1Dans la période de croissance qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, les univers traditionnels sont disqualifiés. Condamnés au plan moral et idéologique à partir de points de vue différents mais qui se rejoignent (lutte de classe, rationalité technocratique, modernisation…), combattus par les politiques publiques, ils sont voués à une disparation inéluctable au nom du progrès social et de l’efficacité économique. Le capitalisme, tel qu’il s’oriente dans la période, ne trouve plus à s’articuler avec les logiques traditionnelles : il les exclut au plan symbolique et au plan pratique. Sont en effet mis en place des dispositifs qui les invalident objectivement. Les représentations savantes font écho à cette disqualification, elles s’en nourrissent et y contribuent. Inscrits dans une perspective marxiste et foucaldienne, les travaux des années 1970 sur le paternalisme en renvoient l’image d’un rapport social archaïque, réminiscence d’un passé révolu qui doit être dénoncée, nous l’avons vu. Les spécialités dédiées au travail en économie et en sociologie émergent dans le contexte particulier de cette époque. Les filiations théoriques dans lesquelles elles se situent, leur focalisation sur la grande entreprise, une vision industrialiste de la société ou encore une certaine proximité avec les pouvoirs publics, ne les conduisent pas particulièrement à s’intéresser aux univers traditionnels. Absents des modèles qui se construisent alors et qui se trouvent dans l’incapacité de prendre en considération la diversité de la relation salariale et du tissu productif, ils deviennent invisibles ou principalement abordés sous un angle négatif, et marginalisés.

2Contrairement à toute attente pourrait-on dire tant leur disqualification avait été poussée à l’extrême, les univers traditionnels font leur retour sur le devant dans la scène au cours des années 1980. Retour sur le devant de la scène économique, d’abord, avec la capacité d’adaptation dont font preuve, dans un contexte de concurrence renouvelé, des formes d’organisation jugées autrefois comme arriérées : petites entreprises, systèmes productifs locaux, districts industriels… Retour sur le devant de la scène de l’action publique avec l’engagement d’un ensemble de mesures qui leur sont spécifiquement dédiées, cette fois pour les soutenir. Retour sur le devant de la scène savante, enfin, avec un regain d’intérêt qui se traduit par des travaux empiriques en nombre et de nouvelles approches visant à mieux en rendre compte. Dans ces constructions, les principes traditionnels mobilisés dans l’activité économique et dans la relation salariale sont placés au cœur même de la performance économique. Tradition et modernité peuvent alors se réconcilier pour servir les nouvelles dynamiques du capitalisme. Dans ce contexte, le paternalisme lui-même retrouve une certaine actualité. Nous l’avons vu, il est revisité par les historiens. Plus largement, ce sont les nouvelles pratiques managériales et les restructurations du tissu productif qui conduisent à le réinvestir. S’agit-il par là d’observer le retour des pratiques et idéologies paternalistes ou, au contraire, de constater sa disparition dans les entreprises où il avait perduré ?

Invisibilité

3L’absence d’intérêt porté aux univers traditionnels par les spécialités dédiées au travail en économie et sociologie se comprend au regard des logiques et des choix qui ont présidé à la construction de leur objet. Elles s’inscrivent dans un double filiation, qui structure les modèles dont elles se sont dotées : la reprise, explicite ou non, d’une conception marxiste de la relation salariale et la centralité accordée au taylorisme comme mode d’organisation du travail. Cette posture les enferme dans une vision réductrice de la réalité. Elle gomme la diversité des formes concrètes de la relation salariale et de l’organisation productive et les met dans l’incapacité de lui donner un statut, sinon en creux et par défaut. Mais cette absence se comprend aussi au regard du contexte dans lequel ces spécialités émergent. Il faut prendre acte de ce que les problèmes traités et la façon dont ils le sont doivent aux problématiques de la modernisation, de l’industrialisation et de la croissance telles qu’elles se posent particulièrement dans notre pays après la Seconde Guerre mondiale. Ils participent d’une vision dominante, largement partagée avec les acteurs « modernisateurs » (pouvoirs publics, « élite » patronale et représentants syndicaux), des voies et conditions devant présider au progrès économique et social.

Une double filiation de la sociologie du travail

4La période récente a été l’occasion d’un retour sur le contexte, les conditions et les orientations qui ont présidé à l’émergence et au développement de la sociologie du travail. Avec le recul de plus de quatre décennies, apparaissent clairement les filiations dans lesquelles elle se situe et la façon dont elles ont conditionné la construction de son propre objet.

Une double filiation

5La sociologie du travail s’inscrit dans une filiation marxiste. La conception du salariat développée par Marx constituera, en effet, un véritable « schéma fondateur » de cette spécialité. Dès le début du XX^e siècle, nous dit F. Vatin, cette conception était déjà intégrée par différentes disciplines dans leur représentation du travail et du salariat : l’économie, le droit, l’histoire. Par contre, si elle ne l’était pas chez les premiers sociologues, elle est présente chez les héritiers de Durkheim, Simiand et Halbwachs notamment, via les relations qu’ils entretiennent avec les historiens de l’École des Annales. C’est par cette voie que la conception marxiste du salariat gagne la sociologie du travail naissante après la Seconde Guerre mondiale, notamment à travers le courant développé par G. Friedmann. Bien qu’il ait lui-même par la suite abandonné le marxisme, sa sociologie et, à sa suite, toute la tradition de la sociologie du travail « classique », celles-ci en resteront profondément imprégnées. De ce fait, la sociologie du travail apparaît principalement comme une sociologie du salariat. Le travail se confond avec celui-ci, dans une vision qui met en avant la subordination et la dépendance. Plus précisément, il s’agit d’une sociologie du salariat, et plus particulièrement du salariat industriel, et de l’ouvrier de l’industrie. Le travail y est tout entier contenu dans le salariat et le salariat est lui-même tout entier contenu dans ce salariat industriel dont l’ouvrier de la production automobile fut l’archétype1.

6La sociologie du travail s’inscrit dans une seconde filiation, cette fois avec la pensée de Taylor, non pas pour la reprendre à son compte mais pour lui accorder une place centrale dans ses propres constructions. F. Vatin évoque une « véritable fascination » des économistes et des sociologues du travail pour la pensée taylorienne. Cette fascination va perdurer jusque dans la période la plus récente : « La pensée taylorienne allait hanter durablement l’imaginaire des sciences sociales et notamment la sociologie du travail au point que l’on n’arrive pas encore aujourd’hui à se représenter de « vrai » travail que sous la figure du geste taylorien2. » Un ensemble de facteurs préside au fait que cette pensée a constitué un véritable « point focal de toute l’étude sociohistorique du travail en France3 ». D’une part, le secteur de l’industrie automobile, particulièrement investi par les sociologues du travail, fut une terre d’élection des modes tayloriens d’organisation du travail. D’autre part, pour de nombreux sociologues et économistes marxistes, la pensée de Taylor a constitué en quelque sorte une concrétisation, une mise en œuvre et/ou une démonstration apportée à la notion de travail abstrait développée par Marx. En ramenant le travail à une combinaison mécanique de gestes simples, en se proposant d’éliminer les temps morts et, par-là, en intensifiant le travail, Taylor « mettait en œuvre le principe de maximisation de la plus-value extraite du travail4 ». Enfin, plus largement, le courant inspiré par G. Friedmann charge Taylor de tout le poids symbolique de représenter la société industrielle moderne à laquelle s’intéresse en premier lieu la sociologie du travail et au centre de laquelle elle place la figure emblématique de l’ouvrier de la grande industrie. Cette conception eut de puissants relais, notamment à travers la sociologie friedmannienne du travail et l’approche régulationniste en économie qui contribuèrent à en faire une vulgate savante. De cette vulgate, ressortent deux interprétations. La première consiste à retenir, au-delà de la pensée particulière de Taylor, une notion englobante et ayant une portée générale, celle de taylorisme. La seconde identifie le taylorisme à une phase de l’histoire industrielle, les principes inspirés par Taylor étant alors considérés comme ayant en quelque sorte dominé l’organisation industrielle au cours de cette période. Toutes deux, nous dit F. Vatin, reposent sur un même présupposé : « Il y aurait bien un phénomène historique étendu dans le temps que l’on pourrait appeler le taylorisme5. »

Les implications de cette double filiation

7Cette conception procède de, et conduit à, une focalisation des travaux sur un secteur particulier, l’industrie automobile, et sur une catégorie de salariés, l’ouvrier de cette industrie : « Depuis les travaux fondateurs d’A. Touraine sur L’évolution du travail ouvrier aux usines Renault jusqu’aux multiples travaux sur l’automatisation et la robotisation des ateliers, en passant par les recherches sur les nouveaux modèles productifs du Gerpisa, l’industrie automobile demeure omniprésente dans les travaux de sciences sociales. Cette industrie s’est particulièrement prêtée aux observations sociologiques […]6. » La sociologie du travail construit ainsi une figure du travailleur, qui est historiquement située et qui fut représentée par un idéal-type, celui l’ouvrier de la grande industrie mécanique du XX^e siècle : pour G. Friedmann, le travailleur est salarié, ouvrier et soumis à l’ordre machinique7. Par ailleurs, elle accorde un statut de modèle à cette représentation qui, considérée comme ayant suffisamment de généralité, est à même de représenter le salariat dans son ensemble.

8Cette conception a différentes conséquences. En premier lieu, elle opère une réduction de la réalité. D’une part, elle consiste à accorder le statut de généralité à des observations réalisées dans un secteur d’activité sans jamais s’interroger sur ce qu’elles doivent aux spécificités mêmes du dit secteur. De l’autre, elle conduit à occulter tout un pan de la réalité. En effet, si les sociologues du travail n’ont jamais nié qu’il existe d’autres catégories de travailleurs, qu’il s’agisse de salariés (les employés, les cadres) ou non (les agriculteurs, les artisans, les commerçants…), ils ne s’y intéressèrent pas : « Le champ de leur investigation ne s’étendit pas au-delà du travail d’usine qui resta, pendant plusieurs décennies, l’archétype à l’aune duquel furent jugées toutes les situations professionnelles8. » Jusqu’à une période très récente, la sociologie du travail a montré très peu d’intérêt pour les organisations inscrites dans les univers traditionnels et pour les rapports sociaux qui les caractérisent en propre. Ainsi, l’analyse des thèmes abordés dans le premier traité de sociologie du travail fait ressortir « qu’aucun texte ne traite sérieusement de quoi que ce soit d’autre que la grande industrie : l’artisanat, les PME [Petites et Moyennes Entreprises], le rural…9 ». En 1994, J. Saglio10 soulignait à son tour que ce sont généralement les grandes entreprises industrielles « qui retiennent l’attention quand on s’intéresse aux problèmes du travail, de l’emploi et des relations professionnelles ». Cette construction privilégie une vision mécaniste du travail. Elle laisse dans l’ombre le fait que des conceptions opposées ont de tout temps présidé à l’organisation du travail dans certains secteurs. C’est particulièrement le cas de la chimie et de l’agroalimentaire qui s’organisèrent selon le modèle de la « fluidité industrielle » : « L’idéal de fluidité conduit à un autre idéal capitaliste : celui de la suppression de la force de travail et de la dissolution de la production dans la circulation11. ».

9En second lieu, elle confronte la sociologie du travail à certaines limites pour appréhender les évolutions récentes. Il faut d’abord s’interroger sur la pertinence de ces conceptions qui servent de références majeures pour caractériser le tissu productif et le salariat jusqu’à la fin des années 1970. Il faut d’abord relativiser l’ampleur qu’eut le taylorisme au cours du temps : « Même au XX^e siècle, le travail à la chaîne dans la construction métallurgique […] n’eut jamais la prévalence statistique à la mesure de son importance symbolique comme idéal-type de l’industrie moderne, selon un schéma largement relayé par la littérature sociologique12. » Même chez Renault, tous les ateliers de production ne furent pas taylorisés13. N’est-ce pas par ailleurs accorder trop d’importance à Taylor lui-même qui ne fut qu’un penseur de l’organisation parmi d’autres, et qui fut parfois sévèrement critiqué ? Le statut de référent que constitue le taylorisme n’est pas toujours précisé et reste fluctuant : s’agit-il d’un modèle idéaltypique défini d’après les écrits de Taylor, des traductions managériales qui en ont été faites ou bien encore du mode de fonctionnement observé dans des entreprises industrielles14 ? En définitive, cette référence n’est-elle pas construite sur une confusion qui consisterait à assimiler au taylorisme tout mouvement de rationalisation industrielle15 ?

