiques, des règlements imposés aux personnes itinérantes qui peuvent atteindre leur dignité. Le quotidien de la vie en situation d’itinérance pousse, toutefois, de nombreux hommes itinérants à adhérer aux règles de l’institution sans contester, sans réagir, sans trop questionner, l’utilisation des services assurant leur survie. Il nous semble, cependant, que, parmi les hommes itinérants interviewés, certaines formes de contestation ont été décrites sans toutefois leur bloquer l’accès aux services. Par exemple, une personne peut s’inscrire à un programme de réinsertion pour obtenir un répit de la vie à la rue, sans nécessairement chercher à se réinsérer dans la communauté. Ainsi, diverses ruses et pratiques de débrouille permettent parfois aux hommes itinérants de contourner le fonctionnement de l’institution tout en leur permettant de conserver une place en son sein.

5Dans un premier temps, nous présenterons deux lectures des modalités de prise en charge. D’abord, celle d’une institution de prise en charge quasi-totale qui, en « fidélisant » ses usagers, les met en situation de perte d’habiletés sociales ; et celle d’une institution responsabilisante et autonomisante qui peut constituer une sorte de tremplin pour une population en situation de grande vulnérabilité à qui elle offre les moyens de « s’en sortir ». Dans un deuxième temps, nous questionnerons les tensions qui peuvent surgir de la cohabitation de ces différentes modalités de prise en charge. L’illustration de la coexistence de rôles, de discours, de modalités de prise en charge différents voire contradictoires dans ces institutions que sont les refuges permettra de réfléchir aux défis et enjeux propres aux refuges. Quel est le « prix social » de cette offre de services ? Quel est le prix à payer par les hommes itinérants qui reçoivent des services permettant de ne répondre qu’à leurs besoins de base ?

Modalités de prise en charge institutionnelle

6Les diverses modalités de prise en charge, auxquelles sont soumis les hommes itinérants qui utilisent les refuges, comportent des contraintes qui, dans certaines situations, entraînent des formes de violence et, dans d’autres situations, mettent en place des mécanismes menant à l’autonomisation et à la responsabilisation des hommes usagers. D’une part, la prise en charge totale ou les nouveaux impératifs d’intervention (autonomisation, responsabilisation, empowerment, par exemple) créent des formes de violence qui portent atteinte à la dignité et à l’identité des hommes itinérants. D’autre part, des mesures, des mécanismes et des pratiques leur offrent un lieu thérapeutique, sécuritaire, ce qui peut permettre le renforcement des capacités des hommes usagers des refuges à choisir leurs conditions de réinsertion. Nous illustrerons ce paradoxe qu’est le déploiement de violence institutionnelle, la régulation de comportements dérangeants et l’instauration de pratiques sécurisantes, autonomisantes et responsabilisantes à travers ce que nous nommons deux lectures des refuges.

Première lecture. Le refuge : une institution de prise en charge quasi-totale, contrôlante et productrice de violence institutionnelle

7Le modèle de l’institution contrôlante à la Goffman (1968) sied bien à l’image que l’on se fait des refuges nord-américains. Ces derniers possèdent, en effet, de nombreuses caractéristiques de l’institution totale, que nous illustrerons à partir de deux cas de figure : le contrôle de comportements dérangeants dans l’espace public, d’une part, et dans un espace institutionnel, d’autre part. Chacun de ces cas de figure met en scène des situations problématiques, auxquelles sont confrontés les hommes itinérants et les professionnels intervenant à l’intérieur et à l’extérieur des refuges. Bien qu’à première vue, certains exemples peuvent sembler éloignés les uns des autres, ils se rapportent, toutefois, à des modalités précises de contrôle. Dans ces deux cas, diverses formes de violence institutionnelle et diverses formes de contrainte apparaissent autant dans les refuges que dans les autres institutions fréquentées par les hommes itinérants et cela a pour conséquence de produire une fidélisation aux services, dans certain cas, suite à une adhésion forcée aux refuges (par des agents de contrôle social).

Premier cas de figure : contrôle de comportements dérangeants dans l’espace public

  • 4 Au Québec aucune loi n’empêche les personnes itinérantes de dormir dans la rue ou, au contraire, au (...)

8Dans le premier cas, on constate l’existence de forces extérieures qui incitent les hommes à avoir recours aux refuges alors qu’ils ne le feraient pas autrement. Cette situation se produit lorsque des agents de contrôle social (travailleurs sociaux, policiers, infirmiers, etc.) encouragent fortement un individu à dormir dans les refuges alors que ce dernier préfèrerait dormir dans la rue4.

  • 5 Un certain nombre d’hommes itinérants refusent d’utiliser les refuges pour de nombreuses raisons. D (...)

