La fin d’un compromis salarial
p. 273-319
Texte intégral
1Au cours des années 1960, et de façon apparemment paradoxale eu égard aux mouvements massifs d’institutionnalisation du rapport salarial et de rationalisation de l’organisation productive de l’époque, des petites entreprises aux caractères traditionnels se maintiennent dans des activités industrielles. Dans la période qui s’ouvre avec la décennie 1980, ces organisations sont l’objet d’un nouvel intérêt. Les capacités d’adaptation et de flexibilité dont elles font alors la preuve en sont principalement à l’origine. C’est pourtant à ce moment précis qu’on observe que ces capacités sont en train de disparaître dans nombre de ces unités. Ce chapitre est consacré à éclairer ce phénomène qui, d’une certaine façon, se présente comme une énigme.
2En effet, l’industrialisation diffuse, le capitalisme de petite dimension, via les ensembles de PME, les systèmes productifs localisés ou encore les districts industriels, ont pu apparaître dans toute une littérature de la seconde moitié des années 1980 comme un modèle d’avenir car porteur des nouveaux facteurs de la compétitivité1. Dans le même temps, la grande entreprise taylorienne-fordienne qui avait jusqu’alors focalisé l’attention est en perte de vitesse. Devenue contreproductive en tant que forme d’organisation et type de rationalité économique, elle montrait son incapacité à s’insérer dans de nouvelles conditions de concurrence. Les approches promues par cette littérature ont cependant certaines faiblesses. En témoignent le moindre engouement que ces nouveaux modèles productifs suscitent aujourd’hui ou encore les difficultés pour interpréter les transformations dont ils sont aujourd’hui l’objet. Le problème tient au fait qu’elles ne se sont pas suffisamment intéressées aux dynamiques de ces organisations dans le temps long du capitalisme et à leurs modalités d’insertion dans les différents modes de développement qu’il a connus par le passé, ce qui revient à les considérer comme marginales et isolées des grandes tendances qui ont pourtant touché l’ensemble du tissu productif, nous l’avons vu2. A contrario, s’intéresser à ces dynamiques permet de voir en quoi l’approfondissement des logiques du capitalisme rationnel entre en tension avec les dimensions traditionnelles et conduit inévitablement à les remettre en cause. L’adaptation de ces organisations productives aux logiques actuelles du capitalisme les engage nécessairement dans un mouvement renouvelé de rationalisation et de formalisation qui vient directement remettre en cause des capacités qui reposaient essentiellement sur leurs caractéristiques traditionnelles.
3On peut voir dans cette situation une expression des tensions entre logiques traditionnelles et logiques de développement du capitalisme telles qu’elles se manifestent dans la période la plus récente. Le contexte dans lequel elles se déploient a changé. Le développement du capitalisme suit de nouvelles voies, inscrites tout à la fois dans de nouveaux modes de régulation et de nouvelles idéologies (un nouvel « esprit »), dont la notion de régime de néo-libéralisation permet de rendre compte3. Se renouvellent et s’approfondissent les processus de rationalisation de l’organisation productive et d’extension des logiques rationnelles-légales et ceci contrairement à une représentation assez largement partagée qui avait voulu voir le contraire, comme de nombreuses productions scientifiques ont pu s’en faire l’écho. La dimension traditionnelle des organisations était redécouverte et valorisée au regard du rôle positif qu’on lui voyait jouer en matière de compétitivité. La mise en place de nouvelles formes d’organisation du travail à la fin des années 1970 faisait entrevoir à certains la fin d’une rationalisation du travail alors confondue avec le taylorisme ou le développement de formes de rationalisation plus profitables à l’épanouissement des travailleurs4. La sociologie des organisations achevait son travail de « déconstruction » de la bureaucratie, puis de l’organisation elle-même, ce qui la conduisait à voir disparaître la première et à voir dans la seconde un pur ensemble d’ordres locaux, contingents et problématiques5. Enfin, le développement d’une conception de la société privilégiant l’interaction d’acteurs dotés d’autonomie et de latitude d’action plutôt que l’exercice de contraintes macro-sociales conduisait à s’interroger sur la réalité même du processus général de rationalisation des sociétés, sur sa force et son caractère contraignant pour l’individu. Autant de mouvements que M. Weber associait de façon intrinsèque au développement du capitalisme rationnel dans les sociétés occidentales se dissolvaient avec ces visions6.
4Mais les regards portés à nouveau sur ces phénomènes et de façon croissante depuis le début des années 2000 montrent qu’ils conservent toute leur actualité, à la mesure même du développement que le capitalisme connaît aujourd’hui. Cette tendance témoigne à la fois de leur permanence et des interrogations que suscitent les formes qu’ils prennent dans le contexte de néo-libéralisation. Des notions comme celles de bureaucratisation ou rationalisation libérales, de rationalisation flexible, par exemple, en rendent compte. Leur caractère paradoxal (rapprochement des contraires, injonctions paradoxales…) est souligné par de nombreux auteurs : injonctions à l’autonomie dans un contexte où les formes de contrôle sont renouvelées, tensions entre individuel et collectif, entre impératif de flexibilité et impératif de formalisation, conflits de rationalités7 … La rationalisation associée au déploiement du capitalisme en régime de néolibéralisation apparaît ainsi comme un processus contradictoire par nature et, partant, source de profondes tensions. On peut voir dans ce constat un écho de la notion de « double mouvement » que K. Polanyi développait à propos du libéralisme du XIXe siècle : l’instauration du laissez-faire appelle nécessairement une intervention bureaucratique accrue, d’une part, ses conséquences sociales néfastes appellent nécessairement une réglementation accrue, de l’autre8. C’est dans ce contexte qu’il faut envisager les dynamiques actuelles des petites entreprises industrielles de milieu rural. Dans un premier temps, on verra comment les conditions qui présidaient au déploiement d’une relation paternaliste ne sont plus réunies, ce qui fait porter des tensions sur le compromis salarial et les systèmes d’engagement réciproque. Dans un second temps, on verra plus largement en quoi, dans des secteurs traditionnels et activités saisonnières de milieu rural, certains problèmes sont associés au renouvellement des sources de la flexibilité.
Tensions sur le compromis salarial
5Même si leurs auteurs ne les interprètent pas de façon identique, la plupart des travaux réalisés depuis le milieu des années 1980 sur les petites entreprises industrielles de milieu rural témoignent d’une même histoire. Ils réitèrent les observations évoquées au chapitre précédent, traduisant par là la permanence des tensions que l’extension des logiques associées au développement du capitalisme rationnel fait porter sur les organisations traditionnelles. Les mêmes constats sont faits. La nécessaire adaptation à de nouvelles conditions de concurrence conduit les dirigeants à modifier les logiques productives et organisationnelles des entreprises. Se déploient des processus de formalisation interne similaires à ceux que relevaient A. Gouldner : plus de procédures, plus de poids accordé à des échelons intermédiaires… De la même façon que H. Newby avait pu l’observer dans les années 1970, l’ampleur des relations directes et personnalisées entre employeurs et salariés se réduit avec la plus grande structuration des entreprises et l’augmentation de la taille qui souvent l’accompagne… Par ailleurs, et comme ces auteurs eux-mêmes le faisaient remarquer, ces changements sont aussi le fait des catégories sociales parties prenantes dont les représentations et les pratiques changent. Les sociétés rurales continuent de se transformer et les conditions qui rendaient légitimes certaines formes de domination traditionnelle ne sont plus réunies. Dans ce contexte, sont remises en cause des caractéristiques fondamentales de ce type d’organisation productive : celles qui tenaient à l’exercice d’un capitalisme modeste et tempéré ; celles qui tenaient à l’existence d’un compromis salarial fondé sur la relation paternaliste.
De nouvelles logiques productives et organisationnelles
6L’adaptation des entreprises à un contexte de concurrence renouvelé s’est traduit par l’engagement de stratégies qui ont transformé les logiques productives et organisationnelles. Les entreprises ont été prises dans un double processus : de rationalisation et de formalisation organisationnelle, d’une part, de distanciation des relations internes, de l’autre. Ces stratégies ont par ailleurs conduit à la formulation d’exigences accrues des employeurs vis-à-vis des salariés, sans contrepartie. L’examen de la situation des PME provençales qui travaillent les fruits et légumes au début des années 20009 permet de montrer en quoi les facteurs qui permettaient l’exercice d’un capitalisme modeste et tempéré ne sont plus réunis.
7Ces entreprises ont eu à se positionner dans un nouveau contexte concurrentiel et réglementaire. La grande distribution est devenue un interlocuteur incontournable. De plus en plus concentrée, elle formule des exigences accrues vis-à-vis de ses fournisseurs en termes de volumes, de prix, de qualité et de travail en flux tendus (report de ses stocks chez le fournisseur). Les aires de mise en concurrence n’ont cessé de s’élargir avec le marché unique européen en 1992, les accords dans le cadre du commerce international (GATT puis OMC) qui organisent la mise en concurrence avec des pays où les conditions et coûts de production ne sont pas les mêmes (concurrence pour des productions similaires de l’Espagne et de l’Italie, des pays d’Afrique du nord, et plus récemment de la Chine…). Les dispositifs de normalisation et de certification se sont multipliés. Ils sont tout à la fois liés à la réglementation européenne en matière de sécurité alimentaire10, à des modes de traitement des relations entre clients et fournisseurs (cahiers des charges, référentiels spécifiques11) et à des stratégies de distinction des produits sur le marché12.
8Pour s’insérer dans ce contexte, les dirigeants ont développé des stratégies visant à augmenter les volumes et la productivité, à resserrer les coûts, tout en se positionnant sur des produits de plus haute valeur ajoutée dans des activités où les marges sont traditionnellement faibles. Les entreprises de la transformation, qu’il s’agisse des PME installées de longue date ou de celles qui ont été créées plus récemment, se sont massivement orientées vers des produits plus complexes, de seconde transformation : sauces tomate, ketchup, plats cuisinés, salades et desserts composés…, avec une diversification croissante des conditionnements (flacons plastique, verre, barquettes aluminium et portions individuelles) ou se sont positionnées sur des créneaux de produits de terroir à connotation provençale (tapenade, caviar d’aubergine…). Au cours des années 1980 ou 1990, la plupart sont passées d’une commercialisation en direction de grossistes et de détaillants à la vente auprès de la grande distribution. Celles qui n’ont pas pu avoir accès à ce débouché ont développé des activités de sous-traitance pour de plus gros industriels ou de fabrication sous marque distributeur. L’appertisation reste une technologie de conservation des produits privilégiée, mais des procédés plus complexes ont été adoptés (comme la fabrication sous vide, l’aseptique…) en lien avec le développement de lignes automatisées. Les entreprises du négoce ont élargi la gamme des produits proposés, de différentes manières : en recourant de façon croissante à des fruits et légumes importés, non cultivés localement ou disponibles à d’autres moments de l’année ; en proposant de nouvelles variétés (tomates grappes, tomates cerises…) et en diversifiant les présentations (barquettes, filets, sachets…, permettant de varier les formes et les volumes et d’apporter de la valeur ajoutée). Certaines se sont lancées dans la fabrication de produits dits de 4e gamme (salades et légumes crus prêts à l’emploi), se rapprochant par là d’une activité industrielle. Différentes tâches ont été progressivement automatisées (le calibrage, le tri, le sur-conditionnement et le filmage), mais le recours à une abondante main-d’œuvre saisonnière reste une caractéristique majeure de cette activité.
9Obtenir les gains de productivité nécessaires pour s’aligner sur les prix pratiqués par les groupes et posséder les capacités suffisantes pour fournir la grande distribution a conduit les entreprises à réaliser d’importants investissements dans des équipements plus performants et plus complexes (lignes aseptiques, matériel automatisé...). L’évolution des règlements européens sur l’hygiène, les projets de mise sous assurance qualité comme la plus grande technicité des procédés et les exigences déployées par les clients ont accru le poids des contrôles et la complexité des processus de fabrication. Par rapport à la période précédente, où la simplicité des procédés et les formes de division du travail engageaient un faible niveau technique des salariés, cette évolution a entraîné la recherche d’un profil plus technique dans les qualifications mobilisées (plus centrées sur un domaine, une tâche, un type d’équipement ou une phase du processus de production qui eux-mêmes deviennent plus « pointus »). Dans ce contexte, les entreprises ont fait appel à des modalités plus formelles d’acquisition de la qualification. Elles ont embauché des salariés dont la formation est sanctionnée par un diplôme, obtenu par la voie scolaire ou par l’alternance et qui concerne à la fois la production, le commercial, l’entretien et la qualité. Les pratiques de formation continue des salariés se sont développées.
10Par rapport au milieu des années 1970, la taille des entreprises s’est accrue. Elles sont aussi plus structurées : développement de fonctions spécialisées, techniques et commerciales, et de niveaux hiérarchiques et fonctionnels intermédiaires (cadres et agents de maîtrise, chefs de ligne-chefs d’équipes...) par le biais d’une plus grande formalisation de fonctions existantes et par la mise en place de nouvelles fonctions (avec embauche et/ou promotion interne). Ce processus de structuration a eu pour conséquence une modification de la division du travail avec une relative atténuation de la division entre membres de la famille et salariés et un approfondissement de la division entre salariés. Celle-ci se fonde plus nettement sur une division technique et/ou par métiers, distinguant plus de « purs » exécutants et des salariés plus techniquement qualifiés (conducteurs de lignes, salariés affectés à un ou des équipements particuliers, mécaniciens, chauffeurs, magasiniers... / opératrices, manutentionnaires, manœuvres, etc)13.
