« Ambiguïtés » d’une relation salariale
p. 25-61
Texte intégral
1À bien des égards, le paternalisme constitue un point aveugle des théories « classiques » du capitalisme et du salariat. Chez K. Marx et ses successeurs, domine une conception contractuelle, libérale, du rapport capital-travail1. Il s’agit d’un rapport purement marchand dans lequel se réalisent l’achat et la vente « libres » de force de travail. Dans cette représentation, le prolétariat est une classe sociale « doublement libre » : « libre de toute propriété de moyens de production et ne possédant que sa force de travail » certes, mais aussi « libre de tout rapport personnel, de tout lien juridique avec un maître ou un seigneur […]2 ». De ce fait, comme le souligne A. Morice3, Marx et les auteurs qui s’en inspireront furent contraints de négliger cette composante du rapport capital-travail qu’est le paternalisme. Ils ne purent intégrer le fait que la relation salariale pouvait déborder cette dimension essentiellement marchande et que puisse jouer autre chose qu’un pur échange. Ainsi, prendre en considération le fait qu’un patron conçoive son rôle comme allant bien au-delà de l’échange d’une force de travail contre un salaire, comme c’est le cas dans le paternalisme, ne put entrer dans ce schéma4. De la même façon, le paternalisme ne put que difficilement être pensé dans la logique de la lutte de classes, sinon comme une aberration, « un mode de relations contre nature entre deux classes antagoniques5 ».
2Cette conception initiale, à la fois marxiste et contractualiste, a marqué durablement les représentations de la relation salariale et, partant, les interprétations du paternalisme. À l’aune de cette référence, il apparaît soit comme une impossibilité dans le capitalisme moderne (il est alors renvoyé à des rapports pré-capitalistes), soit comme un « anachronisme » : simple réminiscence d’un passé voué à disparaître ou déplacement volontaire, dans l’entreprise capitaliste, de formes archaïques de rapports sociaux servant une visée de pure domination. Se pose alors la question de la nature de la relation qui se joue. On voit une ambiguïté majeure dans le paternalisme en tant qu’il fonde la relation salariale sur les principes de la domination traditionnelle. De cette ambiguïté découlent tout à la fois les ambivalences et les ambiguïtés mêmes de ses interprétations.
Interprétations du paternalisme
3Que ce soit chez les historiens ou les spécialistes d’autres disciplines qui s’y sont intéressés, le paternalisme a fait l’objet d’interprétations divergentes et, partant, a donné lieu à de nombreux débats et controverses. Au cœur de ces débats revient en permanence un ensemble de questions dont la discussion semble intrinsèquement associée aux caractéristiques du paternalisme en tant que fondant une relation salariale6. Comment interpréter le comportement paternaliste : stratégie délibérée qui avance masquée, adhésion sincère à des valeurs traditionnelles, pragmatisme visant à faire face à des contraintes ? Quel sens donner à la nature de la relation qui se noue entre les employeurs et les salariés : pure exploitation et domination totale, croyances partagées, existence de marges de manœuvre et de capacités d’action de part et d’autre ? Quels motifs doit-on voir dans l’obéissance des salariés : une pure soumission, le partage d’une vision commune, une adhésion feinte ?
4Ces interprétations peuvent être schématiquement rapportées à deux grands courants. Le premier s’inspire des schémas marxistes et foucaldiens. Dans les années 1970 et 1980, il a donné lieu à toute une série de travaux qui a marqué durablement la vision du paternalisme comme modèle disciplinaire et domination absolue fondée sur une mystification idéologique. Le second rassemble des auteurs qui, dans une position critique, voient plutôt dans le paternalisme un système d’interdépendance et un ensemble de réponses pratiques à des contraintes. Associé à un regain d’intérêt de la part des historiens pour le paternalisme à la fin des années 1980 et à l’engagement de nouveaux travaux, il invite à revenir sur certains stéréotypes.