9Parmi les hommes itinérants qui, pour diverses raisons5, ne souhaitent pas avoir recours aux refuges, certains y sont contraints lorsque leurs comportements dans l’espace public sont dérangeants sans pour autant nécessiter une sanction juridique. Par exemple, un homme itinérant, couché sur la chaussée, parle fort et interpelle les passants. Mobilisés par des citoyens inquiets ou intolérants, les policiers constatent, une fois sur les lieux, qu’il n’y a pas vraiment d’infractions au code civil ou criminel. Pour éviter la judiciarisation des personnes itinérantes, qui sont déjà « sur-judiciarisés », les policiers accompagneront souvent cette personne dans un refuge, même si cette dernière ne souhaite pas vraiment y aller. Les refuges reçoivent ainsi de nombreux appels des services policiers leur demandant d’accueillir et d’héberger un homme venant d’être interpellé. Si l’homme est fortement intoxiqué, les intervenants des refuges vont généralement le refuser. Ce genre de situations crée souvent des tensions entre les intervenants et les policiers et occasionne, du même coup, des soucis supplémentaires aux intervenants déjà débordés par la gestion de ces hommes qui viennent aux refuges.

  • 6 Les personnes prestataires de l’aide sociale (le revenu minimal offert par l’État lorsqu’une person (...)

10Une autre illustration d’un séjour « forcé » en refuge est le recours aux refuges par les services hospitaliers, comme lieu permettant d’assurer un suivi médical auprès d’hommes dont le séjour à l’hôpital est arrivé à son terme. Il s’agit d’hommes qui ne disposent pas d’un logement ou d’une chambre ni de réseaux leur permettant de mener à bien leur convalescence6. On a vu des patients laissés sur le pas de la porte d’un refuge par un taxi et dont le prix de la course avait été défrayé par l’hôpital. Ces patients sont généralement accueillis et complètement pris en charge par le refuge même si, le plus souvent, ils n’ont pas été prévenus par l’hôpital. Cela dit, un des trois refuges étudiés refuse d’accepter ces hommes. Il affirme que cela ne relève pas de sa responsabilité, mais de celle de l’hôpital et qu’il n’a ni les ressources humaines, ni les ressources matérielles, ni l’expertise pour assurer les soins, la sécurité et l’encadrement de ces personnes. Les deux autres refuges ne refusent personne, même s’ils n’ont pas les ressources nécessaires pour accueillir des hommes convalescents ni pour assurer un suivi médical en toute sécurité. Leur priorité est que personne ne doit être contraint de dormir dehors dans une telle situation. Malgré ces conditions précaires, ces hommes convalescents deviennent des usagers des refuges une fois leur période de convalescence complétée.

11Dans ces deux cas, les diverses institutions et les divers intervenants contraignent plus ou moins fortement des hommes à effectuer un séjour en refuge, parfois contre leur gré. Ce séjour, comme nous le verrons, n’est pas sans conséquence. Des mécanismes internes créent des conditions qui font qu’après avoir trouvé un certain « confort » à la vie en refuge, ces hommes décident d’y rester.

Deuxième cas de figure : contrôle des comportements dans l’espace institutionnel

12Dans le deuxième cas, ce sont des forces internes aux refuges qui amènent les hommes à y rester, parfois pendant de très longues périodes, après un premier séjour. Le quotidien à la rue incite les personnes itinérantes à recourir très souvent aux services communautaires et cela peut créer relativement rapidement une dépendance à ceux-ci. Le mode de fonctionnement de ces services, au jour le jour, empêche souvent les personnes itinérantes de se projeter dans le futur et les garde dans une temporalité insécurisante qui ne fait que renforcer leur recours aux services communautaires. Les hommes qui fréquentent les refuges sont soumis à certaines formes de contrôle qui les incitent à y séjourner plus longtemps que prévu. Ces pratiques s’appuient sur des règles de fonctionnement internes, fort légitimes et nécessaires à toute institution, mais qui peuvent être interprétées ou vécues comme des formes de violence institutionnelle. Deux exemples peuvent illustrer cela.

  • 7 Les refuges à Montréal ne sont pas ouverts durant le jour. Les soupes populaires prennent le relais

13Le premier concerne le fonctionnement des refuges lié à une temporalité vécue et ressentie comme insécurisante. Souvent, les personnes itinérantes ne savent pas, le jour même, où elles dormiront le soir7. Le nombre de places en refuge étant limité, les hommes doivent s’y rendre parfois tôt dans la journée et organiser leurs activités en fonction de cela. Pour les hommes interviewés, le fait de devoir entrer très tôt aux refuges (15 h pour un des refuges, 17 h pour un autre) bloque leur journée et empêche les démarches de réinsertion en emploi. Un des refuges accepte les 150 premiers hommes qui s’y présentent ; le 151e se verra refuser l’accès. Un des interviewés nous explique : « j’ai dormi dehors hier... j’étais le 151e. La porte a fermé [devant moi], j’en croyais pas mes yeux ». Deux des trois refuges étudiés ont une politique assurant à la personne qui revient chaque jour, une place réservée. Cela encourage le retour et une certaine fidélisation. Dans l’un de ces refuges, les hommes ne peuvent y dormir que 15 nuits à l’intérieur du même mois, afin de les forcer à se débrouiller. Dans le refuge où un tel type de politique n’existe pas, une autre règle participe de cette même logique : les hommes peuvent effectuer bénévolement diverses tâches ménagères en échange d’un lit réservé et ce, pour une période d’un mois. Ce genre de règles organise la journée des hommes et, souvent, ils n’entreprendront pas les démarches sociales, médicales ou juridiques nécessaires à leur réinsertion. Ils veulent être présents et assumer les tâches requises qui prolongeront leur séjour dans ces refuges. Les hommes hiérarchisent ainsi leurs besoins : afin d’assurer leur hébergement et une certaine sécurité au sein de cette institution, plusieurs de ces besoins ne trouveront pas de réponses satisfaisantes.