11Globalement, cette situation a conduit à une montée des exigences vis-à-vis des salariés, sur différents plans : en termes de productivité et de rendement, avec une intensification du travail ; en termes de qualification – des équipements et des procédés plus complexes supposent une qualification technique plus pointue et le recours à de nouveaux modes d’acquisition de la qualification, par la voie scolaire notamment – le recours plus grand à l’écrit (procédures, modes opératoires, enregistrements…) s’accompagne d’une exigence minimale pour certains opérateurs de savoir lire, écrire, compter ; au plan comportemental : exigences de propreté, d’hygiène, de rigueur (respect des normes sanitaires, port de tenues vestimentaires, respect des consignes), de ponctualité et de fiabilité ; demande d’implication, de responsabilisation et de vigilance (détection et signalement des non conformités)… Les exigences se sont accrues aussi en ce qui concerne la flexibilité, l’adaptabilité et la disponibilité des salariés. Les transformations du contexte concurrentiel et de relations avec les clients ont contribué à une accentuation du caractère irrégulier et incertain des rythmes de travail : à la saisonnalité associée aux produits traités et aux aléas climatiques viennent s’ajouter la saisonnalité de la consommation et les pratiques de travail en flux tendus des grands distributeurs.
« C’est un métier difficile : souplesse des heures de travail, on est tributaire des commandes et on a une marchandise périssable. Par exemple, on peut ne pas avoir de travail en début de semaine et travailler le samedi. Il y a beaucoup de fluctuations. La grande distribution passe ses commandes d’après ses ventes. Elles peuvent être plus ou moins fortes. Dans la saison on fait beaucoup d’heures, mais ce n’est pas de façon régulière. Une partie de nos commandes consiste en programmes. On a alors le temps de s’organiser. Pour une autre partie, il peut s’agir par exemple de commandes passées à 10 heures pour livrer à 14 heures. À 11 heures, ils passent un fax : 30 colis à livrer à la centrale du coin. Le personnel est assez souple. Ils peuvent venir à 13 heures et finir à 15h30, pour des durées courtes. Il faut des personnes qui acceptent ça. » (Chef d’entreprise, entreprise de conditionnement-expédition de pommes, 2003.)
« Au départ [début des années 1990], on travaillait de A pour C, aujourd’hui de A pour A […] On travaille en flux tendus. À la dernière minute, on dit aux gens demain il faut démarrer à telle heure, on fonctionne tout le temps comme ça. Ou alors on leur demande de rester plus tard le soir, ce qui pose un problème de disponibilité des personnes. On a des commandes à 15 heures pour un départ le soir même. » (Responsable du personnel, entreprise de production de salades de 4e gamme, 2003.)
12Mais ces exigences se font de plus en plus sans contrepartie, qu’elle soit salariale ou de reconnaissance du travail effectué. C’est ce qu’expriment nombre de salariés rencontrés dans ces organisations productives et on a là une des tensions majeures portées sur le système traditionnel des engagements réciproques, nous y reviendrons.
« En fait on donne beaucoup mais en retour qu’est-ce qu’on a ? on n’a rien […]. En fait c’est toujours plus, c’est, je crois qu’il n’y a pas de reconnaissance, je crois que les gens, on est beaucoup déçu par ça […] Il n’y a pas de retour, c’est toujours plus mais quand c’est bien, de temps en temps on aimerait bien entendre nous dire tiens c’est bien vous avez fait si vous avez fait ça, je pense qu’il y a beaucoup de gens que, la plupart des gens c’est vrai qu’on n’a pas trop, pas le moral c’est pas dire ça, mais… » (Opératrice de fabrication entreprise de la confiserie, 31 ans d’ancienneté.)
« […] Parce que ça s’est agrandi, parce qu’on travaille beaucoup avec les grandes surfaces, que les grandes surfaces c’est eux qui imposent leurs dates de livraison, tout ça, etc., on est obligé de, hein,… mais enfin, c’est toujours toujours toujours rendement rendement rendement on n’en a pas assez on n’en fait pas assez, on a l’impression qu’on nous met toujours la carotte pour avancer et qu’en échange la carotte on l’attrapera jamais… » (Entreprise de confiserie14, responsable du conditionnement ancienne opératrice promue, 31 ans d’ancienneté.)
13Tout se passe comme si, dans ces entreprises, les conditions de l’exercice d’un capitalisme modeste et tempéré n’étaient plus réunies : les tailles et les volumes s’accroissent, les organisations se formalisent, c’est la fin des exigences mesurées et des contreparties. Dans le contexte d’activités où les marges sont faibles et où les profits sont captés par la grande distribution, rendement, productivité et resserrement des coûts sont des conditions au maintien des entreprises sur le marché.
Des populations et des relations qui changent
14Les populations parties prenantes ont changé, à la fois du côté des dirigeants et du côté des salariés. Les conditions de possibilité d’une relation salariale paternaliste ne sont plus réunies.
L’entrée de nouvelles générations
15Les dirigeants ont changé. Les fils ont succédé aux fondateurs, des entreprises ont été rachetées ou filialisées. De plus en plus de cadres dirigeants ne sont pas d’origine locale et/ou sont dans un autre état d’esprit (logique de rentabilité, engagement dans d’autres relations avec le personnel, rupture avec le paternalisme) : les descendants des fondateurs des PME locales ont fait des études ; le recours est fait de façon croissante à des dirigeants salariés, venant de l’extérieur, inscrits dans une logique de mobilité dans laquelle le passage dans la localité ne représente qu’un moment de la carrière ; les pratiques de recrutement de cadres à forte ancienneté issus du rang tendent à disparaître au profit de jeunes diplômés. Ces dirigeants développent une gestion plus distanciée, moins médiée par du relationnel et des arrangements interindividuels, privilégiant une formalisation des relations (notamment à travers la négociation avec des délégués, des sections syndicales, des mandatés). Ces pratiques sanctionnent la fin d’une confiance informelle sur laquelle pouvait s’établir les relations dans ces organisations productives, disparition que R. Senett15 associe explicitement à l’émergence d’une bureaucratie d’un type nouveau, correspondant à la « culture » d’un capitalisme lui-même nouveau.
16Dans leur article de 1984, M. Pinçon et P. Rendu mettent bien en évidence en quoi le changement générationnel vient remettre en cause les conditions de possibilité de l’exercice du paternalisme « réel ». Ils étudient le cas d’une fonderie d’acier située dans la vallée de la Meuse, créée en 1855 et qui emploie 250 salariés au moment où ils enquêtent. L’entreprise est alors dirigée par le petit-fils du fondateur. Dans ce type d’entreprises fondées par un patronat populaire, la proximité sociale et spatiale qui avait pu un temps caractériser les relations entre ouvriers et patrons s’est progressivement atténuée. Les familles des industriels ont eu tendance à séparer de plus en plus tôt la formation de leurs enfants de celle des enfants de leurs ouvriers. Ceci, disent les auteurs, a contribué à faire gagner du capital culturel à ces familles qui en étaient encore dépourvues mais leur a fait perdre en familiarité avec leur personnel et avec l’ensemble des habitants de la localité. Ainsi, l’actuel dirigeant a fait Polytechnique et vit à Paris. Il ne répond plus « aux conditions qui lui permettraient de jouer le même rôle que l’ancêtre fondateur », il laisse notamment un vide dans la personnification de l’entreprise dont l’image se confondait avec celle du patron16. Dans le contexte de restructuration et de rationalisation de ce secteur d’activité au début des années 1980, l’entreprise connaît son premier licenciement pour raison économique. La menace que fait peser la possibilité du licenciement vient ruiner la confiance qui existait entre patrons et ouvriers, comme l’exprime clairement un ouvrier de l’entreprise :
« C’est la mentalité de la direction et du patronat qui a changé. Avant, chez Thomé, ils partaient du principe que jamais on ne chômait. Maintenant on chôme. Avant on employait les ouvriers à faire des travaux intérieurs ou extérieurs à l’usine […] Maintenant c’est le petit-fils qui a repris, c’est… c’est des gangsters si vous voulez. Ce sont des chasseurs de primes, comme on dit, qui n’hésiteraient pas à foutre le camp d’ici pour aller s’installer ailleurs, à condition qu’on l’exonère de trois, quatre bricoles. Il n’hésiterait pas à foutre trois, quatre cents types sur le carreau. Voilà ce que c’est maintenant. Et ça n’est pas un cas unique chez Thomé, c’est partout pareil. On vous regarde du haut jusqu’en bas, comme un véritable bétail. On était considérés, on était des ouvriers. Maintenant, on ne sait plus ce qu’on est. »
17Dans ces conditions, pour les auteurs, « ne sont plus réunies les conditions de possibilité de la forme « paternaliste » des rapports sociaux17 ».
18Ces nouveaux dirigeants ont un rapport plus aisé et plus « naturel » avec le droit. Ils hésitent moins que leurs ascendants à rompre le « pacte patronal de protection ».
19Du côté des salariés, les entreprises ont embauché des jeunes et, qu’ils soient plus diplômés ou non que leurs aînés dans les entreprises, ils sont moins disposés à entrer dans le jeu de la relation paternaliste : ils sont plus éduqués, manifestent une plus grande distance par rapport à la discipline du travail et hésitent moins à réclamer leurs droits.
20La mise en place d’échelons intermédiaires a été l’occasion de l’introduction dans les entreprises de nouveaux profils de salariés reprenant un discours de la productivité et du respect des règles fondé sur la critique des modes d’organisation antérieurs, jugés par trop laxistes et peu productifs. En voici quelques exemples.
21La responsable de l’atelier d’étiquetage d’une conserverie qui vient d’être rachetée :
« L’objectif de mon poste était de réorganiser, d’augmenter le rendement […]. Je veux que les gens travaillent à l’aise, que la qualité du produit soit irréprochable, l’étiquetage était mal fait, que tout le monde soit à l’heure à son poste de travail, avant il se faisait n’importe quoi, toute l’équipe était encore à boire le café à 7 h 30, que tout soit rangé le soir, que les gens travaillent de manière organisée et méthodique, à la cadence des machines […]. Avant, c’était un peu n’importe quoi, c’était un désordre pas possible […]. Il y a des gens atteints moralement par rapport à ce qui se passait avant. L’année prochaine [au moment de la saison haute] ça va recommencer, ça va souffler dans tous les coins, ça va tomber malade. »
22Le responsable de production d’une conserverie, récemment nommé à ce poste, il travaille depuis 12 ans dans l’entreprise :
« Pour arriver à m’imposer dans cet atelier [production de confitures], ils sont cinq, ils sont anciens, ils se demandent à quoi sert un responsable de production. Les pâtés, il faut augmenter les quantités, gérer les absences, les pas envie. Aux confitures, pour les faire travailler plus, il a fallu que je pleure. Les périodes de fin d’année sont terribles. Ils ne veulent pas faire d’heures. J’ai joué la carte du stress plutôt que de l’autorité. J’ai amélioré leurs conditions en étant délégué du personnel et c’est comme cela que j’ai obtenu quelque chose de leur part. Au pâté, j’ai imposé le travail et on a multiplié par trois la production sans faire d’heures supplémentaires. Le cuisinier avait l’habitude de préparer une certaine quantité et pas plus. »
23Avec un contre-exemple, celui du responsable d’une confiserie qui a été rachetée récemment, 15 ans d’ancienneté :
« J’ai décidé de ne pas être autoritaire. Le patron qui a racheté il y a un an, pour lui c’est beaucoup trop laxiste. C’est un financier. Il vient une fois par mois […]. On me dit que je n’ai pas d’autorité, mais je réussis à faire mes productions. Ça dérange en haut lieu car on me dit que je suis copain avec tout le monde. On a l’impression qu’il ne se passe rien, qu’on ne produit rien, qu’on est cool. Ça leur déplaît car ils voudraient que je sois directif. On a décidé de restructurer l’usine. Le directeur, qui est le fils de l’ex-patron, il a vendu la boîte, va être commercial. Il va y avoir un autre directeur d’usine, une restauration de la hiérarchie. Je reste dans mes fonctions mais au-dessus de moi on a mis quelqu’un, pour de l’autorité, pour gérer le personnel. Je suis un peu au placard. Je passe beaucoup de temps avec toutes les personnes et j’arrondis les angles18. »
Une moindre adhésion des salariés anciens et l’éclatement de conflits
24Les salariés anciens, eux-mêmes, sont moins prêts à jouer le jeu dès lors que les patrons ont tendance à ne plus respecter leurs engagements. Ce ressenti s’exprime particulièrement dans la nostalgie que nombre d’entre eux expriment par rapport au passé et au temps du fondateur. À l’inverse des responsables ci-dessus, les salariés anciens s’appuient sur le passé pour dénoncer les nouvelles pratiques.
25On en trouve une évocation dans le cas étudié par M. Pinçon et P. Rendu qui rapportent les propos d’un ouvrier regrettant l’époque « du Paul, du grand patron, du vieux. C’était beaucoup plus familial, on faisait moins fi des ouvriers que maintenant. L’ouvrier avait un sens. L’ouvrier c’était un homme : maintenant c’est… c’est rabaissé au rang de tout ce qu’on veut19 ».
26On a aussi pu observer à différentes reprises cette nostalgie, comme dans le cas de cette confiserie où elle est exprimée par plusieurs salariées :
« Au début c’était artisanal, donc avec le fondateur de la société, il y avait moins de monde, oui il y avait du monde à la saison mais sinon après c’était un peu familial. Après M. F. est arrivé, on a fait les grandes surfaces, vous avez vu l’évolution des machines, quoi… […]. À l’époque du fondateur de la société, c’est vrai que c’était différent. Maintenant c’est bien cloisonné […] » (Opératrice de fabrication, 31 ans d’ancienneté, 2006.)