L’expression d’une pure domination
5Dans la veine interprétative inspirée explicitement du schéma marxiste, les observations qui ne concordaient pas avec ses conceptions initiales furent considérées comme des « archaïsmes » et renvoyées aux modes de production pré-capitalistes. On trouve cette option, qui pose une incompatibilité entre paternalisme et capitalisme, chez un auteur comme C. Geffray7. De façon moins radicale, elles ont pu être interprétées par d’autres comme la réminiscence de formes archaïques de rapports sociaux, non libres et non égalitaires, de vassalité et de sujétion personnelle propres à l’Ancien Régime et en principe balayés par la Révolution Française. Ayant perduré aux débuts de l’industrialisation, elles sont toutefois condamnées à terme par le progrès social et par les logiques de développement du capitalisme lui-même. Pour d’autres auteurs inscrits dans cette filiation interprétative, paternalisme et capitalisme ne sont pas incompatibles. Dans ce cas de figure, le paternalisme constitue une réactivation explicite, consciente, de ces formes qui sont alors instrumentées par un patronat qui cherche à servir ses intérêts. Le paternalisme devient l’expression d’une domination absolue, de type féodal, qui est importée dans le capitalisme et qui peut être réinterprétée dans un schéma foucaldien. Il exprime une stratégie délibérée du patronat en vue de la mise au pas et de la disciplinarisation d’une main-d’œuvre qui, dans un premier temps, n’est pas encore socialisée à l’ordre industriel et à la discipline d’usine et, dans un second temps, est par trop encline à entrer en résistance et à contester cet ordre.
Une eugénique de la force de travail
6Dans leur ouvrage de 1976, L. Murard et P. Zylberman interprètent le paternalisme comme une véritable « eugénique de la force de travail8 ». S’inspirant des thèses de Michel Foucault, ils proposent une lecture qui en fait une véritable opération de dressage, tant moral que physique. L’émergence et les caractéristiques de la ville minière, notamment perçue d’un point de vue urbanistique, est le support de leur analyse. Leur point de départ est ce qu’ils appellent « l’âge de la mise au travail », c’est-à-dire le XIXe siècle.
7La « mise au travail » est une socialisation des populations au nouvel ordre industriel. Elle consiste à faire perdre aux ouvriers les habitudes acquises sous l’Ancien Régime, marquées par l’absentéisme et l’irrégularité. Elle s’inscrit dans un projet plus vaste, dans une nécessité plus générale, qui est celle de la constitution du « travailleur en masse » : « la formation du travailleur en masse, la prolétarisation du mineur, passe par un certain dressage somatique détruisant cette seconde nature de l’ouvrier d’Ancien Régime qu’est l’irrégularité, l’absentéisme…9 ». Dans un premier temps, cette mise au travail se fit à n’importe quelle condition du moment qu’elle permettait de faire venir le travailleur à l’usine. La misère, l’entassement dans des taudis, la promiscuité des sexes en furent les conséquences. Dans une seconde étape, la mise au travail s’adossa à une préoccupation pour les aspects d’hygiène et de morale. L’émergence de la ville minière s’inscrit dans cette optique, il s’agit de sortir l’ouvrier de l’indigence et d’assurer « la conversion des masses criminelles en masse laborieuses10 ». L’édification de la ville minière correspond à cette seconde étape où il ne s’agit plus tant de faire venir le travailleur vers l’usine et de l’y fixer mais d’en assurer maintenant la reproduction, et notamment pour des activités qui nécessitent un nombre élevé de travailleurs (les auteurs s’appuient sur le cas de la ville minière d’Anzin qui rassemblait 16 000 ouvriers). Les auteurs voient dans cette reproduction élargie la « fonction princeps » de la ville minière, à travers une action qu’elle déploie de la famille jusqu’à l’intimité du travailleur. Cette action prend la forme d’un dressage et donne à cette ville minière l’aspect d’un véritable « haras humain » : le stock de travailleurs n’est plus renouvelé par des importations en continu de l’extérieur mais bien par la naissance. Cette reproduction se fonde sur une orientation familialiste qui fait de la cité minière « un espace fécond ».
8La ville minière se caractérise par le fait que le paternalisme s’y combine avec « les rigueurs de la claustration ». Elle fonctionne sur un triptyque : l’enfermement, la surveillance et la discipline. C’est tout à la fois une « cité disciplinaire », « traversée et pénétrée de mécanismes disciplinaires » et une « cité punitive » fonctionnant sur un ensemble de dispositifs comme les règlements d’ateliers et de cité, les menaces de mise à pied et de renvoi, l’organisation de l’émulation et de la concurrence entre travailleurs… Le logement correspond à une même exigence disciplinaire. Il constitue tout à la fois un « espace de retranchement » qui permet l’intimité de la famille et sa protection vis-à-vis des tentations potentielles de l’extérieur (le cabaret par exemple) et un « espace de séquestration » devant présenter, tel une cage, « des lieux d’ouverture au pouvoir ». Par là, la cité joue un vaste rôle de moralisation et organise « un investissement disciplinaire des corps » (selon l’expression reprise de Michel Foucault) : « cette “moralisation” […] n’est point cette plus-value qui, indexée sur l’espace de la famille, circonscrite au hors-travail, se surajoute – on ne sait pourquoi – à la discipline d’atelier, mais, focalisée autour de quelques points clés, tel le jardin, où s’exerce un dressage indifférencié, opératoire dans la vie professionnelle comme dans la vie privée, elle pénètre et imprègne toute la trame des rapports sociaux11 ».
