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Les métamorphoses du paternalisme

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Annie Lamanthe

Partie I. la relation salariale paternaliste

Univers traditionnels et dynamiques du capitalisme

Texte intégral

  • 1 Boltanski L., Chiapello E. (1999), op. cit.
  • 2 Ibid., p. 57.

1Dans une période qui correspond au « premier esprit » du capitalisme, traditionalisme et capitalisme rationnel trouvèrent à s’articuler. Eu égard aux voies suivies par l’industrialisation en France, on peut même considérer que le paternalisme a été dans un certain rapport de fonctionnalité avec le capitalisme des débuts. Il a en effet été dans une étroite adéquation avec les composantes de ce premier « esprit du capitalisme » tel qu’il se manifesta dans notre pays jusqu’au début du XXe siècle, selon L. Boltanski et E. Chiapello1. Cet esprit « était en phase avec les formes du capitalisme, essentiellement familial, d’une époque où le gigantisme n’était pas encore recherché, sauf dans de très rares cas. Les propriétaires et patrons étaient connus en personne de leurs employés ; le destin et la vie de l’entreprise étaient fortement associés à ceux d’une famille2. » En assurant une sorte de transition avec les rapports sociaux traditionnels, le paternalisme a été en mesure de procurer la régularité, la calculabilité et la prévisibilité de la main-d’œuvre dont le capitalisme rationnel a besoin. On ne peut pas pour autant réduire la mobilisation, plus ou moins volontaire, et/ou la permanence de principes traditionnels dans la relation salariale à cette simple fonctionnalité et l’interpréter de façon univoque. Entre contestation de la logique contractuelle et du régime manufacturier, d’un côté, pure stratégie patronale, de l’autre, les manifestations de la domination traditionnelle dans la relation salariale, ses articulations avec le capitalisme, sont plus hétérogènes qu’il n’y paraît. Elles fondent autant d’expressions du paternalisme qu’il faut envisager sous l’angle de leur coexistence plutôt que, comme nous y invite par exemple G. Noiriel, sous celui d’une simple succession dans le temps.

2Le paternalisme sera moins en phase avec les orientations du « second esprit » du capitalisme qui se déploie en France à partir des années 1930 jusqu’à la fin des années 1960. C’est en effet au cours de cette période que la lutte entre traditionalisme et capitalisme rationnel trouve sa pleine expression dans notre pays. Les logiques de développement du capitalisme entrent en tension avec les formes de l’activité productive et de la relation salariale orientées par des principes traditionnels, rendant leur articulation problématique et de plus en plus difficile. Le mouvement de « juridicisation » dont fut l’objet la relation salariale tout au long de la période traduit particulièrement les termes et les enjeux de cette lutte, qui fut une lutte entre catégories d’acteurs et qui traversa particulièrement la sphère du droit.

Paternalisme et capitalisme des débuts : un rapport de fonctionnalité

3À bien des égards, les voies et modalités suivies par l’industrialisation en France apparaissent dans toute leur spécificité dès lors qu’elles sont comparées à celles d’autres pays : l’Angleterre où le processus fut bien plus précoce et bien plus radical (à tout le moins dans les représentations qu’on en donne généralement et qui mériteraient sans doute d’être quelque peu nuancées) ou l’Allemagne, au contraire, où il fut plus tardif mais peut-être tout aussi puissant dans les bouleversements qu’il apporta... Dans notre pays, l’industrialisation a opéré une moindre rupture avec les univers traditionnels. D’une certaine façon même, elle s’en est accommodée et elle s’en est nourrie. C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre l’ampleur, sinon effective à tout le moins symbolique et idéologique, qu’a eu le paternalisme en France pendant toute cette période et la façon dont, dans les représentations qui en sont données, il lui est particulièrement associé.

Voies et modalités de l’industrialisation en France

  • 3 Perrot M. (1983), op. cit.

4M. Perrot3 voit dans la France une « terre paysanne et atelière » qui résista à l’industrialisation. Cette « résistance » se traduisit tout à la fois dans ses temporalités et dans ses modalités. En effet, comparativement à l’Angleterre, elle fut tardive et s’opéra plus massivement sous la forme d’ateliers de petite et moyenne taille disséminés dans les campagnes plutôt que sous celles de grandes concentrations dans des cités industrielles. Pour de nombreuses raisons combinées, elle ne représente pas une véritable rupture avec les univers traditionnels. Les caractéristiques des acteurs qui en ont été partie prenante, les relations qu’ils ont nouées et les modalités de leur engagement dans l’activité économique éclairent pour partie l’orientation et l’organisation données à ce capitalisme des débuts.

  • 4 Segrestin D. (1992), Sociologie de l’entreprise, p. 56.
  • 5 Ibid., p. 57.

5L’industrialisation ne fut pas particulièrement, dans notre pays, le fait d’une classe de purs entrepreneurs industriels : le patronat conserva de nombreux liens avec le milieu rural et la terre – combinant activité industrielle et revenu de la propriété foncière – et les entreprises restèrent très imbriquées au système familial. Elle ne fut pas, en effet, l’œuvre de nouvelles couches sociales se positionnant en rupture avec les groupes socialement dominants dans le passé. L’aristocratie, notamment, continua d’y jouer un rôle. Parce qu’elle restait propriétaire des ressources naturelles, elle possédait les principaux facteurs de production. Elle put ainsi se transformer en bourgeoisie industrielle, élargissant par là son domaine d’action tout en conservant le contrôle des intérêts agricoles et du milieu rural. Ce patronat manifesta peu d’empressement « pour proclamer la naissance d’un ordre économique dégagé des entraves de l’histoire4 ». Au contraire même car, avec lui, l’activité économique capitaliste subit une double influence qui favorisa son ancrage dans des principes et valeurs traditionnels. Celle du catholicisme, en premier lieu, qui conduisit à une moindre propension pour la rationalisation économique et technique et incita à maintenir les liens avec la terre et le mode de vie rural. Celle des « retours en arrière constants » sur les ruptures avec les ordres traditionnels et les rapports d’Ancien Régime opérées par la Révolution de 1789. Ces ruptures jouèrent plus au plan politique qu’économique dans lequel « l’esprit de l’aristocratie avait resurgi et avec lui, un dédain pour le profit capitaliste. Le statut social attaché à la propriété de la terre, aux rentes et aux offices était resté la position étalon, bien plus prisée que tout ce qui s’attachait à la capacité d’entreprendre et d’accumuler5. »

  • 6 Bunel J., Saglio J. (1979), op. cit., p. 42.

6Le système bancaire a lui-même contribué à orienter ce comportement entrepreneurial spécifique. Là encore, à la différence de l’Angleterre, les banques françaises furent réticentes à prendre les risques associés au financement des investissements industriels pour préférer les placements plus sûrs que constituaient, par exemple, les prêts à l’État. Ce positionnement eut pour conséquence une pénurie chronique de capitaux qui favorisa un comportement patrimonial. De ce fait, au plan financier, « l’industriel a appris à ne compter que sur ses propres forces, à n’investir que ce qu’il peut autofinancer, à s’assurer en priorité de la stabilité et de la croissance de ses bénéfices ». Au plan technique, « ne pouvant être sûr d’aucun concours extérieur, il n’adopte les innovations techniques qu’avec prudence et ne remplace son matériel que lorsqu’il est complètement amorti financièrement et usé physiquement ». Au plan de la quête du profit, c’est « grâce à l’entente avec ses concurrents » qu’il « cherche à s’assurer des débouchés réguliers pour ses produits, et ce n’est qu’en faisant pression sur les salaires ou en intensifiant le travail qu’il compte tirer des profits de son exploitation industrielle6 ».

  • 7 Segrestin D. (1992), op. cit., p. 56.
  • 8 Sellier F. (1984), La confrontation sociale en France 1936 1981.

7La classe ouvrière se trouva elle-même dans une certaine continuité avec des groupes préexistants. L’industrialisation opère, pour reprendre les termes de M. Perrot, « un glissement sans arrachement » de la main-d’œuvre vers cette nouvelle activité. Dans le même sens, D. Segrestin souligne la double origine des travailleurs avec, d’un côté, un groupe d’ouvriers paysans et, de l’autre, des ouvriers urbains issus du monde des artisans dont ils conservent nombre de caractéristiques. Ces deux groupes contribuent à la formation d’une classe ouvrière hétérogène qui trouve ses référents « dans les modes de vie et les groupes d’appartenance traditionnels – ici ruraux, là corporatifs7 ». De son côté, F. Sellier8 souligne la lenteur du processus de constitution de la classe ouvrière française : elle fut très étalée dans le temps et très hétérogène dans ses origines. Lenteur de l’exode rural, participation importante et précoce des femmes à la main-d’œuvre industrielle, recours aux étrangers, prolétarisation des artisans, dispersion dans les petites villes et dans les campagnes la caractérisent. Selon cet auteur, ces traits expliquent la situation de rareté durable de la main d’œuvre, y compris non qualifiée, et qui a des effets non négligeables (mobilité favorisée par la facilité de retrouver un emploi, niveau général des salaires…). Ils expliquent aussi la faiblesse consécutive de la conscience collective qui n’a pas bénéficié d’un effet de masse au contraire d’autres pays comme l’Allemagne (pays dans lequel la classe ouvrière s’est constituée de façon plus tardive mais aussi beaucoup plus massive et rapide, en trente ans).

  • 9 Sur l’importance effective du paternalisme, Debouzy M. (1988), op. cit., souligne que si le nombre (...)
  • 10 Bunel J., Saglio J. (1979), op. cit., p. 44.
  • 11 Ibid., pp. 33-35.
  • 12 Ibid., p. 45.

8Ce contexte éclaire l’ampleur du paternalisme dans notre pays au cours des premiers temps du capitalisme9. La place que conserva l’aristocratie dans l’activité industrielle explique pour partie cette orientation donnée aux rapports sociaux de production. Dans une certaine mesure, cette couche sociale a transposé dans les entreprises industrielles qu’elle dirige les rapports ancestraux qu’elle entretenait avec les populations placées sous sa domination : « Nécessité des distances sociales, importance des hiérarchies, des ordres et des rangs. Pour les ouvriers, le patron c’est encore “notre maître”10. » Plus largement, le paternalisme correspond à la conception que le patronat se fait alors de son rôle social dans notre pays. Classe « dominante » plutôt que « dirigeante » (selon des termes repris de Touraine), le patronat français est tourné vers le passé et reprend pour son propre compte les valeurs et conceptions des anciennes classes dominantes. Il se définit plus par le rôle social qu’il pense devoir assumer (« rapport d’autorité et de protection sur d’autres hommes ») que par ses fonctions dans une activité économique. Par ailleurs, le profit qu’il tire de cette activité vise en premier lieu à lui garantir un statut auquel il tient particulièrement (« le patron doit défendre et perpétuer sa maison », « l’entreprise sert le renforcement de la famille », la propriété est perçue comme un patrimoine et non comme un capital). Dans ce contexte, le salarié est assimilé à un membre, inférieur, de la famille : dans la littérature du XIXe siècle, « le pouvoir patronal sur les salariés est toujours assimilé à l’autorité naturelle du père de famille ». C’est pourquoi le patronat est particulièrement réticent à la conception d’une liberté formelle, juridique, du travailleur : « Il n’a jamais pensé que son autorité et ses responsabilités s’arrêtaient aux portes de l’usine, à la fin de la journée de travail11. » De même, il est particulièrement hostile à toute intervention de l’État dans ses affaires internes : « Il ne pouvait être question pour le patron d’ouvrir sa domus, de livrer le secret de ses affaires, d’introduire la perturbation dans la communauté naturelle formée du patron et de ses ouvriers. C’est ainsi que la résistance du patronat à la législation sociale, à la reconnaissance des syndicats, à l’impôt sur le revenu sera constante12. »

9Eu égard aux voies suivies par l’industrialisation, le paternalisme apparaît dans une certaine fonctionnalité avec le capitalisme et son développement initial. Il est en adéquation avec certaines composantes du premier « esprit du capitalisme » tel qu’il s’y manifesta jusqu’au début du XXe siècle. Il assure une sorte de transition entre les rapports sociaux traditionnels et le capitalisme, et ceci dans un contexte idéologique, politique et relationnel propre à la France. Le paternalisme opère, en effet, une articulation entre les univers traditionnels et le capitalisme rationnel en réalisant une transition entre le passé et l’ordre industriel nouveau. En asseyant la relation salariale sur une domination et une autorité de type traditionnel, il l’inscrit dans une certaine continuité, ou familiarité, avec les rapports sociaux du passé. Cette transition peut être entendue dans plusieurs sens. Le paternalisme facilite ce passage à un ordre nouveau de rapports sociaux, le rendant en quelque sorte moins brutal et, donc, plus acceptable. Il contribue à une transformation des populations en les socialisants à l’ordre industriel. Enfin, le paternalisme s’inspire des rapports traditionnels pour fonder de nouvelles régulations. Mais les rapports du paternalisme avec le capitalisme apparaissent plus hétérogènes que cette simple fonctionnalité ne le laisse supposer de prime abord. Le paternalisme se déploie en effet à la fois comme doctrine, comme pratique ou encore comme stratégie explicite qui sont autant de modes d’articulation des principes de la domination traditionnelle avec le capitalisme. Trois grandes orientations du paternalisme peuvent être dégagées au regard des relations qu’il entretient tant avec les principes traditionnels qu’avec le capitalisme rationnel : l’ordre traditionnel comme fondement d’une critique du régime manufacturier et comme alternative (le patronage de F. Le Play) ; le paternalisme réel ou l’entreprise comme cercle familial effectif ; le paternalisme comme stratégie explicite de gestion.

Critique du régime manufacturier et volonté d’intégrer la production industrielle dans l’ordre traditionnel : le patronage de F. Le Play

  • 13 Nous nous appuyons ici sur la version électronique de l’ouvrage de Baudin L. (1947). Le Play Frédé (...)

10Le projet du patronage est explicitement formulé par F. Le Play. À travers un tel projet, cet auteur se pose en défenseur explicite des univers traditionnels à un moment où, avec l’émergence du régime manufacturier et le travail libre, l’industrialisation laisse présager de profonds bouleversements sociaux. Mais, plus largement, sur la base d’une critique de ce nouveau régime, F. Le Play propose de réintroduire l’activité industrielle, dont il considère le développement comme inéluctable, dans des modes de fonctionnement et des rapports traditionnels en partie renouvelés. En 1864, il publie La Réforme sociale, ouvrage dans lequel sont exprimées ses positions et qui est ici repris pour les exposer13.

Critiques du régime manufacturier depuis l’ordre traditionnel

  • 14 Le Play F., textes choisis par Baudin L. (1947), op. cit., p. 168.
  • 15 Ibid., p. 79.
  • 16 Ibid., pp. 167-168.
  • 17 Ibid., p. 98.

11Pour F. Le Play, le régime manufacturier est une menace pour les ordres et équilibres traditionnels : il les déstabilise et les détruit. Il extrait les populations de leur lieu natal et des institutions traditionnelles dans lesquelles elles étaient insérées et qui assuraient leur protection. Ces populations sont attirées vers les grandes villes où elles perdent leurs repères sociaux et moraux et s’extraient des tutelles ancestrales. Dans les premières décennies du XIXe siècle, « commença à se produire un ordre de choses sans précédent : d’innombrables populations se trouvèrent groupées autour des nouveaux engins de fabrication, sans rapport avec leurs familles, presque inconnues de leurs nouveaux patrons, dépourvues d’habitations convenables, d’établissements religieux et, en général, des moyens de bien-être et de moralisation qui jusqu’alors avaient été jugés indispensables à l’existence d’un peuple civilisé14 ». Les rapports sociaux traditionnels sont désorganisés, notamment parce que la famille elle-même est déstabilisée (le travail des femmes et des enfants provoque la désorganisation du foyer domestique) : « La famille instable […] domine maintenant chez les populations ouvrières soumises au nouveau régime manufacturier de l’Occident15. » Le régime manufacturier, qui cultive tout à la fois « le vice et le dénuement » constitue une menace pour l’ordre moral : il a un effet néfaste sur la moralité des populations et provoque des « désordres sociaux dont l’humanité n’avait eu jusqu’alors aucune idée16 ». Il véhicule des valeurs et principes condamnables, comme le culte de la richesse (car « elle permet aux hommes de se soustraire à l’obligation du travail journalier, les expose à l’oisiveté, aux passions brutales. Elle développe les mauvaises mœurs et l’égoïsme, l’indifférence, les antagonismes entre riches et pauvres17 »).

  • 18 Ibid., p. 184.

12C’est aussi en tant que forme d’organisation du travail que F. Le Play dénonce le régime manufacturier. Il détruit les anciennes fabriques rurales et insère les artisans dans des formes extrêmes de division du travail. Mais, par-dessus tout, c’est en tant que cause « d’un des plus grands maux » de l’époque, le paupérisme, qu’il le dénonce. Le régime manufacturier est incapable d’assurer des moyens réguliers de subsistance aux ouvriers dans la mesure où il est sujet à d’importantes fluctuations, ces « fléaux périodiques » que sont les crises commerciales et qui entraînent chômage et perte de revenus. F. Le Play critique ainsi le type de rapport entre employeurs et salariés qui s’instaurent avec ce régime. Il dénonce l’instabilité des liens d’emploi qui le caractérise (contrairement aux fabriques rurales qui proposaient du travail en permanence et où l’activité agricole apportait des compléments) et, avec elle, le comportement de patrons, « spéculateurs imprudents [qui] arrachent des ouvriers à la vie rurale pour les accumuler dans les villes et les y laisser bientôt dans le dénuement18 ».