14Le deuxième exemple concerne les règles de fonctionnement internes aux refuges qui peuvent apparaître arbitraires, voire même, discrétionnaires dans leur application. Ainsi, l’intervenant préposé à l’accueil des usagers peut faire des fouilles dans les effets personnels des usagers, mais ne le fait pas toujours ; des hommes qui sentent l’alcool peuvent être expulsés, d’autres, pas ; des hommes peuvent être admis après les heures permises, d’autres, non ; etc. Cette application arbitraire des règles de fonctionnement, quoique parfois compréhensible et justifiable, crée des tensions. Lorsqu’un usager se voit refuser l’accès au refuge pendant quelques nuits, parce qu’il est sous l’influence de l’alcool, alors que, la veille, personne n’avait remarqué son état, cet usager argumentera. Souvent, les intervenants débordés ne supporteront pas la discussion et ils auront tendance à réagir fortement si une escalade d’agressivité s’ensuit (ce qui est souvent le cas lorsqu’un usager est intoxiqué). Que ce soit au moment de la contestation d’un règlement non connu de l’usager ou de la fouille dans les objets personnels, l’agressivité verbale est souvent la première réponse des hommes usagers face à ce qu’ils estiment être une injustice. Le quotidien dans la rue les épuise. Au moment d’entrer dans le refuge, à l’heure du repas ou du coucher, le nombre d’usagers qui circulent est important et le nombre d’intervenants est proportionnellement plus petit mais les tensions sont grandes pour tout le monde. Le ton monte facilement que ce soit entre les usagers ou entre les usagers et les intervenants.

  • 8 Petit couteau à lame interchangeable, généralement utilisé pour le bricolage ou pour de menus trava (...)

15La durée des sanctions devant un comportement répréhensible semble également arbitrairement appliquée. En effet, bien que les trois refuges aient identifié une liste de sanctions précises en lien avec certains types d’infractions, l’intervenant a toute liberté pour déterminer la sanction qu’il juge la plus adéquate. Par exemple, alors que c’est interdit, un individu qui se rend au dortoir avec de la nourriture pourra être exclu du refuge pour la nuit ou il sera simplement contraint de la jeter, selon l’intervenant en poste à ce moment. Comme pour l’application des règlements, la disparité dans les sanctions sera vécue par les usagers comme une grande injustice. Un homme a été expulsé d’un programme de réinsertion car il avait un « exacto »8 dans ses effets personnels. Cet instrument était nécessaire pour son travail, mais il était considéré comme une arme blanche selon les règlements. Pour toute infraction, une entente peut intervenir entre l’usager et le responsable du programme qui considèreront tous les arguments ; l’expulsion étant le dernier recours, cela se fait généralement lorsqu’il y a eu plusieurs avertissements. Mais dans ce cas-ci, l’homme a été expulsé sur le champ ; il s’est retrouvé à la rue et il a perdu son travail, n’ayant plus d’hébergement. On ne l’a plus jamais revu dans ce refuge. Un autre usager de ce même refuge avait eu, en sa possession, des cartouches de fusil. Il a expliqué qu’elles dataient de la Seconde Guerre mondiale. Les intervenants lui ont demandé de les cacher à l’extérieur afin qu’il puisse les récupérer le lendemain au moment où il quitte le refuge pour la journée. Aucune expulsion, un simple avertissement. Les hommes savent parfois où (refuges), auprès de qui (intervenants) et à quel moment du mois (lorsqu’ils sont pleins à craquer ou lors des périodes creuses) ils peuvent tester les limites, d’autres fois non. Alors, ils développeront des stratégies qui tiendront compte des contraintes : ils iront souper à tel endroit, dormir à tel autre en fonction des possibles réponses à leurs besoins. Cela exige d’eux un bricolage au quotidien. Afin d’avoir un environnement un tant soi peu « confortable », ils iront jusqu’à prendre des risques. Ces façons d’utiliser les ressources et de « surfer » à travers les trois refuges contribuent paradoxalement à les maintenir dans ce réseau : ils en connaissent les règles internes et surtout leurs modulations.