10Il faut ensuite souligner les difficultés auxquelles ces conceptions conduisent quand elles sont utilisées comme référents pour penser, mesurer et interpréter les changements en cours. Le taylorisme sert généralement de référence à l’aune de laquelle sont mesurées et qualifiées l’ampleur et la nature du changement dans les formes d’organisation du travail. Il pose donc problème pour interpréter le changement dans des organisations qui ne furent pas tayloriennes. Parce que le passé est représenté de façon univoque, c’est-à-dire privé d’autres représentations, le sens du changement est lui-même pensé de façon univoque : schématiquement, cette référence conduit à considérer que l’on passerait de la rigidité organisationnelle à la flexibilité, de la spécialisation à la polyvalence. Elle ne peut rien dire des organisations qui, de tous temps, connurent la flexibilité et la polyvalence16 et piège les interprétations dans le débat biaisé entre fin du taylorisme et néo-taylorisme. La figure mythique du travailleur que s’est forgée la sociologie du travail devient elle-même un obstacle pour penser les formes et figures nouvelles qui apparaissent avec l’automatisation industrielle et la tertiarisation de l’économie. De ce fait « la disparition tendancielle du « travailleur », ainsi étroitement défini, alimentera l’idée d’une « perte » du travail17 ». Avec la régression de cette figure mythique du travailleur ouvrier, la sociologie se trouve dépourvue pour penser la réalité actuelle. Avec lui, elle perd « ses repères les plus profonds ».

11De cette histoire, il ressort que certaines formes de la relation salariale et leurs dynamiques dans le temps ont été occultées, ou rendues invisibles, par une discipline qui a focalisé son attention sur l’industrialisation, la rationalisation taylorienne, le travail ouvrier dans la grande entreprise industrielle. Ces derniers ont en quelque sorte été érigés en idéal-type de l’organisation productive et de la relation salariale des décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Ils ont ensuite servi de référent général pour analyser les transformations intervenues depuis les débuts de la crise, au milieu des années 1970, laissant dans l’ombre les dynamiques propres des activités n’ayant jamais correspondu à ce modèle18. C’est ainsi tout un pan du tissu productif et des relations salariales qui, du fait de ce désintérêt, est devenu invisible19.

Modèles d’intelligibilité de la relation salariale : régulation et segmentation

12L’École de la régulation, avec la notion de forme dominante du rapport salarial, et les théories duales du marché du travail, à travers la notion de segmentation, ont donné deux représentations majeures de la relation salariale de la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Ces conceptions ont été très largement reprises, bien souvent sous la forme de références essentiellement implicites, pour penser le rapport salarial de cette période et pour en analyser les transformations par la suite. Segmentation et régulation distinguent principalement deux formes de la relation salariale : une forme régie par le contrat libéral dans laquelle prévaut une régulation par le marché ; une forme institutionnalisée et offrant des garanties collectives. L’approche segmentationniste les oppose cependant de façon simultanée quand le courant régulationniste les oppose dans le temps. Dans ces constructions, elles-mêmes inscrites dans une filiation plus ou moins revendiquée avec la conception marxiste, la relation paternaliste ne trouve aucunement à s’expliquer, elle disparaît ; les organisations et secteurs traditionnels (les petites entreprises par exemple) sont renvoyés aux sphères dominées du système productif et/ou rapportés aux seules formes concurrentielles de gestion de la main-d’œuvre.

La forme dominante du rapport salarial : l’École régulationniste

13La vision proposée par l’École régulationniste du rapport salarial de la période de croissance ayant suivi la Seconde Guerre mondiale (1945-1975) a été très largement reprise. Cette vision procède d’une conception plus large dans laquelle la relation salariale est pensée dans ses rapports avec le capitalisme. Pour les auteurs de ce courant, en effet, le rapport salarial constitue une des cinq formes institutionnelles (définies comme codification d’un ou plusieurs rapports sociaux fondamentaux) dont la conjonction, l’agencement et la cohérence, historiquement déterminés, assurent, notamment à travers le mode de régulation propre à chaque régime d’accumulation, les régularités sociales et économiques nécessaires à l’accumulation du capital.

14L’approche régulationniste s’inscrit dans une perspective macroéconomique qui met au cœur de son interrogation la question de la variabilité dans le temps et dans l’espace des invariants du capitalisme, les rapports sociaux fondamentaux, dont le rapport salarial. Il en résulte que le rapport salarial connaît des formes variables au cours du temps et qui sont à mettre en relation avec la propre variabilité des modes de régulation du capitalisme. C’est aux formes historiquement dominantes du rapport salarial que les régulationnistes s’intéressent en priorité : à un moment donné de l’histoire économique, dans un mode de régulation donné, une forme de rapport salarial est particulièrement cohérente avec l’ensemble des formes institutionnelles et, par-là, elle possède un caractère dominant. Ces auteurs font ainsi ressortir que trois formes dominantes du rapport salarial se sont succédé jusque dans les années 1970. Cette succession historique puise aux mêmes sources que celles qui ont inspiré la sociologie du travail. La conception marxiste sert de référence pour la période d’industrialisation : domine en effet alors un rapport salarial « concurrentiel ». Pour la période suivante, du début du XX^e siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, référence est faite de façon centrale au taylorisme : la forme « taylorienne » du rapport salarial domine. Enfin, le rapport salarial « fordien » constitue la forme dominante de la période de croissance qui a suivi la Seconde Guerre mondiale20. Cette référence s’inspire de la relation salariale telle qu’elle se développe alors dans la grande entreprise industrielle de production de masse, et particulièrement dans le secteur automobile qui se voit érigé en modèle tout à la fois pour l’action publique et dans les travaux scientifiques21. Le rapport salarial connaît un second type de variabilité, lié cette fois à l’espace. L’espace privilégié est ici l’État-nation dans la mesure où la construction du rapport salarial est perçue comme résultant de compromis qui ne prennent sens qu’au sein d’alliances liées à l’histoire de chaque pays. Les auteurs régulationnistes se sont attachés à montrer comment, « autour d’un modèle général et doté d’une grande stabilité », le rapport salarial fordien a connu nombre de variantes nationales.

15Cette conception rencontre une limite importante. Elle vient en effet buter sur la question de la diversité des formes du rapport salarial dans une même période et au sein d’un même État-nation. Cette construction fige la représentation du rapport salarial dans un idéal-type censé le représenter en toute généralité à un moment donné et dans une succession linéaire de modèles historiques. Pour répondre aux critiques qui leur ont été adressées sur ce point, les auteurs régulationnistes ont exploré deux directions. Une mise en perspective avec la théorie duale du marché du travail les a conduit à envisager la possibilité d’une coexistence durable entre des modalités différenciées de gestion de la force de travail, sous domination de l’une d’entre elles (par exemple, une gestion paternaliste cherchant à stabiliser sa maind’œuvre plutôt qu’à la mettre en concurrence a pu coexister avec la forme dominante « concurrentielle »22). Le traitement de la question de l’existence de différences sectorielles dans les modes de gestion de la main-d’œuvre a été le support à différents travaux qui se sont intéressés à des activités correspondant peu au modèle fordien, comme la chimie et le BTP23. Il s’agissait par-là de résoudre le problème suivant : comment rendre compte tout à la fois de l’existence d’une forme dominante et ayant une propension à se généraliser (caractéristique intrinsèque du rapport salarial fordien dans l’approche régulationniste) quand, par ailleurs, les observations montrent que différentes formes ont perduré dans un tissu productif qui est lui-même resté diversifié ? De ces travaux, ressort chez les régulationnistes eux-mêmes une certaine insatisfaction quant à la faiblesse de la résolution du problème. Au-delà des différentes pistes formulées pour expliquer le maintien de cette diversité, cette insatisfaction tient en définitive à la difficulté de traiter la question de son articulation avec une forme dominante ou une régulation d’ensemble24.

16Dans le traitement de la question de la diversité, l’approche régulationniste du rapport salarial est ainsi confrontée à deux impasses. La première tient au fait qu’un de ses principaux fondements (qui suppose une certaine généralisation des principes attachés à la forme dominante au moins pour la période d’après la Seconde Guerre mondiale) est sinon invalidé, du moins affaibli devant le constat d’un maintien de la diversité. La seconde tient à ce que A. Mollard25 qualifie de possible éclatement du concept de rapport salarial. Selon lui, d’un côté, les approches sectorielles ont construit peu à peu « une taxinomie » qui a permis à l’approche régulationniste de « mieux « coller » au réel ». Mais, de l’autre, elles ont contribué à « brouiller la définition unifiée de départ, à tel point que l’on peut s’interroger sur ce qu’il y a de commun et de général à toutes les situations concrètes de travail décrites et sur la manière dont se réalise leur intégration au mode de régulation global ».

17Par construction, la conception régulationniste reste dans l’incapacité de penser le rapport entre forme dominante et autres formes du rapport salarial et de donner un statut à la diversité, par exemple en imaginant des combinaisons diversifiées entre formes dominantes et formes dites dominées. Cette approche accorde ainsi aux petites entreprises un statut de segment dominé du système productif sans toutefois s’interroger sur le type de rapport salarial qui s’y déploie et sur ce qu’il a à voir avec la forme dominante26. En définitive, pour chaque période considérée, il manquerait « une grammaire des formes » permettant à une analyse synchronique de venir compléter l’analyse diachronique27. Cette conception produit une vision de la relation salariale dans laquelle est gommée la diversité qui a existé de tous temps et dans chaque pays et où toutes les formes qui ne correspondent pas à la forme dominante sont rendues invisibles ou renvoyées au pur statut de dominées : elles ne peuvent trouver de place véritable dans la construction d’ensemble proposée.

La segmentation du marché du travail

18L’approche segmentationniste du marché du travail conçoit d’emblée la diversité. Celle-ci, en effet, est placée au cœur de la construction qu’elle propose. Il s’agit de mettre en évidence l’hétérogénéité du marché du travail en postulant l’existence de segments différenciés. Schématiquement, deux grands types de segment sont initialement considérés : le marché primaire du travail et le marché secondaire. Par la suite, la prise en considération de nouveaux segments (déclinaison du marché primaire et référence à un marché professionnel) viendra complexifier cette construction de départ28.

19Le marché primaire est constitué par les zones d’emplois protégées, où les emplois sont caractérisés par de bonnes conditions de salaire et de travail, leur stabilité (importance de l’ancienneté dans l’entreprise). Les travailleurs sont intégrés dans les filières de promotion de l’entreprise, leur socialisation relève des principes des marchés internes : caractère crucial de l’entrée, effet cumulatif du temps sur la protection et l’avancement, sélection hiérarchique effectuée à partir de lois, règles, coutumes définissant aussi les critères de recrutement, les conditions d’entrée, l’organisation des promotions dans la hiérarchie, les rémunérations… Les règles bureaucratiques, l’action syndicale et les comportements des employeurs concourent à sa définition. Dans ce type de marché, l’acquisition dans l’entreprise d’une formation spécifique revêt un caractère primordial.

20Le marché secondaire, quant à lui, recouvre les zones d’emplois non protégées et qui peuvent être définies en opposition au marché primaire. Emplois peu stables, voire à durée limitée, occupés par des travailleurs eux-mêmes instables. Et, dans le cas où certains emplois connaissent une stabilité, aucune progression ne s’opère en fonction de l’expérience. Les travailleurs effectuent des tâches précises, ont des conditions de travail difficiles, ils sont objets d’un contrôle hiérarchique direct. Dans ce marché, la gestion de la force de travail n’est réglée par aucun système de protection spécifique au lieu où s’exerce le travail, l’activité syndicale y est inexistante. Les seules sécurités sont celles qui relèvent de l’action des pouvoirs publics (garanties de salaires, protections légales de l’emploi, réglementation du travail) ou des décisions unilatérales des employeurs. La qualification des travailleurs se forme dans un espace ouvert dont l’exigence principale est formulée en termes d’adaptation à des rendements, des contraintes économiques ou des décisions hiérarchiques.

21L’approche segmentationniste voit dans la nature du produit fabriqué ou des services rendus, et dans celle des technologies ou formes d’organisation du travail qui leur sont liées, les principaux facteurs de la segmentation. Dans le marché primaire, la production stable de produits standardisés se fonde sur la mise en œuvre d’une technologie spécifique. Dans ce cas, la productivité va reposer sur « la spécificité des relations qui se nouent avec le temps dans l’exercice du travail », la stabilité du groupe de travail (qualité et durée des relations), les interdépendances entre les travailleurs, leur intégration au groupe de travail ; la spécificité de la technologie nécessite une spécificité des qualifications, une adaptation des travailleurs aux exigences du produit et des mobilisations engagées29. Cette qualification s’acquiert par une formation sur le tas, l’adaptation des travailleurs et leur efficacité passent par l’acquisition de comportements qui s’opèrent par le biais d’une véritable socialisation dans l’entreprise. La stabilité des travailleurs est primordiale (efficacité/productivité), le recrutement se fera dans une population stable, qui recherche la stabilité. Des règles administratives et bureaucratiques, renforcées par le poids de la coutume, médiatisent les relations entre des groupes organisés : employeurs à la recherche d’un réduction des coûts de formation et de rotation de la main-d’œuvre ; travailleurs à la recherche de stabilité et de promotion, relations plus bâties sur la négociation que sur le conflit, dans des entreprises pratiquant une gestion intégrée de la force de travail (institutionnalisation de la gestion sociale et technique des travailleurs) où les salaires sont fortement liés à l’ancienneté.