  • 19 Ibid., pp. 77-78.
  • 20 Ibid., p. 82.
  • 21 Ibid., p. 98.
  • 22 Ibid., p. 107.

13Les valeurs et principes traditionnels sont opposés terme à terme à ceux que véhicule le nouvel ordre. Les vertus de la famille sont opposées à l’individualisme : « Partout où l’individualisme devient prépondérant dans les rapports sociaux, les hommes descendent rapidement vers la barbarie. » La famille (« institution sociale par excellence ») est le noyau de la société. Elle assure régularité, stabilité et permanence à la société et intègre l’ensemble des individus en les protégeant et en leur permettant de participer au « bien-être commun » (y compris « les moins moraux, les moins habiles et les moins laborieux19 »). Via l’autorité conférée au père et en vertu des devoirs qu’il a vis-à-vis de l’ensemble des membres, la famille assure l’ordre social et moral (« La société impose au père de famille le devoir d’assurer l’existence de la famille et des enfants, de prévenir chez eux les écarts contraires au bon ordre, et de les maintenir, en un mot, dans un état de bien-être et de vertu20. ») Par ailleurs, avec la religion, elle permet de conserver les traditions. Le travail est valorisé en soi, comme une source de bien être-matériel et de perfection morale. Il s’oppose à l’oisiveté et aux effets néfastes de la richesse : « Le but du travail est la vertu et non la richesse21. » Enfin, l’agriculture est l’activité qui « établit entre la famille, le sol, les plantes et les animaux des liens harmonieux qui complètent les jouissances du foyer domestique » dont Le Play déplore qu’elle est dévalorisée par l’industrialisation qui pousse à une désertion des campagnes22.

14Avec le régime manufacturier, ce sont aussi les éléments qui accompagnent le développement du capitalisme rationnel qui font l’objet de la critique de ce penseur : le progrès matériel et celui des sciences physiques, qui sont sources de désordres moraux et de désorganisation sociale ; le poids croissant de l’État, de la bureaucratie et des règlements auxquels il préfère les « vertus » de la concurrence, de la liberté et de la responsabilité personnelle.

Pour un nouveau type de rapport social : le patronage

15Le « patronage volontaire » est la proposition que fait F. Le Play à titre d’alternative. Il le présente comme un nouveau type de rapport social, à même d’intégrer le fait industriel qu’il conçoit comme inéluctable. Il s’agit d’une tentative pour faire entrer cette réalité nouvelle dans les valeurs, principes et relations fondés sur l’ordre traditionnel. Il s’agit d’instaurer de nouveaux rapports sociaux qui se distingueraient tout à la fois des systèmes de contraintes de l’Ancien Régime et des « engagements momentanés » du régime manufacturier qui, outre le paupérisme, cultivent les antagonismes de classe.

  • 23 Ibid., p. 175.

16Fondé sur « des rapports d’intérêt et d’affection » et sur « l’entente mutuelle des populations ouvrières et des personnes qui dirigent les entreprises », le patronage se distingue des rapports forcés d’Ancien Régime (entre le seigneur et ses subordonnés) parce qu’il est « volontaire23 ». Et, par différence avec les rapports instables du régime manufacturier, il se caractérise par la stabilité des relations et par un sentiment d’intérêts partagés.

  • 24 Ibid., pp. 175-176.

17La permanence des relations est au cœur du patronage, elle a pour fondement les devoirs que le patron a envers ses ouvriers et s’inscrit dans une logique économique traditionaliste : « Le patron se garde, aux époques de prospérité de l’industrie, d’accroître à tout prix sa production en appelant à lui de nouveaux ouvriers ; il se ménage ainsi le moyen de conserver du travail lorsque les débouchés se resserrent aux ouvriers qu’il s’est une fois attachés. ». Le patronage repose sur tout un ensemble d’intérêts et de devoirs réciproques : « l’ouvrier est convaincu que le bien-être dont il jouit est lié à la prospérité du patron » quand le patron « se croit toujours tenu de pourvoir, conformément à la tradition locale, aux besoins matériels et moraux de ses subordonnés24 ». La famille patriarcale, les rapports et les principes qui la fondent servent de modèle à l’entreprise : celle-ci est placée sous l’autorité du patron qui s’engage à fournir du travail, apporte bien-être à ses ouvriers, joue un rôle d’éducation morale (encourage ses ouvriers à l’épargne, inculque le respect de la religion, contribue à l’éducation des enfants, au maintien des familles, se préoccupe du devenir des jeunes filles, les protège vis-à-vis de l’extérieur, organise un système judicieux de récréation…) tout en étant tenu de donner l’exemple. Le salaire est un élément que F. Le Play critiquait dans le régime manufacturier. Dans le système qu’il propose, il est en rapport avec la situation individuelle du salarié et se complète par divers avantages fournis par le patron (notamment par des revenus résultant de la petite propriété et de subventions variées). Les femmes des ouvriers ne travaillent pas dans l’entreprise mais exercent des activités domestiques et agricoles qui complètent les revenus (le milieu rural est le cadre privilégié du patronage).

  • 25 Ibid., p. 180.

18Contrairement aux rapports forcés, le patronage formulé par F. Le Play dans ses écrits vise, à terme, à l’émancipation des ouvriers. De même, il oppose les « régimes de patronage » fondés sur l’assurance de la nourriture et de l’habitation fournies aux « classes imprévoyantes », comme en Angleterre, au régime que lui-même propose. Ce dernier, en effet, cherche à les rendre indépendants en leur en donnant les moyens via l’encouragement à l’épargne, l’éducation des enfants et l’accession à la propriété. Dans ce cas, « le patron doit chercher les combinaisons qui permettent aux ouvriers d’épargner et d’accroître leur propriété personnelle et de permettre à leurs enfants de s’émanciper grâce à l’épargne25 ».

Interprétations de Le Play

  • 26 Noiriel G. (1988), op. cit., p. 19.

19La pensée et les propositions de F. Le Play ont donné lieu à des interprétations controversées. Celui-ci est en effet perçu par de nombreux commentateurs comme l’auteur d’une doctrine qui, avançant masquée sous l’affichage d’un rôle bienfaiteur du patron, ne visait qu’à instaurer une dépendance totale des ouvriers sous la férule patronale. G. Noiriel considère ces interprétations comme un contresens. Il voit dans le patronage, non pas tant une stratégie propre à la société industrielle comme ont pu le considérer certains auteurs, mais plutôt une « application au monde de l’entreprise d’une conception des rapports sociaux hérités de la société agraire traditionnelle26 », d’une part. De l’autre, il souligne les réticences de Le Play par rapport à l’idée d’une dépendance totale de l’ouvrier vis-à-vis de l’entreprise. Il prônait la pluriactivité, l’accession à la propriété et soutenait les initiatives patronales ayant favorisé l’indépendance de leurs ouvriers. De plus, l’enracinement local des patrons pouvait constituer en quelque sorte un garde-fou à ces prétentions totalitaires : l’implantation rurale des établissements permet de maintenir les ouvriers sous son contrôle et, à l’inverse, la pression du groupe local empêche les patrons de se conduire d’une façon entièrement arbitraire avec leurs ouvriers. G. Noiriel voit dans le patronage de F. Le Play la recherche d’une adaptation des coutumes locales aux situations nouvelles dessinées par l’industrie. Son œuvre exprime ainsi la critique du « rapport salarial » qui est en gestation au XIXe siècle.

  • 27 Baudin L. (1947), op. cit., p. 19.

20Dans son ouvrage sur F. Le Play, L. Baudin fait l’apologie de cet auteur. Ce texte est cependant utile pour situer la pensée de F. Le Play dans le contexte de son temps et dans les courants qui le traversent. Il montre bien l’ambivalence d’une recherche d’articulation entre vision traditionnaliste et capitalisme. Pour L. Baudin, Le Play passe souvent pour un réactionnaire alors qu’il faut plutôt voir en lui un réformateur. S’il est soucieux de progrès au plan technique, il y est défavorable en ce qui concerne les plans moral et social en prônant un retour aux « règles essentielles ». F. Le Play écrit dans une période marquée par la révolution industrielle et les instabilités politiques, des bouleversements sociaux de fond associés à l’exode rural. Dans ce sens, il recherche les conditions d’un maintien de la paix sociale (cherchant à « éviter à tout prix la lutte entre les peuples et entre les classes ») : « Il ne prétend point créer une doctrine nouvelle, car l’innovation n’est pas son fait. Il cherche un point d’appui dans un univers qui lui apparaît non seulement mouvant à l’excès, mais chaotique et gros de menaces, et il le trouve dans le passé qu’il étudie sans aucune particulière complaisance, scientifiquement, pour y découvrir les fondements de la société. Il est traditionaliste.27 » Au plan économique, il est libéral : il se prononce contre toute intervention de l’État en la matière (il est opposé au colbertsime) et accepte les fondements de la conception classique, comme la concurrence et la propriété. Mais il ne l’est pas au plan politique. Outre qu’il a une « aversion pour le socialisme » et « une horreur des révolutions », nous dit L. Baudin, il s’oppose aux préceptes issus de la Révolution de 1789 qu’il qualifie de « faux dogmes » comme la liberté systématique et absolue, l’égalité providentielle et le droit de révolte. Il leur oppose les « vrais dogmes » : la morale plutôt que l’individualisme, la hiérarchie plutôt que l’égalité et l’autorité plutôt que le droit de révolte. Il conçoit la société comme étant fondée sur une inégalité naturelle entre les hommes et devant s’organiser selon des hiérarchies entre les personnes (il met en avant les autorités sociales que sont les pères de familles et les chefs d’entreprises) et entre les professions (l’agriculture occupant à ses yeux le premier rang). Il conteste à l’État le droit de s’immiscer dans les affaires et dans les relations privées, l’individu étant situé en premier lieu devant Dieu, la famille et la société et dans des relations directes avec les autres.

  • 28 Castel R. (1995), op. cit., p. 259.

21R. Castel voit un caractère paradoxal à ces propositions. D’un côté, F. Le Play et ses successeurs acceptent la modernité : le libéralisme économique, l’industrialisation et le caractère contractuel de la relation salariale. De l’autre, ils tentent « de recoder ce que l’histoire propose d’inédit dans des catégories qui ont servi à penser, à maîtriser d’anciennes formes d’organisation sociale28 ». R. Castel s’interroge : faut-il voir là une sorte « d’utopie réactionnaire » ? En effet, le patronage aura tout à la fois manifesté la volonté de lutter contre l’instabilité de la condition ouvrière en instaurant les premières formes de protection sociale et celle d’inscrire ces innovations dans des « formes archaïques de domination ».

  • 29 À ce propos, voir Lallement M. (2009), Le travail de l’utopie. Godin et le familistère de Guise, b (...)

22On peut situer certaines utopies sociales sur le même plan des alternatives aux rapports sociaux capitalistes qui tentent de ré-agencer l’ordre industriel et l’ordre traditionnel à travers différentes formes de paternalisme. D’une certaine façon, le projet de familistère de Godin par exemple, tente en définitive de répondre aux mêmes problèmes : la « question sociale », le paupérisme et la misère ouvrière, la surexploitation29

Le patronage comme pratique ou « paternalisme réel » : l’inscription de facto de la relation salariale dans les rapports traditionnels

23Le patronage n’est pas qu’une doctrine, celle qu’a particulièrement formulée F. Le Play. Il correspond aussi à une pratique, à une réalité quand la relation salariale s’ancre « naturellement » dans les rapports traditionnels et quand l’entreprise constitue effectivement un cercle familial élargi.

  • 30 Castel R. (1995), op. cit., p. 226.

24En s’intéressant à la façon dont la « question sociale » se pose au cours des siècles, R. Castel considère que deux modèles d’industrialisation se font concurrence dans la première moitié du XIXe siècle. Le premier, qu’il qualifie de « doux » correspond à ce patronage réel, pratique. En effet, dans ce modèle, l’industrialisation s’inscrit dans la continuité de mouvements séculaires et s’intègre dans les structures existantes qui vont la modeler (petite entreprise de type artisanal, proto-industrie implantée en campagne). Ce modèle possède la capacité de concilier le développement économique avec les formes existantes. Ainsi, pour l’auteur, le maintien des tutelles ancestrales, l’ancrage dans la famille et le milieu rural, la permanence des protections assurées par la sociabilité primaire évitent « la désaffiliation » et la prolétarisation brutale (le passage au salariat s’effectue dans le cadre de l’économie domestique et au sein de la cellule familiale élargie). Dans un tel contexte, l’industrialisation est compatible avec le maintien des systèmes traditionnels de régulation. À ceci, il oppose le modèle « manchestérien » de la concentration industrielle urbaine, qui déstructure les univers traditionnels et provoque une prolétarisation brutale. Dans ce cas, « la fabrique hérite du pire du système domestique dans un contexte qui ne conserve aucune des compensations domestiques30 ».

Le patronage dans les forges

  • 31 Noiriel G. (1998), op. cit., p. 18.

25Ce modèle « doux », ou encore ce patronage pratique, correspond à ce qu’observe G. Noiriel dans le cas des forges. Plus particulièrement, pour lui, il constitue le « type dominant de contrôle exercé par les patrons au XIXe siècle » dans ce secteur31. Cela tient notamment au fait que la métallurgie conserve à l’époque de nombreux liens avec l’agriculture et reste fortement dépendante de son environnement rural. Les établissements sont disséminés sur le territoire. Le modèle de la forge traditionnelle reste dominant et les implantations de grande ampleur, comme celle du Creusot, constituent plus des exceptions que la règle. Les entreprises vendent sur un marché local répondant aux besoins des artisans et des paysans. L’activité métallurgique reste très imbriquée à l’activité agricole et rurale : les chefs d’entreprise combinent forge et exploitation rurale, l’agriculture et la métallurgie se combinent et s’alternent dans une logique d’ensemble. Du côté des ouvriers, G. Noiriel distingue deux catégories : une main d’œuvre externe, temporaire, constituée de paysans venant effectuer des tâches ponctuelles et complémentaires à leur activité agricole ; une main-d’œuvre interne, permanente mais plus réduite, logée à proximité et disposant d’une terre, procurée par le patron, qui leur assure un complément de revenu dans les périodes creuses. Dans ce système, la plupart des facteurs nécessaires à la reproduction de la force de travail sont assurés par le milieu rural. G. Noiriel insiste sur le fait que ce modèle se rencontre aussi dans les plus grands établissements. Le rapport qui s’instaure entre le patron et les ouvriers est accepté comme « naturel » et légitime parce qu’il se coule dans les formes traditionnelles de domination caractéristiques des sociétés rurales.

Le paternalisme réel

  • 32 Pinçon M., Rendu P. (1985), op. cit.
  • 33 Ibid., pp. 97-98.
  • 34 Ibid., p. 97.

26Un autre exemple permet d’illustrer ce type de rapport. C’est celui des entreprises métallurgiques de la vallée de la Meuse décrites par M. Pinçon et P. Rendu32. Les fonderies d’acier se sont implantées dans cette vallée au début du XIXe siècle. Les témoignages recueillis par les auteurs (ces témoignages concernent le début du XXe siècle mais décrivent une réalité qui s’inscrit dans la continuité avec le passé) évoquent la proximité sociale qui existe entre ouvriers et patrons (ils partagent une origine sociale commune, une même formation sur le tas) et le fait qu’ils travaillent de concert à la réussite de l’activité. Les unités de production ont un caractère familial, dans plusieurs sens. Parmi les ouvriers, plusieurs membres d’une famille travaillent dans la même structure (c’est alors le groupe familial dans son ensemble qui entretient une relation avec l’entreprise). Il existe une certaine familiarité entre les familles ouvrières entre elles et avec celle du patron (logement dans la même commune, rapports quotidiens au travail et à l’extérieur…). L’entreprise est elle-même une sorte de grande famille : « Dans les petites et moyennes entreprises de la Vallée […], l’identification du patron avec un père mythique […], la présence de membres de la même famille dans les mêmes ateliers et surtout un fort degré d’interconnaissance entre les travailleurs qui ont de nombreuses occasions d’être ensemble en dehors des ateliers, font de l’usine une sorte de “grande famille”33. » Les relations avec l’employeur sont personnifiées : le patron serre les mains dans les rues, appelle les ouvriers par leur prénom… Dans l’entreprise que les auteurs ont plus particulièrement étudiée, la politique patronale est orientée par les principes du catholicisme social, à l’origine de la fourniture de différents avantages maison : comme, entre les deux guerres, l’existence d’une retraite, d’une mutuelle, d’une maison de retraite et de colonies de vacances, des bourses d’études pour les enfants, un restaurant et la fourniture de logements. L’existence de ces avantages est à mettre en relation avec un marché du travail marqué par le plein emploi et, par conséquence, l’existence d’une concurrence très vive entre les entreprises. Dans ce cas de figure, « on pourrait parler d’un paternalisme réel, i.e. sociologiquement fondé, par rapport auquel le paternalisme pratiqué par les grandes entreprises, en l’absence des conditions décrites ici, reproduirait, plus ou moins artificiellement, les stratégies et les effets34 ». Si ce paternalisme réel facilite les conditions d’une surveillance du fait notamment d’une imbrication des habitats, celle-ci est cependant réciproque et, dans le cas étudié, le patronat n’a pas cherché à exercer une totale hégémonie sur la vie locale.