16L’adaptation à la vie en refuge apparaît à travers l’intériorisation des normes propres aux refuges. Certains auteurs anglophones nomment ce processus shelterization (Grunberg et Eagle, 1990), nous l’avons nommé « fidélisation ». Cette notion renvoie autant aux pratiques de prise en charge des personnes itinérantes qu’à la dépendance que celles-ci développent envers ces institutions. Ce processus est le fait d’institutions totales au sens « goffmanien » du terme (Dordick, 1996 ; Stark, 1994 ; Goffman, 1968). Les personnes « fidélisées » adoptent, en partie, les comportements propres aux utilisateurs des refuges ; leur identité est, en partie, transformée par cette appartenance institutionnelle et leurs discours au regard de leur propre situation d’itinérance justifient grandement leur recours aux refuges. La « fidélisation » s’explique de diverses façons. À travers les différentes formes de contrôle, une normalisation des conduites apparaît. Les professionnels que nous avons interviewés, et qui travaillent dans les refuges, parlent d’apathie, de non-mobilisation, de renoncement à l’espoir, d’impossibilité d’agir. Le recours aux refuges rendrait donc apathiques, immobiles voire, il paralyserait les personnes itinérantes. Dans ce contexte, les démarches visant la réinsertion sont tout sauf simples. Les hommes n’ont pas de grandes motivations à participer aux activités et aux programmes de réinsertion proposés par les refuges. Ils se contentent d’utiliser les refuges pour organiser leur vie quotidienne, lieux qui leur assurent, malgré tout et paradoxalement, un certain confort et une sécurité. Le contraste est donc surprenant. Si, au premier abord, des formes de violence portent atteinte à la dignité des usagers, comment, par la suite, une autre contrainte institutionnelle peut-elle créer un processus de fidélisation, plutôt qu’un mécanisme d’auto-exclusion par exemple ? Mais, comme nous l’avons mentionné plus haut, on peut penser que c’est une fidélisation tactique, voire même nécessaire pour assurer la survie des hommes itinérants.

Deuxième lecture. Le refuge : une institution qui produit de la reconnaissance et qui peut constituer un tremplin vers une vie meilleure

  • 9 Le montant de subvention accordé aux refuges est cependant bien inférieur à leurs besoins. Les prem (...)
  • 10 Stratégie des partenariats de lutte contre l’itinérance, http://www.rhdcc.gc.ca/fra/sans_abri/index (...)

17Au cours des dix dernières années, les refuges montréalais se sont transformés. Si, à l’origine, les refuges n’offraient que l’hébergement d’urgence, ils sont maintenant des organismes multiservices, dont l’offre dépasse le logement et inclut des programmes de réinsertion en logement, en emploi, etc. Alors qu’auparavant leurs sources de financement provenaient entièrement du secteur privé et des communautés religieuses, désormais, une partie de leurs fonds provient des gouvernements provincial et fédéral9. Depuis la création d’une structure fédérale de subventions10, tous les organismes communautaires œuvrant auprès des personnes itinérantes se sont vus attribuer des fonds, non récurrents mais presque toujours renouvelés depuis 1999. Cela leur permet d’assurer leurs missions et de développer de nouveaux projets. L’objectif principal de cette structure de financement est de prévenir et réduire le phénomène de l’itinérance.

  • 11 Équivaut à 60 centimes d’euro. Bien que cela ne soit pas une somme importante, de nombreux hommes n (...)

18Malgré les dimensions contraignantes associées au recours aux refuges, le fait de les fréquenter peut avoir des effets positifs sur la vie des hommes itinérants. Ils peuvent constituer un tremplin qui les mènera hors de ce réseau (Roy et al., 2006). Les refuges deviennent un lieu de stabilité dans la vie des personnes itinérantes. Les fréquenter régulièrement permet, comme l’explique Roy et al. (2006 : 65), « de garder une hygiène de vie (sommeil, nutrition, hygiène corporelle) qui établit des repères sécurisants procurant un certain équilibre mental ». Les programmes de réinsertion et l’intériorisation des règles de fonctionnement des refuges inciteraient à l’autonomie plutôt qu’à la dépendance aux services. Stabilisation, sécurité et socialisation sont les objectifs visés par les refuges (Roy, Rozier et Langlois, 1998). Un des refuges indique que son programme de transition a permis, en deux ans (2006-2008), 300 départs « organisés » du refuge, les hommes concernés bénéficiant maintenant d’un revenu et d’un logement. D’autres mesures visent également à encourager les départs progressifs et à développer l’autonomie des personnes : des règles encadrent le temps d’utilisation du refuge (deux des trois refuges limitent la durée du séjour, les hommes ne pouvant y dormir que 15 nuits par mois) ; un coût minimal d’un dollar par jour est imposé pour l’utilisation d’un refuge11, les usagers ont l’obligation d’assister aux réunions d’information sur les programmes de réinsertion, etc.

19Ces pratiques peuvent être vues comme des mécanismes de reconnaissance sociale, car elles cherchent à redonner leur dignité aux hommes usagers des services et à leur permettre de récupérer des habiletés sociales favorisant leur réinsertion dans la communauté. Ces pratiques sont nombreuses et témoignent de la volonté des refuges de responsabiliser les usagers des services. Nous en avons retenues deux : les activités de bénévolat exercées par les hommes à l’intérieur du refuge et l’accompagnement social effectué par les intervenants sociaux auprès des usagers des refuges.