22Dans le marché secondaire, la demande est instable, variable, peu ou pas contrôlée, liée à une technologie générale. Les tâches définies par une production caractérisée par l’instabilité, ont elles-mêmes des caractéristiques spécifiques : tâches simples, non qualifiées, pouvant être isolées dans l’espace et dans le temps, elles-mêmes instables, éventuellement de courte durée. La qualification des travailleurs doit être immédiatement disponible à partir des capacités dont ils disposent dès leur entrée. Il s’agit d’une qualification générale : « savoir-faire de nature générale qui peut s’appliquer avec efficacité dans des situations très différentes du point de vie économique – type de produit – et professionnel – technologie, type d’organisation30 ». Il n’y a pas de socialisation dans l’entreprise. Les entreprises peuvent recruter dans une population instable, nombreuse sur le marché du travail, facile à mobiliser. Les relations ne sont pas gérées par des règles, les groupes ne sont pas organisés. Les travailleurs et les employeurs ont des attentes et des comportements qui sont différents de ceux du marché primaire.

23Ainsi, les deux segments regroupent et opposent des catégories d’emplois et de conditions de travail, des types de qualification, des rapports différenciés entre les travailleurs et les entreprises. Ils opposent aussi des catégories de travailleurs et de populations. Ils sont stables et organisés dans le marché primaire ; instables, jeunes, femmes, étrangers, exclus de toutes sortes, inorganisés dans le marché secondaire. Ils opposent, de même, des catégories d’entreprises : grandes entreprises, secteur public dans le segment primaire ; petites entreprises, entreprises « dominées » dans le segment secondaire.

24L’approche de la segmentation construit une représentation du marché du travail fondée sur une opposition entre une conception purement marchande, concurrentielle, de la relation salariale (marché secondaire) et une conception dans laquelle les relations sont fortement institutionnalisées et où les travailleurs bénéficient de garanties collectives. Cette représentation ne laisse pas de place à des situations intermédiaires, comme celles qui caractérisent la relation salariale paternaliste qui, en définitive, emprunte aux deux. Par certains aspects, le paternalisme renvoie au marché secondaire : rapport distancié au droit (application du minimum légal) et aux intermédiaires (État, syndicats) qui font que la relation entre l’employeur et salarié se déroule en face à face. Dans le même temps, il offre une stabilité d’emploi et la possibilité de promotions internes fondées sur l’ancienneté qui le rapprochent du marché primaire. Les bases n’en sont pourtant pas les mêmes : législation du travail, règles formalisées et négociées collectivement, présence syndicale dans l’entreprise d’un côté, décisions à la discrétion de l’employeur et individualisées, de l’autre. Parce qu’une ligne principale de clivage retenue par cette construction est le rapport au droit et aux règles formelles, elle ne peut concevoir certaines combinaisons, comme la fourniture de garanties et la stabilité de l’emploi reposant sur des engagements informels, l’importance de règles internes informelles. Elle ne peut non plus considérer la possibilité d’une conjugaison entre activités fluctuantes, stabilité de l’emploi, et forte socialisation dans l’entreprise. Dans ce sens, les organisations et relations traditionnelles sont renvoyées a priori au modèle concurrentiel de gestion de la main-d’œuvre.

Modèle de l’action publique et modèles scientifiques

25Représentations scientifiques et modèle de l’action publique entretiennent une certaine proximité, notamment du fait de leur focalisation sur la grande entreprise industrielle. Au-delà des logiques internes propres à la construction des objets de chaque discipline, cette proximité relève aussi d’une proximité dans les points de vue des acteurs publics et des scientifiques. La grande entreprise est en effet assez largement considérée de part et d’autre comme le lieu d’une conjonction possible entre progrès technique, progrès économique et progrès social. Les préoccupations des acteurs publics rencontrent les problématiques privilégiées par les spécialités du travail. Le financement de la recherche et les appels d’offre les orientent dans le même sens. C’est aussi à partir de ce filtre que les organisations et les relations qui ne correspondent pas à ce modèle sont elles-mêmes considérées.

La grande entreprise, modèle de l’action publique

26De la fin de la Seconde Guerre mondiale jusque dans les années 1970, l’État joue un rôle prépondérant en matière de politique économique et industrielle. Il s’engage, notamment avec la planification, dans un vaste mouvement de restructuration du tissu productif, évoqué au chapitre précédent. La grande entreprise industrielle, les logiques productives et organisationnelles qui la sous-tendent, en constituent le modèle. Les travaux engagés dans le cadre de la planification ont raisonné sur la base de ce modèle. Les mesures et les aides financières qui en sont issues ont cherché à le faire advenir, i.e. à transformer l’ensemble du tissu productif dans son sens.

27Dans toutes les branches, en effet, des mesures à la fois incitatives et coercitives ont tenté de favoriser la modernisation et la concentration de l’appareil productif. Elles ont contribué à la constitution de grands groupes : « À partir du V^e Plan (1965 - 1970), la « constitution dans chaque secteur d’un petit nombre d’entreprises de taille internationale » devient un objectif prioritaire. Trois traits principaux caractérisent l’intervention gouvernementale en la matière : action réglementaire et fiscale visant à faciliter les rapprochements d’entreprises (cessions d’actifs, fusions, absorptions...) ; effet d’entraînement par la réorganisation des actifs du secteur industriel public et par les réformes de gestion des entreprises nationales ; incitation directe à la concentration par le biais de subventions suspendues à la réorganisation des activités dans une branche (exemple du Plan Sidérurgie)31. » La constitution de groupes comme Saint-Gobain - Pont-à-Mousson, Péchiney-Ugine-Khuhlmann, Rhône-Poulenc, la Compagnie Générale d’Electricité… en est le résultat direct.

28À l’inverse, les structures qui ne correspondent pas à ce modèle sont l’objet d’une disqualification. Il en est ainsi des petites entreprises : « [...] La forme PME-PMI est non seulement appréhendée comme une forme dévalorisée et subordonnée de capital mais aussi comme une forme archaïque d’organisation productive32. » Dans les années 1950, l’État incite « au regroupement des moyens de production et donc à la constitution de grandes entreprises, dans la mesure où les PME et le patronat traditionnel sont désignés de par leur conservatisme comme les principaux responsables des « retards » français33 ». B. Ganne souligne que, jusqu’au milieu des années 1970, dans les grandes synthèses comme La fresque du système productif de l’INSEE de 1974 par exemple, les systèmes industriels localisés composés pour l’essentiel de petites entreprises étaient considérés comme des « poches de retard qui devraient bien à leur tour un jour être « restructurées »» : « Les systèmes locaux, les PME n’y avaient point de place, sinon dans l’attente d’être à leur tour normalisés dans l’inéluctable processus de concentration et d’internationalisation sur lequel s’accordaient chercheurs aussi bien que responsables économiques34. »

Une proximité de points de vue et de préoccupations

29Les spécialités dédiées au travail se constituent, en France, dans les années de l’immédiat après-guerre pour la sociologie du travail et dans les années 1960 pour l’économie du travail. Les problématiques associées à la reconstruction et aux exigences de la croissance économique, leurs implications en termes de formation et d’organisation industrielle, ouvrent alors tout un champ pour des spécialités nouvelles et relativement autonomes. Pour une part, parce que ces phénomènes nouveaux sont en soi des objets potentiels de recherche. Pour une autre part, parce que les pouvoirs publics sont demandeurs de travaux les concernant, des moyens sont alors disponibles et favorisent la conduite de programmes de recherche.

30F. Michon rappelle le « rôle crucial » joué par le mouvement de planification dans l’émergence de l’économie du travail. Elle apparaît alors comme une ressource potentielle pour la connaissance et le traitement des problèmes liés à la croissance (pénuries de main-d’œuvre, besoins en qualification, déséquilibres sectoriels et régionaux...) : « L’incitation du planificateur contribue très largement à la naissance d’une sous-discipline économique spécialisée dans l’analyse du marché du travail et des questions sociales. Alors que l’on était très largement accoutumé à en traiter comme pur sous-produit de l’activité économique – secondaire pour les uns, fondamental pour les autres, mais toujours comme un dérivé de l’Economique – la planification et ses exigences de cohérence oblige à s’interroger sur l’articulation étroite entre le fonctionnement économique global et les problèmes de main-d’œuvre. Cette interrogation va pratiquement définir la discipline Économie du travail35. » Processus similaire pour la sociologie du travail : pour Pierre Rolle36, dans l’après-guerre où l’industrialisation apparaissait comme une priorité nationale, la tâche première de la sociologie du travail semble avoir été de prévoir les crises, les conflits, les difficultés qui ne manqueraient pas d’en découler, celle en définitive d’accompagner l’industrialisation. Il y eut alors une certaine conjonction entre la mise en œuvre de politiques nationales (plans de modernisation et d’équipement) et les orientations de recherche des sociologues du travail qui mettaient en avant l’étude des problèmes posés par le changement technique, selon des problématiques « formulées en terme d’adaptation des travailleurs au changement37 ».

31Cette conjonction autour des problématiques se double d’une proximité des points de vue. La période de l’après-guerre a été marquée, chez les sociologues du travail comme chez les dirigeants politiques et économiques et chez les ouvriers et leurs représentants, par une même croyance dans l’idée que le progrès technique était un vecteur de progrès social. La sociologie du travail a ainsi repris à son compte « la vision industrialiste du monde... qui fait de l’acte créateur de richesse, de l’acte qui transforme la nature, le centre de compréhension du monde et de son évolution, le lieu de la dynamique sociale mais aussi de la dynamique individuelle38 ». Cette fascination pour la croissance industrielle et ses « bienfaits » a conduit à « assimiler l’organisation de la société à celle de l’usine39 » : « L’industrie peut ainsi combiner clandestinement les traits propres d’un secteur social particulier comme ceux de la société globale.40 »

32Chez les économistes, la focalisation de l’intérêt sur la grande entreprise industrielle tient à la fois à l’idée de l’inéluctabilité de la concentration économique, et à la valorisation, explicite ou implicite, de ce type d’organisation41. X. Greffe42 fait remarquer que, « quel que soit le raisonnement utilisé, nombre d’économistes pensaient que le mode de gestion des grandes entreprises était plus intéressant sur le plan économique et social s’ils en croyaient les résultats accumulés au cours des « trente glorieuses »». Pour F. Sellier et A. Tiano, la grande entreprise représente aussi un mieux-être social, notamment par l’existence de relations et de négociations formelles et organisées : « Dans la mesure, tout à fait certaine, où le processus de concentration se poursuivra, un nombre plus grand de salariés bénéficieront non seulement de conditions de travail meilleures, mais sans doute aussi de qualifications supérieures43. » Par ailleurs, dans les années 1960 et 1970, la grande entreprise apparaît comme le lieu de l’enracinement du mouvement ouvrier et de la conquête des droits : « Les raisonnements savants et les points de vue plus militants se confortaient mutuellement pour imposer le modèle de la grande entreprise comme l’institution centrale pour la compréhension de nos sociétés développées, qu’on l’appelât firme multinationale, transnationale, grande entreprise technologique ou firme bureaucratique.44 »

Invisibilité des organisations traditionnelles

33Les conceptions qui se forgent alors des PME se construisent au regard de cette référence qu’est la grande entreprise industrielle. Elles en sont perçues, en quelque sorte, comme le « négatif ». Les PME, ce sont « les non grandes entreprises » : entreprises inachevées, incomplètes, en retard ou bien encore archaïques45. La concentration étant perçue comme inéluctable et nécessaire, les PME sont considérées comme vouées à la disparition et leur nombre élevé comme un signe du « retard » du tissu productif français. Ce sont alors les « séquelles archaïques d’un âge pré-capitaliste appelées à disparaître de notre société46 ». Après la Seconde Guerre mondiale, la négociation collective formelle apparaît comme une condition du progrès social et de sa régulation. Au regard de ce point de vue, les structures dans lesquelles une telle négociation existe (les grandes entreprises) sont valorisées et promues ; en contrepoint, les relations salariales dans les petites entreprises sont considérées comme rétrogrades.

34Plus globalement, pour B. Ganne, un tel positionnement des chercheurs vis-à-vis des objets non conformes au point central de leur intérêt relève d’une posture générale qui tient au fait que, « polarisées plutôt par la découverte des grands mécanismes économiques généraux, les différentes disciplines de recherche se sont en quelque sorte chacune leur tour laissées fasciner par l’économie et par son niveau d’approche global, ne considérant la plupart du temps les systèmes concrets que comme de simples applications des lois économiques générales, voire les rejetant, lorsqu’elles résistent trop, dans le domaine des particularités culturelles aléatoires : particularités non significatives et appelées comme telles à disparaître47 ».