L’industrie en milieu rural

  • 35 Touraine M., Mottez B. (1962), « Classe ouvrière et société globale ».
  • 36 Ibid., p. 243.

27De leur côté, et dans le même sens, A. Touraine et B. Mottez35 ont mis en évidence ces rapports caractéristiques de l’industrie en milieu rural, propres aux premiers temps de l’industrialisation. Ils nous invitent à distinguer deux modalités de cette industrialisation et dans lesquels les fondements de la relation diffèrent. La première caractérise l’industrie rurale qui emploie massivement des ouvriers paysans. On y retrouve les traits mis en évidence par G. Noiriel : pas de distinction véritable entre ville et campagne, forte imbrication entre activité industrielle et activité agricole permettant une adaptation aux fluctuations économiques en assurant une complémentarité de revenu dans les périodes creuses. Cette situation, nous disent les auteurs, convient aussi bien à une main-d’œuvre peu exigeante et peu attachée à l’emploi qu’à des entreprises peu exigeantes en qualifications. La seconde modalité dessine une réalité différente dans la mesure où il s’agit d’industries installées en milieu rural mais recourant à un noyau de main-d’œuvre qualifiée (« le noyau ouvrier en milieu rural »). Le rapport de force entre les deux parties prenantes est différent : parce que difficilement remplaçables, les ouvriers qualifiés possèdent une capacité de résistance face à un patronat qui apparaît dispersé et faible. Cependant, dans le cas où patronat et main-d’œuvre sont mutuellement dépendants au niveau local, ils « peuvent tendre au compromis et leurs rapports, en dehors des crises, demeurer sur le plan personnel. L’esprit de communauté peut primer sur celui de lutte36. »

Le paternalisme comme stratégie explicite de gestion

28Cette figure du paternalisme caractérise les grandes entreprises industrielles qui sont, dans la réalité, éloignées du modèle du cercle familial élargi (ne serait-ce que du fait de leur taille). Elles opèrent une reconstitution de ces rapports, une recomposition adaptée à un contexte nettement différent, dans une stratégie délibérée : c’est un mode explicite de gestion.

Une période de rupture

  • 37 Noiriel G. (1998), op. cit., p. 18.

29Pour G. Noiriel, le paternalisme est un terme péjoratif utilisé par ses opposants pour critiquer les pratiques patronales. Les porte-parole du mouvement ouvrier l’utilisèrent pour évoquer l’image d’un patron se comportant comme un « seigneur féodal » exerçant, dans son « fief », une domination totale sur des salariés réduits à l’état de « serfs »37. En le distinguant du patronage, nous l’avons vu, il en situe l’émergence à la fin du XIXe siècle. Cette période constitue en effet un moment de rupture dans les rapports sociaux traditionnels. En sont à l’origine les nombreuses transformations qui ont pris place dans cette période. Aux plans économique et technique, G. Noiriel évoque à la fois l’ouverture des économies qui introduit la concurrence, l’unification du marché national, le développement des voies de communication, l’évolution des procédés techniques avec la mécanisation. Ces facteurs ont des implications directes sur les logiques productives et organisationnelles des entreprises. Dans le secteur de la métallurgie, il observe qu’ils contribuent à la disparition des forges traditionnelles et à la nécessité, pour les maîtres de forge, « de sortir de la routine pour ne pas périr ». Au plan social et politique, les rapports entre ouvriers et patrons se transforment, pour des raisons externes : du fait de la scolarisation et de l’adoption des valeurs républicaines, les nouvelles générations sont moins disposées à adhérer aux rapports traditionnels ; l’augmentation des niveaux de vie et des salaires banalise les avantages fournis par l’entreprise ; avec le suffrage universel, les ouvriers deviennent des électeurs potentiels et leurs revendications intéressent plus directement les politiques ; avec la loi sur les accidents du travail (1898), le droit du travail et la société assurantielle font leurs premiers pas. Des raisons internes président aussi à cette évolution des rapports de travail : la catégorie nouvelle des ingénieurs vient s’interposer entre le face à face patron/ouvriers ; la rationalisation et l’intensification du travail réduisent l’autonomie ouvrière ; la recherche de productivité se traduit par des contrôles plus stricts… L’augmentation des rendements rend de plus en plus difficile l’imbrication du travail industriel et des rythmes ruraux : l’entreprise se coupe de son environnement et se replie sur elle-même, elle emploie plus massivement des ouvriers permanents intégrés à l’usine dans une volonté de stabiliser cette main-d’œuvre. Dans ce contexte, le patronat modifie son comportement et remet en cause ses habitudes. Ces nouvelles pratiques entraînent un certain « désenchantement » des salariés vis-à-vis des rapports de patronage. C’est aussi la période d’émergence du mouvement ouvrier, des grèves violentes éclatent.

Un idéal-type du « paternalisme industriel »

30Au-delà du secteur de la métallurgie qu’il a plus particulièrement étudié, G. Noiriel propose un idéal-type du paternalisme caractéristique de cette période et qui, dit-il, a connu sa forme achevée dans l’entre-deux-guerres. Il reprend le terme de « paternalisme industriel » pour qualifier cette nouvelle forme de contrôle de la main d’œuvre. En voici les grandes caractéristiques.

31Le paternalisme vise en premier lieu à faire face à un déficit chronique de main-d’œuvre. Il puise dans trois composantes différenciées de population : les descendants des anciennes familles ouvrières, les ouvriers-paysans et le recours aux travailleurs étrangers. Il s’assure de la stabilité de cette main-d’œuvre en développant une politique de fixation via la fourniture d’un certain nombre d’avantages, le logement notamment, qui réduiront sa volonté et ses possibilités de mobilité.

32Il se caractérise par une volonté de contrôle total sur la main d’œuvre et sur l’ensemble de sa vie. Cet autoritarisme patronal répond à des raisons disciplinaires : faire face aux grèves, éviter les conflits et la syndicalisation en maintenant les bassins de production dans l’isolement. Il répond aussi à des raisons plus pratiques comme, à un moment où l’environnement rural n’assure plus la reproduction de la force de travail, se charger en propre de cette reproduction. C’est ainsi que, dans ce cas de figure, le patron veut prendre en charge l’existence des ouvriers dans son ensemble et en assurer la reproduction via la construction d’infrastructures susceptibles d’accueillir les ouvriers en masse (cités, hôpitaux, écoles…). C’est cependant une politique sélective qui ne s’adresse qu’aux seuls ouvriers qualifiés (les ouvriers paysans et les immigrés n’en sont pas destinataires). Cette fourniture d’avantages sociaux vise aussi à limiter le développement d’une législation sociale qui se substituerait au pouvoir discrétionnaire du patron.

33Le paternalisme constitue un renforcement de la discipline, du contrôle et des contraintes qui fait suite aux grèves ouvrières. Le logement est le facteur clé de la dépendance des ouvriers vis-à-vis de l’entreprise (le paternalisme se distingue du patronage de F. Le Play dans la mesure où, ici, l’ouvrier est plus souvent locataire que propriétaire de son logement). L’ouvrier est sommé de ne plus dépendre que de l’usine.

  • 38 Ibid., p. 34.

34Enfin, le patronat se cherche une nouvelle légitimité dans l’image du patron bienfaiteur et dans « un intense travail de dénégation du pouvoir qu’il exerce sur les autres38 ». Pour ce faire, il multiplie les symboles (associations récréatives, fêtes et réjouissances…). Différentes manifestations collectives visent à entretenir l’illusion que des liens directs existent encore entre le patron et ses ouvriers alors même que l’augmentation de la taille des entreprises et la rationalisation ont rendu impossibles les relations personnelles.

35Pour G. Noiriel, en définitive, ce paternalisme peut être vu comme une stratégie qui cherche à s’adapter à de nouveaux contextes et à de nouvelles contraintes.

Le paternalisme comme doctrine

  • 39 Gérard Noiriel voit plutôt dans la personne de Robert Pinot, qui fut secrétaire général du Comité (...)

36Ce paternalisme a lui aussi ses penseurs et ses théoriciens, et tout particulièrement en la personne d’Émile Cheysson. Ce dernier est en effet généralement considéré comme le penseur de la doctrine du paternalisme39 tout en ayant eu l’occasion de l’expérimenter (en tant que directeur des usines Schneider au Creusot, poste qu’il occupa pendant quelques années). C’est un disciple de F. Le Play et, à ce titre, il en sera le collaborateur, et assurera la postérité de ses idées. Il partage la même conception libérale de l’économie et la même orientation « autoritariste » des relations de travail avec un même souci de maintien de l’ordre social. S’opposant tout à la fois à une vision libérale du marché du travail (où les relations ne reposeraient que sur le seul jeu de l’offre et de la demande dans le cadre d’un contrat formel) et à l’intervention de l’État, il accorde un rôle central à l’entreprise dans la régulation des relations de travail et, au-delà, dans la prise en charge de l’ensemble des aspects sociaux de la vie des ouvriers (vie familiale, logement, prévoyance et retraite…). Pour ce faire, il propose la création d’une nouvelle fonction, celle de l’ingénieur social. Dans le même temps, comme le souligne G. Noiriel, il adapte ces idées aux réalités qu’il côtoie. Face aux transformations idéologiques et sociales que connaissent les populations ouvrières, il prône un « patronage éclairé » plus à même de considérer les ouvriers comme des adultes à qui une relative autonomie peut être concédée (ce qui marque les débuts d’une politique contractuelle). Dans ce souci d’adaptation, il abandonne certains des principes fondamentaux du patronage leplaysien, comme celui de responsabilité (reconnaissance d’un risque professionnel qui est au principe de l’assurance contre les accidents du travail) ou encore le refus du travail des femmes et des enfants.

37Ces trois grandes orientations du paternalisme possèdent un ensemble de traits communs : l’entreprise se présente comme un cercle familial élargi, fictif ou réel, l’attachement des salariés est recherché, le paternalisme assure un rôle de transition entre deux ordres, la subordination est fondée sur une domination et une autorité de type traditionnel… Dans chacune d’elles, ces traits sont plus ou moins accentués et se spécifient dans des combinatoires différenciées. Ces combinatoires entretiennent des rapports complexes et divers avec les univers traditionnels. Dans le patronage ou paternalisme réel, la relation salariale semble s’inscrire d’emblée et « naturellement » dans les rapports traditionnels. Dans les autres cas, c’est une recomposition de ces rapports qui s’opère en vue de soutenir des réalités qui sont nouvelles. Chez F. Le Play, il s’agit d’intégrer la production industrielle dans un type de rapport social inspiré du passé, mais qui n’en est pas pour autant une pure duplication. Le paternalisme comme mode de gestion s’adresse à des populations qu’il s’agit de modeler à l’ordre industriel et à ses contraintes. Cette orientation qui fait de la référence aux univers traditionnels une stratégie cherche à organiser aussi, comme le notent J. Bunel et J. Saglio, une rupture avec les habitudes comportementales et de travail véhiculées dans ces univers. Elle se propose de resocialiser ces populations. L’autorité et la domination de type traditionnel sont au cœur de la relation salariale paternaliste mais, on le voit, elles ne s’y déploient cependant pas partout de la même façon. Il existe une diversité des modes d’activation des principes traditionnels dans la relation salariale en régime capitaliste : dans certains cas, elle se situe dans une continuité directe avec le passé quand, dans d’autres, elle vise à fonder un rapport social entièrement nouveau, qu’il s’agisse d’établir un compromis visant à socialiser l’activité industrielle aux principes traditionnels, ou, au contraire, d’importer ces derniers dans la réalité industrielle afin de la servir.

  • 40 Noiriel G. (1988), op. cit.

38Ces expressions du paternalisme révèlent différentes façons de mobiliser les principes de la domination traditionnelle dans la relation salariale et, plus largement, différentes modalités d’inscription de l’activité productive dans le registre traditionnel. Elles vont perdurer bien au-delà de ces premiers temps du capitalisme et auront des postérités différentes. Si le projet qui sous-tend le patronage devient à un moment donné « incompréhensible40 », si le paternalisme de la ville usine apparaît de moins en moins « soutenable » et si le paternalisme réel est perçu comme la séquelle de rapports sociaux archaïques, il faut voir dans cette évolution des visions et des pratiques une manifestation des antagonismes entre logiques traditionnelles et logiques de développement du capitalisme rationnel qu’active particulièrement le « second esprit » du capitalisme. Dans la période qui va des années 1930 jusqu’aux années 1960 dans laquelle s’affirme une nouvelle idéologie dominante, l’articulation entre principes traditionnels et capitalisme rationnel ne semble plus guère possible.

Un mouvement de juridicisation de la relation salariale au xxe siècle

39Les conditions et conséquences plus ou moins directes que Weber associait à la généralisation du capitalisme se révèlent dans les transformations d’ensemble que connaît la société au cours du XXe siècle : montée en puissance de l’État et du droit rationnel dans la régulation sociale, généralisation des rapports sociaux fondés sur la domination rationnelle-légale, rationalisation de sphères croissantes de la société… Dans l’activité productive et au sein de la relation salariale, les logiques associées au développement du capitalisme rationnel entrent de façon croissante en tension avec les principes traditionnels. Depuis les premières lois concernant le travail à la fin du XIXe siècle jusqu’à l’instauration d’un droit spécifique, l’institutionnalisation du système de relations professionnelles et la mise en place de protections collectives dont l’État se fait le garant, la relation salariale est l’objet d’un mouvement de juridicisation qui sanctionne l’approfondissement des principes de la domination rationnelle-légale. Celui-ci joue en partie contre la permanence de régulations traditionnelles jugées archaïques, traces d’un passé que l’on voudrait révolu et, à ce titre, condamnées. Se mettent en place des nouveaux dispositifs qui viennent concurrencer les régulations traditionnelles et/ou les rendent obsolètes.

  • 41 Il ne s’agit pas ici de refaire une histoire de la relation salariale qui a été l’objet de très no (...)

40La lutte entre capitalisme rationnel et traditionalisme que ce mouvement traduit et dont il se nourrit est une lutte qui s’engage entre catégories sociales. Des visions opposées de la relation salariale et des positions différenciées au regard des principes légitimes de la domination ont divisé ces catégories et, en leur propre sein, certaines de leurs composantes, les engageant dans des tensions et dans des luttes. À l’inverse, des proximités de position sociale, de point de vue ou d’intérêt en ont rapproché certaines et ont rendu possibles alliances et compromis. Par ailleurs, chacune de ces catégories a connu, au cours de la période, des modifications dans sa composition, son rôle économique, social et politique, ses représentations et ses pratiques. L’évolution des formes de la subordination salariale et l’invalidation des principes traditionnels qui lui est associée, peuvent être vues comme le fruit des relations entre ces catégories d’acteurs – oppositions, alliances et compromis –, et de leurs dynamiques dans le temps41.

Les ouvriers et leurs organisations : entre contestations radicales et voie réformiste

  • 42 Castel R. (1995), op. cit.

41L’opposition des ouvriers au paternalisme se fait croissante avec le temps. Elle révèle un phénomène de distanciation progressive de cette catégorie avec les principes de la domination traditionnelle et le type de rapports sociaux qu’elle dessine. R. Castel42 en identifie trois principaux facteurs.

42Cette distanciation est tout d’abord liée aux modifications que la catégorie des ouvriers connaît en son propre sein au fil du temps. En effet, à mesure que les générations se succèdent, les ouvriers sont en mesure de se constituer une culture propre et de définir des revendications collectives. Ils commencent à s’organiser. Les représentations changent : soucieux de leur indépendance, de plus en plus gagnés aux idéologies de contestation politique, les ouvriers expriment leur réticence vis-à-vis des tutelles traditionnelles. Ils adhèrent moins aux valeurs qui leur sont attachées. Avec le temps, seules certaines franges ouvrières, comme les immigrants et les déracinés ruraux, semblent en mesure d’accepter l’emprise paternaliste. Elle a ensuite à voir avec les transformations de l’organisation du travail qui prennent place dans la grande industrie : la rationalisation du travail et de l’organisation jouent contre les formes de subordination ancrées dans la domination traditionnelle. Le taylorisme sera un facteur privilégié de l’introduction de rapports objectifs et définis par les tâches à accomplir. Il accompagnera la promotion de rapports formels et bureaucratiques au détriment des liens personnels. Avec le taylorisme, les relations directes se distendent du fait d’une montée du rôle d’intermédiaires entre patron et ouvriers, comme les ingénieurs. Enfin, l’inscription croissante de la relation salariale dans l’ordre juridique, et l’intervention elle-même croissante du législateur, apporteront des améliorations matérielles à même de soutenir l’idée d’une plus forte indépendance vis-à-vis des tutelles patronales. Pour R. Castel, c’est au cours des années 1930 que la condition ouvrière se stabilise et s’installe dans la subordination, mais celle-ci ne correspond plus à des situations où règne le seul arbitraire.