20Les activités de bénévolat sont, en effet, au cœur des nouvelles pratiques qui ont pour objectif la responsabilisation et l’autonomisation des hommes vivant en refuge. Elles permettent à chacun de participer aux diverses tâches nécessaires au bon fonctionnement du refuge. Dans l’un d’entre eux, les hommes qui veulent bénéficier du programme de réinsertion doivent faire des activités bénévoles pendant une période d’un mois. Les tâches sont variées : surveillance au moment de la prise de douche, aide-cuisinier, concierge, responsable du vestiaire, etc. Au cours de l’accomplissement des tâches, chaque personne est évaluée. Si l’évaluation est positive, l’homme pourra accéder au programme désiré. Pour les intervenants sociaux, le bénévolat est une forme de responsabilisation ; c’est également « la première étape pour s’en sortir », nous explique l’un d’entre eux. De leur côté, les usagers disent apprécier ce bénévolat. Certains s’assurent ainsi une place au chaud durant la journée. Cependant, pour une bonne partie d’entre eux, le bénévolat permet d’acquérir des habiletés jamais acquises ou perdues depuis qu’ils vivent à la rue. Selon les professionnels interviewés, les activités bénévoles qui donnent accès aux programmes de réinsertion, permettent la responsabilisation des usagers et devient la façon la plus adéquate de lutter contre la fidélisation aux services. Pour les usagers, les avantages sont multiples. Parce que leur temps est mobilisé au refuge, ils trouvent là une bonne occasion de s’éloigner de la consommation de drogue, d’alcool ainsi que des « mauvaises fréquentations ». Par temps froid, c’est une façon de passer les journées au chaud et non à l’extérieur. De fait, les places disponibles pour effectuer des activités de bénévolat sont plus nombreuses l’été et quasi inexistantes l’hiver.

21L’accompagnement des usagers vivant dans les refuges correspond à une transformation des pratiques d’intervention. De fait, les usagers participant à un programme de réinsertion sont « accompagnés » par un intervenant social qui les guide dans leurs démarches. L’accompagnement se fait de manière très soutenue dans certains programmes et moins dans d’autres. Ceux-ci ont pour buts communs de permettre aux hommes itinérants de trouver des réponses à certains de leurs besoins dont l’obtention d’un emploi et d’un logement. Quelquefois, le fait de refaire les cartes d’identité égarées, perdues ou volées constitue l’étape première à toutes autres démarches. Les intervenants interviewés parlent de l’accompagnement social en tant que soutien psychologique (écoute et conseils) donné à l’usager ou comme pratique d’aiguillage vers des ressources appropriées à leurs situations. Mais cela ne se fait pas sans peine. Les intervenants interviewés ont maintes fois raconté que les hommes itinérants ne prêtaient plus attention à leurs paroles d’encouragement : « Tu lui dis bravo, il ne te croit pas. [On] doit aller [travailler] le lien de confiance. » Pour les usagers, l’accompagnement social est important et semble capital dans leur représentation d’une réelle sortie de la rue. Les usagers des programmes, qui ont aussi fréquenté l’hébergement d’urgence, sont confrontés à la grande autonomie qu’on leur laisse dans les programmes. Car cette autonomie leur fait peur. De nombreux interviewés disent préférer la sécurité de la prise en charge totale de l’hébergement d’urgence aux pratiques un peu plus ouvertes des programmes de réinsertion. Cela contraste avec les discours d’injustice évoqués plus haut quant à l’arbitraire des règlements et des sanctions.

