Entre violence institutionnelle et régulation : les effets de la prison au regard des proches de détenus
p. 45-60
Texte intégral
1La question des rapports entre l’institution carcérale et la violence est abordée, de manière centrale ou périphérique, par l’ensemble des chercheurs travaillant sur l’univers carcéral1. Si les prisons puisent en partie leur légitimité dans leur rôle de régulateur des violences qui s’observent dans le corps social, elles sont aussi accusées de générer de la violence institutionnelle. Elles s’avèrent, de plus, inaptes à protéger les détenus subissant de nombreuses brimades comme l’étudie C. Rostaing2. Si les travaux proposent des interprétations divergentes et ne reconnaissent pas aux acteurs les mêmes capacités de résistance, tous étudient les formes de violence s’exerçant sur les détenus et sur les surveillants, ou celles produites par eux.
2Notre contribution déplace le regard en analysant l’action des prisons au-delà de leurs murs, à travers l’étude de l’expérience des proches de détenus. Ces acteurs, largement invisibles, subissent des violences qui font elles-mêmes l’objet de processus d’invisibilisation. Ce texte étudie ce que ces acteurs, à l’interstice entre dedans et dehors, ressentent comme formes de violence institutionnelle et il questionne les résistances qu’ils sont aptes à mettre en place pour s’en protéger. Par là même, notre propos enrichit la compréhension des logiques d’actions régulant les prisons. Les analyses proposées se fondent sur soixante entretiens semi-directifs avec des proches de détenus rencontrés devant des établissements pénitentiaires. Nous nous sommes rendus d’abord devant des maisons d’arrêts où sont incarcérés des détenus prévenus ou condamnés à de courtes peines ; puis l’enquête s’est poursuivie devant une maison centrale, prison accueillant des hommes condamnés à de longues peines allant jusqu’à la perpétuité. L’âge et le milieu social d’appartenance des enquêtés varient sensiblement, de même que la situation judiciaire de leur proche détenu. Essentiellement composée de mères, d’épouses et de compagnes de détenus, la population de l’enquête est très majoritairement féminine.
3L’expérience sociale vécue par les proches de détenus, nommée « expérience carcérale élargie », est une épreuve de séparation brutale brisant l’« allant de soi » (Berger et Luckmann, 1986) de leur vie quotidienne. Elle génère une remise en question identitaire et redessine les contours de leur sociabilité, les acteurs faisant l’objet de logiques d’exclusion et/ou se repliant sur eux-mêmes afin d’éviter les jugements dépréciatifs d’autrui. Enfin, elle induit une confrontation personnelle aux institutions pénitentiaires dont ils doivent apprendre les règles contraignantes et labiles. Après avoir présenté les dimensions essentielles de la violence institutionnelle ressentie par les proches, nous mettrons en lumière les ambiguïtés de leur perception sur l’action des prisons. En effet, une majorité d’entre eux3 propose un double regard sur les institutions carcérales : s’ils dénoncent leur violence à l’encontre des détenus et à leur égard, ils leur attribuent, dans le même temps, des rôles les apparentant à des instances de régulation. Ainsi, dans une seconde partie, nous exposerons les effets positifs imputés à l’emprisonnement par les proches des détenus en expliquant les paradoxes de leurs discours, les valorisations de l’épreuve pouvant apparaître comme le fruit de la violence institutionnelle ou à l’inverse comme une modalité de résistance à celle-ci.
Les formes de violence institutionnelle envers les proches
4La confrontation personnelle des proches aux institutions carcérales représente une première source de violence institutionnelle. Celle-ci résulte également de la peur suscitée par l’univers carcéral et de son intrusion dans l’intimité des relations entre le détenu et ses proches.