  • 43 Sellier F. (1984), op. cit.
  • 44 Dockes E. (2009), Droit du travail.

43Les luttes et résistances ouvrières ont joué un rôle crucial dans l’évolution des formes de la subordination salariale. Ainsi, des années 1870 jusqu’au début du XXe siècle, le paternalisme a été l’objet de contestations radicales au sein même des grandes entreprises qui le pratiquaient, éclatant en conflits particulièrement violents. Mais, au-delà des résistances au paternalisme, le mouvement ouvrier et syndical repose plus largement sur une critique radicale du salariat lui-même. Il puise en effet initialement dans des sources révolutionnaires qui prônent son abolition. F. Sellier43 voit dans l’adhésion des deux plus grands syndicats à la doctrine de la lutte de classe et dans l’apprentissage que la classe ouvrière fait du suffrage universel les principaux fondements du mouvement ouvrier dans notre pays. L’abolition du salariat répond, selon lui, à des principes idéologiques mais on peut la voir aussi comme la solution préconisée pour rompre avec une condition salariale essentiellement précaire dans sa version contractualiste de l’époque (risque endémique de chômage, caractère arbitraire de la domination de l’employeur). C’est au titre de ce projet abolitionniste que les syndicats exprimeront initialement une opposition à toute législation du travail et, a fortiori, à un droit qui est, à ses débuts, purement patronal44.

  • 45 Ewald F. (1986), op. cit., p. 129.
  • 46 Castel R. (1995), op. cit., p. 358.
  • 47 Ibid., p. 351.

44De cette position initialement révolutionnaire, le syndicalisme glissera dans les décennies qui suivront la seconde Guerre Mondiale vers une posture « réformiste ». Ce mouvement traduit le développement d’une lutte qui vise, cette fois, à transformer la relation salariale, via la voie légaliste et parlementaire, en un rapport essentiellement juridique. Cette voie sanctionne, en définitive, le choix de « la liberté par l’assujettissement » selon les termes de F. Ewald et constitue le salariat en statut juridiquement reconnu45. Pour F. Sellier, ce mouvement traduit le renversement qui conduit du projet d’abolition du salariat à la demande contemporaine d’emplois salariés en masse. R. Castel voit dans le Front populaire le moment du basculement vers le rapport salarial moderne, avec une avancée sans précédent des droits sociaux (relance des conventions collectives, instauration des délégués d’entreprise élus, congés payés, semaine de 40 heures, augmentation des salaires). La génération de 1936 a contribué à de nouveaux acquis sociaux, elle a reporté l’attitude combative qu’elle a eue dans la Résistance dans les luttes sociales d’après la Libération. Après la Seconde Guerre mondiale, le Parti communiste et la CGT conservent une posture qui se veut révolutionnaire, mais que la transformation sociologique de la classe ouvrière vient contredire. Avec le mouvement de différenciation du salariat, la classe ouvrière perd sa centralité dans la société française et les espoirs révolutionnaires qui se fondaient sur elle s’éloignent. Dans les décennies 1950 et 1960, « l’embourgeoisement » de la classe ouvrière est d’actualité : « séduite par les sirènes de la consommation et encadrée par des appareils syndicaux et politiques réformistes », elle abandonne l’entreprise de transformation révolutionnaire de la société46. Ainsi, la condition ouvrière n’aura pas été à l’origine de la nouvelle société que certains espéraient : « Elle s’est seulement inscrite à une place subordonnée dans la société salariale47. » L’institutionnalisation de la relation salariale y aura directement contribué.

Un patronat qui reste traditionnel mais qui connaît des clivages internes

45L’hostilité à la législation du travail qui caractérise le paternalisme correspond à une posture plus générale du patronat français qui dépasse la seule relation salariale. En effet, comme le soulignent J. Bunel et J. Saglio, la politique sociale conduite au sein des entreprises fait écho aux comportements économiques : le « paternalisme-autoritarisme » de l’une s’associe au « protectionnisme-malthusianisme » dans le domaine économique. Le comportement traditionnel du patronat, qui le fait s’en tenir à la pure répétition du passé, l’éloigne de l’idéologie libérale au plan économique. Plutôt que la défense de l’économie de marché, c’est le corporatisme qui est mis en avant par les organisations professionnelles, c’est-à-dire pour ces auteurs, le souci de préserver une société sans concurrence et sans risque. Cet affichage libéral, par contre, est abondamment mobilisé face aux revendications ouvrières, pour les refuser ou en limiter la portée.

  • 48 Sellier F. (1984), op. cit., p. 51.

46Qu’il soit dirigeant de petite, moyenne ou grande entreprise, membre de la famille ou salarié, le patronat français dans son ensemble partage certains principes comme une volonté d’indépendance, l’attachement au pouvoir personnel de décision et au protectionnisme. Pour F. Sellier, cette caractéristique nationale d’un patronat qui reste ancré dans les logiques traditionnelles tient à la structuration du tissu productif français : pays de faible concentration industrielle, les petites et moyennes entreprises y conservent un poids social fort ; la croissance de la grande entreprise sociétaire y est particulièrement lente. Selon l’auteur, des causes externes, comme le faible développement des marchés urbains, la stagnation de la consommation ou encore le maintien d’un important secteur agricole expliquent cette situation. Des facteurs internes en sont aussi à l’origine, comme la préférence des grandes entreprises pour la production de qualité au détriment de la production de masse, la faiblesse de leur structuration commerciale, les modes d’organisation des grandes sociétés à participation financière… Ces caractéristiques se reflètent dans celles de l’organisation patronale : limite de son rôle au nom de l’indépendance, orientation vers le protectionnisme, lenteur du patronat à s’organiser pour répondre aux revendications syndicales autrement que par la répression et le refus. Sur ce dernier plan, « l’objectif d’indépendance de l’entreprise s’oppose à l’acceptation des influences externes, non seulement celle de l’action syndicale ouvrière mais aussi celle de l’action collective patronale48 ».

  • 49 Bunel J., Saglio J. (1979), op. cit., p. 50.

47De tous temps, cependant, des clivages ont existé au sein du patronat français, opposant une « élite moderniste » à un large ensemble resté traditionnel. J. Bunel et J. Saglio font ressortir que déjà, dès le XIXe siècle, deux patronats s’affrontent. Une « élite dirigeante » qui s’inspire d’une doctrine saint-simonienne voulant rompre avec les éléments du traditionalisme qui persistent dans l’industrie (la famille, l’héritage, le patrimoine) au profit de nouvelles orientations technologiques, économiques et sociales. Une nouvelle génération de patrons apparaît au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Ayant reçu une formation scientifique et technique supérieure à celle de ses aînés, ces patrons au profil d’entrepreneurs contribuent à la « seconde révolution industrielle » en s’appuyant sur les innovations techniques pour développer de nouveaux secteurs industriels comme la chimie, l’électricité, l’automobile… De ce fait, pour J. Bunel et J. Saglio, « ils contribuent à modifier l’image d’une France de petites et moyennes entreprises enfoncées dans la routine et le paternalisme pour lui substituer un capitalisme de grandes unités et de concentration industrielle49 ». Le traditionalisme sera aussi combattu, plus tardivement, par une frange de dirigeants de grandes entreprises qui se trouve proche de l’administration, de ses logiques de fonctionnement et d’organisation. Ces dirigeants ont été formés selon les normes de l’administration publique et sont influencés par les méthodes de l’administration centrale et de l’armée. Dans la gestion interne des entreprises, ils s’inspireront des principes de Fayol, avec le projet explicite de substituer à l’autorité personnelle une autorité fondée sur les capacités professionnelles et techniques, dans une perspective bureaucratique.

  • 50 Ibid., p. 59.

48La période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale a aussi été un moment où le patronat s’est clivé, sous le coup de différents facteurs. Du fait de sa participation au régime de Vichy, le patronat privé traditionnel est déconsidéré. Il perd du poids dans la vie économique au profit d’autres catégories défendant d’autres points de vue et valeurs (affirmation du rôle de l’État entrepreneur et employeur notamment) même si, comme le soulignent J. Bunel et J. Saglio, il sera en mesure de réaffirmer son influence « une fois passée la tourmente de la Libération ». Dans les années 1950, le patronat se transforme avec le capitalisme lui-même. L’extension des marchés, la concentration, la structuration de grandes entreprises favorisent l’émergence de nouveaux comportements et de nouvelles idéologies : « Les dirigeants des grandes entreprises ne veulent plus toujours tenir le langage du patron du cercle familial élargi et ils se donnent d’autres buts : la croissance, la concurrence, l’exportation et la multinationalisation de l’entreprise50. »

49J. Bunel et J. Saglio invitent à considérer de concert les transformations du tissu productif et celles du rôle de l’organisation patronale pour saisir ce qui relève, à leurs yeux, d’une modification de l’équilibre social patronal au cours des années 1960. Plus particulièrement, ces faits révèlent la montée d’une élite dirigeante moderniste gagnée à de nouveaux points de vue et sur laquelle l’État s’appuiera pour développer sa politique économique et sociale. Les évolutions du CNPF (Conseil national du patronat français) au cours de la seconde moitié des années 1960 en témoignent. Ces évolutions se font sous l’influence croissante des dirigeants de grandes entreprises et du patronat « le plus novateur » parmi ceux-ci (selon l’expression de F. Sellier). Au niveau national, se fait sentir le poids croissant des cadres dirigeants des grandes firmes ou des établissements de groupes nationaux ou multinationaux qui donnent à l’organisation ses grandes orientations. Alliée aux pouvoirs publics, cette élite dirigeante va jouer un rôle de premier plan dans la structuration du tissu productif (concentrations, fusions et spécialisations). Elle ne peut cependant pas faire l’économie d’une politique sociale qui a pour visée de garantir la paix sociale, désormais perçue comme une condition nécessaire à l’expansion économique. Pour l’organisation patronale, il s’agit alors d’allier politique économique et politique sociale en cohérence avec l’orientation des politiques gouvernementales elles-mêmes. Cette vision des liens réciproques entre industrialisation et politique sociale justifie, selon J. Bunel et J. Saglio, l’acceptation par le patronat du développement de la négociation avec les représentants des salariés et la reconnaissance des organisations syndicales comme des interlocuteurs légitimes. Pour autant, cette évolution ne fait pas l’unanimité. Un clivage demeure entre ce patronat orienté vers la modernisation, la croissance, l’ouverture des frontières, gagné aux principes d’une gestion rationnelle et un patronat qui reste opposé à la concurrence et proche des logiques traditionnelles. En sont révélateurs les désaccords persistants entre les deux principales organisations patronales, le CNPF et la CGPME (Confédération générale des petites et moyennes entreprises).

Un rôle croissant pour l’État

50Par nature, l’État entretient une distance avec les principes de la domination traditionnelle. L’action de l’État français a directement contribué à invalider la relation paternaliste, et ceci au regard de deux de ses traits structurants : en mettant en place les protections sociales, collectives, garanties par la loi, il a rendu obsolètes les protections privées ; en jouant un rôle moteur dans le processus de juridicisation, il a été au principe d’un approfondissement des logiques rationnelles légales dans la subordination salariale. Il le fit d’une façon relativement isolée, tout d’abord, avec l’élaboration des premiers éléments d’une législation du travail pour laquelle il rencontra l’opposition du patronat aussi bien que celle des syndicats. Il s’est ensuite progressivement transformé en arbitre des relations entre ces deux catégories dans chacune desquelles il a trouvé des alliés.

Bureaucratie d’État et paternalisme privé

  • 51 Crozier M. (1963), Le phénomène bureaucratique.

51En évoquant l’existence de deux mondes « différents et hostiles », M. Crozier51 voit dans l’opposition entre « le monde paternaliste de la libre entreprise » et « le monde égalitaire de la bureaucratie d’État », et dans leur séparation, des caractéristiques propres à la France. En effet, si des différences existent entre ces deux catégories dans la plupart des pays européens, nulle part elles ne se semblent aussi fortes que dans le nôtre. Ces deux catégories réfèrent leurs valeurs et les principes de leur action à des ordres opposés. Ordre traditionnel pour le monde paternaliste des affaires privées qui révère « la tradition, la hiérarchie, la famille, l’ordre social » et fait preuve d’un patriotisme d’essence territoriale. Référence « au progrès, à l’égalité des chances et à l’individu » pour le monde laïque de la fonction publique dont le patriotisme est fondé sur le principe d’une universalité de ces valeurs. Leurs appartenances politiques (républicains laïcs, radicaux et socialistes versus droite cléricale et indépendants) et religieuses (opposition laïcs/catholiques) les différencient. Ces ordres constituent des « systèmes d’organisation » différents : chacun a ses propres sources de recrutement et filières de promotion, fondées elles-mêmes sur des principes de légitimité opposés. Les élites du privé sont recrutées au sein de réseaux d’interconnaissance familiaux, paternalistes et cléricaux, quand le public met en avant l’égalité des chances et la libre concurrence individuelle favorisées par le recrutement par concours.

  • 52 Ibid., pp. 357-358.

52M. Crozier nous invite cependant à considérer ces deux mondes dans les relations qu’ils entretiennent et, plus précisément, dans leurs interdépendances. Malgré leurs oppositions, ou à côté des oppositions, tout un ensemble d’interdépendances et d’intérêts réciproques s’est établi entre patronat privé paternaliste et administration d’État au moment de l’industrialisation. L’État a apporté aux entreprises privées la stabilité et la garantie de l’ordre social dont le capitalisme avait besoin et il lui a assuré un cadre économique protectionniste. De ce fait, comme le souligne M. Crozier, par sa politique extérieure protectionniste et sa politique intérieure conservatrice, l’État pouvait ainsi protéger les entreprises « aussi bien contre leurs propres pairs que contre les ouvriers ». Dans ce modèle « bureaucratique de la vie économique », l’État centralisé intervient dans tous les domaines et apparaît aux yeux du patronat en quelque sorte comme un « mal nécessaire ». De son côté, l’État s’appuie sur le monde de l’entreprise privée pour réaliser ses objectifs sociaux – adaptation de la société à l’ordre industriel tout en assurant le maintien de l’ordre et de la stabilité – et économiques. De par son mode de fonctionnement, l’entreprise familiale a la capacité d’absorber les incertitudes du marché et de réduire les risques économiques. Ainsi, alors même que, du point de vue bureaucratique, l’entreprise privée apparaît comme « l’héritage encombrant d’un passé paternaliste », elle peut tirer parti de la « situation stratégique » que lui confère le besoin que l’État a alors de ses services. Dans ce sens, l’État contribue à la persistance de modes de fonctionnement et de relations de type traditionnel tout en contribuant dans le même temps à l’industrialisation : « La centralisation à la française a donc permis à la France de suivre le progrès tout en conservant des structures d’organisations tout à fait archaïques52. » D’une certaine façon, et bien que dans une opposition directe avec le monde traditionnel du paternalisme privé, l’État a contribué, au moins pour un temps, à le conforter. Cela rejoint des observations que nous avons déjà faites.

  • 53 Ibid., p. 340.
  • 54 Ibid., p. 333.
  • 55 Ibid., p. 347.
  • 56 Ibid., p. 360.

53D’un point de vue bureaucratique, le paternalisme est ainsi apparu pendant un temps comme « la survivance de modes d’action et de valeurs pré-rationnels » qu’il était nécessaire de tolérer mais auxquels il ne pouvait être accordé aucune légitimité en soi. Cette « curieuse interdépendance » entre les deux systèmes s’est ensuite poursuivie au détriment du paternalisme privé et au profit d’une logique bureaucratique : « Cette évolution était inévitable dans la mesure où l’évolution générale menait vers l’impersonnalité et la rationalité et où le particularisme des entreprises bourgeoises ne leur permettait pas de se mesurer avec l’État bureaucratique sur ce terrain53. » Depuis la Seconde Guerre mondiale les deux mondes s’interpénètrent et leur opposition s’atténue même si la coexistence des deux systèmes d’organisation reste malgré tout, pour Crozier, un élément important de la vie politique et sociale française. Plusieurs facteurs ont joué dans le sens de ce rapprochement. Le déclin du particularisme dans le monde des affaires privées a joué comme une condition. Les méthodes égalitaires de recrutement et de promotion fondées sur le concours et les classements impersonnels se sont largement diffusées, y compris dans le monde de l’entreprise : depuis la Libération, « le nombre de personnes dont la promotion ne dépend plus du monde clérical et paternaliste du système d’entreprise traditionnel a énormément augmenté54 ». Les groupes sociaux ont eu tendance à se rapprocher et à se mélanger. Les relations se sont normalisées avec le développement de la négociation au détriment des conflits et des crises. De manière croissante, l’État a associé les forces économiques à la réalisation d’objectifs à la fixation desquels il les a par ailleurs conviées : « La possibilité de la négociation et de la rationalisation de la lutte rend les crises moins nécessaires55. » L’administration d’État a rencontré des échos favorables du côté patronal : via l’économie concertée, « l’élite administrative et l’élite du monde des affaires se sont rapprochées, elles ont appris à parler le même nouveau langage de la rationalité moderne et, ce faisant, elles sont devenues capables de négocier, sans avoir recours aux habitudes traditionnelles antérieures de contrôle répressif d’un côté, de secrète résistance et d’apathie de l’autre56 ». La planification des années 1960 organise et concrétise ce rapprochement. Pour M. Crozier, la diffusion de cette nouvelle rationalité constitue un changement décisif du modèle français traditionnel et correspond à une transformation plus générale de la société : avec l’avènement de la société de masse, les stratifications sociales se font moins rigides et l’ordre hiérarchique traditionnel se désagrège.