22Diverses pratiques apparaissent donc en lien avec les nouveaux mandats des services des refuges à Montréal. Les programmes de réinsertion participent à la mise en place d’une nouvelle grammaire de la responsabilisation et de l’autonomisation des individus : des citoyens ayant une responsabilité envers la collectivité (Astier, 2007 ; Soulet, 2007a et 2007b ; Genard, 2002). Dans le cas des refuges, les nouvelles pratiques se superposent à celles déjà en place depuis des décennies. Elles travaillent en parallèle, se développent à côté de celles existantes, mais ne remplacent pas les anciennes, au contraire. De fait, l’on constate l’existence de deux modalités de prise en charge ; parfois elles sont complémentaires, parfois incohérentes. En effet, depuis l’instauration de ces programmes de réinsertion, une nouvelle conception de l’intervention est apparue. Les principaux termes évoqués sont : la « réinsertion sociale », « l’accompagnement », « les sorties de rue organisées », « le logement social avec soutien communautaire », etc. « Les refuges ne veulent plus être des stationnements pour hommes itinérants » explique l’un des directeurs de refuges lors d’un entretien, ils veulent plutôt devenir une véritable solution de rechange à la rue. Nous constatons également qu’une énorme pression est mise sur les hommes itinérants pour qu’ils utilisent les services afin de « s’en sortir » et que cette imposition d’une finalité précise peut s’interpréter comme une forme de violence. L’impact de ces nouvelles pratiques d’intervention pourrait laisser penser qu’un travail sur autrui est fait, au même titre que les pratiques disciplinaires et contrôlantes qui relèvent davantage de l’hébergement d’urgence. Cependant, les programmes de réinsertion ont démontré leur pertinence et leur importance dans la sortie de rue des hommes vivant en refuge. À travers la sécurité et la stabilité qu’ils offrent, à travers l’acquisition d’habiletés, la création de liens sociaux et l’insertion dans des réseaux qu’ils proposent et grâce à des équipes d’intervention multidisciplinaire, ces programmes ont démontré qu’ils fonctionnaient assez bien. Ce n’est donc plus un travail sur autrui (Dubet, 2002) qui est effectué par les intervenants mais bien une volonté de travail avec autrui. « Travailler avec autrui c’est traiter l’autre en personne », c’est « [l’]accompagner dans la construction de [son] identité personnelle », explique I. Astier (2007 : 9). C’est d’ailleurs ce qui réjouit les usagers des programmes : ces nouvelles possibilités, ces nouveaux objectifs qui permettent une projection dans le futur souvent perdue lors de la vie itinérante. L’accompagnement encadre les hommes, certes, mais il les sécurise en leur offrant de nouveaux modes de reconnaissance, de nouveaux éléments identitaires sur lesquels il est envisageable de s’appuyer pour créer une réelle réinsertion (Roy, 2008 ; Pichon et Torche, 2007 ; Pichon, 2005).

Les paradoxes d’une institution

23Le débat sur l’autonomisation et la responsabilisation des acteurs fréquentant diverses institutions est largement documenté (Castel, 1995 ; Dubet, 2002 ; Genard, 2002). Il s’impose aussi dans des lieux comme les refuges. Si le sujet, l’individu, l’acteur est responsable de sa place dans la société, s’il doit se prendre en charge et faire preuve d’autonomie, qu’est-ce que cela signifie dans un univers comme celui de l’itinérance ? Ce que nous pouvons observer dans des lieux comme les refuges, c’est la cohabitation de diverses visions et logiques de fonctionnement. Pendant longtemps, les refuges ont répondu à des objectifs et ils ont fonctionné à partir de logiques datant d’une autre époque : ceux d’une institution de prise en charge totale du siècle précédent. Cela a toutefois changé. De nouvelles approches se sont développées et exigent des individus qu’ils se prennent en main de manière responsable et autonome. Une contradiction apparaît alors entre une ancienne et une nouvelle offre de services et la cœxistence de ces offres fait naître des tensions. Ces divers services s’adressent à divers groupes d’usagers, les hommes itinérants ne formant pas un groupe homogène. Ceux-ci sont parfois flexibles et sensibles aux propositions, d’autres fois ils sont passifs et non réceptifs. Apparaissent alors à la croisée de ces visions de l’institution et des besoins des diverses populations d’usagers des formes de violence institutionnelle. Une fois intériorisée par les usagers, cette violence institutionnelle passe quelque peu inaperçue. Elle devient la façon de faire d’une institution dont le recours est essentiel à la survie. Nous avons toutefois relevé, comme nous l’avons mentionné précédemment, des formes de protestation, de refus, d’indignation de la part des usagers, qui malgré tout, et nous le répétons, ne peuvent s’empêcher de recourir à cette institution. Le manque criant de ressources financières sous-tend également la transformation des pratiques d’intervention. La fidélisation aux services est extrêmement coûteuse pour ces services et même pour la société pour qui la solidarité ne se comprend que lorsqu’il y a, en contrepartie, des éléments de responsabilité de la part des assistés (Astier, 2007 ; Soulet, 2007a et 2007b). « S’en sortir » devient un impératif.

  • 12 Les trois refuges de Montréal ont une politique d’accueil inconditionnel. C’est-à-dire, qu’ils ne r (...)

24On peut toutefois raisonnablement penser que, dans ce contexte, bon nombre d’hommes itinérants trouveront, dans cette institution, une certaine stabilité, malgré les paradoxes qu’elles comportent. Dans ce type d’institution, « l’être-sujet » se construit à travers les prescriptions et les attentes du refuge, mais aussi à travers les propres stratégies de débrouille, les visions réactualisées du futur acquises dans les programmes de réinsertion, les nouvelles habiletés acquises. « S’en sortir » constitue une dynamique complexe. La logique individualisante qui marque les institutions et la société ne doit pas nous amener à penser qu’il suffit de « vouloir pour pouvoir ». Encore faut-il que les ressources matérielles, sociales et personnelles soient au rendez-vous (Genard, 2002). Et les refuges jouent alors un rôle essentiel en tant que pourvoyeur de ressources matérielles, sociales et personnelles entre autres à travers leur logique d’accueil inconditionnel12. Comment les hommes conjuguent-ils cet aspect avec le fait de vivre au jour le jour sans véritable ouverture sur le lendemain ni projet hors de ces réseaux ? Est-on devant deux visions ou deux manières de faire de l’institution ? Cela correspondrait-il à deux étapes complémentaires de la trajectoire des hommes itinérants ? Ou cela constituerait-il, au contraire, une contradiction fondamentale à l’intérieur même de l’institution ? Diverses réponses sont possibles.

