1Arrivé au terme de la réflexion proposée dans ce travail, il faut se demander si la mise en œuvre de la grille de lecture inspirée de Max Weber a produit l’effet de connaissance escompté. Le pari est-il tenu ? Cette grille de lecture a voulu rendre compte de la relation salariale paternaliste au regard des logiques de développement du capitalisme et, plus largement, l’inscrire dans une problématique plus vaste, celle de l’articulation entre capitalisme rationnel et traditionalisme. Elle proposait d’opérer en quelque sorte un renversement de perspective en offrant un nouveau point de vue pour appréhender l’histoire de la relation salariale. L’analyse prend en effet les logiques du paternalisme et du traditionalisme comme point de départ pour rendre compte des tendances générales à l’œuvre. Elle s’est proposé par ailleurs de conduire l’analyse jusque dans la période la plus récente, montrant en quoi la mobilisation de principes traditionnels dans l’activité productive et dans la relation salariale ne peut être renvoyée au seul passé. Nous avons vu, au contraire, en quoi elle a été en capacité de s’adapter et comment ses manifestations ont été variées au cours du temps.

2Les dynamiques ont été appréhendées à partir de deux phénomènes considérés comme des invariants du développement du capitalisme : la rationalisation de l’organisation productive ; l’approfondissement des principes de la domination rationnelle-légale dans la relation salariale. C’est dans le déploiement de ces deux processus qu’on situe les tensions portées sur les univers traditionnels, et celle d’une « lutte » entre capitalisme rationnel et traditionalisme. Cette lutte possède une grande permanence dans le temps. Il faut pourtant considérer que ces invariants s’orientent de façon différenciée selon les époques et, de ce fait, influent sur la façon dont elle s’exprime. Les idéologies et les représentations qui sous-tendent le capitalisme et les arrangements institutionnels qui le régulent varient au cours du temps. Ce sont aussi les acteurs de ces processus eux-mêmes qui changent. On a interprété ces processus comme l’expression de conflits et de tensions entre les acteurs parties prenantes et dont les points de vue s’opposent, mais aussi des alliances et compromis qu’ils passent et qui fait que ce qui ressort de cette lutte n’est jamais donné d’avance.

3Les conditions de possibilité (à la fois sociales, économiques et juridiques, objectives et subjectives) et les modalités d’articulation entre traditionalisme et capitalisme ont fluctué dans le temps. Elles ont eu à voir avec la façon dont les processus de rationalisation et de juridicisation ont été orientés au cours de trois grandes temporalités du capitalisme. Ainsi, alors que le paternalisme avait été dans un rapport de fonctionnalité avec le capitalisme des débuts de l’industrialisation, les tensions se sont faites croissantes par la suite. Sur ce plan, les années 1960 ont marqué une véritable rupture (comme « aboutissement » de tout un processus de longue durée). La mobilisation des principes traditionnels fut l’objet d’une condamnation idéologique et morale exprimée de points de vue souvent opposés (lutte de classe, progrès, rationalité technocratique) mais qui trouvèrent à se rejoindre. Cette condamnation fut aussi pratique, à travers les mesures de politiques publiques et d’orientation des formes de la concurrence. La juridicisation de la relation salariale y révèle l’approfondissement des logiques rationnelles-légales qui s’opérait alors à travers un droit spécifique. En associant des garanties collectives basées sur des critères objectivés à la reconnaissance du statut de salarié, elle a tendu à homogénéiser les conditions du salariat. S’est opéré un long travail d’adaptation des particularismes aux cadres généraux. Des acteurs différenciés (État, syndicats de salariés, organisations patronales et chercheurs) ont pu alors s’accorder autour d’un ensemble de représentations et de valeurs mettant en avant l’idée d’une conjugaison possible entre progrès économique, social et technique et dont la grande entreprise industrielle paraissait être le lieu privilégié de réalisation. À l’aune de ces visions, les organisations « traditionnelles », petites entreprises et systèmes productifs localisés, apparaissaient comme autant de réminiscences d’un passé que l’on voulait révolu, autant de « poches de retard ». Pourtant, et malgré la force du processus de rationalisation alors engagé, certaines d’entre elles ont pu s’inscrire de façon « efficace » dans le capitalisme tel qu’il trouve alors à s’orienter. Ce ne sera plus le cas dans la période récente malgré l’inversion apparente des discours et des idéologies. Le cas des petites entreprises industrielles de milieu rural nous montre qu’il s’agit plus d’une invalidation pratique découlant des logiques mêmes du capitalisme. Ces organisations sont aujourd’hui traversées par une tension majeure entre recherche de flexibilité, d’un côté, formalisation organisationnelle et distanciation relationnelle, de l’autre, qui invalide les conditions de possibilité de certains de leurs traits les plus spécifiques.