« Depuis tant d’années, j’ai connu le travail artisanal, j’ai connu, l’entreprise c’était familial, c’était, travailler dans d’autres conditions, qui n’étaient pas mauvaises du tout je pense, le personnel était plus ou moins, enfin, je pense qu’on était beaucoup plus respecté, on avait, point de vue salaire, au point de vue reconnaissance tout ça on était, maintenant on a l’impression vraiment d’être là, d’être un petit pion de… […] on avait des avantages financiers, ils nous donnaient des primes, on avait quand même, on était pas toujours derrière nous, on faisait confiance au personnel, c’était autre chose, que maintenant c’est devenu rendement rendement, on n’en fait jamais assez… […]. Actuellement il y a une motivation zéro dans l’entreprise tout le monde est… […] c’est depuis la venue de M. F. » (Responsable du conditionnement, ancienne opératrice promue, 31 ans d’ancienneté, 2006.)
27Il s’exprime aussi dans des formes de résistance à la situation qui leur est faite. Des salariés qui ne se sentent plus reconnus ni respectés ne sont plus enclins à s’engager :
« Même si on sait qu’on fait une bêtise, on la fait, parce qu’on nous demande plus notre avis […]. On nous impose des fois des conneries. Bon, ben, c’est tout, on se tait… » (Ouvrier, fonderie d’acier, propos rapportés par Pinçon et Rendu.)
« Il y a des choses qui ne sont pas normales : ouvriers en retard, téléphoner au boulot, sur les portables […]. Certains font des choses pour emmerder. Les gens téléphonent devant moi, ils vont aux toilettes. Des personnes sont systématiquement toujours au téléphone. Des personnes ont des postes dont on dépend, celui qui grille le café, c’est un poste clé, il lui arrive de produire la moitié de ce qu’il fait habituellement […]. La priorité de Pascal, le torréfacteur : s’il peut ne rien faire, il ne fait rien, c’est sa priorité. L’ancien responsable de production, il était cul et chemise avec lui, ils faisaient ce qu’ils voulaient. Les rendements étaient très faibles, c’était crade, il y avait du café par terre. Pascal n’a pas été d’accord car j’ai demandé de faire des heures. Il y a des personnes qui ont 15 et 20 ans d’ancienneté. Pascal, dès qu’il pouvait m’emmerder, il m’emmerdait. Tout ce que je sais dans l’usine, je l’ai appris seul, j’ai quadruplé la production. » (Responsable de la production, entreprise de fabrication de café, 2003.)
28Enfin, du fait de la déstructuration du compromis implicite, les salariés anciens se situent plus facilement maintenant sur le registre du droit et de la revendication. Dans ce contexte relationnel nouveau, ils sont eux-mêmes plus enclins à réclamer leurs droits. Conflits et grèves se multiplient alors qu’ils étaient jusque-là très rares.
29Dans cette PME de l’industrie charcutière (190 salariés en 2006), créée en 1907 par un paysan cherchant à transformer les productions agricoles et encore gérée par un de ses descendants (4e génération), une grève éclate en 2001. C’est le premier conflit important que connaît l’entreprise. La déléguée CGT restitue la force qu’eut l’événement à la fois pour elle, les salariés, l’entreprise et la localité :
« Que nous ayons été 73 personnes dehors pendant 11 jours d’affilée, ça tenait de l’exploit, j’avais jamais vu ça, il y avait eu une petite grève mais qui s’était essoufflée très rapidement […]. Moi j’ai pas encore digéré, ça m’a laissé des traces, ça me revient encore, c’est pour vous dire, c’était une découverte pour moi parce que j’ai dû porter ça… j’ai très mal vécu ça, parce qu’il y avait ce qui se passait dans l’entreprise et ce qui se passait à l’extérieur, parce que on a subi des insultes, mais ça a duré très longtemps d’ailleurs parce que il y a des personnes dans la commune qui s’imaginent que chez M., travailler chez M. c’est la panacée. Moi j’ai affiché ma fiche de paie dans un commerce du village sans masquer mon nom, pour que les gens se rendent compte de la réalité […]. Ici, les gens vénèrent la famille M., en particulier les personnes d’un certain âge et elles ne comprenaient pas qu’on puisse les agresser. J’ai jamais agressé Mr. M. qui d’ailleurs est resté très respectueux pendant tout le conflit […]. J’habite la commune, je vous dis pas les coups de fils anonymes le soir, j’ai tout eu […] ». Les motifs du conflit : « Il y avait les rémunérations et il y avait je pense, ce que Mr M. avait été très surpris de nous entendre dire ça, un manque de respect du personnel, on avait l’impression qu’on était plus que des matricules ici, certaines personnes on les appelait par leur numéro, on disait même plus les noms… » (entretien réalisé en 2005)
30Deux ouvrières (15 ans et 5 ans d’ancienneté, syndiquées à la CGT) d’une entreprise de conditionnement des fruits employant une quarantaine de salariés et reprise par le fils racontent leur expérience :
« On faisait des heures, des heures. On s’est retrouvé à faire 200 heures, payées au SMIG. Le patron ne payait pas en heures supplémentaires. Il y a encore des entreprises qui fonctionnent comme ça. Quand il n’y avait pas de travail, on restait chez soi. On commençait le travail à telle heure, on ne savait pas à quelle heure on allait sortir. On pouvait travailler seulement deux heures puis partir, mais en général le minimum c’était plutôt quatre heures. On faisait beaucoup d’heures. Le soir il pouvait nous dire : demain vous restez chez vous. Les plus anciennes, elles n’ont pas bougé, elles ne se sont pas mobilisées. Certaines sont là depuis 25 ans. Elles ont les idées du côté du patron […]. On est venues à la CGT à 34/35 salariées. On a eu un comité d’établissement, élection DP et Comité d’établissement. Une lettre recommandée a été faite à l’employeur pour lui demander d’organiser des élections. Il a cédé aux exigences, mais c’était simplement le minimum prévu par la loi […]. On a obtenu la mensualisation. Les heures supplémentaires, on n’en fait plus. On n’a pas signé les 35 heures, on fait 38h40. On ne travaille plus le samedi […]. La mise en place dans l’entreprise de tous ces changements a été difficile. Il y a eu des pressions. Des élues ont quitté la boîte. On a sans arrêt des réflexions. » « Il a fallu qu’elles apprennent à s’opposer. » (Secrétaire UL CGTS, entretiens réalisés en 2003.)
31Cette transformation des relations s’inscrit plus largement dans celles que connaissent les sociétés et rapports sociaux en milieu rural. Le contexte social proche dans lequel se déployait la relation salariale paternaliste n’est plus de même nature.
La transformation du milieu rural
32Dans de nombreux territoires ruraux, les populations ont changé. Le caractère même de ces territoires s’est modifié. Le poids de l’activité agricole et des populations qui lui étaient attachées a fortement diminué. Se sont installées de nouvelles catégories sociales pour lesquelles le milieu rural est plus un cadre de vie qu’un lieu essentiel de reproduction sociale. Les imbrications de ces territoires avec les espaces urbains sont fortes : le développement du transport individuel, la déconcentration urbaine, en font des zones de résidence séparées des lieux de travail. De ce fait, les relations des entreprises avec leur environnement proche ont changé, ainsi que leurs modes d’insertion dans des sociétés locales qui, de leur côté, ne sont plus les mêmes. Ce faisant, les transformations des unes et des autres s’influencent mutuellement.
33Le territoire dans lequel sont implantées les entreprises qui travaillent les fruits et légumes en Provence en fournit une bonne illustration. La comparaison des recensements de 1990 et de 1999 montre que cette zone conserve pour partie une structure démographique qui continue de posséder certaines spécificités. Ainsi les agriculteurs, les artisans-commerçants-chefs d’entreprises et les ouvriers sont plus représentés qu’en moyenne régionale à l’inverse des cadres-professions intellectuelles supérieures et des employés, qui le sont moins. Dans le même temps, on observe la tendance à une plus grande différenciation sociale qui tient à certaines logiques de rattrapage des moyennes régionales : les catégories sous-représentées connaissent les plus forts taux de croissance et les agriculteurs sont l’objet d’une diminution plus forte qu’ailleurs. Cette même tendance s’observe pour les taux de scolarisation et les niveaux d’éducation qui, s’ils restent inférieurs aux moyennes régionales, augmentent de façon plus importante. D’une manière générale, il y a un « tarissement » des populations dans lesquelles ces activités recrutaient traditionnellement, avec l’installation croissante de catégories moyennes supérieures dans les communes (sous un double effet de déconcentration urbaine et d’une vocation résidentielle plus marquée de la zone) et le renouvellement des générations dont le niveau d’éducation s’accroît. Des « désajustements » se créent entre offre et demande locales de travail20.
34Dans le cas de l’industrie laitière bretonne qu’il étudie, F. Vatin21 met particulièrement en évidence ces transformations concomitantes des logiques des entreprises et du milieu rural au cours de la décennie 1980. La transformation du lait est imbriquée à sa production : les entreprises sont installées dans les zones agricoles et entretiennent une relation étroite avec les producteurs. La main-d’œuvre est d’origine agricole. Initialement il s’agit d’ouvriers agricoles déclassés et de producteurs de lait double-actifs, qui sont aussi les fournisseurs des entreprises dans lesquelles ils sont salariés. Pour F. Vatin, « ces populations d’origine agricole formées au respect du chef d’entreprise, père ou maître, acceptaient mieux que la main-d’œuvre urbaine la discipline paternaliste qui caractérisait les premières usines laitières22 ». Dans le courant des années 1960, la main-d’œuvre agricole change, en relation avec les transformations que connaît l’activité agricole elle-même. La mécanisation, la spécialisation des activités, la diminution des besoins en main-d’œuvre sur les exploitations, contribuent à tarir l’offre émanant des double-actifs. Ce sont alors les fils d’agriculteurs qui ne peuvent rester à la ferme qui viennent s’embaucher dans les usines laitières. Ainsi, et même si le lien avec la terre et les mœurs villageoises se maintient, on observe une plus grande distanciation des usines et de la main-d’œuvre avec l’activité agricole elle-même. Par ailleurs, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la croissance des entreprises, l’ouverture des régions de l’Ouest, la transformation des rapports sociaux… ont rendu plus difficile le refus que les entreprises avaient opposé depuis toujours à l’implantation syndicale. La création de syndicats maison avait représenté une solution « acceptable » pour le patronat dans un premier temps. Il lui fut plus difficile d’éviter les conflits par la suite avec l’ouverture d’une phase de restructuration de l’activité et des entreprises au début des années 1970 (concentrations, fermetures, rachats). Dans le même temps, l’éclatement de conflits entre les industriels et les producteurs a contribué à remettre en cause l’idéologie d’un intérêt commun qui avait jusque-là fonctionné et à destabiliser les croyances du personnel des usines. À l’occasion de ces événements, s’est opéré un « arrachement aux valeurs de la terre » : « La pression de l’extérieur, avec la montée de la concurrence à l’échelle nationale, voire internationale […], a conduit les entreprises à entrer progressivement dans le jeu du capitalisme moderne, déstabilisant les structures économiques rurales23. » Dès lors, nous dit F. Vatin, l’inscription des travailleurs dans une sociabilité rurale, qui jusque-là avait été vue comme un atout par les entreprises et cultivée par elles, devient un frein, un handicap, au moment de leur entrée dans ce capitalisme moderne. En effet, alors qu’elles recrutaient massivement des ouvriers sans qualification insérés dans des procès de travail taylorisés, cette absence de qualification ouvrière pose problème quand la production commence à s’automatiser. Les entreprises ont alors tendance à recruter de nouveaux profils, des salariés jeunes et diplômés de l’enseignement professionnel, pour travailler sur les installations les plus sensibles. Les écarts se creusent entre ce personnel et les plus anciens, qui sont alors marginalisés dans des tâches périphériques. La formation continue apparaît comme une voie à privilégier pour l’adaptation de ces salariés car, au moment où l’enquête est réalisée, « des licenciements massifs paraissent exclus, tant ils remettraient en cause le consensus social sur lequel repose l’organisation des entreprises24 ».
Tensions sur le système d’engagements réciproques et les sources de la flexibilité
35Les tensions qui sont portées sur les engagements réciproques du compromis salarial fondé sur la relation paternaliste rendent plus difficile, pour les entreprises, la mobilisation d’une main-d’œuvre à la fois disponible et fiable. Les salariés anciens sont moins enclins à accepter ces conditions dès lors que les employeurs ne respectent plus leur engagement : menaces sur l’emploi, rupture du pacte patronal de protection, exigences sans contrepartie, absence de reconnaissance des efforts consentis… Les jeunes générations sont moins disposées à adhérer à ce système. Dans ce contexte, ce sont les sources mêmes dans lesquelles les entreprises puisaient leur flexibilité qui sont déstabilisées. Deux études de cas réalisées au début des années 1990, que nous reprenons ici, éclairent particulièrement cette problématique.