La rencontre des proches avec les prisons comme facteur de violence morale
Un cadre institutionnel dégradant
5La première dimension du caractère éprouvant de l’expérience des proches résulte du cadre architectural des prisons. Les murs heurtent et l’état de délabrement de certains établissements pénitentiaires constitue un des aspects de la violence morale vécue. Les pièces, dans lesquelles les familles attendent avant et après chaque parloir4, sont largement critiquées en raison de leur austérité. Leur négligence traduit, pour eux, la faible considération que leur reconnaît l’administration. L’inexistence d’aération, le nombre insuffisant de places assises, l’absence de peinture aux murs, des plafonds constitués de tuyaux et des fils électriques sont interprétés comme autant de marques d’irrespect. Beaucoup dénoncent également la saleté de ces lieux et celle des parloirs, le manque de propreté portant atteinte à la dignité des proches et à l’intégrité de leur corps. Ainsi, « la dégradation de l’environnement est associée à une dégradation de l’image de soi, du rapport à soi-même » (Lhuilier, 2001 : 37).
« Si la famille n’était pas mise au même niveau que le détenu, on n’aurait pas toute cette saleté à passer avant d’aller les voir… On serait au moins reçu dans des pièces décentes, nettoyées de temps en temps, désinfectées. Je veux dire pour la famille, il n’y a rien et ce n’est pas propre. C’est vraiment une chose qui me gêne, c’est sale… C’est sale… Les parloirs sont franchement dégoûtants, ce n’est jamais lavé par terre, ça pue, je trouve ça inadmissible. (…) La famille, elle est mise plus bas que terre parce que quand on vous reçoit dans une telle saleté, cela veut dire que vous êtes quoi, vous êtes quoi, vous êtes de la merde. » (Clotilde, 55 ans, mère de deux détenus écroués en MA, prévenus, 4e mois)5.
6Si le cadre des parloirs détériore, les proches de détenus sont aussi dépréciés par les carences de leur accueil.
Le processus de socialisation aux contraintes institutionnelles comme forme de dénégation
7Quand ils se rendent aux parloirs, les proches se soumettent à des mesures contraignantes de contrôle et de surveillance : vérification de leur identité, passage sous un portique détecteur de métaux, dépôt de leurs affaires personnelles, etc. Si ces règles traduisent, selon les proches, le regard suspicieux que porte sur eux l’administration pénitentiaire, elles constituent rarement, en elles-mêmes, une forme de violence. En revanche, le processus par lequel ils se familiarisent à elles est particulièrement violent, comme le révèlent les premiers temps de l’expérience élargie. Au choc ressenti suite à l’incarcération, s’ajoute la découverte déroutante de l’univers carcéral. Or, l’administration ne propose pas de procédure d’accueil spécifique pour les proches de détenus arrivant leur permettant de s’informer des démarches à accomplir et des règles à respecter. Le personnel de surveillance et les conseillers d’insertion et de probation, trop peu nombreux, ne disposent pas de suffisamment de temps pour former les familles à agir conformément aux règles institutionnelles. Certains surveillants estiment par ailleurs que cela ne relève pas de leur fonction puisqu’ils ne disposent pas de mandat à l’égard des proches de détenus.
« La première fois, je ne savais pas qu’il fallait venir une heure avant, je ne savais pas qu’il y avait l’appel avant, donc j’ai raté le parloir. Les gens qui travaillent dans les prisons, ils ne se mettent pas à la place de la famille, ils n’essayent pas de comprendre, cela peut leur arriver aussi à eux et ils ne nous expliquent pas assez comment ça se passe. »
(Loucine, 41 ans, compagne d’un détenu écroué en MA, prévenu, 4e mois).
8Les proches se socialisent alors par « frottement »6 aux normes carcérales émergeant en situation, au moment même où ils les transgressent par ignorance. Les entretiens abondent de récits de péripéties vécues comme autant de moments humiliants et mortificatoires.