35La condamnation explicite, à travers non seulement les discours mais aussi les orientations des mesures de politique publique, combinée à l’absence d’intérêt des spécialités dédiées au travail contribuent à un double processus pour les organisations et les relations traditionnelles : invalidation par l’action publique et invisibilisation dans les modèles scientifiques. On voit dans ce double processus tout à la fois une des traductions concrètes et un des vecteurs des tensions entre les logiques de développement du capitalisme rationnel, tel qu’il se déploie au cours de la période, et les univers traditionnels dans lesquels s’insèrent certaines formes d’organisation productive et de relation salariale.

Le « retour » des univers traditionnels

36Contre toute attente eu égard à la force des convictions et des représentations qui viennent d’être évoquées, les années 1980 sont le théâtre d’un renversement complet de perspective. Le modèle de la grande entreprise, considérée comme le « fer de lance » de la croissance des « Trente glorieuses », entre en crise à la fois en tant que moteur privilégié de la croissance dans le système de production et de consommation de masse et en tant que forme d’organisation. Le rejet croissant de l’organisation taylorienne-fordienne du travail chez les ouvriers fait vaciller les bases du compromis salarial « fordien ». De nouvelles formes d’organisation sont introduites, laissant plus de place à l’initiative et plus d’autonomie aux ouvriers. Il s’agit par-là de répondre à leurs attentes tout autant qu’il s’agit de servir de nouvelles stratégies : amélioration de la qualité, diversification des produits. L’ouverture croissante des économies et le durcissement de la concurrence internationale, combinés par ailleurs aux modifications de la demande (épuisement d’une demande de biens de premier équipement), interrogent la logique de la production en grande série de biens standardisés à bas prix. Trop rigide, pas assez réactive, confrontée à la montée de pays comme le Japon plus à même de conjuguer flexibilité organisationnelle et qualité du produit, la grande entreprise taylorienne-fordienne n’est plus performante dans un contexte où les conditions de la concurrence ont changé. Elle se transforme en « contre modèle ».

37Dans le même temps, on (re)découvre les organisations traditionnelles qui font l’objet d’un nouvel intérêt et d’un nouveau regard, tant du côté des pouvoirs publics que chez les chercheurs. Les principes et valeurs traditionnels s’éclairent d’un jour nouveau : ce sont désormais des supports potentiels à la performance économique et à la compétitivité dans un contexte concurrentiel qui a changé. Les constructions du passé sont revisitées au profit de nouvelles représentations visant à mieux rendre compte d’une réalité diversifiée.

Le retour des organisations traditionnelles

38La (re)découverte des organisations traditionnelles dans les années 1980 trouve en quelque sorte son origine dans un effet de surprise. Les observations montrent en effet que les petites entreprises semblent mieux résister à la crise que les grandes : l’emploi y augmente alors que les effectifs chutent dans les grandes unités48, l’innovation s’y développe et des gains de productivité y sont réalisés, ce qui n’est plus le cas dans les établissements industriels de grande taille... D’une certaine façon, cette (re)découverte tient aux mutations du capitalisme et de ses modes de régulation. La crise du système de production et de consommation de masse met au cœur de la performance économique des caractéristiques opposées à celles qui y avaient prévalu : adaptabilité à un marché fluctuant, flexibilité, réactivité… Ce sont précisément ces caractéristiques qui conduisent les organisations traditionnelles à montrer plus de capacités d’adaptation à un contexte concurrentiel qui a changé, celles-là mêmes qui les avaient écartées du devant de la scène et reléguées dans le segment dominé du système productif.

Un regain d’intérêt dans les travaux scientifiques…

39Des auteurs occupent une position pionnière dans ce regain d’intérêt. On citera ici les travaux sur la « troisième Italie » qui montrent en quoi les districts industriels de certaines régions de ce pays connaissent une réussite économique qui peut être considérée comme emblématique d’un nouveau mode de développement économique49. Cette thèse est reprise et systématisée par des auteurs comme Piore et Sabel dans ce qu’ils définissent comme un nouveau paradigme productif sous le terme de « spécialisation flexible »50. Le district industriel est un ensemble de PME concentrées géographiquement entre lesquelles s’organise une division du travail qui n’est pas ici contenue dans une même unité mais sur un même territoire entre différentes unités. Les districts ont une forte dimension collective, qui se traduit par l’existence d’une coopération entre les entreprises. Ces entreprises travaillent en réseau, coopèrent aux points de vue commercial et technique afin de développer de nouveaux produits, prendre des marchés auxquels elles répondent collectivement… Elles mettent en commun des ressources (informations, matériel, techniques…) et des capacités (savoir-faire, circulation de la main-d’œuvre, mobilité sociale ouvrier/chef d’entreprise). Ceci n’empêche pas à des concurrences et compétitions d’exister mais elles s’articulent toujours avec des formes de coopération. Cette organisation collective a les capacités, en termes organisationnels, productifs et de coût, de concurrencer les grandes entreprises et de leur prendre des marchés.

40Les capacités déployées par les entreprises de ces districts reposent sur un certain nombre de leurs caractéristiques intrinsèques : leur dimension communautaire (communauté à la fois industrielle et sociale, ancrée dans une histoire), la proximité spatiale et sociale, les relations interpersonnelles, les liens familiaux, la possibilité d’engagements et d’accord informels, basés sur la confiance. D. Segrestin voit dans l’atelier artisanal d’autrefois la forme sociale qui correspond le mieux au modèle de la spécialisation flexible. Ce modèle entretient ainsi une certaine proximité avec la situation proto-industrielle du XIX^e siècle : travail à la commande, tâches très spécialisées, à haute valeur ajoutée, rapport étroit avec le client, les fournisseurs et la main-d’œuvre, relations qui se perpétuent de génération en génération51…

41En France, on observe un même regain d’intérêt pour les PME et les systèmes productifs localisés chez les économistes et les chez sociologues52. Différents travaux permettent de montrer que, non seulement les organisations et formes de relations traditionnelles ont perduré dans le temps, mais qu’elles sont capables d’adaptation et de se distinguer au plan de la performance économique. Les organisations traditionnelles sont des lieux dans lesquels désormais tradition et modernité peuvent se conjuguer53. À bien des égards, la tradition constitue la source même de la modernité : elle est le support possible à de nouvelles performances économiques. Cet engouement par rapport au cas italien, et plus largement par rapport au nouveau modèle de développement économique qu’il est censé représenter, comporte cependant des limites sérieuses dans notre pays. En effet, comme le souligne B. Ganne, la forme du district industriel ne revêt plus désormais, en France, qu’un caractère d’exceptionnalité. Alors même que les systèmes productifs localisés avaient pu historiquement occuper une place importante dans le système productif français, les décennies 1950 et 1960 ont sanctionné leur disparition massive et/ou leur restructuration sous le coup d’une politique industrielle imposant « un modèle de développement concentré […] à un patronat dévalorisé politiquement et plutôt statique économiquement ». C’est pourtant à la même époque que les districts italiens ont pris leur essor et prospéré54.

… et du côté des pouvoirs publics

42On observe un même « engouement » du côté des politiques publiques, mais aussi les mêmes contradictions et ambiguïtés. Les orientations de la politique industrielle intègrent désormais la conception d’un tissu productif diversifié. La place qu’y occupent les PME n’est plus remise en cause mais tend, au contraire, à être confortée.

43À partir de la fin des années 1970, elles deviennent l’objet de l’attention des pouvoirs publics et de nombreuses mesures leur sont spécialement destinées : elles constituent désormais « un élément particulièrement dynamique et souvent innovant du tissu industriel et méritent à ce titre une attention particulière55 ». Cette période marque le passage d’un soutien conjoncturel à une action de type structurel. Cette évolution signifie cependant que, s’il ne s’agit plus de faire chuter l’effectif des petites unités en favorisant leur fermeture ou les opérations de concentration parce qu’il est désormais admis qu’elles font légitimement partie du tissu productif, l’on n’en considère pas moins que ces structures doivent être réformées. Dans ces projets, les PME font en effet l’objet de jugements souvent contradictoires. D’un côté, la forme petite entreprise est « célébrée comme modèle de l’innovation et lieu privilégié de la création d’emplois ou montrée du doigt pour ses déficits chroniques de compétitivité, vantée pour sa souplesse structurelle ou mise en cause pour ses « retards » technologiques [...]56 ». D’un autre côté, le diagnostic qui est majoritairement porté sur les PME continue d’insister sur un certain nombre de « handicaps » qui les caractérise considérant notamment que c’est tout particulièrement dans ce type d’organisation que les nouveaux facteurs de compétitivité sont les moins activés alors même que c’est là où ils devraient l’être prioritairement.

44L’adaptation des PME telle qu’elle est pensée dans ces projets se fonde principalement sur un approfondissement de la logique industrielle. Dans ce sens, l’action sur les nouveaux facteurs de compétitivité qui caractérise ces mesures peut être interprétée comme un nouveau mouvement de rationalisation de l’activité productive visant tout particulièrement ce type d’unité. Différentes politiques traduisent cette visée : le projet de réindustrialisation du tissu productif engagé par la gauche lors de son arrivée au pouvoir en 1981, les politiques dites de « modernisation négociée » des années 1989, la promotion de l’assurance-qualité et des démarches de certification, l’incitation à un recours accru à la formation continue formelle… qui s’adressent tout particulièrement aux PME et opèrent selon des voies et avec des moyens qui leur sont spécifiquement dédiés57.

45Dans les années 1980, les formes d’organisation qui avaient fait l’objet d’un discrédit et d’une condamnation par les pouvoirs publics et qui n’avaient suscité aucun intérêt chez les scientifiques font brusquement leur entrée sur le devant de la scène. Elles sont réintroduites au cœur de la performance et de la compétitivité. Ce qui avait été invalidé est « réenchanté ». C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter le regain d’intérêt et le nouveau regard porté sur l’entreprise.

La « réhabilitation » de l’entreprise comme communauté

46La publication de différents ouvrages, articles et numéros spéciaux de revue consacrés à l’entreprise dans la seconde moitié des années 1980 traduit l’intérêt nouveau qu’elle suscite chez les sociologues58. Elle se transforme en objet particulier d’une spécialité qui lui est dédiée : la sociologie de l’entreprise. Celle-ci naît à la croisée de la sociologie du travail et de la sociologie de l’organisation. Ces sociologies s’étaient jusqu’alors intéressées à des phénomènes qui se déroulaient à l’intérieur de l’entreprise : relations de pouvoir entre acteurs, systèmes d’action concrets… pour la sociologie de l’organisation pour laquelle, d’une certaine façon, l’entreprise disparaissait sous l’organisation ; mutations technologiques, changements dans l’organisation du travail, observation des situations de travail… pour les sociologues du travail qui en retenaient une vision essentiellement critique. L’entreprise ne constituait en quelque sorte qu’un cadre, qu’un décor à ces investigations, elle n’était pas pensée en tant que telle. Les travaux qui vont se développer dans le cadre de cette nouvelle spécialité œuvrent à combler le vide théorique laissé par cette posture initiale : l’entreprise, objet en soi, est alors considérée comme un lieu de socialisation, de production des identités et des cultures et, plus largement, comme une institution sociale à part entière59.

47Quelles sont les raisons qui président à ce nouvel engouement dans une discipline où il n’était question de l’entreprise « que par incidence » : « Est-ce simplement par aveuglement idéologique que le sujet n’a pas été abordé plus tôt ? N’est-ce pas plutôt et plus objectivement parce que les mutations très profondes de la société et celles qui ont eu lieu au sein de l’entreprise permettent de porter un regard nouveau sur cette dernière60 ? » Cet intérêt des sociologues pour l’entreprise n’est pas, en effet, sans rapport avec le renouvellement de regard dont l’entreprise bénéficie plus largement dans la société.

48Jusqu’à la fin des années 1970, l’entreprise n’avait pas bonne presse en France. La représentation dominante s’était constituée sur « le mode dominant du soupçon » et était fortement marquée par un sentiment de défiance à son égard : elle est tout autant dénoncée comme un lieu d’exploitation et de domination dans une vision marxiste que comme symbole d’une société emballée dans une vision critique de la consommation de masse61. Par ailleurs, les nombreux conflits liés aux conditions de travail qui éclatent dans cette fin des années 1970 alimentent une posture plutôt critique.

49Dans les années 1980, l’entreprise est l’objet d’une sorte de réhabilitation sociale et politique. Certains auteurs parlent alors de « réenchantement ». Ce renversement s’inscrit dans tout un ensemble de transformations des représentations dominantes dans la société. L’entrepreneur devient une figure emblématique de la réussite (valorisation de la réalisation de soi, de l’effort individuel et de la prise de risque). Dans un contexte où la conception conflictuelle de la société s’affaiblit considérablement, l’entreprise cesse d’être considérée comme un lieu d’aliénation et d’exploitation. Elle apparaît, au contraire, comme un des derniers espaces de la construction des repères sociaux, d’intégration sociale et de socialisation. Fleurissent les termes d’entreprise « citoyenne », « formatrice », « apprenante »… N’apparaissant plus seulement comme un lieu de production de biens elle se transforme en véritable institution sociale dans laquelle se constitue une collectivité et où se construit le lien social.