9Rapportée aux caractéristiques propres de l’industrialisation française, la ville minière correspond à la mise en œuvre d’une idéologie patronale qui se différencie en bien des points des pratiques répandues dans l’Angleterre de la même époque. La conception de la ville minière s’oppose à celle de ville ouvrière industrielle anglaise : « la cité minière est l’antithèse de la ville ouvrière » « l’anti-taudis, l’anti-faubourg », « à la densité de la ville ouvrière, la cité minière oppose l’étendue ; à la concentration, la juxtaposition ; à la foule, la collection d’individus séparés. Elle désagglomère, désentasse, défait les confusions et répartit les corps […]12 ».
10Le modèle de la ville minière, où savoirs hygiénistes et pouvoirs disciplinaires se combinent, se fonde sur l’idée d’un homme nouveau. Elle cherche à le faire advenir à travers la mise en place d’une véritable « eugénique de la force de travail ». Pour les auteurs, ces expériences peuvent être vues comme autant de « laboratoires pour une société disciplinaire, la nôtre13 ».
Le modèle de la discipline paternaliste
11J.-P. de Gaudemar14 aborde le paternalisme dans un projet plus vaste qui s’intéresse aux différentes formes de la discipline au travail s’étant succédées dans le temps. Il fait ressortir quelques figures exemplaires, comme celle de la ville usine. Celle-ci représente une de ces formes, dont la particularité fut qu’elle visait à exercer un contrôle sur tous les aspects de la vie des ouvriers (aussi bien le travail que le loisir, l’éducation et la famille). Elle renvoie plus largement à ce que l’auteur nomme la « discipline paternaliste ». Le paternalisme a cette caractéristique propre qu’il manifeste une volonté patronale d’imposer une discipline bien au-delà des seuls aspects concernant le travail pour l’étendre à l’existence ouvrière dans son ensemble. C’est l’expression d’un désir de contrôle total. Ce dernier s’exerce d’une double façon, à la fois explicite et détournée. Ainsi, la ville usine se distingue de la ville forteresse qui se réfère au modèle de la « maison de travail » mise en œuvre par J. Bentham ou encore de celui du « couvent industriel », dans lesquels le patronat exerce son autorité en interne. Au contraire, dans la ville usine, le patron organise autour du lieu de production un espace social ayant l’allure d’une ville libre, « espace social où les murs de la forteresse tomberaient pour laisser la place à des barrières plus symboliques mais tout autant infranchissables15 ». Les usines Schneider et la ville du Creusot, par exemple, en constituent une bonne illustration. Elles fonctionnent sur le modèle de l’autorité familiale, mais utilisée ici « de façon caricaturale » et « symbolique » dans le but de discipliner une main-d’œuvre considérée comme potentiellement dangereuse et de maintenir l’ordre. Dans le même sens, la fourniture d’avantages sociaux aux ouvriers n’a pour seuls buts que de contrôler la main-d’œuvre et d’organiser sa dépendance.
12Dans cette interprétation, le paternalisme apparaît largement comme un rapport social de domination qui s’étend aussi hors de la sphère de la production. Dans ce sens, il s’agit d’une perpétuation de l’ordre féodal. L’aspect disciplinaire est particulièrement mis en avant ici : « Il est intéressant de souligner que cette forme si particulière d’organisation sociale ne voit sans doute le jour que pour des raisons disciplinaires, à partir du moment où la garantie d’un ordre interne à la fabrique semble devoir impliquer l’ordre externe, l’ordre de cet “extérieur”, vécu de manière fantastiquement si effrayante par les patrons, d’où surgiraient tous les ferments du désordre des ateliers.16 ».