25D’une part, nous avons vu une institution contrôlante, totale, productrice de violence entraînant une « fidélisation » de sa clientèle. D’autre part, nous avons évoqué une institution qui développe des pratiques visant l’autonomisation, la responsabilisation, l’insertion, la reconnaissance des individus qui la fréquentent. Entre les deux, surgissent des tensions à résoudre qui renvoient parfois à des formes de violence institutionnelle, parfois à la création de nouveaux liens sociaux. On assiste alors à la construction de deux discours – l’aide inconditionnelle versus l’aide conditionnelle – ; à deux types d’acteurs – dépendant versus agissant – ; à deux types d’institutions – prise en charge totale versus responsabilisation et autonomisation. La cohabitation des différentes logiques est alors difficile. Et c’est là que se situe l’enjeu principal pour les refuges. Ils doivent maintenir deux types de pratiques pour des populations variées ayant des demandes et des besoins différents. Certains hommes préfèrent la sécurité que procure un encadrement serré, dans une institution qui devient leur milieu de vie, alors que d’autres préfèrent les pratiques autonomisantes qui leur donnent du même coup la vision d’un futur hors des services pour personnes itinérantes. Le maintien de ces deux logiques occasionne toutefois d’énormes problèmes de gestion au quotidien. Cela questionne à nouveau la mission et la finalité des objectifs à poursuivre. Et, par renversement de situations, en développant des programmes de réinsertion dont les objectifs sont clairs, mais les moyens disponibles faibles, ne se produirait-il pas un étrange renforcement des situations de fidélisation ? Si on n’arrive pas à conjuguer ces deux dimensions (projet de réinsertion et conditions de vie détériorées des personnes visées), ne risque-t-on pas de se trouver dans la situation désastreuse où les programmes de réinsertion deviendront des « simulacres » où l’on occupe une population dont on ne sait que faire (Soulet, 2007a) ?

26Les professionnels œuvrant dans les refuges s’efforcent de mettre des freins et des embûches aux mécanismes de fidélisation au réseau. Celui-ci ne veut pas être qu’un lieu d’occupation, mais bien un lieu de transition menant éventuellement vers la communauté. Mais les usagers font face aux diverses possibilités de s’y installer et composent, à leur manière, avec différents types de prise en charge. Ceci crée des tensions auprès des intervenants et des dirigeants des refuges. Lorsque les hommes itinérants accèdent à un programme de réinsertion et reviennent à l’hébergement d’urgence à la fin du programme, les intervenants et les dirigeants sont perplexes. Ce retour peut être expliqué de différentes manières : les programmes ne sont pas toujours adaptés aux besoins spécifiques des hommes et ceux qui y participent n’expriment pas nécessairement une volonté de « s’en sortir » ou n’ont pas les conditions matérielles, psychologiques, sociales pour le faire. Pour certains intervenants, il est irréaliste de penser que les programmes peuvent fonctionner efficacement s’ils sont offerts sur les lieux mêmes de l’hébergement d’urgence (ou à quelques étages au-dessus dans les trois refuges). Les hommes inscrits dans les programmes de réinsertion peuvent continuer de côtoyer les mêmes personnes et conserver les mêmes habitudes que lorsqu’ils fréquentaient l’hébergement d’urgence : ils restent donc dans le même type de vie, celle de la rue. Pour les professionnels interviewés, la majorité des programmes n’offre pas de solutions réelles aux problèmes qui ont mené les hommes à la rue, à savoir les problèmes d’extrême pauvreté, d’alcoolisme, de toxicomanie, de santé mentale, etc. On peut constater que le retour à l’hébergement d’urgence est trop fréquent et que cela éloigne les possibilités d’une véritable réinsertion dans la communauté. De surcroît, la « fidélisation » à l’hébergement d’urgence se renforce et devient souvent la seule option possible. Elle présente une relative stabilité et une certaine permanence dans le temps et dans l’espace.

27Pour quels types d’usagers des refuges se pose alors la question de « s’en sortir » ? Nous avons en effet pu observer que, parmi la diversité d’hommes accueillis, certains passaient plus rapidement vers les programmes de réinsertion et sortaient ainsi plus rapidement des refuges. Qui sont ces hommes ? On ne le sait pas vraiment. Ce que l’on sait toutefois, c’est que la diversité des types de prise en charge trouve preneurs parmi la diversité de la population accueillie par les refuges.