« Les premiers temps c’était horrible, horrible de rentrer dans cet établissement que vous ne connaissez pas, accueilli par des matons qui sont inhumains, qui ne se mettent pas à votre place, vous arrivez, vous ne savez pas ce qu’il faut faire. Quand je suis arrivée, je ne savais pas comment cela marchait dedans, je faisais que sonner au portique, mais je ne savais pas ce qui sonnait donc j’étais paniquée. […] La première fois, j’ai mis un quart d’heure avant de pouvoir passer sous le portique, il fallait que j’enlève tout, je me disais que je n’allais plus rien avoir sur moi, je sonnais mais je ne savais pas ce qui sonnait. Bon maintenant je sais, il y a des choses qui sonnent et d’autres qui ne sonnent pas donc je m’arrange pour ne pas sonner, je ne veux pas sonner, cela m’a traumatisé la première fois. […] le maton m’empêchait de rentrer et il ne m’expliquait pas ce qu’il se passait, je ne comprenais pas. » (Cassandra, 48 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 2e année).
9La gêne éprouvée fait ressentir l’existence de la règle, apprise par ce parcours initiatique qui rend les premières visites très angoissantes avant qu’une certaine routine s’installe, toujours limitée par la labilité des règles et l’arbitraire avec lequel elles s’appliquent.
10Aussi, la violence des prisons envers les proches de détenus résulte plus d’un manque de considération, d’une absence de visibilité et de reconnaissance, que de formes actives de violence. Les carences dans l’accueil sont vécues comme une dénégation de soi.
Confrontation aux autres familles de détenus et discrédit social
11Les visites sont l’occasion de se confronter aux autres familles, cette rencontre alimentant leur sentiment de discrédit. En effet, la présence de ces « autres » certifie leur appartenance à un groupe auquel les acteurs refusent souvent de s’affilier, celui de « famille de détenu ». L’adoption de cette nouvelle identité peut générer une atteinte violente à l’image de soi, c’est pourquoi ils se distinguent, en entretien, en jugeant souvent ces « autres » vulgaires, modestes, apathiques, etc. Les relations entre proches restent rares, chacun désirant se préserver d’une image négative en déplaçant sur les autres, les préjugés dépréciatifs dont ils font l’objet. Ces logiques de différenciation les divisent inexorablement, les proches ne parvenant pas à s’approprier une expérience commune, et, à l’instar de tout groupe stigmatisé, « ils sont incapables d'une action collective et ne montrent aucune structure stable et globale d'interactions mutuelles » (Goffman, 1975 : 36).
La peur de la violence et la peur comme violence
12L’univers carcéral est toujours associé à des images de violence ; celles-ci génèrent de nombreuses angoisses constituant une violence institutionnelle plus invisible envers les proches. En effet, l’imaginaire entourant les institutions carcérales et la peur qu’elles inspirent, construction sociale et politique par excellence (Chauvenet et al., 2008), doit leur permettre de remplir une de leurs fonctions sociales essentielles : la dissuasion. Les représentations sociales communément admises sur les prisons et leur violence sont partagées par les proches de détenus éprouvant de nombreuses craintes quant à ce que vit le détenu dans des conditions de détention supposées très pénibles et dangereuses.
« La prison, elle est là au quotidien. Donc c'est difficile, c'est difficile parce qu’en prison, il peut tout arriver. Donc, c’est une angoisse, une inquiétude qui est là tout temps. »
(Lalie, 45 ans, épouse d’un détenu écroué en MC, 40 ans, 15e année).
« Là-bas, il y a des règlements de comptes dans les coins, cela m’inquiète énormément. Il y a eu des bagarres et à chaque fois que je vais le voir c’est l’angoisse, c’est l’angoisse de voir comment il va être, j’ai l’angoisse que l’on abîme mon frère. La dernière fois par exemple, j’étais très mal car je l’ai vu avec des petites blessures sur le visage, j’étais très, très mal. »
(Éléonore, 42 ans, sœur d’un détenu écroué en MC, 15 ans, 8e année).
13Les proches redoutent les agressions physiques comme les violences que le détenu visité pourrait s’imposer à lui-même. Leur alimentation et leur santé sont d’autres préoccupations constantes, renforcées par les représentations sur la mauvaise qualité de la nourriture et des soins en prison.