4Intégrée dans la perspective générale privilégiée ici, la période récente apparaît comme le moment où se renouvellent les processus de rationalisation de l’organisation productive et de juridicisation de la relation salariale qu’il faut mettre en rapport avec le déploiement de nouvelles logiques du capitalisme. Par différence avec le passé, cet éclairage permet de qualifier la façon dont ils s’orientent aujourd’hui. Il permet de prendre la mesure du caractère particulièrement intense, contradictoire et paradoxal de ces processus en régime de néolibéralisation, et ceci à la fois pour les individus et pour les organisations.

5Caractère contradictoire et paradoxal, d’abord, à cause du déni dont ils sont l’objet dans la rhétorique même qui les soutient. En effet, l’idéologie néo-libérale voudrait qu’avec une moindre emprise de l’État et la mise en œuvre des principes de la libre concurrence, du laisser-faire, se desserrent les « étaux » bureaucratiques et règlementaires (notamment confondus avec l’époque de la planification et du gigantisme des entreprises) et celui de la rationalisation (généralement confondue avec le taylorisme). Par nature, le développement du capitalisme appelle un processus de rationalisation qu’on peut voir se déployer aujourd’hui à la mesure de son extension à un nombre croissant de pays, à la mesure de l’extension des aires de circulation des biens et des services, à la mesure de l’extension de ses zones de profit… Il place les organisations productives dans un triple impératif : de réduction des coûts, de flexibilité et de formalisation (formalisation des relations commerciales, multiplication des certifications et des référentiels publics et privés, des normes techniques, de sécurité et de qualité… qui sont autant de conditions à la circulation des produits sur des marchés élargis et au positionnement des entreprises sur ces marchés). En interne, les individus sont confrontés à des injonctions paradoxales de même ordre : injonction à l’autonomie, à l’inventivité et à l’engagement quand les prescriptions sont croissantes, quand le contrôle et l’évaluation de la performance sont individualisés et essentiellement fondés sur des critères quantitatifs, quand les exigences sont accrues sans qu’existent les contreparties et que les directions renvoient sur l’extérieur leur responsabilité vis-à-vis de l’emploi. Quelle latitude d’action cette orientation de la rationalisation laisse-t-elle aux individus quand elle va jusqu’à concerner leurs qualités les plus personnelles (comme avec la gestion par les compétences, dans laquelle on peut voir une véritable « rationalisation de l’identification des attributs exigés par les emplois et des attributs détenus par les travailleurs » avec P.-M. Menger1) et qu’elle fonde la prescription sur leur participation active (comme on le voit poser par B. Girard et G. Rot2 pour des secteurs hautement qualifiés) ? On voit s’intensifier des formes de contrôle bureaucratique dans des secteurs et professions qui lui avaient échappé jusqu’à présent, comme la santé, la recherche et l’enseignement. Dans ces professions, l’évaluation par les pairs disparaît au profit de la mise en place d’indicateurs de gestion qui en changent la nature et qui les soumettent à des impératifs de rentabilité. Elle autorise un pilotage de l’activité et son contrôle par une bureaucratie. On peut alors se demander quelles sont les catégories d’acteurs qui sont en position de définir et d’imposer aujourd’hui leurs propres référentiels (au sens de B. Jobert et P. Muller3) à l’ensemble ? Pour comprendre plus avant ce qui se joue ici, il serait utile de faire la sociologie de ces acteurs.