Les PME choletaises de l’industrie du cuir
36Ce premier cas est celui de PME installées en milieu rural depuis la fin du XIXe siècle25. Dans l’après Seconde Guerre mondiale, leur activité se développe à partir de la fabrication de chaussures bas de gamme en grandes séries en lien avec l’expansion de la demande pour ce type de produits. Elles s’industrialisent (recours à des équipements pour accroître la production, chaînes de montage...) tout en conservant une petite taille. L’activité possède un rythme saisonnier (alternant collection d’été et collection d’hiver) doublé d’une irrégularité des temps de fabrication selon les modèles et les séries. Ici, les produits ne réclament pas un personnel très qualifié techniquement, il suit une formation « maison », et l’organisation du travail est en partie taylorisée. Un consensus existe entre employeurs et salariés : les premiers garantissent l’emploi et une embauche préférentielle des membres de la famille du personnel ; en contrepartie, les seconds sont stables et attachés à l’entreprise, le turn-over est très faible. Les entreprises font face aux fluctuations de leur activité, et notamment à l’irrégularité des temps de piqûre, par une organisation plus souple de cette opération « qui permette de constituer une avance de production en période creuse, aussi bien qu’une utilisation optimum des équipements de production en période de surcharge ». Cette souplesse se fonde sur deux facteurs. D’une part, les caractéristiques de l’emploi qui permet d’ajuster le travail à une production pour laquelle la charge varie : les maternités et l’éducation des enfants retirent momentanément des femmes du travail dans le même temps qu’elles peuvent être mobilisées de différentes façons, à domicile et à temps partiel. D’autre part, le déploiement d’une polyvalence chez des piqueuses : le passage d’un poste à l’autre leur a permis de se former et d’acquérir une expérience multiple. Ainsi, « une organisation du travail non taylorienne continuait à persister dans certaines phases de fabrication malgré une mécanisation poussée, entraînant la polyvalence d’une partie du personnel », « l’organisation de la production, basée sur le produit, avait permis aux entreprises de fabriquer en grandes séries sans pour autant parcelliser le travail à l’extrême ». Une telle évolution « est dûe à la fois à la petite taille des unités de production et au mode de gestion de la main-d’œuvre : la flexibilité sociale tant recherchée aujourd’hui ne résulte pas ici d’une externalisation du travail, comme c’est souvent le cas dans d’autres régions, mais d’une mobilité interne associée à une généralisation de la polyvalence ».
37Dans les années 1980, ces entreprises sont en même temps confrontées à la concurrence des pays où la main-d’œuvre est moins chère et qui poursuivent une logique de production de masse de produits standards à bas prix, à une évolution de la demande (accélération de la mode, baisse de la consommation) et à l’emprise croissante de la grande distribution. Elles y font face en diversifiant leur production à partir de la combinaison de la fabrication de produits stables et de produits de mode et par une modernisation poussée des équipements. Le rythme saisonnier des produits stables est doublé par le rythme de « collections permanentes » des produits modes (en définitive, il faut sortir des produits nouveaux en permanence). Le compromis salarial paternaliste apparaît ici comme une ressource sur laquelle cette adaptation peut s’appuyer dans ce que les auteurs nomment le passage à un « nouveau modèle de production flexible ». La résistance de ces entreprises à la crise à laquelle elles font face apparaît alors comme le fait combiné de la modernisation poussée des équipements et la souplesse de l’organisation du travail qui constitue « un modèle de qualification particulier ».
38Dans le même temps, de nouvelles pratiques sont introduites dans les entreprises et sont sources de tensions : abandon de la formation sur le tas pour recruter des personnes déjà formées, rationalisation de l’aménagement des postes et de la gestion du personnel, politiques de formation continue... ; émergence d’un écart entre les qualités du personnel ancien adapté à la production traditionnelle et les qualités que réclament les nouvelles politiques de produit menées par les entreprises. Elles conduisent les auteurs à s’interroger sur la pérennité du système : « on peut se demander si les transformations en cours ne risquent pas de bouleverser le consensus social noué autour de la stabilité de l’emploi sur lequel est basée la réussite de la région. Lorsque les entreprises n’embauchent plus, peuvent-elles continuer longtemps une politique de stabilisation du personnel ? » « Ces transformations ne peuvent s’accomplir trop brutalement sans rompre l’équilibre des relations sociales, qui est un élément capital de la réussite des entreprises de cette région [...] Les chefs d’entreprise que nous avons rencontrés ont nettement conscience de cette situation lorsqu’ils refusent les changements brutaux de l’organisation du travail et leur préfèrent une évolution plus lente qui tienne compte des qualités du personnel en place. Mais pourront-ils rester longtemps maîtres de la situation ? »
Les PME du textile à Roanne
39Les entreprises roannaises du textile connaissent une évolution similaire26. C’est aussi à la fin du XIXe siècle qu’apparaît, sur une base artisanale plus ancienne, une industrie textile régionale avec les activités de tissage et de bonneterie qui connaissent un important développement après la Première Guerre mondiale. La première va être particulièrement touchée par le mouvement de modernisation impulsée par la planification d’après la Seconde Guerre qui est à l’origine de restructurations et de concentrations. La seconde échappe à cette tendance : pour l’auteur, il semble que c’est « la structure même de cette activité, composée de petites et moyennes entreprises autour desquelles gravitent une multitude de petits façonniers et d’artisans, qui a été à l’origine de son maintien à l’écart des restructurations et de sa réussite ultérieure ». Ces unités fabriquent des produits industriels de moyenne gamme mais qui sont eux-mêmes spécifiés aux entreprises et à la région (produits fabriqués à Roanne, marque attachée au renom d’une famille et à un savoir-faire d’entreprise), leur production connaît des fluctuations et un rythme saisonnier. Elles se caractérisent par un système de relations paternalistes : consensus implicite entre les salariés et les employeurs en ce qui concerne la durée du travail, les salaires, le recours au travail à domicile ; gestion de la main-d’œuvre qui attache l’ouvrier à l’entreprise. La flexibilité du système repose sur la division du travail entre une main-d’œuvre masculine qualifiée permanente et une main-d’œuvre féminine de proximité, dont la disponibilité pour le travail est conditionnée par la vie familiale (maternités, éducation des enfants), dont la qualification puise dans le registre du travail domestique (coupe, couture, repassage) et dont la « qualité essentielle est la souplesse » (main-d’œuvre fiable, non revendicative, acceptant des conditions de travail difficiles et les bas salaires pour conserver un emploi près du domicile...).
40La concurrence liée à la délocalisation de la production des grands groupes dans des pays à main-d’œuvre moins chère, la pression de la grande distribution, les fluctuations de la demande et les importations constituent ici aussi les principales sources des tensions portées sur la logique productive de ces unités. La « montée en gamme » (amélioration de la qualité), la diversification des produits, le renouvellement des politiques commerciales, la modernisation poussée des équipements (métiers à commande numérique) sont les principales réponses qui leur ont été apportées par les entreprises. Le produit est conçu en fonction de la demande, vendu à la marque du distributeur, il peut être fabriqué n’importe où, son prix est calculé en fonction de celui des produits importés des pays à bas prix ; le rythme saisonnier des collections disparaît au profit d’un renouvellement permanent.
41Cette évolution a contribué à une remise en cause des fondements du compromis salarial : les conditions de travail se sont détériorées, le consensus qui liait les ouvrières à l’entreprise textile pourvoyeuse d’emplois s’est affaibli. Les entreprises leaders ont beaucoup licencié, certaines ont déposé leur bilan, la sécurité qu’offrait cette industrie a disparu, et son attractivité a diminué. Les jeunes femmes ont eu tendance à quitter le textile et à s’orienter vers des métiers mieux rémunérés nécessitant une formation professionnelle. Pour autant, il continue d’être une ressource qui contribue au maintien de l’activité et à la « force du système textile » qui repose sur sa capacité à fabriquer des produits haut de gamme selon un rythme saisonnier et des produits créatifs à renouvellement rapide adapté aux nouvelles exigences du marché mondial. Mais il se concentre désormais dans les entreprises sous-traitantes. Celles-ci, en effet, fonctionnent « de manière extrêmement souple grâce à la flexibilité du travail féminin allié à un équipement moderne qui permet de faire face aux contraintes imposées par la diversification des séries et par l’accélération des rythmes de production ». La force de ces entreprises, dont beaucoup sont apparues depuis la crise, « a été de s’appuyer sur la souplesse de ce système de production traditionnel ».
42Du fait des tensions qu’il connaît, la pérennité du système n’est pas là non plus totalement assurée : « on peut se poser la question de l’avenir du système textile roannais si les femmes envisagent de quitter l’industrie textile » ; « les dirigeants de PME sont des « employeurs » et [...] se sentent responsables du maintien de leur personnel, même si l’entreprise traverse des difficultés. Cette attitude qui s’enracine dans une vieille tradition régionale joue un rôle important dans le maintien global de l’emploi dans la région. Cette capacité de constituer une sorte d’amortisseur souple entre les exigences de la production et celles du marché, grâce à leur organisation flexible et à leur utilisation du savoir-faire régional, nous paraît être le meilleur atout du système roannais à l’heure actuelle. Mais qu’en resterait-il si les grands leaders locaux quittaient la région pour des raisons liées à leurs nouvelles stratégies commerciales ? »
43Le processus qui vient d’être retracé est à l’origine de tensions durables au sein des organisations productives. L’ensemble des transformations, à la fois de l’offre et de la demande de travail pourrait-on dire, et celles du contexte général dans lequel les petites entreprises de milieu rural ont eu à se situer ont contribué à déliter les termes du compromis salarial. Les caractéristiques traditionnelles qui avaient constitué autant de supports à leur insertion dans un contexte de concurrence renouvelé sont amenées à disparaître du fait même des conditions qui président à cette insertion. Les organisations se formalisent et se rigidifient au moment même où, eu égard aux voies que le développement du capitalisme emprunte aujourd’hui, leurs capacités d’adaptabilité et à la flexibilité apparaissent comme autant de conditions à leur maintien sur le marché. Un système se désorganise sans qu’aucune nouvelle cohérence ne vienne remplacer l’ancienne. Dans le même temps qu’elle s’émancipe de la domination traditionnelle, la relation salariale s’ancre plus fortement dans le registre juridique. Nous l’avons vu, les populations parties prenantes inscrivent plus facilement leurs relations dans le droit, qu’il s’agisse des nouveaux dirigeants, des jeunes générations ou encore des salariés anciens qui n’hésitent plus à réclamer leurs droits quand ils jugent que les employeurs ne respectent plus leurs engagements. Il s’agit cependant d’un droit appliqué a minima, qui fait basculer ces organisations dans un pur marché secondaire dès lors que les avantages et les arrangements paternalistes disparaissent. Les dirigeants expriment des exigences accrues vis-à-vis des salariés, sans contreparties, que celles-ci relèvent du registre juridique et conventionnel (primes, salaires….) ou traditionnel (avantages discrétionnaires, reconnaissance de l’effort réalisé, assurance de l’emploi…). Dans le même temps, ils ont tendance à formuler des attentes inchangées à l’égard de leur personnel : d’engagement, de disponibilité, de fiabilité et d’adhésion aux buts de l’entreprise. Les sources traditionnelles de la flexibilité se tarissent et se renouvellent en s’ancrant plus explicitement elles-mêmes dans le registre du droit.
44Les deux parties suivantes sont consacrées à un examen de différents problèmes associés au renouvellement des sources de la flexibilité dans ce contexte de tensions durables.
Le recours aux salariés temporaires dans les industries agroalimentaires27
45Secteur d’activité encore fortement implanté en milieu rural, l’agroalimentaire regroupe des activités industrielles dont une caractéristique est l’emploi d’une abondante main-d’œuvre non permanente. En 2004, le recours à l’intérim y est deux fois plus élevé que dans l’ensemble des secteurs d’activité (39 100 équivalents temps plein, soit 6,4 % de l’effectif total) ; près de 30 % des embauches se font sous contrats à durée déterminée (CDD), pour 8,7 % dans le reste de l’industrie ; le taux de rotation de la main-d’œuvre y est plus de deux fois supérieur à celui du reste de l’industrie28.
46Ce recours à une main-d’œuvre temporaire est structurel dans le secteur. En effet, depuis toujours, et avec des intensités différentes selon les branches, les entreprises ont utilisé du personnel supplémentaire pour faire face aux fluctuations saisonnières (approvisionnement/consommation). Cependant, les évolutions du contexte dans lequel elles ont eu à se positionner au cours des deux dernières décennies ont contribué à renouveler cette problématique. Montée de la concurrence internationale, transformation des habitudes alimentaires et plus grande volatilité de la demande, montée des exigences en matière d’hygiène et sécurité alimentaire, pratiques des grands distributeurs (travail en flux tendus, campagnes promotionnelles, exigences en termes de prix et de délais, « marges arrières »…) ont accru la recherche de flexibilité. Les entreprises approfondissent la flexibilité interne : annualisation du temps de travail à l’occasion du passage aux 35 heures ; polyvalence et nouvelles formes d’organisation… Ces pratiques se combinent avec la recherche d’une flexibilité externe accrue, fondée sur le recours à du personnel temporaire.
47Une enquête réalisée dans sept entreprises de la charcuterie et de la chocolaterie confiserie montre que, dans les années récentes, ce recours à la main-d’œuvre temporaire se modifie29. Il répond, d’une part, à cette recherche d’une flexibilité accrue et, de l’autre, à des stratégies de réduction des coûts dans un cadre général qui tend à remettre en cause les formes de gestion fondée sur l’emploi stable. Mais, plus largement, il se trouve maintenant au cœur des stratégies développées par les entreprises pour s’inscrire dans le contexte concurrentiel. La gestion de ce personnel révèle une tension majeure entre des objectifs multiples : le recours à une main-d’œuvre employée aux plus bas niveaux de salaire et de qualifications dans un contexte où la disponibilité et la fiabilité de cette main-d’œuvre sont cependant cruciales pour les entreprises. La mise en œuvre d’une flexibilité principalement fondée sur les multiples supports juridiques que la loi autorise soulève la question des contreparties à la demande d’engagement des salariés.
48Les entreprises enquêtées (voir encadrés ci-dessous30) ne sont pas toutes implantées en milieu rural et ne sont pas toutes des entités indépendantes. La problématique de la flexibilité est cependant assez voisine dans les différents cas. Dans le même temps, l’enquête permet de montrer l’influence des caractéristiques des bassins d’emploi dans lesquels les entreprises sont implantées et celles de l’offre locale de travail.