14Les angoisses des proches sont d’autant plus vives que les conditions de détention sont largement fantasmées à partir des séries ou films américains. Aussi, elles sont nourries par leur méconnaissance de la vie carcérale qui atteste de la persistance d’une frontière entre dedans et dehors. Si les détenus ont plus les moyens de s’informer sur la vie extérieure, les proches ignorent quant à eux souvent les conditions réelles et quotidiennes de vie carcérale. Ils en sont d’autant moins informés qu’elles constituent un sujet tabou dans leurs échanges avec le détenu. L’opacité des prisons qui peinent à informer les familles et la limitation des échanges avec le détenu renforcent leurs angoisses.
15Par ailleurs, les proches appréhendent les effets déstructurants de la prison sur le détenu déplorant notamment le manque d’activité en détention et l’absence d’aide leur permettant de préparer leur sortie. Plus que tout, ils redoutent les mauvaises rencontres, partageant l’image sociale fortement répandue d’une prison « école du crime ».
Violence relationnelle : une institution qui s’immisce dans l’intimité
16Les prisons génèrent enfin une violence relationnelle à l’égard des proches de détenu. Si la violence physique décrit des actes portant atteinte au corps des individus, la violence relationnelle désigne les processus ou logiques d’actions dégradant leurs relations sociales.
17Les prisons sont nécessairement perçues comme violentes pour les proches puisqu’elles les séparent soudainement du détenu sans qu’ils ne l’aient décidé ni négocié. La séparation est d’autant plus violente que les acteurs n’ont pas de prise sur sa durée. De plus, les modalités d’échanges sont strictement définies par l’administration pénitentiaire. Les interactions entre le détenu et ses proches sont toujours sous contrôle ou sous sa menace. La prison, tiers s’immisçant « dans les relations qui unissent intimement un individu et des êtres qui lui sont chers » (Goffman, 1968 : 74), impose aux proches une forme de « contamination morale ».
18Les interactions entre le détenu et ses proches sont surdéterminées par le cadre carcéral dans lequel elles se réalisent. Les personnes doivent parvenir à construire de l’intime, dans une sphère publique et contrôlée. La surveillance des parloirs, la lecture des lettres, l’écoute des conversations téléphoniques conduisent une grande part des proches à s’autocensurer, les échanges pouvant rapidement souffrir de superficialité. Le contrôle des courriers par le juge d’instruction, quand le détenu est prévenu, et par le directeur de la prison, lorsqu’il est condamné, empêche la fluidité des échanges, les lettres arrivant à destination après un délai de plusieurs jours à plusieurs semaines. De tels délais créent des décalages dans les conversations générant de nombreuses craintes ou incompréhensions. À cela peut s’ajouter un appauvrissement des relations au fil du temps : la rareté des moments partagés tout comme l’impossibilité des détenus de téléphoner en maison d’arrêt éloignent les acteurs qui ne partagent plus de vie commune. Les interactions peuvent ainsi s’apparenter à un télescopage violent et désemparant entre deux mondes aux contenus et aux temporalités distincts. L’interdiction des relations sexuelles constitue une entrave au maintien des liens de conjugalité. Lorsque les partenaires outrepassent cet interdit, les rapports sexuels se réalisent dans des conditions insatisfaisantes. Enfin, les relations de couple peuvent être fragilisées par la « survirilité » (Bessin et Lechien, 2002) des hommes suscitée par la vie en détention, les détenus modifiant leur comportement à l’égard de leur compagne. Celles-ci sont nombreuses à raconter les conflits nés des excès de jalousie de leur mari ou compagnon, la nature de la socialisation entre détenus expliquant en partie ces tensions.