13Ce « dressage » ou cette « disciplinarisation » que réalise le paternalisme poursuit deux directions. Il s’agit, d’une part, de transformer les habitudes et comportements d’une main-d’œuvre réticente à s’inscrire dans l’ordre industriel ou peu familiarisée à ce dernier. C’est ce que soulignent J. Bunel et J. Saglio17, par exemple. Les patrons doivent tout à la fois « briser les mauvaises habitudes et former une classe ouvrière soumise aux exigences du processus de production industriel ». Les ouvriers doivent quitter leurs habitudes « traditionnelles » (« habitudes d’indépendance », « usage personnel et libre de leur temps », familiarité avec le caractère aléatoire et divers du travail dans les champs laissant des marges de liberté et d’autonomie, temps cyclique et discontinu du travail rural) pour les inscrire dans l’ordre de la régularité et de la prévisibilité (« les ouvriers doivent faire l’apprentissage d’un autre temps, mesuré et quantifié, plus continu que celui de la vie rurale18 »). M. Perrot illustre bien cette situation par la façon dont elle est racontée par un ouvrier : « Pour Simon Parvery, venu des forêts limousines, où il menait l’existence rude mais libre des bûcherons, au Faubourg Saint-Martial de Limoges, où il est contraint de travailler comme manœuvre aux fours à porcelaine, la fabrique, c’est le “bagne” ; et il appelle “manille” – l’anneau du forçat – la pelle dont il se sert pour brasser la braise19. » Il s’agit, d’autre part, et comme le souligne entre autres J.-P. de Gaudemar, d’un comportement patronal face à une classe qu’il pressent comme dangereuse et qu’il s’agit de neutraliser.
Assujettissement et manipulation
14Plus récemment, A. Morice20 nous propose une lecture du paternalisme qu’il prolonge jusque dans ses manifestations actuelles. S’en dégage un ensemble de traits qui situe son analyse dans une même grille d’interprétation que celle des auteurs qui viennent d’être évoqués.
15Tout d’abord, il considère que le paternalisme constitue une inversion du rapport de dépendance dans lequel se trouvait, historiquement, le patronat vis-à-vis d’une main-d’œuvre rare. C’est dans ce sens que l’auteur interprète le projet formulé par F. Le Play : l’attribution sélective d’avantages divers apparaît alors « comme le prix à payer pour attirer et stabiliser le paysan-ouvrier ». La fourniture du logement constitue la clé de voûte de ce dispositif : il organise la dépendance du salarié. Dans ce sens, le paternalisme constitue un dispositif d’assujettissement qui le rapproche des rapports de dépendance d’Ancien Régime : « ainsi, dans un contexte où la servitude était officiellement abolie, le patron ne faisait que reproduire, à la faveur des carences de l’État, un système de prérogatives hérité de l’ancien servage en Europe21 ».
16En second lieu, il considère que le paternalisme possède un caractère profondément « manipulateur », par la capacité qu’il a de faire intérioriser aux dominés la légitimité de la dépendance qu’il organise : « Le paternalisme procède d’une vision cohérente des positions sociales respectives, et tout son génie sera de pousser ceux qu’il met en position de dépendants à en intérioriser la légitimité, voire à revendiquer la perpétuation de cette dépendance22. » Pour ce faire, il met en œuvre tout autant des dispositifs pratiques que des dispositifs réels, imaginaires et symboliques, que sont les discours, les codes et les actes. Cette manipulation repose sur la diffusion d’idées comme celle de l’existence d’une interdépendance entre les classes, fondée sur la fraternité, et sur des images comme celle du patron bienfaiteur. Ce caractère manipulateur se traduit dans les relations que le paternalisme entretient avec la main-d’œuvre. Il oscille en effet entre deux types de comportement : l’infantilisation et la responsabilisation. L’infantilisation « pousse à la faute et ne trouve d’issue que dans un renforcement du contrôle, voire de la violence » ; la responsabilisation « consiste à pousser l’ouvrier vers ce qui garantit le mieux l’ordre industriel : l’ordre familial, censé lui imposer des contraintes de sagesse, frugalité, tempérance, etc23. » Dans ce sens, le paternalisme constitue aussi un « processus de domestication », au sens propre du terme nous dit l’auteur.
Des rapports d’interdépendance et des réponses pratiques à des contraintes
17Le second courant d’interprétation émerge de travaux qui datent des années 1980. Il émane principalement d’historiens qui font retour sur les interprétations précédentes – en invitant à les nuancer – et sur les stéréotypes qu’elles ont véhiculés. Ces analyses sont l’occasion de revenir sur la nature de la domination, sur les motifs et la réalité de l’obéissance ouvrière, sur la latitude d’action des ouvriers vis-à-vis des stratégies patronales. Elles émergent à un moment où de nouveaux regards sont portés sur les réalités sociales et du travail. Dans un contexte où les points de vue marxistes et les raisonnements en termes de domination perdent leur force, elles portent une plus grande attention aux acteurs, maintenant conçus comme dotés d’une relative autonomie et de capacités à l’action.