Entreprises enquêtées – Secteur de la Chocolaterie/confiserie
Entreprises | CHOCHRIS | CHOCIND | REGSWEET |
Statut | Établissement de groupe français | Établissement de groupe français | Entreprise indépendante |
Produits | Produits de qualité (chocolats de Noël) | Produits de masse (chocolat) | Produits de qualité (nougats/calissons) |
Marque | Marque propre | Pas de marque | Marques propres + MDD* |
Effectif | 250 salariés permanents | 120 salariés permanents | 62 salariés permanents |
Marché du travail | Urbain | Urbain | Urbain |
*MDD : Marque de distributeur
Entreprises enquêtées – Secteur de la Charcuterie
Entreprises | HAMBAC | CANPAT | REGSAUS | MULTIPROD |
Statut | Établissement de groupe américain | Entreprise indépendante | Entreprise indépendante | 2 Établissements de groupe français |
Produits | Produits de masse (jambon, saucisses) | Produits de qualité (pâté, haute qualité) + produits de masse (pâté, saucisses) | Produits de qualité (saucisses régionales) | Produits de qualité /produits de masse (produits à base de viande de porc/produits traiteurs) |
Marque | Pas de marque/MDD | Marque propre | Marques propres + MDD | Marque propre |
Effectif | 560 salariés permanents | 190 salariés permanents | 92 salariés permanents | 80/520 salariés permanents |
Marché du travail | Rural | Rural | Rural | Rural |
La main-d’œuvre temporaire au cœur des stratégies des entreprises
49Toutes les entreprises enquêtées ont recours à une main-d’œuvre temporaire et ceci pour différentes raisons, qui peuvent se combiner. Elles mobilisent pour cela les différents types de contrats qui leur sont accessibles et servent, par là, des objectifs variés. Quatre principaux facteurs motivent l’embauche des salariés temporaires : le remplacement ponctuel de permanents absents (maladie, congés en cours d’année, notamment en relation avec la réduction du temps de travail, congés d’été) ; l’ajustement aux fluctuations de la production ; ces fluctuations peuvent avoir des temporalités très différentes (la semaine, voire la journée, du fait des contraintes du « juste-à-temps » et les campagnes promotionnelles imposées par la grande et moyenne distribution ; la saison pour certains produits) ; l’accompagnement de redéploiements ou de restructurations (arrêt d’un produit ou lancement d’un nouveau…) ; la sélection des salariés recrutés comme permanents.
50Chez Hambac et Canpat, qui ont une activité assez régulière sur l’année, les salariés temporaires sont principalement utilisés pour le remplacement des permanents. Le recours aux contrats temporaires pour ce motif tend à s’accroître soit parce que l’entreprise a décidé de maintenir sa production toute l’année (chez Canpat, par exemple, il n’y a plus de fermeture pendant un mois d’été au cours duquel tous les salariés prenaient leurs congés annuels, ils sont donc maintenant nécessairement remplacés pendant leurs congés), soit à cause de la mise en place des 35 heures (il faut remplacer les salariés en RTT). Par ailleurs, l’absentéisme et les arrêts pour maladie sont une cause supplémentaire, et croissante, du besoin d’une main-d’œuvre ponctuelle pour le remplacement des permanents, afin d’assurer les niveaux de production. Pour ses remplacements, Canpat embauche des intérimaires (qui représentent 30 % de l’effectif total en production et conditionnement pendant les congés d’été, sur 2 à 3 mois) et n’emploie de CDD que lorsque la durée prévue est au moins de 6 mois. Hambac a principalement recours aux CDD étudiants, majoritairement recrutés parmi les enfants du personnel permanent (en 2003, l’entreprise a recruté 206 CDD, représentant entre 20 et 30 % de l’effectif total des ateliers concernés). Ces deux entreprises utilisent aussi des intérimaires pour faire face aux fluctuations ponctuelles ou à des commandes non prévues : chez Hambac, 77 intérimaires ont été recrutés en moyenne au cours de l’année 2003, pour des missions d’une durée moyenne de 4 jours ; Canpat a eu recours à un gros volant d’intérimaires en 2004 pour répondre à une commande en produits frais, passée par une entreprise étrangère.
51Chocind recourt aux contrats temporaires dans une double stratégie : dans le cadre de sa restructuration, ils sont affectés aux postes qui sont prévus d’être supprimés dans un futur proche (automatisation, arrêt de la fabrication d’un produit ; ainsi, sur une ligne de tablettes de chocolat, les intérimaires représentent 90 % des salariés) et comme sas à l’embauche (recrutement en CDI des intérimaires ayant effectué plusieurs missions dans l’entreprise, certains l’ayant été pendant quasiment une année).
52Pour Regsaus, Regsweet et Chochris le recours aux temporaires est plus structurel, car lié à la saisonnalité de leur activité. Regsweet et Chochris sont reconnues comme ayant une activité saisonnière et, à ce titre, peuvent utiliser des contrats saisonniers. La première embauche 50 saisonniers pour la saison, entre septembre et décembre, l’effectif total de l’entreprise est alors presque doublé. La seconde emploie 78 personnes en 2004, soit 31 % de son effectif total pendant 6 mois, de juin à novembre. Regsaus, qui a aussi une forte saisonnalité (consommation de la saucisse en hiver) mais n’est pas reconnue en tant que telle, recourt à un fort volant de main-d’œuvre supplémentaire pendant environ 6 mois qu’elle recrute sous forme de CDD (embauche de 53 CDD, quasi doublement de ses effectifs en production). Ces trois entreprises combinent les différents types de contrat et utilisent aussi l’intérim : les personnels embauchés pour la saison sont pour la plupart d’abord recrutés en intérim puis sous contrat saisonnier ou en CDD au bout de quelques semaines ; l’intérim est utilisé pour faire face aux fluctuations ponctuelles de l’activité en saison haute (chez Regsaus, les opérations promotionnelles de la grande distribution peuvent entraîner une variation de la production de 30 % d’une semaine sur l’autre). Pour les entreprises de petite taille en développement, comme Regsaus et Regsweet, l’ouverture à des marchés nationaux par l’entrée dans la grande distribution a accru la dimension saisonnière et le besoin en main-d’œuvre temporaire : elles sont passées d’un marché régional où le produit est connu et consommé toute l’année à des marchés plus importants où le produit n’est consommé qu’à certaines occasions. Pour ces entreprises, la saison est une période cruciale : Chochris et Regsweet réalisent entre 60 et 70 % de leur chiffre d’affaires à l’occasion des fêtes de Noël ; Regsaus multiplie sa production par cinq en haute saison, la production de dix semaines amortissant l’ensemble de l’année. La disponibilité d’un nombre suffisant de saisonniers et temporaires d’une certaine fiabilité revêt ici un caractère crucial.
53Multiprod, enfin, combine le recrutement de CDD étudiants l’été pour le remplacement de ses permanents en congé (100 CDD étudiants, recrutés pour deux mois parmi les enfants des permanents) et l’intérim pour les fluctuations de son activité (jusqu’à 20 % des effectifs). Ici, c’est le développement de nouveaux produits dans le cadre d’une diversification qui est la cause de ces fluctuations : la fabrication de salades préparées est liée à une consommation saisonnière, elle connaît de fortes fluctuations d’un jour sur l’autre et nécessite des délais de livraison très courts après fabrication (produit frais à courte durée de conservation).
Les différents types de contrat temporaire utilisés par les entreprises
Entreprise | Saisonniers | CDD | Intérim |
REGSAUS | CDD en saison haute pendant 6 mois (double son effectif en production) 51 % sont au coefficient 125 Enchaînement intérim / CDD + CDD réguliers | 15 à 20 personnes pour les à-coups en saison haute | |
MULTIPROD (Établissement produits traiteur) | Les CDD représentent près de 9 % de l’effectif au 31.12.04 (remplacement congés, saison haute) | Près de 20 % des effectifs totaux selon la période | |
CANPAT | CDD si durée supérieure à 6 mois | Pour remplacement congés Pour à-coups de production (produits frais / nouveau marché-nouveau produit) | |
HAMBAC | 203 embauches en CDD et CDD étudiants en 2003 (absentéisme, congés, RTT, à-coups) Coefficient 120 | Intérimaires (absentéisme, congés, RTT, à-coups) (en moyenne 77 intérimaires par mois en 2003, pour des missions de 4 jours en moyenne) Coefficient 120 | |
CHOCIND | Intérimaires (sur les postes qui vont être supprimés) | ||
CHOCHRIS | 78 saisonniers (sur 254 emplois totaux) 8 mois Saison haute Tous au coefficient 125 | 9 CDD | |
REGSWEET | 58 saisonniers (l’effectif total de l’entreprise est presque doublé) 5 mois Saison haute + congés Tous au coefficient 120 | 15 à 20 intérimaires Saison haute |
54Pour servir ces objectifs, les entreprises utilisent les différents contrats temporaires existant dans la législation française du travail, qu’elles combinent par ailleurs. L’enchaînement de ces différents contrats est une pratique fréquente : enchaînement contrat saisonnier + intérim, où l’intérim permet de prolonger la durée d’emploi des saisonniers (Chochris) ; enchaînement intérim + contrat saisonnier ou CDD. L’intérim est utilisé comme test avant embauche des temporaires pour la saison (test de leur « résistance » aux conditions de travail et de leur fiabilité…) ou bien parce que les entreprises rencontrent des difficultés pour recruter leurs saisonniers et utilisent les services de sociétés d’intérim qui, par ailleurs, assurent elles-mêmes une formation minimale aux règles de sécurité et d’hygiène (Regsaus et Regsweet)… L’usage de ces contrats ne relève pas ici d’une simple substitution du travail permanent en vue de baisser le coût unitaire du travail. Pourtant, ces travailleurs temporaires tendent à être affectés systématiquement aux coefficients les plus bas dans la grille salariale, et ne bénéficient généralement pas des diverses primes auxquelles ont accès les permanents.
Figures du salarié temporaire et caractéristiques des bassins d’emploi
55Les salariés temporaires sont les plus concernés par les bas salaires. Ils sont majoritairement employés au plus bas coefficient (120 ou 125, selon les conventions collectives), donc au plus bas niveau de salaire, et y restent même s’ils effectuent plusieurs contrats successifs dans la même entreprise. En règle générale, ils n’ont pas accès à l’ensemble des primes et avantages dont bénéficient les salariés permanents. Ce n’est que depuis le début de l’année 2005 que les saisonniers peuvent bénéficier de la prime d’ancienneté, à certaines conditions et de façon proportionnelle à la durée de leur temps passé dans l’entreprise. Les salariés embauchés en CDD et les intérimaires ont une prime spécifique de fin de contrat ou de précarité, équivalent à 10 % de la rémunération brute perçue dans pendant la durée du contrat, à laquelle n’ont pas droit les personnes embauchées en contrat saisonnier ou étudiant.
56Les salariés temporaires sont massivement affectés aux postes d’opérateurs de la production et du conditionnement, les plus simples et les moins qualifiés (manutention, filmage des palettes, emballage manuel…). Ils n’ont que très peu accès à la formation. En règle générale, ils bénéficient d’une formation a minima à l’hygiène et sécurité à leur entrée dans l’entreprise (d’une durée de quatre heures chez Hambac pour les jeunes recrutés en CDD étudiants par exemple), souvent assurée pour les intérimaires par les sociétés d’intérim, et d’une formation sur le tas au poste de travail généralement assurée par les salariés permanents. L’affectation des temporaires aux postes les plus simples vise justement à éviter d’avoir à les former et à faire en sorte qu’ils soient opérationnels très vite. De même, les perspectives de promotion sont quasiment nulles pour cette catégorie de salariés sauf celle d’être intégré, à terme, dans l’effectif permanent de l’entreprise. La succession de contrats temporaires est en effet devenue un mode d’accès courant à l’emploi stable, au cours de ce qu’un responsable de Multiprod nomme un véritable « parcours du combattant ». Ce sont cependant les premiers à voir leur effectif réduit dans la mesure où il s’agit, dans la plupart des cas, d’une main-d’œuvre d’ajustement.
57Comme les permanents, les salariés temporaires rencontrés expriment le sentiment d’une intensification de leur travail. Ils sont souvent surreprésentés dans les accidents du travail. Ils se sentent moins protégés que les permanents en cas de problèmes de santé et ont donc tendance à les minimiser dans la situation incertaine dans laquelle ils se trouvent. Enfin, ils ont le sentiment d’être pas ou peu représentés par les syndicats, ce que confirme en ces termes un délégué du personnel : « Les intérimaires on ne les connaît pas, on n’a pas beaucoup de contacts. » (Regsaus.)
58Cette description d’une gestion a minima doit cependant être nuancée. En effet, il existe plusieurs modes de traitement des temporaires selon les entreprises et, dans certains cas, au sein de la même entreprise. Dans plusieurs des cas rencontrés, il existe des volants de salariés temporaires relativement stables. Chez Hambac, il s’agit d’un sas à l’embauche : certains intérimaires reviennent plusieurs années de suite, ils sont rappelés par les chefs d’atelier car ils connaissent le travail. Ce sont en général ceux qui sont pressentis pour être recrutés à terme en CDI. Dans d’autres cas, on retrouve un écho des pratiques traditionnelles visant à assurer un emploi stable aux non permanents. Certains des salariés embauchés pour leur saison par Regsweet, Chochris et Regsaus reviennent de façon régulière et sont relativement stabilisés dans leur emploi de saisonnier. Par ailleurs, tous les temporaires ne sont pas affectés aux postes les moins qualifiés : certains peuvent être conducteurs de ligne ou de machine comme c’est le cas chez Chochris ou chez Regsaus. Dans le premier cas, cependant, ils sont payés au coefficient le plus bas et l’entreprise cherche des formes de compensation, dans le second les saisonnières régulières ont été formées sur machine et sont payées aux coefficients correspondants, qu’elles conservent d’une année sur l’autre.