19Le maintien des liens familiaux est certes aujourd’hui présenté comme un objectif pour l’administration pénitentiaire, les unités de visite familiale7 attestant de cette volonté, mais la persistance des logiques sécuritaire et correctionnaliste limite inévitablement son développement. Les actions des prisons articulent des principes de légitimation fortement hétérogènes, à l’instar des institutions d’aide aux SDF étudiées par C. Grimard8. Le traitement de l’administration pénitentiaire à l’égard des proches de détenus combinent deux logiques puisqu’au « programme institutionnel » (Dubet, 2002) traditionnel s’ajoute une injonction contemporaine au respect des personnes détenues et de leurs droits. Or, le « renouvellement institutionnel » peine à se réaliser en raison du primat sécuritaire.
20La violence de la rencontre avec le monde carcéral est accrue quand le proche nie la culpabilité du détenu visité, les proches déplaçant alors la responsabilité de leur épreuve sur l’institution carcérale. La confrontation est également particulièrement violente pour les personnes n’ayant jamais envisagé d’être confrontées à une telle expérience.
La prison comme instance de régulation de violences interpersonnelles
21Si la violence institutionnelle est dénoncée, le regard des proches sur les effets de la prison est plus ambivalent pour une partie d’entre eux qui cherchent à donner du sens à l’épreuve vécue. L’institution carcérale est présentée comme un tiers régulateur de violence au profit d’une normalisation de la vie quotidienne. L’incarcération apparaît également bénéfique pour le détenu et pour la relation entretenue avec lui.
Apaisement de son quotidien
22Si l’incarcération de son proche s’accompagne d’anxiété, la mise en détention peut, dans le même temps, être décrite comme une source de stabilité face à une vie ponctuée de conflits violents et marquée par une insécurité constante. En effet, elle peut mettre un terme, au moins temporairement, à des violences conjugales physiques et/ou psychologiques. La prison apparaît aussi comme une réponse face à un fils, mari ou compagnon, dont les proches ne parvenaient plus à supporter, ni à canaliser les dérives. Comme l’écrit M. Comfort, certaines femmes « utilisent manifestement le système de justice pénale comme une instance de protection face à des hommes marginalisés ou difficiles à gérer au quotidien » (Comfort, 2007 : 25). Le récit de Loucine est caractéristique de l’apaisement éprouvé par la mise en détention de son compagnon, toxicomane, dont elle redoutait les excès de colère et les délits. En outre, il invitait souvent à leur domicile des amis qu’elle appréciait peu et était contrainte, par son compagnon, de rester en cuisine pendant leur présence.
« Quelque part, la prison, cela nous a fait beaucoup, beaucoup de bien. Moi, à la maison, je n’ai plus peur, ma tension a baissé aussi parce que j’étais très anxieuse. Quand il était dehors, j’avais peur, quand il ne me téléphonait pas, j’avais peur et là je n’ai plus cette peur. J’ai retrouvé mon sommeil, la maison est calme et entre temps lui, je le sens en sécurité. »
(Loucine, 41 ans, compagne d’un détenu écroué en MA, prévenu, 4e mois).
23Certains parents racontent également leur soulagement et le répit offert par l’incarcération. Conscients de la dérive de leur fils vers la délinquance, ils étaient toujours inquiets de savoir où il se trouvait et ce qu’il faisait. Le placement en détention était inéluctable pour ces parents se sentant impuissants pour interrompre la trajectoire déviante de leur fils. Redoutant constamment un appel de la police ou sa venue, la mise en détention les apaise, paradoxalement, puisqu’ils ne craignent plus l’arrestation de leur enfant.
« C’est complètement idiot ce que je vais dire mais c’est peut-être le reflet de la réalité, je n’ai plus l’angoisse de me dire “où il est ?”, je sais où il est. Ben oui parce qu’avant quand il n’était pas là, je me demandais ce qu’il faisait, j’allais le chercher, j’angoissais, je le coursais dans la cité, c’était infernal. » (Jeanne, 58 ans, mère d’un détenu écroué en MA, prévenu, 3e mois).
« Avant, quand on rentrait de commissions, on se disait “est-ce qu’on va voir les flics, est-ce que…”. Plusieurs fois cela nous est arrivé de rentrer de commissions et c’est la BAC9 qui nous attendait. Mais c’est vrai que depuis qu’il est là, on est quand même un peu plus tranquille. »
(Francette, 59 ans, mère d’un détenu écroué en MA, condamné (18 mois), 7e mois).