Conclusion

28Le contrôle, la gestion, l’encadrement d’une population ou d’un groupe n’entraînent pas inévitablement le déploiement de violence institutionnelle. Dans les situations étudiées, des formes de violence apparaissent tout de même dans le rapport étroit qu’entretiennent les hommes itinérants avec les refuges. Parfois les hommes ont réagi à cette violence en la contestant, la décriant, la refusant, la contournant. D’autres fois, elle a été intériorisée sans trop de protestation, faute de pouvoir se passer de l’institution. Questionner les pratiques à l’œuvre dans les refuges devient un enjeu important. Mais la véritable question ne serait-elle pas l’existence, acceptée par la société, du phénomène inacceptable qu’est l’itinérance et ce, dans des sociétés riches comme les nôtres ? La violence institutionnelle n’est-elle pas d’abord une violence sociale que les personnes itinérantes vivent à travers la marginalisation et la non-reconnaissance de leur mode de vie, à travers leur incapacité d’agir pour s’en sortir, à travers le mépris social exprimé à leur encontre ? Si les hommes itinérants à Montréal trouvent un certain « confort » dans l’utilisation des refuges, il est cependant clair que cela a un prix et l’intériorisation des diverses formes de violence en est probablement le coût.

Bibliographie

Références bibliographiques

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Notes

1 Au Québec, le terme « itinérant » est utilisé en lieu et place de celui de « sans-domicile-fixe » (SDF) utilisé en France. Il permet de soustraire l’appellation à une seule explication domiciliaire afin de renvoyer à une combinaison d’explications. Le terme “itinérance” est donc privilégié pour qualifier non seulement une situation d’extrême instabilité domiciliaire, mais également pour faire référence à la pluralité des situations tant en terme de problèmes personnels, structurels qu’institutionnels. Voir S. Roy (1995).

2 Les organismes communautaires sont, au Québec, des organismes sans but lucratif, généralement créés par des membres de la communauté afin de répondre à un besoin non couvert par le milieu institutionnel. Ils reçoivent, pour la plupart, un financement de l’État, mais restent indépendants et autonomes dans leur gestion et la définition de leur mission.

3 Nous avons, dans une recherche précédente (Grimard, 2006), démontré que les personnes itinérantes vivent de nombreuses contraintes face à l’accès aux services et que certaines personnes préfèrent ne pas utiliser les services ou les utiliser de manière détournée (à l’aide de stratégies de débrouille) afin de ne pas renoncer à la dignité qu’il leur reste.

4 Au Québec aucune loi n’empêche les personnes itinérantes de dormir dans la rue ou, au contraire, aucune loi ne force les autorités à retirer les personnes itinérantes de la rue. Mais lors de la période froide (de novembre à mars) les policiers et travailleurs sociaux encouragent fortement un séjour en refuge et vont même jusqu’à y « accompagner » la personne.

5 Un certain nombre d’hommes itinérants refusent d’utiliser les refuges pour de nombreuses raisons. Dans la recherche précédente, que nous avions effectuée sur la question de l’accessibilité aux services, ces hommes indiquaient ne pas aller dans les refuges principalement en raison de la rigidité des règlements de fonctionnement et de leur non-accès aux refuges dû à des infractions à ces dits règlements. Voir Roy et al., 2006.

6 Les personnes prestataires de l’aide sociale (le revenu minimal offert par l’État lorsqu’une personne ne peut travailler) se voient couper leurs revenus lors des séjours hospitaliers de plusieurs semaines, étant nourries et logées par l’hôpital. Ces personnes qui perdent leur unique et faible revenu se font souvent évincées de leur chambre ou appartement.

7 Les refuges à Montréal ne sont pas ouverts durant le jour. Les soupes populaires prennent le relais.

8 Petit couteau à lame interchangeable, généralement utilisé pour le bricolage ou pour de menus travaux d’entretien.

9 Le montant de subvention accordé aux refuges est cependant bien inférieur à leurs besoins. Les premières subventions octroyaient 1,88 $ par lit par jour ; alors que les refuges estimaient que le coût réel était de 24 $ par lit par jour. En 2006-2007, les subventions ont porté à 5 $ par lit par jour le montant octroyé par le Québec. En décembre 2007, après avoir été soumis à de nouvelles pressions, le gouvernement québécois a accordé un financement portant le montant à 12 $ par lit par jour.

10 Stratégie des partenariats de lutte contre l’itinérance, http://www.rhdcc.gc.ca/fra/sans_abri/index.shtml.

11 Équivaut à 60 centimes d’euro. Bien que cela ne soit pas une somme importante, de nombreux hommes n’ont pas la somme chaque jour.

12 Les trois refuges de Montréal ont une politique d’accueil inconditionnel. C’est-à-dire, qu’ils ne refusent aucune personne en détresse. S’il s’agit d’un immigrant nouvellement arrivé, d’un homme qui vit une première situation d’itinérance, d’un homme en situation d’extrême pauvreté, si la température est extrêmement froide, les intervenants sont obligés de loger l’homme qui demande de l’hébergement pour une première fois. Si le refuge est complet, ils lui procureront un lit d’appui. Cela fait en sorte que les refuges n’accueillent pas que des hommes itinérants, mais accueillent une diversité d’hommes en situation de grande précarité.

Auteur

Coordonnatrice du Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale, Université du Québec à Montréal.

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