50De nouvelles formes d’organisation du travail sont introduites dans les entreprises les plus emblématiques de l’exploitation ouvrière. Elles font appel au collectif, à l’autonomie et à l’implication des salariés, et on y voit les signes d’une sortie du taylorisme. Le recours aux termes de ressources humaines et de développement social s’insère dans une rhétorique qui cherche à mettre en avant l’importance du facteur humain dans les stratégies en le considérant comme un support fondamental de la compétitivité. C’est aussi le moment où la notion de culture d’entreprise fait florès. À travers elle, l’entreprise apparaît comme le lieu où s’établit une communauté et non plus comme celui d’un conflit fondamental entre le capital et le travail. Dans ce contexte général, on peut considérer que « la culture d’entreprise répond à ces nouvelles logiques, interne et externe, celle d’une nouvelle gestion de l’homme dans l’entreprise post-taylorienne, et celle d’une nouvelle relation de l’entreprise et de la société », selon A. Leménorel. Pour cet auteur, l’émergence de cette thématique peut être considérée comme la traduction d’un double phénomène : « […] nécessité de substituer à la solidarité professionnelle ou de classe défaillante une nouvelle solidarité par identification à l’entreprise et non plus au travail – dont il faut compenser l’affaiblissement symbolique –, […] qui permette, après un temps de dissolution du politique dans l’économique, de réaffirmer au contraire la dimension à la fois politique, culturelle et éthique de l’entreprise, et donc sa fonction éminemment sociale et son statut d’institution62. »

51Notons enfin que ce ré-enchantement de l’entreprise s’opère, paradoxalement (?), au moment où, avec la montée du chômage de masse, l’entreprise ne semble plus en capacité d’intégrer l’ensemble des populations.

De nouveaux modèles d’intelligibilité

52Ce retour sur le devant de la scène des organisations et relations traditionnelles a des implications directes sur les modèles scientifiques. Un regard critique est porté de façon rétrospective sur les constructions proposées pour rendre compte de la période des « Trente glorieuses », et ceci d’un double point de vue. Il s’agit d’en faire ressortir les limites, d’une part pour appréhender le tissu productif et la relation salariale de la période considérée et, de l’autre, en tant que référence permettant de mesurer l’ampleur et la nature du changement. C’est notamment dans ce contexte critique que se développe, dans le courant régulationniste, les approches sectorielles déjà évoquées. Par ailleurs, émergent de nouvelles constructions qui se proposent d’intégrer d’emblée la diversité du tissu productif et de la relation salariale qui correspondent aussi à une vision plus complexe de la société elle-même et des rapports sociaux. Les univers traditionnels, qu’il s’agisse des formes d’organisation ou des relations qui s’y inscrivent, sont désormais intégrés dans ces constructions.

Les régimes de mobilisation de la force de travail

53Un premier exemple de ces nouvelles constructions est celle que propose T. Coutrot à travers la notion de régime de mobilisation de la force de travail.

54Situé dans une optique proche de celle des auteurs régulationnistes, T. Coutrot reprend l’idée de grandes périodisations du développement du capitalisme, où à chacune d’elle correspond une forme dominante du rapport salarial. Il fait cependant un pas vers la prise en compte de la diversité concomitante des formes du rapport salarial en considérant que : « Dans leur succession historique, l’émergence et la domination d’une forme spécifique […] n’éliminent pas nécessairement les formes précédentes, qui peuvent substituer dans des secteurs entiers de l’économie. […] Toute formation sociale concrète comporte des formes issues de divers types historiques du rapport salarial, même si l’une d’elles prédomine. […] Le développement d’un ordre productif est inégal et combiné […]63. »

55Pour en rendre compte, il avance la notion de « régime de mobilisation de la force de travail », qu’il définit comme un « système technique, organisationnel et social, inséré sur un marché, encadré par des règles et des institutions étatiques, et qui organise les conditions de la transformation de la force de travail en travail collectif64 ». Il propose alors une typologie de ces régimes reposant sur l’idée que chacun d’eux est plus particulièrement associé à l’ordre productif d’une période donnée du développement du capitalisme tout en étant susceptible de connaître des variantes (nationales notamment). Il va cependant plus loin en considérant que ces régimes coexistent, les plus récents côtoient les plus anciens qui ont perduré jusque dans la période la plus récente, ce qui permet de mieux rendre compte d’une réalité diversifiée.

56Dans cette construction, l’auteur retient un « régime de mobilisation paternaliste » qui, à l’heure actuelle, coexisterait avec d’autres, comme le « régime libéral de mobilisation » ou le « régime professionnel »… Selon T. Coutrot, ce régime correspond plus particulièrement aux débuts de la grande industrie et son ampleur est plutôt limitée et marginale dans le « capitalisme de la maturité ». Il reste cependant très présent dans certains segments du tissu productif, particulièrement dans les PME et quelquefois dans des PME très performantes : « La structure patriarcale du capitalisme français se répercute jusqu’aujourd’hui, sous des formes parfois étonnamment modernes65. » Il cite ainsi l’exemple d’une entreprise développant une forme de « paternalisme postmoderne » : PME sous-traitante dont « la performance remarquable […] repose sur l’application systématique de toutes les techniques de management les plus récentes et sur une intégration-fusion entre les salariés et leur « chef » (c’est ainsi qu’il se présente lui-même)66. » Ici aussi, on le voit, tradition et modernité peuvent à nouveau s’allier dans un contexte économique renouvelé.

Les modèles d’entreprise

57Les modèles d’entreprise se présentent comme une approche de la diversité des formes d’organisation ou, pour reprendre les termes des auteurs, de la diversité des formes de coordination des entreprises67.

58Cette approche se fonde sur une double considération. D’une part, il existe plusieurs logiques générales « auxquelles les entreprises se réfèrent pour fonder leurs actions » et, de l’autre, ces différentes logiques doivent faire l’objet d’une égalité de traitement. En les intégrant dans un cadre conceptuel unique, elle accorde à toutes une même légitimité : le projet est ici de décrire « les différents systèmes de production selon leur logique propre et non à partir d’un point de vue supposé objectif et qui induirait un jugement de l’un par rapport à l’autre ». Ainsi, des formes longtemps considérées comme archaïques y sont abordées de la même façon que « les organisations productives s’inspirant de Taylor ou de Ford [...] » dont le « déploiement » a « contribué à laisser dans l’ombre la variété des formes de coordination de l’action, des natures des ressources et des qualifications des acteurs : inspiration innovatrice de l’initiative individuelle, mobilisation de relations locales et de liens d’attachement domestiques, orientation vers le renom dans l’opinion, engagement solidaire dans un travail en groupe pour une réussite collective, ouverture à la concurrence du marché, capacité technique pour une efficacité industrielle68 ».

59L’attention est alors portée au repérage de ces logiques générales et l’approche propose une typologie des différents modèles qu’elles fondent. Cette typologie reprend les catégories des Économies de la grandeur proposées par L. Boltanski et L. Thévenot à la fin des années 198069. On en retient la proposition de quatre principaux modèles pour les entreprises : domestique, marchand, civique et industriel.

60Dans cette typologie, le modèle domestique est celui qui permet le mieux de rendre compte des formes d’organisation et de relations traditionnelles. Les travaux de P. Boisard et M.-T. Letablier sur l’industrie laitière ont largement contribué à en faire ressortir les caractéristiques propres au regard d’autres, le modèle industriel notamment. Ces auteurs se sont attachés à mettre en évidence que deux logiques prévalent dans la fabrication du camembert, domestique et industrielle, chacune induisant « des choix distincts pour toutes les opérations de production » correspondant à des modèles d’entreprise distincts. Le modèle domestique repose sur « un assemblage qui met en avant la référence à la tradition et les relations personnalisées [...] » quand le modèle industriel « assemble des ressources selon une logique de rentabilité [...]70 ».

61Plus largement, à chacun de ces modèles, « sont associés des caractéristiques des produits, des modes de fabrication, des formes de mobilisation de la main-d’œuvre, des types de marchés et de clientèles ainsi que des modes de distribution71 ». Dans le modèle domestique de fabrication du camembert, les entreprises sont de petite taille, la production s’effectue dans un univers familial, placé sous l’autorité et la légitimité du chef d’entreprise (c’est « le maître de maison »). Le lien de travail est local. Les employeurs comme les salariés sont d’origine agricole et locale, ils sont peu mobiles. Le recrutement des salariés s’opère sur la base d’une connaissance directe ou indirecte des personnes, par les familles notamment. Les qualifications et la division du travail sont liées au produit : les chefs d’entreprises sont fromagers (ils connaissent les recettes), les salariés effectuent selon des tours de main des opérations manuelles capitales pour la réussite du produit (le moulage à la louche). Les chefs d’entreprises se présentent comme les héritiers d’une tradition familiale transmise de père en fils tel un patrimoine et dépositaires d’un savoir-faire constitué au fil des générations. Ils ont une compétence de type artisanal, acquise par l’expérience. Les connaissances nécessaires au travail des salariés s’acquièrent par imprégnation, du fait de l’appartenance à l’espace local. Les tours de main sont appris sur le tas, transmis directement par les ouvriers les plus anciens. Les qualifications n’ont pas d’existence reconnue dans une grille de classification. Les diplômes et le niveau de formation n’ont ici qu’une importance secondaire. La relation employeur-salariés obéit à des considérations d’ordre personnel ; l’avancement et la reconnaissance des compétences relèvent de la seule appréciation du chef d’entreprise ; les pratiques de négociation collective sont quasi inexistantes et les dysfonctionnements sont réglés par des arrangements interpersonnels.

62Dans le modèle industriel, les caractéristiques des entreprises comme celles des salariés et des qualifications s’opposent au précédent, elles dessinent une autre cohérence. Les entreprises sont de grande taille, les processus de fabrication sont mécanisés, la qualification est liée aux équipements et non au produit. Les formes de division du travail segmentent les salariés en différentes catégories (ouvriers non qualifiés de fabrication et de conditionnement, ouvriers qualifiés et techniciens de maintenance, employés, techniciens de laboratoire, cadres et ingénieurs...). Le recrutement se fonde sur des critères formels de niveau de formation et de diplôme. Les fromagers ont acquis leurs connaissances dans des écoles spécialisées, elles ont été sanctionnées par un diplôme. Les formes de mobilité distinguent les différentes catégories de salariés : faible mobilité et sur une aire locale pour les salariés peu qualifiés, mobilité nationale et dans la branche pour les techniciens et ingénieurs. Les relations sont médiatisées par l’intervention de représentants selon des modalités codifiées. Les relations professionnelles s’appuient sur les conventions et les négociations collectives. Les classifications qui déterminent les rémunérations se rapportent à des grilles nationales : les critères de qualité de la main-d’œuvre sont référés à une convention collective. Les avancements dans la grille sont fonction de critères formalisés : expérience acquise, formation, ancienneté... et sont l’objet de négociations avec les représentants des salariés.

63Pour autant, il n’est pas possible de considérer qu’une entreprise puisse constituer un « dispositif domestique pur » : en effet, « quelle que soit l’importance des ressources de cette nature présentes dans les assemblages considérés, les personnes engagées et d’autres ressources sont nécessairement soumises à l’impératif industriel, puisqu’elles sont impliquées dans des « entreprises ». Aucune situation engageant la fabrication d’un produit ne peut reposer exclusivement sur des ressources domestiques72 ». Mais, inversement, aucune entreprise n’est totalement dépourvue de lien domestique73.

64Ces nouvelles constructions ont considérablement amélioré l’appréhension de la diversité du tissu productif tout en redonnant une légitimité aux formes d’organisation et de relation qui avaient été invalidées par le passé. Mais, bien souvent, dans la mesure où les modèles permettant de les décrire dans le passé n’ont pas été construits, les dynamiques réelles qu’elles connaissent dans cette période ne trouvent pas de référence pour être appréciées à leur juste mesure74. La partie suivante sera l’occasion d’y revenir.

Retour sur le paternalisme / retour du paternalisme

65Depuis la seconde moitié des années 1980, le paternalisme fait l’objet d’un regain d’intérêt dans les travaux scientifiques. Chez les historiens, il s’associe à une nouvelle lecture du passé. Nous avons déjà évoqué le numéro spécial de la revue Le mouvement social de 1988 dirigé par M. Debouzy qui se propose de revenir sur les stéréotypes qui ont longtemps été associés au paternalisme. A. Gueslin voit trois orientations complémentaires dans ces travaux : une approche culturaliste (mettant l’accent sur les convictions patronales et leurs motivations culturelles), une approche qui insiste sur la dimension idéologique du paternalisme et une approche économique, en termes de contraintes et de logiques entrepreneuriales75. Mais l’ambition de ces nouvelles lectures est aussi de considérer le paternalisme dans son actualité. Ceci suppose de sortir d’un point de vue qui l’enferme dans un passé révolu. De ce point de vue, le titre de ce numéro spécial de la revue Le mouvement social, « Paternalismes d’hier et d’aujourd’hui », est évocateur.