La prison : un espace-temps où l’on se retrouve…
24Si la prison peut fragiliser les échanges, elle est présentée, dans le même temps, comme un facteur de pacification voire de renforcement de la relation entretenue avec le détenu.
25Les parents de détenus sont nombreux à affirmer qu’ils ont cessé de se disputer avec leur fils qui, après avoir constaté qu’il était largement délaissé par ses amis, aurait pris conscience que ses ou son parent(s) étai(en) t son seul point d’appui et de réconfort. Ils ont le sentiment de reprendre prise sur leur fils incarcéré quand ils ne savaient plus comment agir à son égard avant la détention. Ils affirment être désormais écoutés, leur fils étant reconnaissant du soutien offert, même si certains se plaignent, à demi-mot, de son exigence.
26En outre, l’incarcération peut être perçue comme un facteur de renforcement des relations conjugales. Répétant l’idée selon laquelle « on se rapproche dans la difficulté », les femmes de détenus constatent que leurs relations se sont intensifiées et assainies. Certaines considèrent que leur couple dysfonctionnait, miné par des non-dits et des mensonges. L’incarcération a ouvert un espace propice d’échanges et un temps de bilan dont le couple sort renforcé.
« On a tout remis à plat et puis on repart sur de bonnes bases donc je pense que quelque part, pour nous, c’est bénéfique. »
(Céline, 33 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 3e mois).
27Loucine, citée précédemment, soutient également que sa relation conjugale est plus harmonieuse. Son compagnon, très distant voire absent dans leur vie de couple hors des murs, se révèle très affectueux et attentionné lorsqu’il est incarcéré. Le placement en détention favorise selon les enquêtées l’expression des sentiments de leur partenaire.
« Et moi je l’apprécie comme ça, je préfère quand il est ici, je le préfère quand il est en prison. Cela fait deux fois maintenant que je le connais en prison et cela fait deux fois que je l’aime mieux, je l’aime mieux en prison que dehors parce que quand il est dehors, quand il est avec son milieu, là il commence à me parler mal. »
(Loucine, 41 ans, compagne d’un détenu écroué en MA, prévenu, 4e mois).
28La mise au jour des bénéfices imputés à la prison offre aux proches des raisons de croire à un avenir familial et conjugal serein. De plus, le soutien offert au détenu est très éprouvant et les bénéfices reconnus de la prison sur la relation leur permettent de penser que leurs efforts ne sont pas et ne seront pas vains. Pourtant, la réalité et la persistance des changements du détenu lors de sa sortie interrogent, les effets positifs imputés à l’épreuve sur la qualité de la relation semblent essentiellement liés à un effet de contexte, la prison exacerbant les sentiments.
La prison, une instance réformatrice ?
29Conjointement aux discours dénonçant les effets redoutés de la prison sur le détenu, les proches exposent les changements heureux survenus dans son comportement, la prison étant présentée comme la seule institution apte à réguler le comportement du détenu.
30Pour certains proches, l’incarcération arrive à point nommé pour interrompre une trajectoire délinquante qui aurait inéluctablement conduit leur mari, leur compagnon ou leur fils à commettre des actes plus graves, plus immoraux et plus violents. La détention est décrite comme le seul garde fou à la poursuite d’une trajectoire vers toujours plus de violence et de marginalisation. Les proches estiment que cette incarcération évite une détention plus longue qui serait inévitablement survenue autrement. La mise en sens de l’expérience s’effectue ainsi au regard d’un « scénario alternatif virtuel » (Hélardot, 2006 : 78), l’incarcération étant positivée à partir d’hypothèses sur ce qu’il se serait produit si elle n’avait pas eu lieu.