La montée d’un État social, arbitre des antagonismes sociaux

  • 57 L’auteur préfère cette notion d’« État social » à celle d’« État providence » employée par d’autre (...)
  • 58 Castel R. (1995), op. cit., p. 269.

54Le rôle de l’État se transforme. R. Castel met en évidence cette évolution tout au long de la période qui va de la moitié du XIXe siècle jusqu’aux années 1960. Dans un premier temps, l’État libéral, nous dit-il, limite son rôle à celui de gendarme qui intervient de façon répressive contre les révoltes populaires (1848, Commune de Paris…) sans s’intéresser aux causes qui les ont provoquées. La fin du XIXe siècle voit émerger la préfiguration d’un État social : prenant acte des effets dévastateurs des régulations purement marchandes, il met progressivement en place des dispositifs de solidarité visant à y faire face. Son action relève d’un compromis entre les intérêts du marché et les revendications du travail. Deux versions de l’État social se sont succédé : une version « minimaliste », sous la IIIe République, qui « correspond à une situation salariale encore très vulnérable et à un marché encore abandonné pour l’essentiel à ses autorégulations » ; une version « maximaliste », après la Seconde Guerre mondiale, où croissance économique, quasi plein emploi et structuration de la société salariale se combinent. R. Castel voit deux conditions à l’émergence de cet État social57 : d’une part, « que se desserre l’étau du patronage, autrement dit que devienne manifeste l’incapacité de ces réseaux de régulations morales pour corseter toute la vie et toutes les aspirations des “classes inférieures” » ; d’autre part, « que l’alternative proprement révolutionnaire du renversement radical du rapport de domination fût vaincue, ou à tout le moins suspendue » (répressions des révolutions de 1848 et 1871, instauration du suffrage universel)58.

55Cette évolution se fonde sur de nouvelles visions du rôle de l’État qui le situe désormais entre les deux bornes des conceptions radicales qui sont, du côté révolutionnaire, sa suppression et, du côté libéral, celle d’une action minimaliste. L’État se dote d’une fonction nouvelle de régulation et de justice sociale et d’un rôle nouveau, celui de tiers entre des groupes dont les intérêts s’opposent. Cette vision s’adosse à une conception nouvelle de la société elle-même à laquelle la sociologie apporte une contribution fondamentale, en s’opposant notamment à la vision libérale pour laquelle la société est un ensemble de contrats entre individus atomisés. Dans le même temps fondée sur une critique radicale des thèmes traditionalistes (enracinement, inscription dans les sociabilités locales, territoriales, ethniques ou à base générationnelle…), cette conception d’une société moderne qui a pour base une sociabilité de type organique permet à la notion de solidarité de se développer : la société est une réalité collective, elle forme un ensemble de conditions sociales inégales et interdépendantes.

  • 59 Ibid., p. 268.
  • 60 Ibid., p. 317.

56L’assurance est au cœur de l’action de l’État social dont la matrice est « l’imposition de systèmes de garanties légales grâce auxquelles la sécurité ne dépend plus exclusivement de la propriété59 ». Progressivement, cette matrice se concrétise avec la mise en place de dispositifs d’assurance qui vont concerner des domaines croissants : accidents du travail, retraite, chômage, maladie… L’assurance s’inscrit dans un cadre rationnel-légal : la sécurité qu’elle procure au bénéficiaire repose sur un ordre de droit. De ce fait, elle diffère dans sa nature des protections apportées dans le cadre de la relation paternaliste, discrétionnaires et individualisées. Ainsi, en délocalisant et en dépersonnalisant les protections, l’assurance « permet de rompre l’association séculaire protection-dépendance personnalisée ». Elle instaure, nous dit R. Castel, une « association inédite de la sécurité et de la mobilité » : l’ayant droit est assuré partout60. Ce processus historique, qui va conduire à l’instauration de l’assurance obligatoire et généralisée (effective en France en 1945 avec la création de la Sécurité sociale), sanctionne l’invalidation des protections de type traditionnel.

  • 61 Ibid., p. 319.

57L’instauration progressive du droit social se déroule dans tout un jeu de relations et d’oppositions entre les différentes catégories d’acteurs parties prenantes : opposition du patronat qui refuse toute intervention de l’État dans ses affaires et toute relation avec les syndicats ; division au sein des organisations ouvrières entre syndicats réformistes et syndicats révolutionnaires ; rôle prépondérant de l’administration dans la mise en place du système… De tout cela, ressort pour R. Castel la promotion d’une position réformiste qui va aller en s’affirmant. Les compromis qui peuvent se nouer autour de cette position permettent en définitive au capitalisme de trouver les moyens de se stabiliser sans toucher à ses structures : l’assurance permet de résoudre la question sociale « sans attenter à la propriété et sans toucher aux rapports de production61 ». L’assurance est un corollaire au processus de juridicisation de la relation salariale : une dimension juridique est inscrite dans la structure même du salaire avec le salaire indirect dans lequel s’imposent des droits acquis dans le cadre d’un statut collectif défini par un ensemble de règles. Pour R. Castel, cet avènement sanctionne le passage d’une société de classes à la société salariale de l’après Seconde Guerre mondiale, société dans laquelle se combinent croissance économique, plein emploi, développement des droits du travail et protection sociale.

  • 62 Ibid., pp. 378.

58Dans un tel contexte, le rôle de l’État en matière sociale ne peut être dissocié de celui qu’il va jouer de façon croissante au plan des régulations économiques. Ces régulations constituent un processus de « socialisation de l’économie capitaliste » dans lequel le développement économique lui-même est pris dans des dispositifs de régulation juridique. Il ne peut pas non plus être dissocié du rôle qu’il jouera dans le domaine des relations professionnelles : « Aux rapports directs entre employeurs et salariés se sont progressivement substitués des rapports triangulaires entre employeurs, salariés et institutions sociales62. »

L’État régulateur des relations professionnelles

  • 63 Sellier F. (1984), op. cit.

59F. Sellier63 voit dans les caractéristiques des organisations patronales et syndicales les raisons de l’importance du rôle joué par l’État dans la régulation des relations professionnelles. Leur position radicale respective a encouragé le recours à l’État et la montée en puissance de son intervention dans les relations de travail, à la fois comme employeur, comme médiateur et comme législateur. Pour l’auteur, le caractère patrimonial et individualiste du monde des entreprises, le poids des petites entreprises dans le tissu productif français entraînent la négation du caractère social et collectif de l’entreprise et le rejet du syndicalisme au sein du patronat. Du côté des syndicats, la posture révolutionnaire comme les nombreuses déceptions de leurs attentes vis-à-vis du droit (des lois sont votées mais ne sont pas appliquées), éloignent les organisations des positions réformistes.

60Cette orientation de l’action de l’État s’est progressivement constituée et affirmée au fil du temps. Elle s’est d’abord focalisée sur la répression et le rétablissement de l’ordre, à la demande du patronat. Malgré tout, nous dit F. Sellier, cette position essentiellement répressive n’a pas empêché des interventions favorables aux travailleurs et un intérêt de l’administration pour trouver des solutions aux conflits ou encore pour améliorer les conditions de travail. L’action de l’État s’est par la suite affirmée comme autant de tentatives de compensation des tendances destructrices qui traversaient le système de relations professionnelles. Mais elle a longtemps rencontré des oppositions constantes. Les tentatives qui sont faites par l’État dans les années 1880 et à partir de 1900 pour donner des règles à l’entreprise et réglementer les conflits – projet d’institutionnalisation de la grève et de la négociation, réorganisation de l’inspection du travail, création d’un ministère du travail – rencontrent une opposition systématique de la part du patronat. Le patronat comme les syndicats se montrent réticents aux différents projets dont l’objectif est d’instaurer des rapports plus collectifs, comme la loi sur l’arbitrage de 1892, le projet de création d’organes collectifs… Ainsi, les différentes tentatives pour instaurer des délégués du personnel furent des échecs ou des décisions qui ne trouvèrent pas d’application concrète. Il en sera de même pour l’instauration des mesures juridiques et sociales protectrices qui feront l’objet d’oppositions et d’alliances nombreuses et variées au cours du temps entre patronat, parlementaires, franges radicales des syndicats ouvriers… (loi sur les accidents du travail, projets de loi sur les retraites ouvrières…). Malgré ces tentatives, et malgré des périodes d’avancées sociales comme 1936, cette situation sanctionne, pour F. Sellier, une certaine impuissance de l’État à imposer l’avènement d’un nouvel ordre en matière de relation salariale du fait même des oppositions qu’il rencontre parmi les autres catégories d’acteurs parties prenantes.

  • 64 Ibid., p. 1.

61C’est après la Seconde Guerre mondiale, et particulièrement au cours de la décennie 1960, que le système de relations professionnelles français fait l’objet d’une véritable institutionnalisation. L’État y joue un rôle prépondérant à la fois comme promoteur des avancées sociales (à travers son rôle d’employeur) et comme régulateur des relations sur lesquelles il exerce un contrôle direct. Cette institutionnalisation trouve ses conditions dans les changements qui ont affecté les acteurs : les syndicats, qui abandonnent progressivement la posture révolutionnaire au profit de la voie réformiste ; le patronat, dans une frange duquel l’État peut trouver des alliés avec lesquels il partage une plus grande proximité de vue. Ce sont aussi les transformations du capitalisme lui-même qui en sont à l’origine : montée des grandes entreprises, entrée dans le système de production et de consommation de masse… Dans ce contexte, « l’État, le patronat, les syndicats reconnaissent enfin que la négociation collective, à côté du droit de grève, est le fondement nécessaire – sinon toujours suffisant – de l’institution des rapports sociaux du travail et cela dans trois domaines fondamentaux : la formation des hommes, l’emploi, les salaires64 ». Le rapport salarial se transforme de façon radicale, il s’institutionnalise.

Institutionnalisation de la relation salariale

  • 65 Boyer R. (1986), La théorie de la régulation : une analyse critique.

62La notion de « rapport salarial fordiste », selon les termes de l’École régulationniste65, permet de rendre compte des tendances dominantes selon lesquelles s’est opérée cette transformation.

63Ce rapport salarial repose sur un « compromis » particulier entre employeurs et organisations syndicales : les conditions de travail présidant à l’obtention des gains de productivité dans le cadre d’une production de masse (travail à la chaîne notamment) sont acceptées par les travailleurs contre une redistribution de ces gains via l’augmentation des salaires et l’amélioration de leurs revenus (salaire direct et salaire indirect). L’État est au cœur de ce processus. Il l’est par les orientations de sa politique et la force de l’action qu’il conduit tant aux plans social (État providence/État social) qu’économique et industriel (nationalisations, restructuration du tissu productif, constitution de grands groupes) et en matière de relations professionnelles (incitation à la négociation, procédures d’extension des conventions collectives, institutionnalisation des relations professionnelles). Il a alors tout à la fois le pouvoir d’impulser, d’inciter, de rendre obligatoire certaines dispositions. Il l’est aussi par sa capacité à se doter d’alliés, tant au sein des syndicats que du patronat parmi une élite « moderniste » soucieuse de progrès économiques et sociaux.

  • 66 Selon les termes de Boyer R. (1986), La flexibilité du travail en Europe.
  • 67 Bertrand H. (1986), « France : modernisations et piétinements ».

64On assiste alors à « l’extension des conventions fordiennes66 » à l’ensemble du tissu productif, conformément aux orientations visant la parité de revenus et le partage des bénéfices de la croissance. Cette diffusion s’effectue à partir de certaines entreprises clés où l’obtention de gains de productivité va de pair avec les conquêtes sociales – notamment les entreprises nationalisées comme EDF, la SNCF, les usines Renault (extension des accords Renault) sur lesquelles l’État peut exercer tout son pouvoir d’incitation – et qui vont être utilisées comme des leviers pour impulser son rythme aux transformations de la relation salariale. La pratique de l’extension des conventions collectives, qui va permettre notamment d’assurer la parité de la croissance des salaires à l’ensemble des secteurs à partir de ces entreprises où les syndicats sont fortement implantés, est particulièrement significative d’un tel processus. La loi du 11 Février 1950, qui permet au Ministre du travail de rendre obligatoires dans tout secteur ou espace géographique des conventions collectives dont le champ était alors restreint, donne la possibilité « d’étendre les conquêtes des travailleurs les plus combatifs d’une branche à la plus grande partie des entreprises de la branche ». De cette façon, « […] la lutte des bastions ouvriers organisés et syndiqués pouvaient profiter à d’autres, puis peu à peu à l’ensemble. Les îlots de fordisme, dont Renault dans l’industrie automobile constituait l’un de plus beaux fleurons, étaient ainsi désenclavés : ils devenaient des centres actifs de promotion et de diffusion de nouveaux modèles de relations sociales, d’organisation industrielle, de répartition des revenus67. »

65L’action de l’État, qui veut notamment éviter les risques d’hétérogénéité attachés aux stratégies patronales, contribue ainsi à une tendance à l’unification du rapport salarial (reconnaissance d’un salaire minimum, globalisation des négociations salariales couvrant l’ensemble des salariés d’une entreprise, d’une branche ou de la nation, codification et extension des différentes composantes du salaire indirect...). Le rapport salarial acquiert une dimension collective et nationale : parité entre les catégories de salariés, notamment dans la progression des salaires ; globalisation et centralisation des relations de travail qui perdent le caractère individuel qu’elles avaient dans les formes précédentes de régulation. Ce rapport salarial se caractérise par un degré élevé de contractualisation, d’unification et de généralisation. Il fait l’objet d’une extension à une partie de plus en plus importante de la population active, à travers la généralisation du statut de salarié, et corrélativement, ses caractéristiques sont unifiées et homogénéisées en direction de l’ensemble. D’une façon générale, les liens entre l’entreprise et le salarié se distendent au profit d’un système global. Autant de traits qui montrent le caractère à la fois collectif et institutionnalisé sur une base juridique qui sous-tend, après 1945, la définition du contrat de travail.

66Cette inscription croissante de la relation salariale dans la domination rationnelle-légale représente une façon de garantir une expansion économique fondée sur la production et la consommation de masse. Sur la base de ce compromis salarial qui organise la redistribution des gains de productivité, les salariés accèdent au statut de consommateur. Ils peuvent acheter les produits qu’ils fabriquent et entretenir ainsi le « cercle vertueux de la croissance ».

  • 68 Segrestin D. (1992), op. cit.
  • 69 Supiot A. (2002), Critique du droit du travail.

67Cette histoire des rapports entre les catégories d’acteurs parties prenantes de la relation salariale recoupe des oppositions entre différentes visions des formes d’autorité et de subordination, nous l’avons vu. D. Segrestin68 fait de la lutte entre univers traditionnels, « communautaires », et univers « sociétaires » une clé centrale de lecture de toute l’histoire de l’entreprise en France depuis la Révolution de 1789. Il insiste cependant sur le fait que, malgré ces oppositions, cette histoire s’est aussi caractérisée par des compromis. Les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale semblent cependant marquer, de ce point de vue, une rupture. Le remplacement massif des patrons propriétaires par des dirigeants salariés, le développement de grandes groupes industriels, la rationalisation et la bureaucratisation de l’organisation productive, la transformation des marchés et des relations professionnelles… ont directement contribué au déclin de la tradition paternaliste. Mais, plus que tout, c’est selon lui la période de Vichy qui aura contribué à disqualifier de façon radicale la conception paternaliste de la firme. Dans le nouvel ordre industriel qui se met en place dans les années 1950, elle se transforme en tabou définitivement associé aux doctrines corporatistes du régime de Vichy et aux compromissions de certains patrons avec l’occupant. Elle laisse la place à une conception contractuelle de l’entreprise. C’est le triomphe des relations où droit social et État providence viennent remplacer le patron dans la fourniture de sécurité, sur une base rationnelle-légale. La relation salariale possède désormais un caractère général et collectif. Ici, le principe du « contrat libéral » est réintégré par l’État dans un droit collectif. A. Supiot69 montre particulièrement la façon dont, à travers l’instauration de nombreux dispositifs d’ordre public qui ont donné une dimension collective au contrat de travail, ce principe d’égalité formelle a progressivement été rapproché des conditions présidant à une égalité concrète. Ceci nous laisse entrevoir que, à travers ce processus de juridicisation de la relation salariale, s’opère plus largement une transformation des catégories mêmes du droit dans un jeu de tensions entre les principes du contrat libéral, ceux de l’ordre traditionnel et ceux d’un ordre rationnel-légal reposant sur une dimension plus égalitaire et collective. Ces tensions constituent un nœud de la subordination salariale dans la façon dont elle se redéfinit au cours de la période.