66Dans ces travaux, se renouvellent les problématiques et les approches du paternalisme. Elles concernent tout à la fois son actualité (quelle est son ampleur aujourd’hui ? quels en sont les lieux et les conditions de possibilité ?) et ses propres dynamiques (quelles sont ses capacités à s’adapter, à se renouveler ?). Cette double problématique apparaît, d’une part, dans l’intérêt porté au devenir d’entreprises paternalistes « classiques » dans la période la plus récente. Des travaux monographiques, comme ceux par exemple de A. Leménorel sur la Société Métallurgique de Normandie portant sur la période 1910-1988 ou de A. Gueslin sur les établissements Michelin, montrent, quand les entreprises n’ont pas disparu, comment les modes de gestion paternaliste s’y sont profondément altérés dans les décennies 1960 et 1970 et ont dû composer avec de nouvelles logiques et de nouveaux acteurs (l’État, les syndicats)76. Elle est ensuite alimentée par des auteurs qui s’interrogent sur le modèle lui-même, ses transformations, ses capacités de renouvellement et ses altérations. C’est le propos de A. Morice, par exemple, qui propose la notion de « paternalisme hybride » ou « paternalisme dénaturé », pour qualifier certaines de ses manifestations actuelles77. Enfin, c’est à partir de l’analyse des transformations plus générales du système productif, des modes d’organisation du travail et de gestion de la main-d’œuvre, que cette problématique est travaillée. Autant de façons de conjuguer à nouveau le paternalisme au présent et d’ouvrir de nouveaux questionnements.

Quels sont les espaces du paternalisme aujourd’hui ?

67Les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ont-elles sanctionné la fin d’un paternalisme de grande entreprise et provoqué son retranchement dans les seuls PME et systèmes localisés dans lesquels ses conditions de possibilité sont encore réunies ? Ou bien encore, l’actualité que le paternalisme peut encore connaître à la fin des années 1980 dans les grandes entreprises tient-elle au fait qu’il est désormais le support au développement du capitalisme dans des pays émergents ou d’industrialisation plus récente ?

Les territoires et les petites entreprises, derniers refuges du paternalisme ? Et à quelles conditions ?

68Dans la suite de travaux empiriques réalisés dans le contexte anglo-saxon, H. Newby et G. M. Norris s’intéressent aux conditions de possibilité du maintien du paternalisme dans certaines localités et dans certains types d’organisation productive.

69G. M. Norris s’interroge sur les conditions qui président à l’existence et au maintien de relations de type paternaliste dans les aires locales industrielles caractérisées par la présence d’entreprises de grande taille78. Il décrit une forme de paternalisme à base territoriale plutôt que communautaire. Le localisme est ici le principal support du paternalisme en tant qu’il favorise la perception par tous les groupes présents d’un intérêt commun lié au territoire et rend possible l’existence d’une proximité qui prend la forme d’interactions personnelles. Les relations entre la classe des propriétaires dirigeants des entreprises et celle des travailleurs « déférents » s’inscrivent dans une autorité de type traditionnel impliquant cinq conditions : l’existence d’une classe propriétaire identifiable personnellement, partageant une même origine et une même idéologie ; la possession du pouvoir politique par cette même classe ; une protection des groupes subordonnés par ces dirigeants avec la fourniture de différents avantages (emploi stable, protection vis-à-vis du marché…) ; la justification de ce type de relations par une idéologie mettant l’accent sur les liens locaux et, enfin, l’existence d’une force de travail déférente.

70Pour l’auteur, l’existence de cette classe subordonnée est le résultat plutôt que la cause du paternalisme. Elle a elle-même plusieurs conditions et implications, comme l’existence d’interactions personnelles avec les groupes dirigeants et une dépendance permanente à leur égard. Cette dépendance repose sur la situation locale du marché du travail, des qualifications spécifiques aux industries locales et difficilement transférables, un relatif isolement géographique qui rend la mobilité coûteuse et réduit les relations avec les groupes sociaux partageant une communauté de sort. De leur côté, les groupes dirigeants doivent être en mesure de préserver la légitimité de leur pouvoir et des relations qu’ils entretiennent avec les travailleurs. Cela implique que cette « élite économique » soit reconnue localement, c’est-à-dire qu’elle soit identifiable personnellement, et en mesure de garantir les formes de protections et les avantages. Le pouvoir économique doit reposer sur une propriété locale, identifiée comme telle, et personnifiée à travers des individus membres de familles ayant des liens historiques avec la localité.

71Cependant, ces conditions semblent de plus en plus difficiles à maintenir et cette forme de paternalisme à base territoriale connaît elle-même un déclin rapide avec la réduction du nombre des aires pouvant être caractérisées de la sorte. Leur existence repose notamment sur la capacité des élites à maintenir des traditions locales dans un contexte où elles sont particulièrement dévalorisées (le capitalisme tend à valoriser les critères universels) et à en justifier la légitimité aux yeux des groupes dominés. Par ailleurs, l’isolement géographique se réduit et les mouvements de plus en plus fréquents dans la structure du capital des entreprises viennent saper les bases locales du pouvoir économique. L’enjeu pour les classes dominantes semble de résoudre une nouvelle équation de la « dialectique de la déférence » (« deferencial dialectic », selon les termes repris de H. Newby79). Selon lui, en effet, l’interaction sociale fondée sur l’exercice d’une domination traditionnelle implique la capacité des dominants à maintenir, chez leurs subordonnés, un équilibre entre deux éléments : l’identification et la différenciation, tout exercice de la domination supposant à la fois la reconnaissance de différences admises de part et d’autre et celle de l’existence d’une communauté d’intérêt. Alors que les entreprises industrielles de grande taille intégrées dans des systèmes paternalistes à base locale voient ainsi leur importance se réduire, les petites entreprises y restent les lieux privilégiés où le paternalisme peut continuer de s’exercer. Ces petites structures recèlent en effet les conditions les plus favorables à l’existence de travailleurs « déférents » : les employeurs sont plus à même d’imposer leur propre idéologie ; les interactions personnelles sont aisées et possèdent une fréquence élevée ; le travailleur est placé dans une association directe avec son employeur et il a peu de relations avec les individus placés dans une situation identique à la sienne80.

Un paternalisme « exotique » ?

72Le paternalisme de grande entreprise reste d’actualité dans certains pays, notamment dans les sociétés plus récemment industrialisées ou non occidentales. Ceci laisse supposer que, dans les pays émergents, il est susceptible de jouer à nouveau ce rôle de support au développement d’un capitalisme naissant. Le regard porté sur ce capitalisme « exotique » (le terme est de nous) dans le numéro spécial de la revue Le mouvement social conduit M. Debouzy à insister sur la diversité des manifestations du paternalisme. L’exemple de l’Inde et du Japon permettent de montrer qu’il est en mesure de s’ancrer dans les traditions familiales ancestrales qui caractérisent en propre ces pays et qui sont différentes des nôtres et d’insister, nous dit cet auteur, sur les décalages dans le temps que revêtent ses manifestations. L’exemple du Japon rend par ailleurs tangible une alliance possible entre « la modernité performante » que l’industrie de ce pays a pu représenter dans les décennies 1980 et 1990 et des rapports sociaux ancrés dans la tradition. H. Hirata et K. Sugita81 saisissent l’occasion de ce numéro spécial pour faire, à partir du cas japonais, la critique de certaines idées reçues sur le paternalisme. Ces auteurs montrent, d’une part, que le paternalisme n’est pas le symbole d’un passé auquel met fin l’installation de l’État-Providence et, de l’autre, que cette pratique ne se maintient pas que dans les petites entreprises familiales puisqu’il est essentiellement le fait des multinationales (« Les fondements institutionnels du rapport paternaliste dans l’entreprise japonaise doivent être cherchés du côté du système d’emploi des grandes entreprises industrielles.82 ») Enfin, il doit être envisagé comme un véritable rapport social dont les fondements tiennent particulièrement, dans ce pays, à la « superposition des rapports de type salarial, des structures familiales et des rapports de parenté83 ».

73Au Japon, le paternalisme date des débuts du XX^e siècle (1910-1920), décennie qui voit le développement du capitalisme sur la base de l’industrie lourde. Les logiques initiales en sont identiques à celles observées en France : il s’agit tout à la fois de constituer une main-d’œuvre industrielle, de la fixer et de tenter de contenir l’émergence d’un mouvement ouvrier. Le paternalisme puise ici dans le modèle de l’organisation familiale traditionnelle japonaise, considérée comme la base de toutes les autres institutions, qu’il s’agisse de l’État ou de l’entreprise. Il s’inspire aussi pour partie d’exemples occidentaux dont il introduit certains des avantages. Les principes issus du modèle de la famille traditionnelle orientent tout à la fois les modes de gestion, d’organisation, de promotion et les relations dans l’entreprise. Les critères qui président à la promotion reposent en premier lieu sur les qualités personnelles, comme la fidélité et l’obéissance, plutôt que sur des qualités professionnelles. Le salaire est personnalisé : il varie selon l’individu, ses caractéristiques et ses besoins plus qu’il ne réfère à la qualification du poste occupé. Le système de commandement veut que « le chef » puisse disposer du salarié comme un père disposerait de son fils, c’est-à-dire plus largement que comme seule force de travail, en tant que personne, contrôlant son temps de travail et son temps hors-travail. Il a par ailleurs le pouvoir de commander mais aussi d’éduquer. La formation s’opère à travers un système d’apprentissage où les salariés les plus âgés forment les plus jeunes.

74Ce mode de gestion renforce l’investissement affectif de toute la vie au travail et une intégration de type vertical. Il caractérise les pratiques des grandes entreprises japonaises depuis l’après Seconde Guerre mondiale : emploi à vie, salaire à l’ancienneté, syndicat d’entreprise, politique d’avantages sociaux et formation au sein de l’entreprise. L’entreprise se hiérarchise en se référant aux divisions fondamentales de la société traditionnelle : les rapports entre les sexes, les générations, la famille. C’est ce qui explique le fait que le paternalisme ne possède pas le même sens et ne se manifeste pas de la même façon selon qu’il s’agit de main-d’œuvre féminine ou masculine. Le paternalisme n’a pas les mêmes fins selon qu’il s’agit d’hommes ou de femmes : il assure une très grande stabilité aux hommes auxquels est offert l’emploi à vie et une instabilité aux femmes qui sont vouées à ne rester dans l’entreprise industrielle qu’entre la fin de leurs études secondaires et le moment où elles se marient. Les auteurs citent l’exemple des dortoirs de femmes dans le Japon contemporain, caractérisant les industries féminisées (qu’il s’agisse de secteurs traditionnels comme le textile ou de secteurs de pointe comme l’électronique) dans lesquelles sont pris en charge tout à la fois le logement et l’éducation des jeunes filles, en attente de leur mariage.

75Au début des années 1990, le paternalisme conservait une permanence dans les grandes entreprises industrielles japonaises malgré des transformations dans les modes de gestion. Certains nouveaux critères de gestion entrent en contradiction avec les pratiques traditionnelles. Les auteurs citent l’exemple d’un groupe pétrochimique dans lequel plus de place est donnée à la compétence et à la capacité professionnelles dans la politique salariale jusqu’alors dominée par l’évaluation des besoins familiaux, mais sans remettre en cause le modèle paternaliste et familial mis en œuvre pour la promotion, ni les nombreux avantages fournis par l’entreprise en matière de logement, de loisirs, de consommation... Pour une autre partie, les nouvelles pratiques introduites peuvent entrer en compatibilité avec les pratiques plus traditionnelles, comme par exemple l’introduction du salaire au mérite qui conforte en quelque sorte des critères valorisant l’ancienneté.

76Quelles sont alors les conditions de cette permanence du paternalisme et de son acceptation par les salariés ? Pour les auteurs, c’est la force et la légitimité que conserve, dans la société japonaise, le modèle de la famille traditionnelle comme structurant l’ensemble des rapports sociaux qui permet de l’expliquer, et notamment dans le cas des femmes. Pour que perdure ce paternalisme, il faut que perdure un type de rapport social au sein de la famille.

77En conclusion, les auteurs peuvent insister sur cette combinaison particulière dans laquelle, dans le cas du Japon, le paternalisme s’inscrit : « Le niveau d’automatisation des techniques productives, la productivité élevée des secteurs industriels, sont compatibles et combinés avec des pratiques de gestion de la main-d’œuvre pratiquement inchangées depuis des décennies, pratiques appuyées sur les formes familiales et les rapports hommes-femmes encore en vigueur dans la société japonaise84. »

Paternalisme « hybride » versus néo-paternalisme

78Assiste-t-on à un chassé-croisé entre un paternalisme qui se délite au point de perdre une de ses caractéristiques fondamentales (la sécurité de l’emploi) et l’émergence de formes de néo-paternalisme au développement de nouveaux modes d’organisation, de gestion et de relations dans les entreprises ?

Dynamiques du paternalisme : le paternalisme hybride ?