59À ces modes de traitement correspondent différents profils de personnes et de parcours. Ce type d’emploi s’inscrit à des moments différents des trajectoires familiales et professionnelles, dans lesquelles il ne prend pas le même sens. Les populations concernées par l’emploi temporaire sont massivement des jeunes, des femmes et des hommes d’âge mûr en reconversion. Concernant les jeunes, il peut s’agir d’un emploi pris à la fin de la scolarité, en attente de quelque chose de plus stable ou plus en relation avec la formation suivie ou, dans certains bassins d’emploi ruraux, dans l’attente de passer le permis de conduire qui leur permettra d’être plus mobiles. Il peut s’agir aussi de jeunes femmes ayant suivi leur conjoint et qui, à cette occasion, ont perdu l’emploi qu’elles occupaient. Les femmes représentent la majorité des salariés saisonniers (presque les deux tiers chez Regsaus et chez Chochris par exemple). C’est parmi les femmes d’âge mur que se retrouve le personnel temporaire stabilisé, certaines d’entre elles sont saisonnières dans la même entreprise depuis de nombreuses années (jusqu’à 20 ans chez Chochris par exemple). De façon générale, ce sont des femmes mariées ayant besoin d’un complément de salaire, ou des femmes seules ayant des enfants à charge ou en reprise d’activité après s’être arrêtées pour élever leurs enfants, peu qualifiées ou aux qualifications devenues obsolètes au cours de cet arrêt prolongé… Au dire de plusieurs de nos interlocuteurs, les hommes constituent une main-d’œuvre plus volatile que les femmes. Ce sont souvent des jeunes ou des hommes âgés de plus de 40 ans, en fin de droit aux allocations chômage ou en reconversion suite à un licenciement, qui constituent la population masculine en emploi temporaire (surtout en intérim).
60Ces salariés connaissent des disparités de situation et de revenu. L’intérim est financièrement plus intéressant que d’autres types de contrats temporaires (prime de précarité, paiement des jours de congés hors contrat), et peut être plus rémunérateur qu’un emploi permanent à certains niveaux de coefficient (jusqu’à 300 euros de différence par mois selon plusieurs de nos interlocuteurs). De ce fait, pour certains travailleurs, ces statuts peuvent correspondre à un moment donné à un choix de vie et à une stratégie pour augmenter le revenu sans apparaître pour autant comme une solution privilégiée sur le long terme. Pour d’autres, ils sont envisagés comme une porte d’entrée dans l’emploi stable de l’entreprise et acceptés en tant que tels.
61Les saisonniers apparaissent comme les plus désavantagés au plan financier. Le sentiment d’être des salariés de seconde zone a été exprimé à plusieurs reprises par des saisonniers stabilisés et fidélisés : sentiment d’être traités différemment des permanents (« On n’est rien, on n’a pas droit aux avantages du comité d’entreprise, on n’est pas représentés par les syndicats, on fait le même travail que les permanents mais on est moins bien payés qu’eux », selon une saisonnière régulière chez Chochris), sentiment d’être tenus à l’écart de la vie de l’entreprise (pas d’accès à l’information, méconnaissance des responsables…). Il existe donc des contrastes importants, entre par exemple certains jeunes intérimaires qui choisissent de façon volontaire ce statut pour « maximiser » leurs gains dans une stratégie de court terme, et des femmes saisonnières, « coincées » dans ce statut depuis des années, faute d’alternatives.
62La disponibilité de ces différents types de main-d’œuvre est associée aux caractéristiques socio-économiques des bassins d’emploi. Ainsi, par exemple, Hambac est située dans un bassin d’emploi rural, avec une population très attachée à son territoire. Les jeunes que nous avons interrogés n’envisagent que très difficilement de le quitter, ne serait-ce que pour déménager à une centaine de kilomètres, dans une autre zone de la même région où l’entreprise possède un autre établissement. Hambac pourrait donc bénéficier d’une main d’œuvre captive si plusieurs autres entreprises agroalimentaires n’étaient pas présentes dans la proximité. Des sociétés d’intérim se sont spécialisées dans cette activité, et a émergé un modèle d’emploi où les jeunes intérimaires « tournent » d’une entreprise à l’autre, certains refusant d’être embauchés sur un contrat permanent pour les raisons financières évoquées plus haut… jusqu’à ce que certaines entreprises les menacent de ne plus les reprendre s’ils n’acceptent pas le CDI proposé ! Chochris offre, pour sa part, l’exemple d’une entreprise qui a recouru, jusqu’à récemment, à une réserve de main d’œuvre saisonnière « stabilisée » dans l’emploi non permanent. Elle se situe dans un bassin d’emploi très différent : petite ville relativement enclavée, qui a subi la crise des industries du textile, et où les emplois industriels – et notamment peu qualifiés – sont devenus rares. La main d’œuvre féminine peu mobile (mères de famille) y est particulièrement captive.
Montée de tensions et recherche de solutions
63Plusieurs facteurs contribuent à la montée de tensions dans la gestion du personnel temporaire. Les équilibres atteints peuvent être fragiles. Le recours à une main-d’œuvre employée aux plus bas niveaux de salaire et de qualification pose cependant problème dans un contexte où la disponibilité et la fiabilité de cette main-d’œuvre sont devenues cruciales pour les entreprises. Des tensions apparaissent, qui peuvent varier en nature et en intensité d’une entreprise à l’autre, selon ses contraintes productives propres mais aussi son bassin d’emploi.
64À des degrés divers, la plupart des entreprises enquêtées rencontrent des difficultés pour recruter le personnel temporaire dont elles ont besoin : ce sont des emplois peu attirants, aux conditions de travail difficiles, ils sont peu payés et concurrencés par d’autres emplois, notamment dans les zones urbaines ou frontalières. Par ailleurs, la nécessité du respect de normes d’hygiène et d’une réglementation de plus en plus contraignante en termes de sécurité alimentaire conduit à une montée des exigences formulées à l’égard de ce personnel, sans contrepartie. Et ce, alors que l’on semble assister en parallèle à une transformation de l’offre de travail : les jeunes sont, d’après la perception de plusieurs directeurs des ressources humaines, mais aussi syndicalistes, beaucoup plus exigeants en termes de conditions de travail que n’étaient leurs parents, qui pour beaucoup étaient d’origine paysanne, et par là habitués à un « dur labeur ». Leur rapport au temps est aussi différent. Les anciennes générations se projetaient sur l’horizon du cycle de vie et faisaient montre d’une certaine fidélité à l’égard de l’entreprise. Les jeunes apparaissent à la fois plus « court-termistes » – évaluant la combinaison « salaire-conditions de travail » actuelle et non pas en « inter-temporel » –, et plus individualistes. Les entreprises ont donc de plus en plus de difficultés à trouver le personnel à la fois en nombre et ayant le comportement attendu.
65Il existe de ce fait un fort turn-over parmi les personnes recrutées. Certaines, prenant la mesure du travail qu’on leur demande, ne restent pas plus d’une heure sur le poste de travail sur lequel elles ont été recrutées (par exemple, Regsweet a embauché 98 personnes pour signer au final 50 contrats, et on retrouve la même proportion chez Multiprod pour les remplacements d’été). Dans la plupart des cas aussi, les permanents assurent l’encadrement et la formation sur le tas des salariés temporaires, ce qui leur apparaît de plus en plus lourd et contraignant, notamment quand le nombre de salariés temporaires ne cesse d’augmenter : le turn-over élevé des temporaires est perçu comme cause de dégradation des conditions de travail, leur encadrement est présenté comme un travail supplémentaire qui ne donne pas lieu à une reconnaissance en termes de salaire (Regsaus a mis en place une formation de tuteur pour les permanents chargés d’accueillir et d’encadrer les temporaires sans contrepartie financière), les permanents doivent compenser les pertes de productivité dont sont responsables les salariés temporaires, ils dénoncent le trop faible différentiel entre leur salaire et celui des temporaires…
66Les solutions retenues et les choix qui sont faits par les entreprises pour tenter de résoudre ces tensions sont différenciés. Une première solution consiste à réduire au maximum le recours à ces contrats, soit en substituant simplement du capital au travail (Regsweet, par exemple, envisage la disparition de 15 postes saisonniers en automatisant), soit en combinant automatisation et recours accru à de la flexibilité interne (rotation sur les postes et polyvalence des permanents) : ainsi chez Chochris, l’effectif de saisonniers est passé de 117 en 2001 à 78 en 2004. Une seconde solution consiste à améliorer les conditions d’emploi de ces personnes afin de les fidéliser, tentant par là d’associer des pratiques traditionnelles avec des contreparties fondées dans le registre légal. Plusieurs entreprises ont cherché des solutions dans ce sens : accès à certains des avantages dont bénéficient les permanents, formation, élévation des niveaux de salaire… Par exemple, Chochris, qui recrute des saisonniers comme conducteurs de ligne, a récemment décidé de leur verser, en fin de contrat, une compensation de salaire correspondant au différentiel de gain entre le coefficient des emplois saisonniers et la qualification réelle du poste occupé. De même, les saisonniers bénéficient de l’équivalent d’un 13e mois dont le montant est proportionnel à la durée du contrat. La direction de Regsaus a eu une politique de formation et de fidélisation des saisonniers : des femmes saisonnières stables ont été formées à la conduite de machine et sont payées au coefficient correspondant, qu’elles conservent d’une saison à l’autre. Ces salariés bénéficient de l’intéressement et de la participation. La mise en place d’un groupement d’employeurs est un troisième type de solution, consistant à « internaliser », dans une certaine mesure, la gestion des travailleurs temporaires. Elle a été retenue par quatre entreprises de notre échantillon. Le groupement d’employeurs que Multiprod a fondé avec, au départ, 5 autres entreprises en 1996 emploie aujourd’hui 85 salariés ; il met à sa disposition trente salariés pendant sa période de haute activité. Regsweet est à l’origine d’un projet en cours de constitution au moment de l’enquête et espère avoir par ce biais une vingtaine de salariés pendant la saison. Par contre, deux autres entreprises qui s’étaient engagées dans cette voie y ont renoncé (Regsaus et Chochris). Cette formule, qui peut représenter des avantages à la fois pour le salarié et pour l’entreprise, n’est cependant pas exempte de certaines contraintes et critiques qui semblent devoir en limiter la portée et les possibilités de développement.
67Au total, ici encore, contraintes productives propres à chaque entreprise et nature du bassin d’emploi contribuent à expliquer les choix opérés. Pour ne prendre qu’un exemple, le choix de Mutiprod pour un groupement d’employeur ne résulte pas seulement de considérations économiques et du fait qu’elle est particulièrement exposée aux problèmes de recrutement de jeunes. Il découle aussi en partie d’une tradition de « paternalisme social », qui perdure partiellement, bien que l’entreprise se soit transformée en un groupe relativement important. Cette inscription sociale de l’entreprise dans son bassin d’emploi est un facteur qui continue de jouer dans ses propres pratiques.
Transformations du marché du travail et des modes de gestion de l’emploi saisonnier dans un territoire rural : le Briançonnais
68De nombreuses activités du Briançonnais ont un caractère saisonnier. Cette saisonnalité, liée au tourisme (principalement d’hiver et durant les vacances scolaires), est redoublée par la dépendance aux conditions climatiques et météorologiques (niveau de l’enneigement, date des premières chutes de neige qui marquent le début de la saison). Ces activités recourent à une abondante main-d’œuvre temporaire, avec un niveau élevé d’incertitude sur la durée de la saison, les dates de début et de fin, le volume d’emploi nécessaire… Le travail saisonnier a longtemps été intégré dans des modes de gestion de proximité ou dans des systèmes locaux d’emploi, dans une régulation traditionnelle (gestion communale, réseaux familiaux, pluriactivité…) qui assuraient, avec la flexibilité, une certaine sécurité de l’emploi et la régularité des revenus. Depuis la fin des années 1980, ces activités (stations de sport d’hiver, hôtellerie-restauration et BTP) connaissent certaines évolutions liées à différents facteurs : transformation des modes de consommation touristique, montée de nouvelles concurrences et intervention croissante d’opérateurs de grande de taille extérieurs au territoire. Dans ce contexte, les modes de gestion de proximité s’affaiblissent au profit de relations plus distanciées et plus formalisées31.
69Le territoire du Briançonnais correspond ici à la zone d’emploi de Briançon et au Pays du Grand Briançonnais, situé dans le département des Hautes-Alpes, comptant 32 983 habitants en 2002. Il se caractérise par une économie touristique de montagne qui se reflète dans la structure du marché du travail et dans les activités présentes :
- Une part très élevée du tertiaire et notamment des services aux particuliers (hôtels et restaurants : 26. 5 % de l’emploi total privé) ; le commerce, 17.3 % ; la construction, 12.4 % ; les transports, dont les remontées mécaniques, avec 12.2 % ; les activités récréatives, culturelles et sportives associées au tourisme (6 %)32 ;
- Un taux de chômage plus faible qu’en moyenne régionale mais une très forte proportion de CDD dans l’emploi (24 % pour 9 % en région), marquant le caractère saisonnier des activités ; un chômage des jeunes plus élevé chez les plus diplômés (absence d’emplois de haut niveau) ; une proportion élevée de travailleurs indépendants ; l’importance de la pluriactivité (salarié de remontée mécanique en hiver et ouvrier du BTP en été, par exemple) et les situations de pluri statut (indépendant moniteur de ski en hiver et salarié dans le commerce en été, par exemple). Un actif sur deux serait concerné par la pluri-activité, selon le Contrat de Pays du Grand Briançonnais.