Entre logiques contractuelles, droit social et domination traditionnelle : un nœud problématique de la relation salariale

  • 70 Didry C. (2002), Naissance de la convention collective. Débats juridiques et luttes sociales en Fr (...)

68Le droit est au cœur des transformations de la relation salariale. À cette occasion, il fut lui-même l’objet de profondes ré-articulations internes. Dans ce processus se joue la confrontation entre des visions différenciées fondant une pluralité des « mondes possibles du droit », dont certaines, plus que d’autres, orienteront les choix de régulation de la relation salariale et les dispositifs qui leur seront associés70.

  • 71 Cam P. (1978), « Juges rouges et droit du Travail ».

69L’analyse de ce processus dévoile tout à la fois les tensions dont procède la juridicisation de la relation salariale entre des principes opposés de domination légitime et, plus fondamentalement, comment chacun de ces principes s’articule avec la logique contractuelle qui fonde initialement cette relation au plan du droit. La relation salariale pose, de ce point de vue, des problèmes spécifiques. L’élaboration d’un droit du travail spécialisé et autonome relève d’un nécessaire réagencement de ces principes. Plus largement, il s’inscrit dans une nouvelle rationalité juridique, celle qui préside à l’émergence d’un « droit social ». Il est aussi le fruit d’un travail d’acteurs en relation et des choix qu’ils ont faits. En fondant la relation salariale sur les bases renouvelées d’un contrat intégré dans un ensemble de droits collectifs garantis par l’État, ces choix procèdent d’une critique et d’un rejet des principes traditionnels. Plus largement, ils sanctionnent ce qui, pour Pierre Cam71, relève de la mise en place d’un nouveau mode légitime de domination des salariés.

70Trois auteurs nous permettrons de comprendre cette relation « à trois » dont les orientations données à la juridicisation de la relation salariale sont le résultat. Dans un premier temps, seront examinées d’une façon assez générale les transformations et les continuités que représente l’émergence du droit social (F. Ewald). Dans un second temps, il sera possible de les appréhender plus particulièrement au regard de l’élaboration d’un droit spécifique du travail (A. Supiot). Enfin, il s’agira d’observer les tensions portées sur un dispositif traditionnel de la justice du travail, les conseils de Prud’hommes (P. Cam).

Émergence d’un droit social

71Un nouveau type de droit, le droit social, émerge au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Les bouleversements des rapports sociaux produits par l’industrialisation en sont une cause directe. Procédant d’une nouvelle vision de la société et d’une nouvelle rationalité politique et juridique, il se fonde sur une critique du droit classique. L’industrialisation, et avec elles l’apparition d’un nouveau type de rapport social, ont fait particulièrement ressortir les limites et les conséquences des principes sur lequel ce droit fonde la relation. La sécurité sociale et le travail en seront les premiers objets. Pour autant, cette critique ne constitue pas une remise en cause de l’ordre contractuel, le droit social veut en préserver les principes. Entre critique et réagencement d’une conception contractuelle de la relation salariale, le droit social oriente le processus de juridicisation des rapports de travail.

Le droit social : une critique du droit classique

72L’histoire du droit fait ressortir des oppositions successives entre des doctrines différentes. C’est dans ce jeu d’opposition que vient s’inscrire l’émergence d’un droit social.

73Le droit classique est une forme moderne du droit naturel qui se constitue à la Renaissance. Il relève d’une doctrine contractuelle qui s’oppose aux conceptions antérieures du droit naturel. Dans ce dernier, la nature constitue le principe général de l’ordre. Celui-ci renvoie à la communauté et non à l’individu. Il fonde une hiérarchie des valeurs au regard de laquelle les êtres sont classés selon des différences qui sont de nature. L’inégalité apparaît donc ici comme naturelle. Le droit classique rompt avec ces conceptions. Les références à la nature et à la communauté sont abandonnées pour mettre en avant l’individu. L’idée de totalité disparaît au profit d’une conception fragmentée, accordant une place centrale aux points de vue individuels multiples, différenciés et atomisés dans la mesure où les fins et les valeurs sont considérées comme individuelles, subjectives. Le fondement des liens de l’individu au groupe repose sur ses seuls intérêts. Les hommes sont considérés comme naturellement égaux et le droit reflète cette égalité. Le droit, et la conception universaliste d’une égalité de droit qui le sous-tend, se substituent à la nature pour fonder un nouveau principe d’ordre et de justice qui organise la coexistence des libertés individuelles. L’égalité est une fiction, il s’agit d’une égalité formelle qui ne se réfère pas à des valeurs. Elle constitue une règle de jugement au regard de la seule conformité aux attendus du contrat qui lie les individus : égalité des volontés et validité des consentements. S’opère ainsi une césure fondamentale entre droit et fait.

74L’émergence du droit social se comprend au regard de ces conceptions, de leurs apories et des conséquences de leur mise en œuvre. Cette nouvelle conception apparaît au cours du XIXe siècle, émanant de juristes qui opèrent une critique du droit classique. Cette critique sanctionne notamment le constat d’un échec de la conception libérale de la liberté et de son application dans la société. L’expérience du XIXe siècle, nous dit F. Ewald, fait ressortir qu’il n’y a pas d’égalité des libertés : la liberté livrée à elle-même ne se dirige pas naturellement vers le meilleur, notamment dans le domaine économique. Le droit social insiste sur la nécessité d’instaurer de nouvelles obligations entre les individus. Il représente par ailleurs une revendication de justice opposant le fait au droit, et l’idée d’une égalité réelle à une conception purement formelle. Il développe une conception sociale de la justice et une nouvelle manière de concevoir les rapports d’obligations entre les personnes, fondées sur une vision renouvelée de la société dans laquelle la position centrale de l’individu est renversée. La société devient une nouvelle totalité. Dans un relativisme généralisé, la notion d’universel apparaît comme l’expression d’une volonté de domination particulière. Le droit social représente une transformation structurelle du droit. Plus largement, il relève d’une nouvelle rationalité politique qui marque l’avènement d’une rupture d’avec les dogmes de la philosophie libérale. Dans ce sens, il s’agit d’un droit à base sociologique plutôt que philosophique, substituant le principe de solidarité à celui de responsabilité, central dans la philosophie libérale. Il est ainsi le résultat d’un double processus de publicisation (augmentation du droit public au détriment du droit privé) et de socialisation du droit (liée à une transformation de la rationalité politique).

Des conceptions et des principes qui s’opposent mais qui s’articulent

75Le droit classique et le droit social se différencient par leur façon de concevoir le contrat social. Le droit classique renvoie à une représentation de la société comme collection de relations contractuelles entre individus, sans principe de totalisation. L’intérêt général émane des intérêts particuliers et des volontés individuelles. Le contrat constitue la base de l’ordre politico-juridique. Le contrat classique peut se définir comme une relation immédiate entre individus souverains et autonomes. Il repose sur deux fondements : l’autonomie de la volonté et le consentement valable, qui le rendent légitime, dans le cadre d’un échange. Le « tout » n’a aucun moyen d’intervenir et, dans cette conception, le rôle de l’État est limité à la gestion de certains intérêts de la société, notamment la garantie des contrats passés entre les individus. Droit public et droit privé sont séparés. Le droit est identique pour tous.

76Le contrat de droit social fonctionne selon une tout autre logique. Le principe de solidarité vient supplanter celui de responsabilité, propre à la philosophie libérale. Il renvoie à l’idée de société perçue comme un tout, préexistant aux individus et les surplombant. Les individus font partie de ce tout et n’existent que du fait de leurs interdépendances au sein de cet ensemble (d’où ce principe de solidarité). Le contrat n’a donc plus rien à voir avec la conception précédente, d’un pur échange entre des individus isolés. C’est au niveau de la société que se détermine l’intérêt général, un bien commun, à partir duquel se définit un principe de justice, il s’agit d’une justice sociale. La société, au-delà du seul État, médiatise les relations ; elle joue aussi un rôle de régulateur et de distributeur. Le contrat social n’est plus l’échange entre individus que concevait le contrat classique, il est socialisé.

  • 72 F. Ewald évoque la généralisation d’une conception du contrat comme relation inégalitaire avec l’a (...)

77Cette vision globalisante ne conçoit pas pour autant la société comme un tout homogène. Au contraire, le droit social repose sur la vision d’une société divisée et conflictuelle. Il existe des inégalités sociales, entre les individus. Ces inégalités doivent être compensées. De ce fait, il faut renoncer à une conception d’un droit devant être le même pour tous et envisager l’existence d’une multiplicité de droits différenciés, qui sont alors des droits sociaux. Ce droit s’adresse ainsi moins aux individus pris isolément qu’en tant qu’ils appartiennent à des ensembles sociaux : groupes, classes, catégories socioprofessionnelles… Le droit social est un droit réaliste, sortant des catégories générales et abstraites pour prendre en compte les réalités. La conception de l’égalité s’en trouve modifiée. Il est possible de qualifier le droit social de droit des inégalités, dans la mesure où il prend en compte les disparités existant entre des catégories sociales. Au principe de l’égalité contractuelle contenue dans le contrat classique, s’oppose une vision inégalitaire de la relation contractuelle. Elle rapproche des parties occupant des positions différenciées au regard de la transaction72. Au principe de l’égalité juridique formelle, le droit social oppose la compensation des inégalités. Il ne s’agit pas, par-là, de tendre vers l’égalité réelle des parties mais de compenser ou réduire des inégalités jugées comme anormales (la normalité étant définie à travers des seuils). Le droit social engage aussi une conception différente de la justice. Le contrat est considéré comme juste dans la mesure où il est subordonné à une règle sociale supérieure qui permet de trouver un équilibre d’ensemble. Dans ce sens, on peut parler de contrat social. À l’inverse, la notion d’échange est au centre du contrat classique : un rapport d’obligation juridique entre deux individus n’existe que parce que chacun d’eux a quelque chose à livrer à l’autre. Le principe du droit est alors la réciprocité. Le contrat est considéré comme juste dès lors qu’il est conclu par une libre volonté. Le juste trouve son siège dans le rapport contractuel lui-même : ce sont les contractants qui décident de son contenu et de l’équilibre de l’échange.

78Malgré ces différences et ces oppositions, le droit social ne représente pas pour autant une rupture radicale avec certains des fondements du droit classique. Ainsi, il ne peut en aucun cas être considéré comme une condamnation de la pratique contractuelle. Au contraire, nous dit F. Ewald, l’intervention croissante de l’État a permis de sauver l’ordre contractuel. En effet, face au constat de l’échec de la seule confrontation de libres volontés à assurer la justice, la nouvelle doctrine permet de renouveler la notion de contrat tout en préservant le principe de la liberté de contracter.

Le travail et la sécurité sociale : les premiers objets du droit social

  • 73 Ewald F. (1986), op. cit.

79L’émergence du droit social a directement à voir avec l’industrialisation et la définition de nouveaux rapports de travail. Pour F. Ewald73, en effet, une réforme du « diagramme libéral » était incluse dans le processus industriel lui-même, qui appelait la définition d’un « nouveau diagramme de régulation sociale ». Initialement, le droit social apparaît comme une réponse apportée aux lacunes du droit classique, concernant le travail particulièrement. La loi de 1898 sur les accidents du travail est révélatrice des transformations de conceptions et de pratiques liées au droit social. Le développement d’un droit de l’accident sanctionne le passage du principe de responsabilité au principe de solidarité. Dans un premier temps, il ne s’agit plus seulement de sanctionner une faute dont la responsabilité serait dûment démontrée mais de s’engager sur la voie de la réparation dans le cadre d’une obligation contractuelle à la solidarité. À travers la loi, il s’agit ensuite de prendre acte d’une inégalité entre les deux contractants qui tient au rapport de dépendance associé au contrat de travail, et de la compenser. Pour cela, la loi met l’employeur dans l’obligation d’assurer la sécurité de l’ouvrier. Elle constitue les débuts d’une identification des rapports de pouvoir, inégalitaires, qui président à la relation salariale et la définition d’une action de la loi élaborée en conséquence : dans un contexte de telles inégalités, le maintien même de la relation dans l’ordre contractuel nécessitait que le droit intègre ces inégalités et qu’il effectue tout un travail de rééquilibrage via l’octroi de droits particuliers et supplémentaires au profit des ouvriers. Est sanctionnée ici une reconnaissance juridique de l’inégalité.

Émergence du droit du travail

  • 74 Supiot A. (2002), op. cit.

80Avec A. Supiot74, examinons plus précisément l’émergence du droit social dans le cadre de la relation salariale. Elle se réalise avec la construction, progressive depuis la fin du XIXe siècle, d’un droit spécifique du travail. En tant qu’objet de contrat, le travail pose à la logique contractualiste certains défis mais dont elle peut s’accommoder. Le droit du travail se fonde tout à la fois sur une critique de cette conception de la relation salariale (et notamment au regard des conséquences pratiques de sa mise en œuvre) et sur la volonté de s’inscrire dans ses principes et fondements. Pour cela, le droit du travail doit résoudre certaines des apories de cette conception. Ce processus de construction d’un droit du travail donne lieu à une architecture juridique particulière. Il révèle les tensions qui se sont jouées entre les principes considérés comme devant présider au fondement de la subordination salariale et les choix qui, plus particulièrement, ont été faits dans notre pays.

Une vision contractualiste de la relation de travail et ses contradictions

81De la Révolution de 1789 est issue une conception contractualiste de la relation salariale. Cette vision s’inspire d’une culture romaniste du droit dans laquelle le contrat constitue le mode de relation entre des sujets de droit dont la libre volonté est postulée. Il faut voir dans cette orientation les manifestations d’une critique radicale des rapports d’Ancien régime et l’engagement d’une rupture. Elle procède en effet d’une volonté d’anéantissement de l’organisation corporatiste du travail dans laquelle prévaut une subordination personnelle et hiérarchisée. À l’inverse, elle affirme la liberté individuelle du travailleur et lui reconnaît la capacité juridique de disposer de sa propre force de travail. En 1791, les décrets d’Allarde instaurent le principe de la liberté du travail en ces termes : « Chaque homme est libre de travailler là où il le désire, et chaque employeur libre d’embaucher qui lui plaît grâce à la conclusion d’un contrat dont le contenu est librement déterminé par les intéressés. » La relation de travail devient une relation contractuelle entre deux parties, fondée sur la liberté et la volonté de contracter de part et d’autre. Il s’agit d’une opération d’échange entre sujets considérés comme formellement égaux. Dans cette conception libérale, nul tiers (que ce soit la corporation ou la puissance publique via une quelconque réglementation) ne doit intervenir dans la relation, ce sont les parties qui fixent elles-mêmes les termes de leur échange : elles sont juridiquement en capacité de le faire. Alain Supiot définit cette relation par son caractère « synallagmatique » : elle stipule la bilatéralité des obligations des parties. Dans ce cadre, le rôle du juge se limite, comme dans tout autre domaine d’échange, à vérifier la validité formelle du contrat. D’autre part, parce qu’il s’agit d’une relation contractuelle engageant nécessairement un échange marchand, cette conception introduit l’idée de travail en tant que marchandise, distincte de la personne du travailleur qui devient le négociant de sa propre force de travail. Cette relation contractuelle pose l’échange d’un travail objectivé contre du salaire. Par ailleurs, elle a pour résultat de dénier toute dimension collective à la relation de travail.

82L’intégration de la relation de travail dans la logique contractualiste, du fait des spécificités qui sont les siennes en tant qu’échange fondé sur un contrat, pose cependant un certain nombre de problèmes. Ces derniers révèlent les contradictions et les apories de cette conception tant au plan de sa logique formelle que dans sa mise en œuvre concrète.

83Les caractéristiques spécifiques de la relation de travail tiennent, en premier lieu, à l’objet de l’échange, qui est le travail. D’une part, la relation de travail entendue comme contrat doit nécessairement impliquer un échange marchand, c’est le travail qui en est l’objet. Dans ce sens, le travail devient un objet de droit, il est considéré comme bien possédé par le travailleur que celui-ci peut céder à l’usage de celui qui l’achète. Dans le même temps, le travail a cette caractéristique que, bien qu’il puisse être ainsi vendu comme une marchandise, il n’est en aucun cas séparable de la personne qui le vend, qui le fournit, le travailleur qui, lui, est un sujet de droit.

  • 75 Ibid., p. 120.
  • 76 Ibid., p. 123.
  • 77 Ibid., p. 18.