« Je trouve ça bien qu’il ait été pris maintenant avant que cela lui monte à la tête. Là, il a beau me dire “mais maman, c’était juste pour vivre pendant un mois et me faire un peu d’argent”, moi je pense qu’une fois qu’on a le doigt dedans, je ne sais pas si on peut s’en sortir. C’est bien… qu’il ait été arrêté tout de suite. Non parce qu’après, c’est un engrenage. »
(Corinne, 55 ans, mère d’un détenu écroué en MA, prévenu, 2e mois).
31Pour d’autres, la prison est bénéfique, car le détenu reprend un rythme de vie moins destructeur et peut suivre une prise en charge sanitaire de sa toxicomanie. La prison est aussi positivée quand elle ouvre la voie d’une aide psychologique refusée jusqu’alors.
32Les proches insistent, enfin, sur les changements positifs du détenu. Ils soutiennent que l’incarcération a constitué, pour lui, un temps de réflexion bénéfique puisqu’il souhaite désormais s’inscrire dans une vie plus normalisée. Les entretiens reprennent ainsi le « mythe de la réversibilité morale » (Emmanuel, 2001) selon lequel la prison permet l’amendement et la rédemption. Les institutions carcérales sont présentées comme des instances de construction d’un individu responsable, aptes à diriger le détenu vers les valeurs et les normes en vigueur dans la société.
« C’est très dommage d’en arriver là mais peut-être qu’il lui fallait ça, il avait besoin d’un électrochoc. (…) Malgré tout, cela lui a permis de se remettre en question, de réfléchir, de se dire qu’il devait devenir adulte et responsable et c’est terrible parce que je pense que c’est une épreuve qui est pénible mais je pense que cela lui fait du bien et je pense qu’il fallait qu’il en passe par là. »
(Céline, 33 ans, épouse d’un détenu écroué en MA, prévenu, 3e mois).
33Pour appréhender ces discours, il est d’abord nécessaire de souligner leur dimension sexuée, dans le sens où ils sont essentiellement proposés par des femmes visitant des hommes incarcérés. Une double interprétation peut ensuite être proposée pour les comprendre.
34D’abord, de tels propos traduiraient l’institutionnalisation des proches qui intègreraient, au fil de l’expérience, le bien fondé des missions imputées aux prisons. Ici, les acteurs reconnaissent aux institutions carcérales un droit à l’exercice légitime de la violence, puisque c’est à ce prix qu’elles peuvent prévenir les comportements violents ayant cours dans la vie sociale. La reprise de l’idéologie correctionnaliste, intériorisée par les proches de détenus, prend le pas sur la mise au jour de sa violence, les individus adhérant, au moins pour partie, à l’idée que la souffrance imposée au détenu participe de sa reconstruction. Autrement dit, ces discours découleraient de la « violence symbolique »10 exercée par l’institution sur les proches, cette thèse reprenant les réflexions sociologiques classiques sur les rapports entre institutions régaliennes et violence.
35Cependant, cette interprétation renvoie à une conceptualisation trop déterministe des institutions sociales niant les capacités de réaction des individus face à la contrainte. Ainsi, nous privilégions une seconde analyse qui permet d’envisager à l’inverse la marge d’action conservée par les proches, capables d’élaborer des résistances face aux violences vécues. Dans cette perspective, les discours sont à comprendre dans une logique de reconstruction de soi, dans le sens où ils permettent aux acteurs de restaurer leur perspective d’avenir. Ainsi, le sens de l’épreuve est « retournée » puisque l’incarcération leur apparaît dès lors comme un malheur au service d’une amélioration de leur propre vie. En outre, la présentation des aspects positifs de l’incarcération sur le détenu visité permet de préserver et de restaurer l’identité de ce dernier entachée par le statut de détenu : en mettant en avant leurs aptitudes aux changements, ils affirment qu’il n’est pas intrinsèquement « voyou » ou « criminel ». Ces discours s’apparentent à des logiques de défense identitaire, à des « stratégies identitaires » (Camilleri, 2002) qui servent à justifier, pour soi-même comme aux yeux des autres, le soutien offert au détenu et le maintien du lien. Ainsi, de tels discours s’apparentent à des manières de résister à la violence institutionnelle qu’ils parviennent à mobiliser.