6Le mouvement de juridicisation de la relation salariale est traversé par les mêmes contradictions et paradoxes, nous l’avons vu. En cherchant tout à la fois à réintégrer dans le droit les particularismes et les situations particulières, à donner plus de flexibilité au marché du travail et à desserrer « l’étau » règlementaire, les orientations néolibérales se traduisent par une dérèglementation par la règlementation4. Elles conduisent à une production juridique sans précédent. Le sens du mouvement de juridicisation change : les dimensions et garanties collectives sont affaiblies au profit d’un droit individualisé et individualisant. Se font jour des tensions croissantes entre rationalité formelle et rationalité matérielle, entre égalité formelle et égalité concrète… Comment interpréter ce phénomène : perte de substance du droit du travail ou possibilité d’y intégrer des populations placées dans des situations n’entrant pas dans les standards (quand, comme on l’a vu, c’est le choix contraire qui a été fait dans d’autres pays) ? Dans le cas des petites entreprises industrielles de milieu rural, on a vu comment le registre juridique est mobilisé de façon croissante par les parties prenantes à la relation salariale. Mais, dans un contexte qui sanctionne la fin des protections collectives et des protections paternalistes, c’est un droit qui est appliqué ici a minima. Il devient une référence à un moment où il est peut-être en train de changer de façon radicale. En définitive, on voit que si les principes de la domination rationnelle-légale s’approfondissent dans la relation salariale, ses deux termes ont changé de sens, qu’il s’agisse de sa dimension rationnelle ou qu’il s’agisse de sa dimension légale.

7Toutes ces considérations convergent vers une même interrogation : jusqu’à quel point ce régime est-il « tenable » ? Se révèlent aujourd’hui certaines de ses conséquences les plus flagrantes que ce soit avec les problèmes de santé des travailleurs, les suicides au travail, l’exclusion de l’emploi de certaines catégories de population, la montée des politiques de workfare faisant porter sur les personnes la seule responsabilité de leur situation, la montée d’exigences accrues sans contrepartie et l’impossibilité de fonder un nouveau compromis salarial… En se penchant sur ces différents points de tension, les sciences sociales ont un rôle de premier plan à jouer pour tenter de répondre à cette interrogation.

8Efin, nous ayant aidé à éclairer certaines des réalités contemporaines attachées au développement du capitalisme dans sa phase actuelle, Max Weber nous suggère une ultime question. On peut en effet se demander si le capitalisme est encore rationnel aujourd’hui, au sens où l’entendait cet auteur. Plus exactement, n’assiste-t-on pas à la montée en puissance d’un capitalisme purement spéculatif, qui opère des coups sur le marché, fonctionnant avec un horizon de très court terme, plutôt « prédateur » que producteur de richesses, et que M. Weber aurait peut-être classé dans la catégorie de ses formes « irrationnelles » ? C’est dans ce contexte qu’on pourrait donner sens à ce désengagement croissant des dirigeants vis-à-vis de leur responsabilité d’employeur, de ce traitement de la main-d’œuvre comme pur facteur de production ne les intéressant qu’en cas de besoin immédiat, de ces caractères paradoxaux de la rationalisation... C’est dans ce contexte qu’on pourrait entendre l’affaiblissement de la force du droit, qu’on pourrait comprendre le rapport distancié que les « élites dirigeantes » entretiennent de façon croissante avec le droit appliqué à elles-mêmes, comme le souligne particulièrement A. Supiot5, et dans lequel il voit la manifestation d’une « contre-révolution ultralibérale » évoquant la possible résurgence de « montages institutionnels antérieurs à l’édification des États souverains ». En définitive, plutôt qu’à la poursuite d’une lutte entre capitalisme rationnel et traditionalisme n’assiste-t-on pas à une lutte entre différentes formes de capitalisme, financier et spéculatif d’une part, industriel de l’autre ? Ce capitalisme a-t-il encore besoin des conditions que M. Weber voyait au développement du capitalisme rationnel, a-t-il encore besoin de régularités (d’une main-d’œuvre calculable et prévisible, par exemple), d’un droit et d’un État rationnels ? Si tel n’était plus le cas, alors nous serions entrés dans une toute autre histoire…