84Elles tiennent par ailleurs aux caractéristiques même de la relation de travail : c’est une relation qui instaure une subordination de fait. Comment peut-on alors envisager un rapport de subordination entre des individus considérés comme formellement libres et égaux ? Comment concilier l’idée d’une autonomie de la volonté qui doit nécessairement présider à l’engagement dans le contrat avec la soumission à l’autorité d’autrui qui est intrinsèquement contenue dans le contrat de travail ? La conception contractualiste apporte des réponses à ces questions en considérant, notamment, que du fait de leur liberté et de l’autonomie de leur volonté, les individus ne peuvent se soumettre qu’à des contraintes et obligations librement consenties. Il s’agit donc d’une soumission volontaire, d’une subordination librement acceptée. A. Supiot souligne le caractère purement formel et illusoire de cette réponse qui n’en élimine pas pour autant les contradictions de fond : « Dans le contrat de travail, l’employeur acquiert un droit de direction continue sur l’activité du salarié pendant le cours du contrat75. » Ce pouvoir de direction laisse planer une grande indétermination sur les obligations concrètes qui pèseront sur le salarié pendant toute l’exécution de son contrat. Il donne à l’employeur la possibilité d’apporter unilatéralement des modifications jugées secondaires au contrat… Le contrat de travail peut alors être caractérisé de la façon suivante : « Dans le contrat civil, la volonté s’engage, dans le contrat de travail elle se soumet. L’engagement manifeste la liberté, la soumission la nie. Cette contradiction entre autonomie de la volonté et subordination de la volonté aboutit à ce que le salarié est à la fois appréhendé dans l’entreprise comme sujet et comme objet du contrat76. » La question de l’égalité reste aussi en quelque sorte en suspens dans la conception contractualiste de la relation de travail. La notion de contrat repose sur l’idée d’une égalité entre les parties. Mais il s’agit là d’une égalité qui se situe essentiellement au plan formel : c’est une égalité de droit. Cette conception formelle de l’égalité la rend aveugle aux inégalités de fait entre employeur et salarié qui, pourtant, découlent de la relation salariale elle-même et qu’elle tend à dénier : il s’agit en effet d’une construction qui ne peut admettre que des inégalités juridiques découlent du principe même d’égalité. « […] L’inégalité concrète des parties au contrat de travail n’est pas de nature à affecter la validité d’un système juridique qui en a vu d’autres (des inégalités de fait…), et dont la cohérence dépend seulement de leur égalité formelle, de leur égalité en « droit », et de la constatation de leur volonté ». C’est pour cela que ce système peut ignorer les situations sociales ou économiques qui semblent démentir ses constructions. Parce que relevant du droit, ces constructions se réfèrent à un ordre idéal « où les fictions sont monnaie courante et nécessaire77 ».

Le droit du travail, une critique de la conception contractualiste de la relation de travail et de sa mise en œuvre concrète

  • 78 Ibid., p. 192.

85Le droit du travail, en tant que réglementation spécifique de la relation de travail, apparaît dans la seconde moitié du XIXe siècle. Quelques éléments de réglementation l’avaient précédé : de façon sommaire avec le code civil de 1804 et avec la législation industrielle établie par la loi du 22 germinal an XI (1803), relative aux manufactures, fabriques et ateliers, qui détermine les obligations des patrons et des ouvriers et crée le livret ouvrier. Ce sont les constats réitérés des conséquences néfastes de la mise en œuvre concrète de la conception contractualiste de la relation de travail – et l’ignorance dans laquelle le droit les tient – qui conduiront à l’élaboration d’une réglementation spécifique. La sociologie y jouera un rôle majeur : à la fois à travers la nouvelle vision de la société qu’elle contribue à produire et par les connaissances qu’elle apporte des situations sociales concrètes, avec les nombreuses observations qui en sont alors faites. Dans ce sens, elle apportera une part active à la constitution d’un nouveau droit, le droit social, fondé cette fois sur la connaissance des faits sociaux et non plus sur des fictions juridiques. Dès les années 1840, les travaux de Villermé par exemple (Tableau de l’état physique et moral des employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie) avaient déjà inspiré les lois sur le travail des enfants et sur le logement insalubre. Ces constats de la misère et de la prolétarisation de parties croissantes de la population apparaissent comme les conséquences de la mise en œuvre d’un pur libéralisme dans la relation de travail. Le modèle atomistique et individualiste de la société libérale dont le code civil est l’expression juridique est interrogée et, « face au constat accablant de la prolétarisation misérable des masses surexploitées, les principes juridiques d’égalité et de responsabilité ne pouvaient apparaître que comme de monstrueuses fictions n’ayant pas d’autre objet que de masquer l’oppression subie par le plus grand nombre78 ».

86La constitution du droit du travail peut être vue comme la tentative de rétablir et de garantir des équilibres entre employeur et salarié. Il se fonde sur une critique de la conception contractualiste de la relation de travail dans le même temps qu’il constitue un ensemble de réponses aux principales apories qui la traversent.

  • 79 Ibid., p. 67.

87A. Supiot insiste sur le fait que le droit du travail s’est constitué sur une antinomie première, l’antinomie entre la « patrimonialité du travail » (le travail comme marchandise pouvant faire l’objet d’un échange) et la « supra-patrimonialité du corps humain ». Il s’agit donc par là de traiter le problème posé par la caractéristique d’un bien, le travail, qui peut à la fois être séparé de la personne du travailleur tout en étant inséparable. Ainsi, « […] le droit du travail consiste en somme à remettre ce « bien » dans sa peau, à réinsérer la dimension corporelle, et donc extrapatrimoniale, du travail dans le jeu des catégories du droit des obligations, et à partir de là à y réinsérer, par cercles concentriques, tous les autres aspects de la personne du travailleur79 ». Il réintroduit ainsi des valeurs non patrimoniales dans un échange marchand : valeur du corps et de la personne en général. C’est dans ce sens que le droit du travail s’est en premier lieu préoccupé des aspects physiques du travail : protection des enfants, sécurité physique, temps de travail…

  • 80 Ibid., p. 124.

88Le droit du travail, ensuite, fait de la question de la subordination telle qu’elle se pose précisément dans le cas du contrat de travail, comme point de rencontre entre servitude et liberté, une de ses pierres angulaires. Le droit du travail résout la tension entre autonomie et subordination en donnant une dimension collective à l’autonomie et à la liberté, qui ne pouvaient trouver leur expression effective sur le terrain individuel. Pour A. Supiot, le droit du travail effectue un renversement du rôle joué par le contrat : initialement expression d’une conception individuelle de la relation de travail, le contrat est devenu, avec le temps, la condition de l’accès à des droits collectifs pour les travailleurs. Cette reconnaissance de droits collectifs fonde et conforte des droits individuels (c’est-à-dire que chaque salarié peut individuellement les opposer à l’employeur). Le droit du travail réintroduit dans la relation de travail la dimension collective que la vision contractualiste lui avait ôtée. Il s’agit notamment de l’introduction d’identités collectives (avec, entre autres, la mise en place d’institutions représentatives) reposant non plus, cette fois, sur des appartenances communautaires mais sur le fait d’être travailleur. Ces identités sont réinscrites dans la « logique binaire » de l’analyse contractualiste, employeurs/salariés et principalement fondées sur l’opposition des intérêts entre ces deux catégories. Pour A. Supiot, « la dimension collective des relations de travail dans le droit français n’a de sens que dans cette perspective de dépassement des apories de la subordination de la volonté80 ». Elle permet ainsi de sortir des apories de la soumission volontaire et autorise la constitution d’un droit dans laquelle subordination et liberté « peuvent faire bon ménage ». La dimension collective permet de restituer au salarié sa qualité de sujet libre sans remettre en cause sa situation subordonnée.

  • 81 Ibid., p. 135.

89Cette dimension collective se développe sur la notion d’égalité. En effet, les critiques adressées à la conception contractualiste de la relation salariale se fondent sur l’idéologie égalitaire elle-même (et non sur des valeurs collectives comme en Allemagne, par exemple) : c’est au nom même de l’égalité que cette critique est faite. La dimension inégalitaire de la relation de travail est dénoncée et le droit du travail se propose de rétablir l’égalité. Mais il s’agit ici d’une égalité concrète et non plus seulement formelle. Parce que le principe d’égalité formelle reste au centre de la relation de travail – l’égalité concrète lui est subordonnée – celle-ci peut continuer d’être définie comme un contrat : « L’édification du droit du travail français peut se lire tout entière comme une tentative d’englobement du principe d’égalité concrète dans un cadre juridique dominé par le principe d’égalité formelle81. » D’une certaine manière, le retour à des dimensions collectives peut être vu, selon A. Supiot, comme une façon de réintroduire des valeurs communautaires et préindustrielles dans la relation salariale, mais qui emprunterait à l’idéologie individualiste son propre vocabulaire égalitaire. De même, l’englobement de l’égalité concrète dans le principe d’égalité formelle peut être vu comme l’englobement de la notion de statut dans la notion de contrat, qui lui est initialement contraire.

90De par les arbitrages et les combinaisons qu’il opère, de par la façon dont il résout les apories de la conception contractualiste de la relation de travail, le droit du travail possède certaines particularités.

91Il s’agit d’un droit public. Les caractéristiques de la relation de travail telles qu’il les définit, dimension collective et égalité concrète, n’ont pu en effet se constituer sans une intervention constante, régalienne, de l’État. Elles sont passées par la voie de la réglementation publique, d’une définition collective des droits et des devoirs des parties prenantes qui a été imposée par l’État. L’autonomie collective est elle-même garantie par l’État. Les choix opérés pour la résolution des tensions entre subordination et liberté ont donné lieu à des constructions juridiques complexes : un statut collectif est logé dans un contrat de travail autonome et individuel par la soumission de ce contrat à un ordre public. Ici, les libertés collectives, les droits collectifs et les institutions collectives sont inscrits dans une structure juridique stipulant la liberté individuelle d’agir collectivement.

  • 82 Ibid., p. 170.

92Le droit du travail constitue une entrée du droit public dans l’espace privé qu’est l’entreprise. Se fondant sur l’idée que cette dernière est un lieu où le jeu de la subordination peut conduire à remettre en cause les principes de liberté et d’égalité contenus dans le droit, il représente une tentative qui vise à limiter le pouvoir patronal. Il s’agit en quelque sorte de « civiliser » celui-ci en le dotant d’un cadre juridique d’exercice : la liberté de l’employeur est encadrée. Les libertés publiques conduisent à déterminer, au sein de l’entreprise, des aires d’autonomie collective et individuelle qui échappent au pouvoir de l’employeur, comme la liberté syndicale, la liberté d’expression… Cette pénétration de l’État de droit dans l’espace privé de l’entreprise sanctionne un changement de son statut dans la société : « Ce statut n’est plus celui d’un espace privatif où l’employeur exerce un pouvoir sans limites, mais celui d’une entité juridiquement organisée. Loin de faire disparaître le pouvoir de l’employeur, cette évolution lui donne une dimension nouvelle : celle d’un pouvoir fondé par la loi82. »

Ordres et principes de la domination en tension

93Tout au long de cette période qui a vu l’émergence puis l’affirmation d’un droit régissant la relation salariale, le travail de construction dont il a fait l’objet a été le théâtre de tout un jeu de tensions entre des conceptions opposées de l’autorité, de la subordination et des fondements devant présider aux relations entre les personnes. Il en est en quelque sorte le fruit.

  • 83 Ibid., p. 30.

94Nous l’avons vu, en France, a été privilégiée une conception qui fonde la relation sur le contrat définissant une subordination juridique, par opposition à une conception qui fonde la relation sur le statut et instaure une subordination personnelle. De la même façon, quand il s’est agi de trouver des réponses aux apories de la vision contractualiste, les fondements même de cette dernière ont été réitérés à travers le principe d’égalité. Cette différenciation renvoie à des cultures juridiques différentes, romaniste d’un côté, germanique de l’autre. Certains pays européens ont fait d’autres choix, comme l’Allemagne dans lequel est privilégiée une vision statutaire et communautaire de la relation salariale et de l’entreprise. Dans l’analyse statutaire de la relation de travail, la dépendance engendrée marque la personne même du salarié, dans ce sens elle ne peut être située dans l’espace et dans le temps. Le salarié est tenu toujours et partout d’un devoir de loyauté et de fidélité vis-à-vis de son employeur. La dépendance de la personne trouve ses limites dans les devoirs statutaires que l’employeur a lui-même vis-à-vis de ses salariés : ces devoirs viennent borner le pouvoir patronal et dessinent en creux l’aire d’autonomie individuelle du salarié. Pour autant, nous dit A. Supiot, les choses sont plus complexes. D’une part, parce que dans tous les pays européens, au-delà des différentes traditions juridiques auxquelles ils se réfèrent, c’est la vision contractualiste qui l’a globalement emporter. D’autre part, parce que pour l’emporter ainsi et pour perdurer, cette vision contractualiste a dû nécessairement faire des compromis avec la vision statutaire. Une synthèse s’est opérée entre contrat et statut, mais de façon différenciée selon les pays. Cet agencement a conduit partout à ce que le rapport de travail ne soit réductible ni à une logique purement contractuelle ni à une logique purement statutaire et personnelle. C’est tout particulièrement le cas en France où « la notion de contrat peut rester la pierre angulaire de la définition juridique de la relation de travail, puisque ce contrat « incorpore » en quelque manière une bonne partie du dispositif légal qui forme le droit du travail. Le contrat de travail acquiert ainsi cette vertu de doter le salarié d’un véritable « statut »83 », à travers notamment les différentes dispositions collectives sur lesquelles il se fonde.

  • 84 Ibid., p. 195.
  • 85 Ibid., p. 211.

95De même, A. Supiot souligne que le droit du travail se nourrit d’une tension entre les deux types de rationalité que M. Weber distinguait au sein du droit rationnel : la rationalité matérielle qui accorde une prééminence à des impératifs éthiques ou des aspects pratiques et la rationalité formelle, qui est un ensemble de concepts abstraits créés par le droit lui-même. Pour le droit du travail, il s’est à la fois agi d’intégrer la relation de travail dans une rationalité formelle et d’intégrer dans le cadre formel des notions concrètes directement issues de la réalité sociale, en systématisant en quelque sorte la rationalité matérielle. Ainsi « cette part de la rationalité matérielle dans le processus de législation de la relation de travail explique nombre de traits spécifiques du droit du travail84 ». Pour autant, il s’agit bien d’un droit rationnel : « Les règles d’encadrement, qui forment l’essentiel du droit du travail, répondent […] aux exigences de généralité, d’abstraction et de systématisation qui caractérisent la rationalité juridique85. »

  • 86 Ibid., p. 134.

96Le droit du travail, enfin, nous l’avons vu, fonde essentiellement sa dimension collective sur la notion d’égalité (plutôt que sur des valeurs ou encore des appartenances communautaires). A. Supiot voit cette notion d’égalité comme étroitement imbriquée à l’idéologie économique de la modernité (selon les termes repris de L. Dumont), dans laquelle s’affirme la primauté de l’individu sur le groupe et se substitue au principe hiérarchique qui caractérisait les sociétés traditionnelles. Le droit du travail, de ce fait peut apparaître « comme un observatoire privilégié des progrès de cette idéologie individualiste et égalitaire, des résistances qu’elle rencontre, et de la manière dont elle s’incorpore avec ce qui lui résiste, c’est-à-dire l’idéologie communautaire et hiérarchique86 ».

Les transformations d’un dispositif de justice traditionnelle du travail : les conseils de Prud’hommes

  • 87 Cam P. (1978), op. cit.

97P. Cam87 illustre en quelque sorte de l’intérieur, au sein du champ juridique lui-même, les mécanismes qui ont sous-tendu le processus de juridicisation de la relation salariale. Il montre comment il procède de luttes au sein de ce champ, entre des acteurs dont les positions idéologiques et sociales s’opposent. Avec le cas des conseils de Prud’hommes, il illustre la façon dont ce processus est alimenté par une lutte opposant des acteurs qui s’inscrivent dans le registre traditionnel quand d’autres se réfèrent au registre rationnel-légal. Plus largement, ce cas révèle, selon lui, la lutte sociale qui s’est jouée pour la redéfinition du mode légitime de domination.

Les conseils de Prud’hommes : un dispositif traditionnel de la justice du travail

  • 88 Ibid., p. 6.

98Le conseil des Prud’hommes est une instance paritaire, composée de représentants élus, qui a pour objectif de régler les conflits entre les deux parties. Créé en 1806, il connaît un développement réel à partir de 1848. Il doit ce développement aux « fractions éclairées de la bourgeoisie » qui cherchent à moraliser les ouvriers : le conseil des Prud’hommes est alors présenté comme une « école d’enseignement mutuel » où patrons et ouvriers apprennent à se connaître et à se respecter. Pour P. Cam, les Prud’hommes constituent un « aspect traditionnel de la justice du travail en France » qui va perdurer en tant que tel jusque dans les décennies 1960 et 197088. Ce caractère traditionnel tient aux acteurs qui les composent. En effet, les représentants patronaux et syndicaux entretiennent de nombreuses proximités : mêmes points de vue sur le rôle du conseil et même distance vis-à-vis de l’appareil juridique.

  • 89 Ibid., p. 6.