Le recul de modes de gestion de proximité des emplois non permanents
70Les remontées mécaniques sont au cœur des activités touristiques d’hiver en station. Elles emploient 20 % des saisonniers travaillant en cette saison sur le territoire de la Communauté de communes du Briançonnais, soit 540 sur un total de 269933. Avec le développement des stations et des sports d’hiver, s’est progressivement constitué et stabilisé un marché du travail (notamment pour l’emploi d’hommes affectés à la conduite et à l’entretien des équipements) concernant une population locale, formée sur le tas, recrutée de façon régulière dans l’emploi saisonnier et insérée dans des systèmes de pluriactivité. Une gestion des stations souvent communale, ou mixte, privilégiait la réembauche systématique d’une année sur l’autre des saisonniers locaux : saisonniers de père en fils, recrutement par « copinage », « clientélisme », où on engageait « les gamins de sa commune », selon plusieurs de nos interlocuteurs. Une logique sociale et locale prévalait sur une pure logique de rentabilité. Dans ce sens, ce segment de la population bénéficiait d’une certaine sécurité quant à son emploi et d’une régularité de revenu dans le cadre de la pluriactivité.
71À partir du milieu des années 1980, s’opèrent une progressive distanciation des relations et une formalisation plus grande des relations entre employeurs et salariés, de façon concomitante à la montée de régulations fondées sur le droit. On en présentera ici deux manifestations.
72Il s’agit, d’une part, de l’entrée d’opérateurs de grande taille, privés et extérieurs au territoire. Au début des années 2000, d’importants domaines skiables passent au secteur privé, par délégation de service public à deux grosses sociétés spécialisées dans cette activité. Les raisons en sont multiples : tout autant des problèmes de rentabilité, des besoins importants en investissement pour renouveler les équipements que des critiques croissantes formulées à l’égard de la gestion publique et communale.
73Ces opérateurs s’implantent avec une logique de rentabilité et s’engagent sur la voie d’une rationalisation de la gestion des remontées mécaniques et domaines skiables : augmentation des chiffres d’affaires, gains de productivité (automatisation de certaines tâches, cartes à puce…) et réduction des effectifs (« le ratio chiffre d’affaires/personnel est mauvais par rapport à ce qui se fait ailleurs dans le groupe », selon un responsable d’une de ces sociétés). Ces sociétés introduisent des modes de gestion plus distanciés, privilégiant des dispositifs formalisés : mise en place de formations continues et recours à des modes formels d’acquisition de la qualification (une société propose à ses salariés de passer l’examen d’agent d’exploitation), médiation des relations à travers un registre conventionnel… Certains salariés voient dans l’arrivée de ces opérateurs la possibilité de pérenniser des emplois menacés par les difficultés financières des gestions mixtes ou communales et plus de certitude pour leur avenir (gestion plus rigoureuse, investissements importants, solidité financière qui rassurent sur l’avenir de l’activité et des emplois)34. C’est aussi, pour d’autres, la possibilité d’une extension de la couverture des salariés par une convention collective jugée plus favorable. Nombreux sont cependant nos interlocuteurs à redouter des changements à terme dans les systèmes de gestion et d’emploi : effet sur le volume de l’emploi, fin du recrutement par interconnaissance, exigence d’un plus grand professionnalisme, remise en cause des pratiques et des acquis (réembauche systématique), loi du marché : « La restructuration des remontées mécaniques va être douloureuse. »
74Il s’agit, d’autre part, d’une montée du juridique dans la régulation de l’emploi saisonnier, avec notamment l’intégration croissante de la gestion des risques et aléas dans le registre conventionnel. Les années sans neige (fin des années 1980) ont représenté un premier pas vers un renforcement de ce registre. Au début de l’hiver 1988-1989, il y a eu un important mouvement des saisonniers qui étaient sur place et disponibles mais dont beaucoup ne pouvaient pas travailler du fait de l’absence de neige. Soutenus par l’union départementale de la CGT, ils ont pu signer des accords avec les employeurs et obtenir des garanties pour le cas où cette situation se reproduirait. Ce mouvement introduit une plus grande médiation par la loi et la négociation collective des relations entre les saisonniers et les employeurs dans la façon de gérer les aléas liés à l’activité et donne une plus grande assurance de revenu aux saisonniers dans cette situation nouvelle de manque de neige.
75Il faut cependant souligner que les salariés des remontées mécaniques relèvent de deux conventions collectives différentes, en fonction du statut de l’organisme gestionnaire (régie municipale directe, d’une part, sociétés d’économie mixte, SEM, et sociétés privées, de l’autre). Seuls les salariés des SEM et sociétés privées, qui relèvent de la Convention collective des téléphériques et engins de remontées mécaniques, sont conventionnellement couverts par cette garantie. Ce « dispositif permettant d’atténuer les effets de l’impossibilité de prévoir l’arrivée de la neige et son maintien et de stabiliser l’emploi saisonnier dans la branche professionnelle » (Convention collective) prévoit une indemnisation en cas de report d’embauche si le saisonnier possède une lettre fixant une date de début d’embauche. Ces saisonniers bénéficient aussi d’une clause de reconduction automatique du contrat d’une année sur l’autre. Les autres restent dans le registre de la régulation plus traditionnelle, certains ne connaissant pas leur date d’embauche et ne bénéficiant pas d’indemnité en cas de retard en début de saison, d’où l’importance cruciale que revêtent dans ces cas tout à la fois les engagements tacites avec les employeurs et l’inscription dans des solidarités locales.
76De ce point de vue, on observe de fortes disparités entre saisonniers, particulièrement entre saisonniers locaux et saisonniers non locaux, entre saisonniers locaux inscrits dans le système traditionnel et ceux qui ne le sont pas (pour des raisons d’implantation récente, par refus de plus jeunes générations d’adhérer à ses logiques, certains jeunes saisonniers ne sont pas par ailleurs demandeurs de stabilité et de sécurité…). C’est aussi pour ces personnes-là que le registre juridique prend toute son importance comme fondement du seul type de garantie auquel elles ont accès.
77Le recours à un volant de saisonniers non locaux a été constant dans les remontées mécaniques mais il semblerait s’être relativement ralenti dans la période plus récente, du fait de la stabilisation des locaux sur ces postes et d’une certaine « captation » de ces emplois par ces derniers (dans les stations du Queyras, par exemple, parmi les 140 personnes qui travaillent en pleine saison seuls 5 % viennent de l’extérieur du département, selon la société gestionnaire). D’une façon générale, les saisonniers des remontées mécaniques sont présentés comme étant « mieux lotis » que les saisonniers d’autres secteurs (de l’hôtellerie restauration et du commerce notamment, en termes de sécurité de l’emploi, de salaires, de conditions de travail), en partie parce que ces salariés sont majoritairement stables et locaux, ils sont plus souvent syndiqués, et parce que les structures employeurs sont de taille plus importante. Il y a aussi une volonté chez certains saisonniers de sortir de la gestion de proximité. De ce point de vue, les organisations syndicales critiquent ce mode de fonctionnement dans la mesure où il contribue, selon elles, à une fermeture du marché du travail, offrant peu de possibilités aux jeunes qui sont hors des réseaux, et a fortiori pour les non locaux. De ce fait, coexiste à côté de ce marché du travail « fermé » inséré dans un système traditionnel et de proximité un marché très ouvert, celui de saisonniers jouant un rôle de pure variable d’ajustement.
78Enfin, la montée de mouvements collectifs de saisonniers (tous secteurs confondus) est un révélateur de cette tendance à une référence accrue au registre juridique. Les années sans neige ont marqué le début des mobilisations collectives qui se poursuivent depuis. Au moment de l’enquête, la réforme de l’accès des saisonniers aux indemnités chômage était au centre de ces mobilisations. La réduction à trois périodes maximum d’indemnisation du chômage saisonnier apparaissait en effet comme une nouvelle donne qui laissait supposer l’aggravation de la situation de ceux qui ne sont pas inscrits dans les systèmes de pluriactivité et les réseaux locaux de solidarité. D’autres motifs de revendication venaient s’y ajouter, comme celui du logement qui pose de plus en plus problème (signe là aussi d’une dégradation des relations entre employeurs et salariés, les employeurs offrant de moins en moins souvent de loger leurs saisonniers, notamment dans l’hôtellerie) : « Moins de prise en charge du chômage, moins de neige, plus d’incertitude, incertitude déjà sur les dates de l’emploi et la durée de l’emploi qui conduit à des difficultés pour louer en saison. » (Représentant de la CGT 05.)
Le recours aux travailleurs étrangers dans la construction : une distanciation de la relation d’emploi
79Le recours aux travailleurs étrangers n’est pas une pratique récente, bien au contraire puisque le Briançonnais a connu des vagues constantes de migration, mais il se renouvelle dans la période actuelle. Il s’inscrit dans le contexte des difficultés de recrutement exprimées par les employeurs et qui prennent tout leur sens dans un contexte de « désajustement croissant » entre exigences et attentes aussi bien du côté de l’offre que de la demande de travail. Les pratiques actuelles de recours aux travailleurs étrangers révèlent le délitement des consensus implicites et la distanciation relationnelle entre employeurs et salariés, qui sont aussi causés par des facteurs plus purement économiques. On s’appuiera ici sur le cas de la construction.
80Dans le Briançonnais, cette activité s’exerce sur place de façon saisonnière, il n’est pas possible de travailler en hiver du fait des conditions climatiques, et elle est fortement liée à l’activité touristique. L’emploi s’inscrit dans des systèmes de pluriactivité, les entreprises peuvent aussi alterner saison d’hiver en zone de montagne et saison d’été en bord de mer, pour régulariser leur activité sur l’année.
81Au moment de l’enquête, le bâtiment connaît un très fort développement. En effet, du fait de politiques fiscales incitatives, l’immobilier vit un « boom » qui se répercute sur l’activité de construction. Les logiques d’industrialisation du tourisme et les politiques fiscales incitatives qui les accompagnent, d’un côté, les importants besoins en main-d’œuvre qui s’ensuivent, de l’autre, ont fait émerger de nouvelles problématiques, notamment dans le recours aux travailleurs étrangers.
82Le recours à une main-d’œuvre étrangère est une pratique ancienne dans ce secteur mais les origines des personnes embauchées ont changé. Italiens dans le passé (des entreprises locales ont d’ailleurs été créées par ces migrants), ce sont aujourd’hui pour l’essentiel des Polonais, Roumains et Slovaques. Plusieurs modalités sont utilisées pour le recours à cette main-d’œuvre : embauche directe par l’entreprise utilisatrice, recours à une entreprise sous-traitante ou de prestation de service d’un autre État membre de l’Union européenne. Selon l’ANPE locale, le recours direct serait en augmentation (elle signale 40 demandes formulées dans le premier mois du 2e trimestre 2004) mais c’est surtout via l’intervention de sociétés étrangères et le détachement de leurs salariés que la présence des travailleurs étrangers se développe particulièrement depuis 5 ans. Selon certains de nos interlocuteurs, il y aurait 600 à 700 contrats de prestation de main-d’œuvre dans l’ensemble du département des Hautes-Alpes.
83Les motifs généralement évoqués pour justifier le recours à ces populations sont de forts besoins en main-d’œuvre doublés de difficultés de recrutement : d’un côté, absence de jeunes intéressés par ces métiers et qui souhaitent s’y former ; orientation négative vers ces métiers, par l’échec ; peu de candidats, y compris dans les emplois qualifiés ; difficulté plus générale de transmission et de reprise des entreprises ; de l’autre, quand les conditions de travail offertes sont bonnes, les difficultés de recrutement tombent d’autant que la main-d’œuvre potentielle est présente localement (jeunes, demandeurs d’emploi, saisonniers) ; augmentation du nombre de salariés dans le secteur (tous ne sont pas des étrangers) ; les sections des centres d’apprentissage et des lycées d’enseignement professionnel sont remplies… Au-delà de ces deux séries d’arguments, le recours aux travailleurs étrangers correspond aussi à des stratégies de réduction des coûts entraînées notamment par les systèmes de mise en concurrence par les appels d’offres, la recherche de bas prix par les promoteurs, les systèmes de sous-traitance en cascade, ainsi que la grande souplesse qu’offre ce mode de gestion (« pratique » en cas de perte d’un marché ou pour ne pas dépasser certains seuils d’effectif)… Elle correspond aussi à l’intervention croissante d’entreprises étrangères qui remportent les appels d’offre publics (dans le cadre des appels européens).
84L’unanimité se fait cependant sur les dérives observées très récemment et de façon croissante. Le contrat de détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de service est régi par une directive européenne de décembre 1996 qui prévoit que s’appliquent à ces salariés les règles en matière de salaire minimum, de durée du travail, de repos et de congés, d’hygiène, sécurité, santé et protection du pays du lieu de travail et, en France, les dispositions de la convention collective concernée35. Ces pratiques conduisent à un brouillage du droit (dans certains cas, il est très difficile de savoir qui est le véritable employeur et quel droit s’applique) et les contrôles sont particulièrement difficiles. Ces dérives se traduisent à la fois par des pratiques frauduleuses dans le recours à cette main-d’œuvre ; des conditions de travail très dégradées et le non-respect des obligations minimales en matière de durée de travail, de paiement des heures supplémentaires, de salaire, le non-respect des obligations en matière de logement ; des conditions de vie parfois très difficiles (problèmes de santé, absence de couverture santé, difficultés à se procurer de la nourriture, des vêtements…).