79Malgré l’invisibilité dont il a été l’objet dans les analyses classiques et la méconnaissance qui en a résulté au point qu’on le disait disparu, le paternalisme a toujours montré des capacités à s’adapter et à se renouveler. C’est le point de vue que soutient A. Morice en insistant sur certaines de ses dynamiques récentes : « le paternalisme montre son extraordinaire capacité d’adaptation aux situations concrètes, ce qui le distingue de la gestion contractuelle de la main d’œuvre » ; des entreprises se modernisent tout en conservant des traits paternalistes85.

80Une des dynamiques profondes qu’il voit à l’œuvre dans le paternalisme contemporain est ce qu’il nomme l’émergence d’un paternalisme « hybride » ou « dénaturé » : « On parlera de « paternalisme hybride » quand il y a continuation d’un système de contrôle utilisant les ressources idéologiques de la métaphore paternelle, mais rupture du pacte de protection contenu dans cette référence. » L’employeur, qui attend toujours obéissance et disponibilité de ses salariés, « se délivre de l’ensemble des devoirs qui devraient le lier à son tour86 ». Cette évolution révèle une rupture dans l’équilibre entre protection et contrainte qui caractérisait le paternalisme. Dans un tel contexte, se crée un nouvel équilibre dans lequel la contrainte prend le dessus sur la protection. En effet, à défaut de protection, c’est désormais par l’accentuation de la contrainte que l’employeur entend maintenir la relation : contrainte par la violence et l’enfermement, par l’anéantissement des capacités de résistance, par la dette, par la mise hors la loi des asservis… qui dessine un univers de sujétion totale sans compensation.

81A. Morice tire ces remarques générales de différentes observations empiriques. Il a pu constater cette dégradation de la relation paternaliste dans le secteur du bâtiment au Brésil qui, en 1992, traversait une période de marasme et de restructuration. Au cours de cette période, de nombreux employeurs ont cherché à rompre le contrat moral avec leurs ouvriers sans pour autant prendre le risque de les voir quitter l’entreprise. C’est en dévalorisant leurs ouvriers dans une rhétorique de « péjoration » (insistance sur leur absence de qualité, ingratitude, esprit vindicatif, comportement délinquant…) qu’ils ont entrepris de justifier la rupture du pacte de protection ou encore de légitimer le renforcement de la discipline sur les chantiers. D’autres observations tiennent à des formes plus récentes de mise au travail (ou de réactualisation de formes archaïques), comme dans le cas des immigrés irréguliers en Europe, de la sous-traitance en cascade dans certains secteurs ou encore de l’installation de bûcherons salariés comme entrepreneurs dans lesquels l’employeur (ou le donneur d’ordre) s’affranchit tout à la fois des contraintes contractuelles et des contraintes morales mais accroît la dépendance. Dans certains cas, comme celui du bâtiment au Brésil, la situation est supportée par les ouvriers car elle vient se greffer « progressivement et par paliers, sur une relation antérieurement vécue comme protectrice et bienveillante87 ». Dans d’autres, la relation ne tient plus que par une mise en complète dépendance économique, la peur (peur de la faim, de la mort physique ou sociale), l’enfermement, l’appropriation non plus du travail mais des personnes, le recours à des intermédiaires (le véritable employeur n’a plus alors à connaître la vraie nature de la relation qui s’instaure). Se dessinent ainsi des univers de servitude pure et simple sans contreparties matérielles et morales permettant de la rendre supportable.

82Peut-on alors encore parler de paternalisme, notamment dans ces formes « réduites à la violence pure […] en désaccord avec ce qui fonde son esprit88 » ? A. Morice répond de façon positive. Dans la période contemporaine, le paternalisme pur se réduit pour laisser place à cette nouvelle figure du paternalisme qualifié d’« hybride » : « Dès lors que le paternalisme n’est plus en même temps un système de devoirs pour celui qui s’en sert, il ne peut maintenir son pouvoir de coercition qu’en niant l’asservi comme personne, ce qui est contradictoire avec son esprit, et cette contradiction justifie l’épithète « hybride »89. » On comprend que c’est la conception que cet auteur retient du paternalisme qui lui permet de faire cette réponse : ne représente-t-il pas en effet pour lui ce déni du salariat et du droit fondé sur une pure sujétion personnelle et une infériorité statutaire ? Et c’est bien celle-ci qu’il retrouve dans les formes actuelles qu’il observe et qui lui permettent de les définir comme relevant du paternalisme. En effet, selon lui, et comme dans le paternalisme classique, le subordonné se trouve dans la même « impossibilité de se séparer librement de ses « protecteurs »90 ». On ne peut que rester dubitatif devant cette interprétation dans laquelle toute forme extrême d’exploitation et de domination relèverait de façon systématique du paternalisme. Par ailleurs, on peut s’interroger sur la pertinence de l’usage que l’auteur fait de réalités observées dans l’artisanat au Sénégal et dans la construction au Brésil pour fonder une analyse critique du paternalisme comme instrument du capitalisme. Enfin, s’il est indéniable que des formes de « salariat bridé91 » se développent aujourd’hui dans les sociétés occidentales, peut-on pour autant les considérer comme relevant du paternalisme ?

Le retour du paternalisme ?

83Les nouvelles pratiques managériales développées à partir de la décennie 1980 font tout autant référence à la dimension communautaire de l’entreprise, à une éthique et à des valeurs mobilisées dans le cadre d’une culture d’entreprise, qu’elles font appel à un engagement personnel des salariés. Dès lors, comment ne pas s’interroger sur les rapports qu’elles entretiennent avec un paternalisme qui ferait son retour sous des expressions renouvelées ?

84J.-P. Le Goff92 voit dans ces pratiques et dans l’idéologie qui les sous-tend de très fortes proximités avec le paternalisme classique, sur différents de ses aspects. L’entreprise est de même présentée comme une communauté et l’appartenance communautaire est valorisée. La culture d’entreprise véhicule un ensemble de valeurs censées alimenter ce sentiment d’appartenance commune et d’intérêts partagés dans un contexte décrit comme celui d’une « guerre économique ». Pour ce faire, les directions élaborent des chartes qui évoquent, nous dit l’auteur, des pratiques utilisées dans l’Ancien régime et par le régime de Vichy : « l’usage du mot charte dans la période actuelle procède d’une volonté de « restauration morale » » et, effectivement, l’éthique et les valeurs y sont particulièrement mises en avant. La valorisation de la communauté vise à faire fonctionner l’idée que les relations peuvent se baser sur des intérêts communs et sur la confiance, qui discrédite le conflit et la revendication93. C’est une communauté qui a prétention à se situer au centre de la société, disqualifiant par là les autres formes d’appartenance. Attachement et disponibilité sont attendus du salarié : « le management moderniste prétend donner du sens au travail, attacher les salariés à leur entreprise, développer des rapports de confiance […] » dans lesquels « la division et le conflit sont d’emblée rendus suspects94 ». J.-P. Le Goff y voit aussi la même réticence vis-à-vis du droit, à travers notamment les chartes et projets d’entreprise qui tentent de contourner la distanciation que le droit opère entre l’individu et l’entreprise. De la même manière, l’intervention des institutions extérieures est évitée, la priorité étant donnée aux règles internes : « L’entreprise tend ainsi à être considérée comme un lieu à part dans la société, le droit et la négociation relevant d’un champ extérieur et contraignant, celui des obligations légales imposées par l’État95. » Dans ce cas, la domination managériale tente de s’exercer sous le couvert d’un engagement personnel, « domaine qui échappe aux règles strictes du droit et de la négociation entre partenaires sociaux96 ». Le salarié n’est plus alors considéré comme un travailleur lié à son employeur par un contrat de travail mais plutôt comme un membre de la communauté. Ceci implique qu’il doit tout autant respecter la discipline nécessaire à la réalisation des objectifs économiques qu’il doit s’engager moralement à adopter les « bons » comportements.

85Pour autant, ce néo-paternalisme ne peut être considéré comme le pur décalque ou la copie conforme des pratiques paternalistes du passé, nous dit toujours J.-P. Le Goff. En effet, ce management moderniste, à l’inverse, fait suite à la remise en cause des anciens repères traditionnels de l’autorité. C’est, avec lui, le mode de domination qui change. Le pouvoir ne s’affiche plus comme tel, la place et le rôle assignés à chacun ne sont plus fixés autoritairement et imposés par la contrainte : « L’idéologie managériale est une « idéologie soft » qui se présente comme l’expression de la modernité et qui prétend répondre aux aspirations à l’autonomie.97 » Par ailleurs, le pouvoir est médié, et masqué, par la mobilisation d’un ensemble d’outils, de méthodes et d’indicateurs maniés par des spécialistes : ils objectivent et dépersonnalisent l’exercice du pouvoir. De ce fait, ces nouvelles pratiques managériales peuvent être vues comme autant de formes de mystification et de manipulation des salariés. En définitive, elles usent des mêmes ressorts que le paternalisme et, à ce titre, pour J.-P. Le Goff, elles appellent la même condamnation.

Paternalisme et culture d’entreprise

86L’émergence des problématiques et des pratiques en termes de culture d’entreprise a suscité une littérature abondante, notamment chez les spécialistes des sciences de gestion. Plusieurs auteurs ont engagé une réflexion à leur propos dans la suite des débats et polémiques suscités par cet ouvrage de J.P. Le Goff.

87Pour faire avancer le débat, F. Guérin98 se propose d’en faire une comparaison systématique. Ceci lui permet de faire ressortir un ensemble de traits communs que partagent, selon lui, toutes les politiques d’entreprise se réclamant de la communauté. Il s’agit pour l’essentiel du caractère sélectif de ces politiques dont un des objectifs communs est de résoudre le problème de la disponibilité et de la fixation d’une main-d’œuvre adéquate aux contraintes productives. Dans ce sens, toutes les catégories de main-d’œuvre ne sont pas d’égal intérêt et ne font pas l’objet du même traitement : elles ne sont pas toutes invitées à être membres de la communauté. Dans le paternalisme, les avantages sont distribués sélectivement par l’entreprise, selon la nationalité, la qualification, l’ancienneté... Dans les pratiques managériales se réclamant de la culture d’entreprise des distinctions sont opérées entre cadres et personnel d’exécution, entre salariés appartenant à un noyau dur et ceux de la périphérie, salariés considérés comme capables de se couler dans le modèle valorisé par l’entreprise et ceux qui ne le sont pas… Dans ce sens, pour l’auteur, l’approche managériale de la culture d’entreprise, au-delà des seules modes managériales auxquelles elle n’échappe pas, est une tentative de réponse aux mutations technologiques et économiques des années 1980 : évolution de la concurrence internationale, accent mis sur la qualité et la différenciation des produits, automatisation, recherche de flexibilité, polyvalence et adaptabilité des salariés. Dans ce contexte, l’implication des salariés paraît indispensable aux yeux des dirigeants. La culture d’entreprise sert cet objectif d’implication : elle vise à faire intégrer aux salariés la concurrence comme norme morale et comportementale. À travers elle, se justifie la nécessité pour le salarié de s’engager personnellement, de coopérer, d’accepter des efforts et des sacrifices pour servir un intérêt commun : la survie de l’entreprise. Dans ce sens, la culture d’entreprise apparaît comme une rationalisation fondée sur une idéologie.

88Mais paternalisme et culture d’entreprise se différencient sur des aspects fondamentaux. La communauté dont il s’agit n’est pas la même dans les deux cas. Dans le paternalisme, la communauté se réfère au modèle de la famille et le patron assure le rôle du « bon père de famille » envers les ouvriers placés sous sa responsabilité : l’ordre familial est ici transposé à l’ordre productif. La culture d’entreprise entend plutôt soutenir une communauté de valeurs qui sont propres à l’entreprise elle-même. La référence n’est plus la famille et le patron n’est plus la figure emblématique et centrale. Au contraire, à travers un projet « suffisamment immatériel, abstrait et collectif », la culture d’entreprise vient tenter d’assurer une certaine permanence à un univers parcouru par de multiples et rapides changements, et notamment de ses dirigeants. Par ailleurs, dans le paternalisme, l’exécution du travail n’est pas directement visée par les outils et moyens destinés à incarner l’idée de la communauté. Ce n’est plus le cas du management par la culture d’entreprise. Pour F. Guérin, celle-ci constitue en effet un véritable « système technique achevé » : partant de l’affirmation de valeurs générales, elle aboutit à une déclinaison en outils très opérationnels recouvrant l’ensemble de la vie au travail et ses modes d’exécution. Et, dans ce cas, le recours à une autorité contraignante vis-à-vis des salariés n’est plus nécessaire. Enfin, alors que le paternalisme « saturait » physiquement et matériellement l’horizon social des salariés (protection sociale, logement, proximité entre lieu de vie et lieu de travail…), la culture d’entreprise se donne cette ambition au seul plan symbolique. En effet, dans cette approche, l’entreprise est réintroduite au cœur de la vie sociale des individus et au cœur de la société et présentée comme la principale institution pourvoyeuse de sens à la vie collective et individuelle au moment où les autres institutions sont entrées en crise. La culture d’entreprise apparaît principalement comme un « système de gestion symbolique dont la force même vient de sa capacité de recouvrir totalement la vie au travail et la capacité d’identification de l’individu99 ». C’est cette prétention même qui fait voir à J.-P. Le Goff une de ses principales proximités avec le paternalisme : cette proximité ne concerne pas tant la fourniture d’avantages que l’idéologie sous-jacente, celle du contrôle et de la relation individualisée. Ce propos peut aussi rejoindre les observations de A. Morice selon lequel ce nouveau mode de domination, grâce à son ressort symbolique, peut désormais obtenir l’engagement des salariés sans offrir pour autant de contrepartie matérielle.