99Du côté patronal, les conseillers prud’homaux sont initialement des petits patrons et des contremaîtres concevant leur engagement « sur le modèle du sacerdoce ». Progressivement, à partir des débuts du XXe siècle, les conseils sont investis par les membres des organisations professionnelles. Ils restent cependant le lieu d’expression d’un certain syndicalisme patronal : petit patronat laïc et républicain aux ambitions humanitaires ; artisans et petits patrons ayant souvent été ouvriers eux-mêmes. Ils ont une vision traditionnelle de l’entreprise, comme cercle familial engageant des rapports interpersonnels avec les salariés. De même, ils apprécient peu l’interventionnisme de l’État et entretiennent une distance avec la justice professionnelle. Un de leurs soucis majeurs est « d’échapper à l’appareil judiciaire de droit commun afin de traiter d’homme à homme des petits conflits sociaux89 ». Ils n’ont qu’une connaissance juridique approximative.

100On retrouve des positionnements assez voisins du côté des représentants des salariés. Les conseils de Prud’hommes sont investis par un syndicalisme ouvrier traditionnel, marxiste et humaniste, essentiellement issu de la CGT. Ici, les conseillers sont surtout des ouvriers hautement qualifiés qui reçoivent un minimum de culture juridique à l’occasion de stages. Ils entretiennent eux aussi une certaine distance vis-à-vis de la justice professionnelle perçue comme une justice de classe. À l’inverse, les conseils de Prud’hommes leur apparaissent comme les lieux où peut s’exercer une justice à la portée des travailleurs (donnant notamment la possibilité de défendre les « sans grade ») et sont perçus comme une conquête de la classe ouvrière. Il ne s’agit pas tant, à travers eux, de régler les différends de classe mais plutôt, en réglant les conflits quotidiens, de faire respecter les droits acquis.

101Cette relative proximité entre les deux parties prenantes, et plus particulièrement, « une certaine similitude d’habitus », rendait possible une certaine coopération entre conseillers ouvriers et conseillers patrons ; il leur était possible de se mettre d’accord et de faire des concessions réciproques. Il s’agissait aussi d’une certaine proximité de vue sur la mission même des conseils de Prud’hommes, perçus des deux côtés plutôt comme un lieu d’arbitrage et de conciliation que d’affrontement. Ceci donnait à cette instance une place spécifique dans l’édifice judiciaire : organe peu juridicisé dont l’objectif n’était pas de dire le droit mais de régler des conflits à l’amiable, il occupait une position basse dans la hiérarchie du champ juridique.

  • 90 Ibid., p. 8.

102Ces caractéristiques étaient aussi en phase avec le public qui recourait à cette instance : « Modestes dans leurs ambitions juridiques, les conseillers prud’hommes, patrons et ouvriers, furent longtemps confrontés à une population dont les attentes en matière de justice étaient elles-mêmes modestes. » Cette population, composée de sous-prolétaires et d’ouvriers, était en attente d’une solution pratique (i.e. monnayable) plutôt que d’une réponse juridique à ses problèmes. Il s’agissait de chercher une solution rapide et peu coûteuse. Caractéristiques de la population et caractéristiques de ses attentes permettaient que se dessine « une sorte « d’harmonie préétablie » entre un public aux exigences modestes et un tribunal doté de compétences limitées90 ». P. Cam précise que, avant la Seconde Guerre mondiale, six sur dix des affaires passant devant les Prud’hommes étaient conciliées.

La remise en cause du dispositif

103Au cours des décennies 1960 et 1970, cette instance va faire l’objet de critiques croissantes, quelquefois assez radicales pour conduire à demander sa suppression. Ces critiques révèlent les changements qui s’opèrent au sein des catégories parties prenantes, qu’il s’agisse du patronat, des syndicats ou encore des magistrats. S’y développent de nouvelles conceptions des rapports de travail et de nouveaux rapports avec le droit et la justice. Elles rentrent en tension avec les représentations et pratiques traditionnelles qui caractérisent les conseils de Prud’hommes.

  • 91 Ibid., p. 9.
  • 92 Ibid., p. 9.

104Du côté des organisations de salariés, la CFTC joue un rôle primordial dans la contestation de cette instance. Pour de nombreux membres de ce syndicat, les conseils de Prud’hommes représentent une « institution ambiguë, lourde de compromissions historiques » qui la rendent inaptes « à jouer un rôle dans une “dynamique du progrès” fondée sur les relations conflictuelles entre classes91 ». De ce point de vue, c’est sa mission de conciliation qui est remise en cause. Cette contestation révèle de nouvelles stratégies et de nouveaux positionnements de l’organisation syndicale vis-à-vis du droit et de l’appareil juridique. Cette stratégie a deux aspects. D’une part, il s’agit de sortir la résolution des conflits du cadre de la conciliation en portant plus systématiquement ces derniers devant les juridictions répressives avec pour objectif de faire condamner les patrons. De l’autre, il s’agit de privilégier la dimension collective des conflits, en dissociant les conflits syndicaux (opposant les travailleurs collectivement organisés à leur employeur) qui ont la faveur du syndicat et les autres (« conflits individuels de l’injustice quotidienne »). Cette stratégie conduit à un changement dans la nature juridique des conflits. Pour ce faire, la CFTC se dote d’un service compétent composé de militants cherchant à transformer en lutte de classe toute lutte juridique. Ils s’opposent aux visions et pratiques des militants ouvriéristes de la CGT impliqués dans les Prud’hommes, et qui sont discrédités à leurs yeux. À l’inverse, ils entretiennent certaines proximités avec les juristes issus des nouvelles classes dominantes. Cette stratégie doit être mise en relation avec la syndicalisation croissante des ouvriers de grandes entreprises et la mise en place de nombreuses instances représentatives des salariés qui « ont profondément modifié les rapports que le monde ouvrier entretenait avec le droit92 ».

  • 93 Ibid., p. 9.
  • 94 Ibid., p. 17.

105Du côté patronal, on observe un même rapprochement avec le droit. Les transformations du champ économique, de l’entreprise et la juridicisation croissante des relations, la montée de nouveaux profils de cadres et dirigeants « plus versés dans le droit que par le passé » ont entraîné « la mise en place d’une « règle du jeu » des rapports employeurs-salariés beaucoup plus cohérente et moins abandonnée aux « fantaisies » de chacun93 ». Ces nouveaux dirigeants s’opposent aux représentations et pratiques des fractions traditionnelles du patronat dans ce que P. Cam appelle une « lutte pour la redéfinition du mode légitime de domination » : critique du paternalisme social et remise en cause de l’ancien mode de règlement des conflits au profit de relations fondées sur des règles objectivées dans le droit et reposant sur la mise en œuvre de compétences juridiques94. La juridicisation de la relation salariale tend à faire disparaître le flou qui existait dans les relations et qui permettait une grande diversité de situations. Avec le « passage d’un droit quasi coutumier à un droit écrit rationnel », tend à disparaître « un certain charisme de la tâche patronale » : le droit sépare patrons et ouvriers. Par ailleurs, face à la tendance à la pénalisation du droit du travail, les organisations patronales auront tendance à réinvestir les conseils de Prud’hommes en y déléguant des membres émanant des nouvelles fractions dirigeantes (cadres et chefs du personnel de grandes entreprises), jugées plus compétentes au plan juridique.

106Ces nouvelles représentations et stratégies des syndicalistes et du patronat font écho aux modifications du champ juridique. Elles font aussi écho à la montée de nouvelles couches de salariés qui formulent des attentes différentes vis-à-vis de la justice et du droit. Employés, cadres moyens… ne se satisfont pas de ce « bricolage juridique » et de concessions réciproques que représentent les conseils de Prud’hommes. Au « fatalisme de l’ouvrier » succède le « ressentiment du petit-bourgeois » qui veut à tout prix faire reconnaître ses droits. Dans ce sens, elles feront plus systématiquement appel à des spécialistes (elles en ont les moyens financiers) : avocats, conseillers… Les conseils de Prud’hommes apparaissent donc comme inadaptés aux attentes de ces nouvelles catégories de salariés qui, de ce fait, amplifient le mouvement de recours aux juridictions pénales.

  • 95 Ibid., p. 24.

107Dans ce contexte, ce dispositif est déstabilisé dans son mode de fonctionnement traditionnel. La montée de ces nouveaux acteurs et nouvelles pratiques parmi les magistrats, les militants et les salariés a contribué à « déstructurer l’espace judiciaire » traditionnel des conflits du travail : la justice du travail devient l’enjeu symbolique de la lutte des classes. En se réappropriant les conseils de Prud’hommes, les nouvelles couches patronales ont contribué à en faire peu à peu un tribunal patronal et ce faisant, elles « ont mis dos à dos petits patrons et militants de la CGT : les premiers ne se retrouvent en aucun cas dans le conseil des prud’hommes nouvelle manière qu’essayent d’imposer désormais les syndicats patronaux pour faire face aux « juges rouges », les seconds n’osent guère utiliser une justice pénale qui finirait par les dessaisir de leur quasi-monopole. D’où une certaine nostalgie de part et d’autre pour une époque où les patrons étaient de vrais patrons et les syndicalistes, des syndicalistes de « tradition »95. » À la fin de la décennie 1970, le conseil des Prud’hommes est fortement contesté : il est question de sa suppression puis de sa rénovation, via une proposition de réforme envisageant qu’il soit présidé par un magistrat professionnel.

108Les éléments développés dans ce chapitre mettent en lumière comment s’est jouée la lutte entre principes de la domination traditionnelle et principes de la domination rationnelle-légale dans la relation salariale, telle qu’elle s’est plus particulièrement déployée avec ses spécificités dans notre pays. Nous avons pu voir comment elle est portée par des acteurs et leurs relations et comment elle a traversé le registre du droit lui-même. Cette optique doit cependant être nuancée. D’une part, et parce qu’il s’agit de la relation salariale en particulier, nous avons dû plutôt considérer qu’il s’agit en fait d’un « jeu à trois » : c’est aussi le rapport que chacun de ces principes entretient avec la conception contractualiste, qui fonde initialement la relation salariale du point de vue du droit, qui doit être envisagé. Nous l’avons vu, ces rapports reposent de part et d’autre tout à la fois sur des critiques et des combinaisons ou accommodements possibles. De son côté, le paternalisme entretient pour partie une proximité avec le contrat classique du fait qu’il est basé sur une relation interpersonnelle, sans l’intermédiation de tiers. Mais il en opère une critique formulée depuis l’univers traditionnel, notamment de la façon dont ce contrat est mis en œuvre dans le régime manufacturier (critique de l’instabilité et de l’absence de protection). Les critiques adressées au contrat classique par les tenants du droit social cherchent aussi à dépasser les limites de la conception contractualiste tout en en préservant les principes de base. Il s’agit de rapprocher égalité formelle et égalité concrète, droit et fait à travers une architecture qui s’inscrit dans ces principes en donnant à la relation salariale une dimension collective rompant avec l’idée d’un face à face entre employeur et salarié. Dans le même temps, ce processus se fonde sur une critique de la domination traditionnelle, du point de vue de l’univers rationnel légal dans lequel il se situe. D’autre part, et ceci renvoie à nouveau à l’idée du caractère composite de la domination, le processus retracé ici fut relativement lent et progressif et procède de tout un ensemble de combinatoires diversifiées entre ces principes, comme nous l’avons vu. Les années 1960 en marquent cependant en quelque sorte l’aboutissement en sanctionnant une rupture du point de vue des fondements de la relation salariale. Ce mouvement d’ensemble débouche sur la construction de nouvelles formes permettant de combiner régularité, prévisibilité et calculabilité de la force de travail avec de nouvelles sources de la protection. Le « compromis salarial fordien », qui s’élabore dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, peut en être considéré comme l’expression la plus achevée. Avec celui-ci, le développement de l’« État providence » et la mise en place des mécanismes de contrôle de la répartition de la valeur ajoutée entre capital et travail, les salariés accèdent tout à la fois à un haut niveau de protection sociale garantie par le droit et au statut de consommateur.

Notes

1 Boltanski L., Chiapello E. (1999), op. cit.

2 Ibid., p. 57.

3 Perrot M. (1983), op. cit.

4 Segrestin D. (1992), Sociologie de l’entreprise, p. 56.

5 Ibid., p. 57.

6 Bunel J., Saglio J. (1979), op. cit., p. 42.

7 Segrestin D. (1992), op. cit., p. 56.

8 Sellier F. (1984), La confrontation sociale en France 1936 1981.

9 Sur l’importance effective du paternalisme, Debouzy M. (1988), op. cit., souligne que si le nombre d’entreprises concernées est numériquement minoritaire (selon un comptage effectué par F. Pique de Bry dans une thèse datant de 1980), le rôle politique de ces expériences, celui des écrits et des débats qu’il a suscités ne doit pas être négligé.

10 Bunel J., Saglio J. (1979), op. cit., p. 44.

11 Ibid., pp. 33-35.

12 Ibid., p. 45.

13 Nous nous appuyons ici sur la version électronique de l’ouvrage de Baudin L. (1947). Le Play Frédéric : Textes choisis (http://classiques.uqac.ca) dans lequel cet auteur présente et commente de nombreux extraits des écrits de Le Play, notamment La Réforme sociale.

14 Le Play F., textes choisis par Baudin L. (1947), op. cit., p. 168.

15 Ibid., p. 79.

16 Ibid., pp. 167-168.

17 Ibid., p. 98.

18 Ibid., p. 184.

19 Ibid., pp. 77-78.

20 Ibid., p. 82.

21 Ibid., p. 98.

22 Ibid., p. 107.

23 Ibid., p. 175.

24 Ibid., pp. 175-176.

25 Ibid., p. 180.

26 Noiriel G. (1988), op. cit., p. 19.

27 Baudin L. (1947), op. cit., p. 19.

28 Castel R. (1995), op. cit., p. 259.

29 À ce propos, voir Lallement M. (2009), Le travail de l’utopie. Godin et le familistère de Guise, biographie.

30 Castel R. (1995), op. cit., p. 226.

31 Noiriel G. (1998), op. cit., p. 18.

32 Pinçon M., Rendu P. (1985), op. cit.

33 Ibid., pp. 97-98.

34 Ibid., p. 97.

35 Touraine M., Mottez B. (1962), « Classe ouvrière et société globale ».

36 Ibid., p. 243.

37 Noiriel G. (1998), op. cit., p. 18.

38 Ibid., p. 34.

39 Gérard Noiriel voit plutôt dans la personne de Robert Pinot, qui fut secrétaire général du Comité des forges, le meilleur « théoricien » du paternalisme) (voir Pinot R., Les Œuvres sociales dans l’industrie métallurgique, Paris, Armad Colin, 1924).

40 Noiriel G. (1988), op. cit.

41 Il ne s’agit pas ici de refaire une histoire de la relation salariale qui a été l’objet de très nombreux travaux. Le propos est plutôt de puiser, parmi certains de ces travaux, les éléments d’une lecture de cette histoire à travers la grille privilégiée.

42 Castel R. (1995), op. cit.

43 Sellier F. (1984), op. cit.

44 Dockes E. (2009), Droit du travail.

45 Ewald F. (1986), op. cit., p. 129.

46 Castel R. (1995), op. cit., p. 358.

47 Ibid., p. 351.

48 Sellier F. (1984), op. cit., p. 51.

49 Bunel J., Saglio J. (1979), op. cit., p. 50.

50 Ibid., p. 59.

51 Crozier M. (1963), Le phénomène bureaucratique.

52 Ibid., pp. 357-358.

53 Ibid., p. 340.

54 Ibid., p. 333.

55 Ibid., p. 347.

56 Ibid., p. 360.

57 L’auteur préfère cette notion d’« État social » à celle d’« État providence » employée par d’autres mais jugée moins neutre par lui.

58 Castel R. (1995), op. cit., p. 269.

59 Ibid., p. 268.

60 Ibid., p. 317.

61 Ibid., p. 319.

62 Ibid., pp. 378.

63 Sellier F. (1984), op. cit.

64 Ibid., p. 1.

65 Boyer R. (1986), La théorie de la régulation : une analyse critique.

66 Selon les termes de Boyer R. (1986), La flexibilité du travail en Europe.

67 Bertrand H. (1986), « France : modernisations et piétinements ».

68 Segrestin D. (1992), op. cit.

69 Supiot A. (2002), Critique du droit du travail.

70 Didry C. (2002), Naissance de la convention collective. Débats juridiques et luttes sociales en France au début du 20e siècle.

71 Cam P. (1978), « Juges rouges et droit du Travail ».

72 F. Ewald évoque la généralisation d’une conception du contrat comme relation inégalitaire avec l’avènement de ce qu’il nomme la deuxième génération des droits sociaux qui élargit l’emprise du droit social à d’autres domaines, comme la consommation, au milieu des années 1970.

73 Ewald F. (1986), op. cit.

74 Supiot A. (2002), op. cit.

75 Ibid., p. 120.

76 Ibid., p. 123.

77 Ibid., p. 18.

78 Ibid., p. 192.

79 Ibid., p. 67.

80 Ibid., p. 124.

81 Ibid., p. 135.

82 Ibid., p. 170.

83 Ibid., p. 30.

84 Ibid., p. 195.

85 Ibid., p. 211.

86 Ibid., p. 134.

87 Cam P. (1978), op. cit.

88 Ibid., p. 6.

89 Ibid., p. 6.

90 Ibid., p. 8.

91 Ibid., p. 9.

92 Ibid., p. 9.

93 Ibid., p. 9.

94 Ibid., p. 17.

95 Ibid., p. 24.

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