Conclusion
36L’analyse de l’expérience des proches de détenus met en lumière les paradoxes de leur regard sur les actions des prisons. L’institution carcérale est soumise à leurs critiques en raison des formes de violences qu’elles génèrent. Ces violences institutionnelles sont particulièrement problématiques, dans la mesure où elles s’exercent sur les proches de détenus n’ayant pas commis d’actes répréhensibles et dont la prison n’a pas la charge. Par là même, elles interrogent sur le respect des principes de légalité et de personnalisation de la peine régissant le droit pénal en France. Le respect de l’individu qui s’impose dans nos sociétés contemporaines les rend d’autant moins légitimes aujourd’hui. Dans ce contexte, les institutions carcérales sont en effet sommées par les instances européennes notamment, de mieux garantir les droits et la dignité des personnes qu’elles enferment comme ceux de leur entourage familial. Dans le même temps, les proches semblent continuer à croire et à adhérer au programme institutionnel initial des prisons selon lequel sa violence sert son rôle de régulateur des violences interpersonnelles ayant cours dans leur vie privée et dans le corps social. Pour notre part, nous percevons dans ces discours une forme de résistance à la violence vécue, les acteurs parvenant à mettre en sens l’expérience afin de transformer leur statut d’« individu souffrant » en celui d’« individu conquérant »11.
Bibliographie
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Singly De F., Libre ensemble. L'individualisme dans la vie commune, Paris, Nathan, 2000.
Notes de bas de page
1 Les liens entre violence et prisons font l’objet de nombreuses réflexions depuis les ouvrages fondateurs d’E. Goffman (1968) et de M. Foucault (1975) jusqu’à la récente étude d’A. Chauvenet, C. Rostaing et F. Orlic (2008).
2 Voir l’article de C. Rostaing dans ce présent ouvrage : « Processus de stigmatisation et violences en prison. De la nécessité de résister ».
3 L’expérience carcérale élargie est plurielle et ce texte ne peut recouvrir sa diversité. Nous étudions ici un type de vécu de cette épreuve sachant que pour d’autres proches, elle n’est que violence destructive et soumission.
4 Avant les visites, les proches sont contraints d’attendre que les parloirs se libèrent ; après, ils attendent que les détenus soient fouillés.
5 Pour chaque extrait d’entretien, les caractéristiques suivantes concernant la personne interrogée et le détenu qu’elle visite sont présentées : le prénom anonymisé de la personne ; son âge ; la nature du lien qui l’unit au détenu ; le lieu d’incarcération du détenu visité (MA pour Maison d’Arrêt, MC pour Maison Centrale) ; son statut judiciaire (prévenu ou condamné) lorsque le détenu est écroué en MA ; la peine à laquelle le détenu a été condamné, le temps d’incarcération effectué.
6 Nous empruntons le concept de « socialisation par frottement » proposé par F. De Singly (2000) pour rendre compte du processus d’apprentissage de la vie conjugale.
7 Les unités de visite familiale, appelées aussi unités de vie familiale, (UVF), instaurées en France en 2003, désignent une modalité de visite prolongée et intime (sans surveillance) : ces visites ont lieu dans de petits appartements situés dans l’enceinte des prisons où les détenus peuvent recevoir leurs proches durant 6 à 72 heures.
8 Voir l’article de l’auteur dans ce présent ouvrage : « Les pratiques paradoxales d’une institution et ses formes de violence. Le cas des services d’hébergement pour hommes itinérants (SDF) à Montréal ».
9 Brigade Anti-Criminalité.
10 La violence symbolique désigne « tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force » (Bourdieu, 1972 : 18).
11 L’individu souffrant et l’individu conquérant sont, pour A. Ehrenberg (1995), les deux facettes de gouvernance de soi dans nos sociétés contemporaines.
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