Dynamique des entreprises paternalistes dans la mondialisation

89L’intérêt pour l’analyse des restructurations a suscité de nouveaux travaux sur des entreprises paternalistes de grande taille. Il ne s’agit pas tant de faire ressortir le délitement progressif de ce mode de gestion que d’analyser le devenir de certaines d’entre elles qui, jusque dans les années les plus récentes, ont connu une prospérité économique tout en conservant des traits paternalistes. C’est plus particulièrement le contexte de mondialisation et les stratégies déployées dans ce contexte qui les conduisent à entrer en crise. Ces travaux nous permettent de voir comment se rompt, à cette occasion, le « pacte patronal de protection100 ». De ce point de vue, Moulinex, entreprise étudiée particulièrement par M. Roupnel-Fuentes101, représente un cas emblématique : celui d’une entreprise paternaliste qui prospère dans la période fordiste mais qui ne « résiste » pas à la mondialisation.

Un patron paternaliste et fordien

90Jean Mantelet, patron historique de Moulinex, crée sa société à la fin des années 1920, en région parisienne. Jean Mantelet n’est pas un héritier, il a dû travailler jeune suite au décès de son père et se présente comme un self-made man, autodidacte. En 1937, il transfère son entreprise en Basse-Normandie, à Alençon, du fait d’un manque de place sur le site d’origine et pour répondre à l’augmentation de la demande en petit électroménager domestique (Jean Mantelet est l’inventeur du moulin à légumes). Pour faire suite à l’expansion de l’activité, de nouveaux sites sont régulièrement ouverts dans la région. Ce rythme s’accélère dans les années 1970, avec l’ouverture d’une nouvelle usine chaque année. Ce développement s’inscrit dans une double logique, productive et organisationnelle, d’abord, de localisation, ensuite. L’entreprise se positionne sur le créneau des produits de grande consommation, à bas prix, répondant à l’évolution des modes de vie : fabrication de produits accessibles au plus grand nombre, promotion de l’émancipation de la femme grâce à l’innovation technologique, dans une vision consumériste. Ces produits vont être le support à la forte croissante de l’entreprise. C’est cette stratégie qui fait dire à différents observateurs que Jean Mantelet est un patron tout à la fois paternaliste et typiquement fordien. L’ouverture de nouvelles usines répond à la logique selon laquelle l’entreprise se déplace vers les lieux où est présente la main-d’œuvre, plutôt que l’inverse, privilégiant ainsi le déplacement des marchandises plutôt que celui des personnes. S’en suit un certain « éparpillement géographique ».

91Selon M. Roupnel-Fuentes, le paternalisme de Jean Mantelet correspond pour partie aux critères classiques. Le patron est présent physiquement sur les lieux de production et entretient des relations personnelles avec ses salariés. La métaphore paternelle est utilisée pour évoquer le fondateur dont l’histoire se confond avec celle de l’entreprise, qu’il considère comme son enfant. Le patron centralise les décisions, il est omnipotent, autoritaire, privilégiant une gestion autarcique caractérisée par une intégration la plus complète des différentes étapes de l’activité (de la fabrication des pièces en plastique jusqu’à l’impression des notices d’utilisation des appareils), autarcique et indépendante financièrement. Le patron recherche aussi l’attachement des salariés, notamment à travers une politique sociale (participation des salariés aux bénéfices, œuvres sociales, service social et médical, intégration par le sport…) et en assurant la garantie de l’emploi par la recherche constante d’une expansion de l’activité (nouveaux produits, exportation…). Dans les ateliers, la discipline et la surveillance sont de mise. Par contre, nous dit l’auteur, il faut relever certaines divergences avec le paternalisme classique : le dirigeant est laïc et plutôt orienté vers l’idée de progrès, il ne s’inscrit pas dans une lignée familiale (ce n’est pas un héritier et lui-même n’aura pas d’héritier), il ne cherche pas à contrôler la vie hors du travail de ses salariés et ne développe pas de politique moraliste. La dispersion des salariés dans de nombreux sites est par ailleurs un facteur qui limite les possibilités dans le domaine, de même qu’elle évite des concentrations ouvrières favorables au syndicalisme (M. Roupnel-Fuentes évoque un « paternalisme déconcentré »). L’influence sociale que le dirigeant ambitionne semble plus être dirigée vers le consommateur que vers ses travailleurs. Du côté des salariés, le caractère rural de la main-d’œuvre favorise l’adhésion aux pratiques de l’entreprise. Les salariés s’identifient à une entreprise qui, tout à la fois, véhicule une image moderne, possède une renommée mondiale et leur offre la stabilité de l’emploi. Le recrutement est local et familial, de ce fait l’entreprise contribue à tout un maillage familial, parental et amical du tissu local. Les syndicats tiennent un double discours : le paternalisme est fortement remis en cause, le fondateur est critiqué mais il bénéficie aussi d’un profond respect.

La fin d’une entreprise paternaliste dans la mondialisation

92Jean Mantelet restera à la tête de l’entreprise jusqu’à la fin des années 1980. En 1988, il organise une opération de rachat par les salariés. Après l’ère du fondateur, le modèle paternaliste de l’entreprise est confronté à une double problématique : une transformation de la logique d’ensemble et la concurrence internationale. En 1990, Moulinex est le numéro un du petit électroménager en Europe, avec 25 usines situées sur quatre continents.

93Les nouveaux dirigeants (initialement trois personnes appelées par les salariés actionnaires majoritaires) s’inscrivent dans une logique opposée à celle du fondateur : il ne s’agit plus de préserver coûte que coûte l’emploi mais, à l’inverse, de préserver la compétitivité de l’entreprise en augmentant la productivité et en réduisant la masse salariale. Dans le même temps, avec l’ouverture des économies nationales, la concurrence s’accroit, l’entreprise commence à connaître des difficultés sur ses marchés. La stratégie de croissance externe, via une série d’acquisitions internationales, conduit l’entreprise à un niveau d’endettement particulièrement élevé. L’entreprise ouvre son capital et entre en bourse, rentrant par là dans la logique des fusions (fusion avec Brandt en 2000 afin de créer le premier groupe mondial d’électroménager), de l’actionnariat et du capitalisme financier. Dans les années 1990 jusqu’au début des années 2000, les dirigeants engagent différents plans sociaux et projets de restructuration qui se traduisent par des réorganisations internes (intensification du travail, recherche de productivité, flexibilité…) et des réductions d’emploi sans licenciements puis par des fermetures de sites. En 2001, l’endettement conduit l’entreprise à la cessation de paiement et au dépôt de bilan, la liquidation judiciaire est prononcée en octobre. 4500 salariés sont licenciés en France et cinq usines sont fermées en Basse-Normandie. La société Seb propose un plan de reprise qui prévoira la réembauche de 1856 des salariés licenciés.

94F. Lordon102 voit dans cette affaire « un cas d’école pour une anatomie de la mondialisation ». Ce cas représente ainsi pour lui la manifestation typique des effets de la dérèglementation de la finance et de la concurrence sans limite au niveau international, dont Moulinex a subi directement les effets : logique financière des actionnaires dès leur entrée dans le capital, crises financières, dévaluation compétitive de monnaies européennes, dégradation de la conjoncture macroéconomique avec l’effondrement de la Russie et de pays d’Amérique latine qui étaient des débouchés pour Moulinex, montée des importations des pays asiatiques… viennent détruire les « avantages compétitifs des produits Moulinex, peu différenciés et engagés sur des marchés de concurrence par les prix ». Moulinex apparaît ainsi comme la victime de la mondialisation néolibérale : « Le « père Mantelet » n’a pas connu ce monde-là. Lui n’a jamais eu affaire qu’à la paisible concurrence fordienne et à ses aimables arrangements oligopolistiques – à moi les micro-ondes, à toi les friteuses. Mais quand débarquent les concurrents asiatiques, quand les rivaux européens se mettent à faire construire en Chine ou au Mexique et quand la grande distribution pressure tout le monde indistinctement, ce sont des affrontements féroces qui déterminent la persévérance dans l’être. Le déchaînement de la concurrence généralisée fait alors vivre les salariés dans une tension permanente et exténuante, tension des luttes à mort du capital. Il ne faut pas chercher ailleurs le principe de l’incroyable récurrence des plans sociaux qui ont fini par équarrir Moulinex. »

La rupture du pacte patronal de protection

95Avec la fermeture, les salariés subissent une double rupture : aux niveaux contractuel (perte de leur emploi) et moral (disparition de l’entreprise). Dans la mesure où l’emploi était préservé, les salariés avaient pu accepter les différents plans de restructuration et les réorganisations internes qui pourtant ont conduit à une dégradation de leurs conditions de travail (accélération des cadences, mobilité entre sites...). Mais, depuis les années 1990, « le contrat moral à l’entreprise se trouvait déjà fissuré en raison des menaces qui pesaient sur les postes de travail » et, chez les salariés, le fondateur est souvent opposé aux nouveaux patrons considérés comme préoccupés par la seule recherche du gain103. La disparition de l’entreprise brise définitivement les liens forgés dans le temps entre cette entreprise et ses salariés.

96D’autres exemples de rupture du pacte patronal de protection par disparition de l’entreprise ont précédé celui plus récent de Moulinex. On pense notamment à un des bastions du paternalisme de type ville usine, les usines Schneider implantées au Creusot depuis 1836, et dont l’activité cesse presque entièrement en 1984 suite à une série de fusions, de rachats et d’intégration dans différentes groupes. Les Établissements Michelin, figure emblématique d’une entreprise paternaliste devenue groupe mondial, constituent un autre cas de figure du même phénomène. En 1999, l’entreprise inaugure ce qui a par la suite été appelé le « licenciement boursier » : alors que l’entreprise déclare un bénéfice annuel de 20 %, elle annonce le licenciement de 7500 personnes en Europe, soit une réduction de 10 % de ses effectifs totaux. Pour la direction, cette décision s’inscrit dans un plan stratégique visant à préparer l’avenir : stratégie pour renforcer la compétitivité de l’entreprise et conforter sa position de numéro un européen comprenant un plan en vue d’une augmentation de la productivité d’au moins 20 % sur trois ans engageant des fermetures de sites, l’arrêt de certaines activités et des licenciements. Cette stratégie correspond à l’entrée aux commandes de la quatrième génération de la famille Michelin à la tête de l’entreprise. En 2009, le groupe est implanté dans 19 pays et emploie 120 000 salariés au niveau mondial104.

97Dans le années 1980, on redécouvre les « vertus » des dimensions traditionnelles de l’organisation productive et de la relation salariale, considérées comme les supports de la compétitivité dans un contexte concurrentiel renouvelé. Mais n’est-ce pas paradoxalement au moment où elles sont l’objet d’un regain d’intérêt que les formes traditionnelles d’organisation, parées de toutes ces vertus, sont en train de disparaître là où elles avaient pu perdurer ? Dans ce contexte, le paternalisme ne fait-il pas son retour là où on ne l’attendait pas et sous des formes renouvelées au moment même où ses expressions les plus « classiques » sont en train de disparaître ? L’activation de valeurs traditionnelles dans les entreprises sert de nouvelles logiques productives en fonctionnant plus au plan symbolique que pratique, car bien souvent les contreparties ne sont plus là. Peut-on alors encore parler de paternalisme ? Ne s’agit-il pas plutôt de nouvelles orientations de la relation salariale qui en possèdent certains des traits, comme le retour au face à face, le traitement individuel et les politiques discrétionnaires d’entreprise, mais cette fois inscrits dans un tout autre contexte ?

98Les chapitres qui suivent proposent de traiter cette double problématique. La deuxième partie est focalisée sur le cas des petites entreprises industrielles de milieu rural, considérées ici comme une forme particulière d’articulation entre logiques traditionnelles et capitalisme rationnel. On revient sur leurs dynamiques dans le temps long. Celles-ci permettent de comprendre pourquoi, alors qu’elles avaient pu composer avec les logiques de développement du capitalisme dans les années de croissance qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, leurs conditions de possibilité ne sont plus aujourd’hui réunies. Dans le régime de néolibéralisation, les logiques du capitalisme engagent de nouvelles formes de rationalisation de l’organisation productive et de formalisation de la relation salariale qui remettent en cause ces assemblages.