85Ces salariés ont des difficultés pour connaître leurs droits et les faire appliquer mais, par ailleurs, et même dans ces conditions, ils gagnent plus que dans leur pays. Certains commencent cependant à s’adresser aux syndicats (dans de nombreux cas, il s’agit plus d’une demande sociale que syndicale, les étrangers ne sachant pas où s’adresser pour traiter cette demande). Plusieurs affaires ont éclaté et ont été portées devant la justice et des entreprises ont été sanctionnées, d’autres sont en cours d’instruction (cas d’entreprises italiennes et portugaises ayant obtenu des marchés publics dans le cadre des appels d’offre européens). Les partenaires sociaux se sont portés partie civile dans une affaire de « faux indépendants ».
86Les institutions locales et les fédérations professionnelles se mobilisent mais font toutes part de leurs difficultés face à ce problème. L’Inspection du travail réalise des contrôles dans un contexte particulièrement difficile : peu de moyens, barrière de la langue, difficulté d’accès aux chantiers, manque de coordination entre pays. Des problèmes spécifiques se posent : en cas de requalification de leur contrat de détachement en CDI dans l’entreprise utilisatrice, par exemple, ces salariés deviennent des travailleurs clandestins dans la mesure où leur présence en France est associée à la durée de leur contrat initial qui vaut autorisation de séjour. De ce point de vue, des observateurs ont signalé l’apparition, dans le Briançonnais, d’étrangers sans droit et des reconduites à la frontière. Ces pratiques et dérives, d’une façon générale, sont perçues et dénoncées en tant qu’elles alimentent un cercle vicieux dans lequel s’allient avantages fiscaux pour les propriétaires et recherche de bas prix par les promoteurs, raisonnement spéculatif et de court terme, recours à une main-d’œuvre à bon marché dans des conditions dégradées, travail dans l’urgence avec des risques, dans l’avenir, de problèmes sur la qualité du produit livré…
87Ces nouvelles pratiques révèlent la distanciation croissante qui gouverne ici la relation entre les entreprises et les travailleurs : ce ne sont plus leurs salariés directs, il s’agit d’étrangers installés dans la localité le temps d’un chantier. Le droit devient le médiateur de ces relations. Mais c’est un droit qui change à la fois de nature – le droit commercial régit les rapports avec les entreprises prestataires – et de niveau – encadrement par une directive européenne. Par ailleurs, c’est un droit qui rencontre de moins en moins les conditions de son application. Quand disparaissent les termes des engagements réciproques au profit d’un recours au droit, c’est en définitive un droit a minima qui est appliqué dans ce type d’organisation productive. Les relations ne sont plus encadrées par des régulations traditionnelles informelles sans pour autant que les régulations légales viennent compenser leur délitement. Certaines catégories de salariés peuvent alors se retrouver dans des situations « brutales » de face à face avec l’employeur. Peut-on pour autant y voir la manifestation d’un paternalisme « hybride » ou « dénaturé » ? Il faut revenir aux évolutions d’ensemble de la relation salariale pour répondre à cette question.
Notes de bas de page
1 L’ouvrage de M. Piore et C. Sabel paru en 1984 aux États-Unis et traduit en français en 1989 est emblématique de ce courant (Piore M., Sabel C. (1989), op. cit.). Malgré ce nouvel engouement, cependant, les représentations des PME restent chargées d’ambivalence : par exemple, dans les politiques publiques, comme le souligne J. Moulin, où faisant l’objet de jugements souvent contradictoires, la PME est tout à la fois « […] célébrée comme modèle de l’innovation et lieu privilégié de la création d’emplois ou montrée du doigt pour ses déficits chroniques de compétitivité, vantée pour sa souplesse ou mise en en cause pour ses “retards” » technologiques […] » (Moulin J. (1991), op. cit., p. VII), ou dans des enquêtes qui continuent de décrire le petit patronat comme à la fois dominé et rétrograde (voir par exemple : Amiot M. (1991), Les misères du patronat : le monde des petites et moyennes entreprises industrielles et leurs patrons).
2 Et particulièrement en ce qui concerne la France (voir, à ce propos, Ganne B. (1992), op. cit.°).
3 Fourcade-Gourinchas M., Babb S. (2002), «The Rebirth of the Liberal Creed: Paths to Neoliberalism in Four Countries»; Tickell A., Peck J. (2003), «Making global rules: globalization or neoliberalization?».
4 Comme par exemple chez Kern H., Schumann M. (1984),), La fin de la division du travail ? La rationalisation dans la production industrielle.
5 Friedberg E. (1993), Le pouvoir et la règle. Dynamiques de l’action organisée.
6 On en trouve l’écho chez bien des auteurs. Chez D. Martuccelli par exemple : « Il serait possible de montrer jusqu’à quel point, pour bien des acteurs, la modernité est, avant tout, le mouvement de rationalisation lui-même. Pourtant, en cette fin de siècle, l’image se trouble. Non pas que la confiance dans ce processus ait disparu […] mais parce que la conscience de ses limites s’impose. » (Martucelli D. (1999), Sociologies de la modernité, p. 192). Chez F. Fukuyama : « A century after Max Weber’s gloomy conclusion that modern societies would be trapped within an iron cage of bureaucratic rationalism, we find that postindustrial economics have evolved in a rather different direction. He was proven the most wrong with regard to his view about the importance of centralized bureaucracy : decentralized markets and individuals within these markets have proven to be much more efficient allocators of resources than rational bureaucrats, a fact that has helped to keep bureaucracy in check in the latter decades of the twentieth century. » (Fukuyama F. (2005), « Still Disenchanted ? The Modernity of Postindustrial Capitalism », p. 85). Chez R. Boyer et J. Freyssenet : « Il est reconnu que le modèle de la machine bureaucratique ne convient qu’au contexte bien particulier de produits standardisés, de marchés évoluant de façon régulière ou tout au moins prévisible, et que dans la plupart des autres cas, d’autres modèles doivent prendre le relais car ils sont plus décentralisés, mobilisent mieux les compétences et les capacités de réaction des opérateurs, et reposent moins sur des routines codifiées par la hiérarchie. Les firmes ont maintenant accès à une grande variété de systèmes administratifs nationaux. » (Boyer R., Freyssenet M. (2002), Entre innovations historiques et contraintes structurelles : Éléments d’une théorie des modèles productifs, p. 26). Enfin, les débats autour de l’expression « cage de fer » et de la traduction du terme utilisé par Weber, allant à l’encontre d’une interprétation jugée par trop contraignante, en sont aussi très révélateurs. Voir, par exemple, G. Bastin à propos du terme « habitacle » proposé par J.-P. Grossein dans sa traduction de l’Éthique protestante : « L’homme n’est pas prisonnier du monde autour de lui nous dit en effet M. Weber : il l’habite ! Il nous reste donc à imaginer les nombreuses façons qu’ont eues-et qu’ont encore-les hommes de vêtir cette carapace et se mouvoir avec elle. » (Bastin G. (2005), « Weber dépasse Weber. À propos d’une nouvelle traduction de l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme », p. 123).
7 Voir par exemple Appay B. (2005), La dictature du succès. Le paradoxe de l'autonomie contrôlée et de la précarisation ; DeConinck F. (2005), « Crise de la rationalité industrielle et transformations de la prescription. Une étude de cas » ; Lallement M. (2000), « Règles, institutions et relations de travail : portée et actualité de la sociologie de la rationalisation de Max Weber ».
8 Polanyi K. (1983), La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. On peut voir dans le phénomène de mondialisation, considérée ici comme une des manifestations du développement du capitalisme via l’extension croissante des marchés, une illustration de ce mécanisme. Dans ce contexte, la normalisation et la règlementation des biens apparaissent à la fois comme une nécessité et comme un problème (voir Lamanthe A. (2007), « Extension des marchés et normalisation : les systèmes agroalimentaires dans la mondialisation »). Ce sont aussi des vecteurs privilégiés de l’approfondissement de la rationalité formelle dans les organisations.
9 Il s’agit d’entreprises de la transformation et du négoce conditionnement, enquêtées au début des années 2000 (voir Lamanthe A. (2004b), « Le tissu agro-industriel de la basse vallée du Rhône : un système productif en transition »). Parmi les premières, certaines avaient déjà été enquêtées au début des années 1990 (voir chapitre précédent).
10 Une directive européenne datant de 1993 rend obligatoire, pour les entreprises des industries de la transformation alimentaire, le recours à la méthode HACCP - Hazard Analysis Critical Control Points-pour l’analyse des risques potentiels et encourage l’adoption des normes ISO 9000. La traçabilité de l’ensemble des produits devient obligatoire à partir de 2005.
11 Voir, par exemple, le référentiel EurepGap, élaboré en 1997 par des distributeurs nord-européens, il définit un ensemble de normes concernant les méthodes de culture des produits agricoles ; les référentiels du BRC (British Retail Consortium Food Technical Standard) publié en 1998 et de l’IFS (International Food Standard), datant de 2002, ont eux-mêmes été élaborés par des regroupements de distributeurs et concernent les produits transformés. Ils se focalisent sur la problématique de la sécurité alimentaire.
12 Il peut s’agir des labels reconnus au niveau européen, de type IGP, Inscription Géographique de Provenance, ou AOP, Appellation d’Origine Protégée ; il peut s’agir de certifications qui sont le fait des organisations professionnelles, comme par exemple QualiPom’Fel, élaborée à l’initiative des professionnels du commerce de gros de fruits et légumes, de leurs clients et des pouvoirs publics, qui est une certification des services et qui s’adresse aux grossistes.
13 Ce processus de formalisation et de structuration a été soutenu par l’ensemble des politiques publiques des années 1980 et 1990 qui ont particulièrement visé les petites entreprises : incitation au développement des systèmes d’assurance qualité et de la certification, programmes de gestion prévisionnelle des emplois, mesures visant à encourager un recours accru à la formation professionnelle formalisée…, qui ont été autant d’occasions d’introduire dans ces entreprises de nouveaux modèles d’organisation et de gestion, jugés plus rationnels (voir par exemple Romano J. (1995), op. cit. ; Thévenot L. (1995), « Des marchés aux normes »).
14 Cette entreprise a été enquêtée en 2006, dans le cadre de la recherche Low Wage Work in France (voir Caroli E., Gautié J., Lamanthe A. (2008), « Operators in Food-Processing Industries : Coping with Increasing Pressures »). Bien que située en milieu urbain, ses caractéristiques et sa situation sont, sur le plan évoqué ici, très voisines de celles des entreprises de milieu rural.
15 Sennett R. (2006), La culture du nouveau capitalisme.
16 Pinçon M., Rendu P. (1984), op. cit., p. 97.
17 Ibid., pp. 101-102.
18 Ces propos ont été recueillis à l’occasion de sessions de formation interentreprises organisées par l’Agefaforia à Avignon en janvier 2003 et qui s’adressaient à des responsables de production de PME.
19 Ibid., p. 101.
20 Lamanthe A. (2004b), op. cit. ; (2005), « Les transformation du marché du travail : un éclairage à partir de l’analyse des décalages entre offre et demande dans un système productif localisé ».
21 Vatin F. (1990), op. cit.
22 Ibid., p. 171.
23 Ibid., p. 180.
24 Ibid., p. 202.
25 Rerat F. (1986), op. cit. ; Courault B., Rerat F. (1987), « Un modèle de production régionale en transition : le cas de la chaussure dans le Choletais » ; Rerat F. et al. (1992), op. cit.
26 Rerat F. (1992), op. cit.
27 Ce texte est tiré d’une recherche réalisée en 2005-2006 par Eve Caroli, Jérôme Gautié et Annie Lamanthe dans le cadre du projet Low Wage Work in Europe soutenu par la Russell Sage Foundation (www.russellsage.org), voir Caroli E., Gautié J., Lamanthe A. (2008), op. cit. Il reprend une communication présentée avec J. Gautié aux Journées internationales de sociologie du travail à Londres en juin 2007 (voir Gautié J., Lamanthe A. (2007), « Dimensions économiques et sociales de la flexibilité : l’exemple du recours aux salariés temporaires dans les IAA françaises »).
28 Ministère de l’Agriculture (2006), Panorama des industries agro-alimentaires.
29 Voir encadré pour les caractéristiques des entreprises enquêtées.
30 Le nom des entreprises a été changé. Le recueil de données s’est opéré selon une démarche monographique comprenant la réalisation d’une série d’entretiens au sein de chaque entreprise (direction générale, direction des ressources humaines, direction de la production, représentants des salariés, chefs d’atelier, encadrants de premier niveau, opérateurs permanents et temporaires, au total 92 entretiens), combinée avec une approche statistique et sectorielle (voir Caroli E., Gautie J., Lamanthe A. (2009a), « Les opérateurs des industries agroalimentaires à l’épreuve de pressions concurrentielles croissantes »).
31 Ces observations sont issues d’une recherche collective conduite en 2005 et 2006 par une équipe pluridisciplinaire, composée de M. Bel, S. Inthavong, A. Lamanthe et S. Landrier. Les observations sont fondées sur une recherche documentaire, l’analyse des statistiques disponibles et la réalisation d’une soixantaine d’entretiens auprès des acteurs individuels et collectifs du tissu productif, du système éducatif et de formation, des collectivités locales, du service public de l’emploi, des associations de développement local, des habitants et des travailleurs, salariés et indépendants (voir Lamanthe A. (2009a), Le rôle des qualifications dans les dynamiques économiques de trois territoires : Pays d’Aubagne, Grand Avignon, Briançonnais ; (2008), « Les paradoxes de la formalisation de la relation salariale en milieu rural (Briançonnais »).
32 Hors administration publique, effectifs au 31.12.2004, source Assedic
33 Observatoire de la Saisonnalité (2004-2005), Étude sur l’emploi saisonnier dans le Briançonnais.
34 Notons qu’une de ces sociétés a depuis été déclarée en faillite et que la gestion a été reprise sous la forme précédente, celle d’une société d’économie mixte.
35 Directive 96/71/CE « Détachement des travailleurs dans le cadre de prestations de service ».
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