Une critique des stéréotypes du paternalisme
18Un numéro spécial de la revue Le Mouvement social24 se fait particulièrement l’écho de ces interprétations nouvelles.
19M. Debouzy les situent dans le contexte d’un renouvellement des interrogations sur les rapports de classes et sur l’identité ouvrière qui fait suite à la perspective marxiste. Ces travaux font, en effet, le constat que des relations ambiguës peuvent exister entre patronat et ouvriers, dont le paternalisme est particulièrement révélateur. Ils prennent en effet de la distance avec la conception d’une classe ouvrière homogène et pourvue d’une conscience en tant que telle. Ils invitent à sortir du stéréotype qui fait du paternalisme une domination totale et manipulatrice, avançant masquée sous l’image du patron bienfaiteur et acceptée par des ouvriers reconnaissants et dociles, vision qui suppose « une sorte de capitulation psychologique du travailleur, une abdication de sa volonté allant jusqu’à impliquer une perte d’identité, ceci par identification à l’entreprise et au patron pour lesquels il travaille25 ». A contrario, ils font ressortir le caractère de plus grande complexité que revêtent, dans le paternalisme, les rapports entre patrons et ouvriers.
20La relation paternaliste laisse une latitude d’action et des marges de manœuvre aux ouvriers. Les ouvriers conservent des capacités de résistance et de réaction. Le fait qu’ils semblent s’accommoder de la relation paternaliste ne signifie pas pour autant qu’ils renoncent à toute revendication et qu’ils sont dépossédés de tout pouvoir d’agir. De ce fait, le stéréotype selon lequel le paternalisme aurait réussi « à effacer la conscience de classe, le sentiment d’appartenance à un groupe opprimé » ne se vérifie pas systématiquement. Les ouvriers sont aussi capables de négocier leur fidélité et leur attachement à l’entreprise. La fidélité ne signifie pas acceptation passive, elle suppose un profit en retour pour l’obtention duquel les travailleurs développent des stratégies. De même, les patrons ont peut-être moins de latitude d’action qu’il n’y paraît. Le paternalisme n’a pas forcément eu tous les effets pratiques escomptés ou affichés dans les discours. Ces discours doivent être relativisés, ce qu’ils nous transmettent correspond plus aux aspirations formulées par les patrons qu’à une réalité avérée : notamment parce que « la réalisation, la concrétisation se heurtent dans les faits à des logiques antagonistes »26. Le caractère d’obligations réciproques de la relation donne la capacité aux ouvriers d’influencer le comportement du patron et d’exercer pressions et contraintes. Le patron peut ainsi être en quelque sorte « piégé » par ses ouvriers et se voir enfermé dans son rôle de père, il est alors tenu de s’y conformer. Dans cette relation, le patron est tout autant sous l’œil de ses ouvriers que l’inverse, son comportement doit en tenir compte. M. Debouzy rappelle enfin que, pour M. Perrot, il ne peut y avoir de paternalisme sans consentement et que c’est là une de ses caractéristiques essentielles.
21Par ailleurs, le comportement paternaliste a pu aussi être associé à des situations dans lesquelles il avait un caractère « naturel » et « spontané ». J. Bunel et J. Saglio soulignent ainsi que l’assimilation de l’autorité du patron à celle du père de famille ne relève pas nécessairement de l’alibi, de l’hypocrisie, ou d’une stratégie masquant des rapports réels : « C’est parce que l’entreprise est un cercle familial élargi que le patron conçoit ses rapports avec les salariés sur le modèle du père de famille avec sa progéniture27. » De même, on peut voir dans la relation paternaliste l’existence d’une certaine proximité de points de vue entre patrons et ouvriers. Concernant par exemple le caractère individuel de la négociation, M. Pinçon et P. Rendu notent que les « dispositions patronales » pouvaient rencontrer « certaines dispositions ouvrières » : « Sur ce point aussi, il n’est pas besoin de prêter aux patrons une stratégie consciente de ses fins. Le type de rapports qu’ils eurent avec la classe ouvrière était celui qui pouvait le mieux concilier les origines communes et les proximités maintenues avec les nouvelles places occupées dans l’espace social28. »
Stratégies contraintes et système d’interdépendance
22Dans le même numéro de cette revue, G. Noiriel29 développe une critique de conceptions du paternalisme qu’il juge par trop univoques. Il invite ainsi à prendre en considération la diversité et l’hétérogénéité de situations que recouvre le terme et à considérer les dynamiques qu’il a connues dans le temps : avec l’organisation économique et les rapports sociaux d’ensemble, les conceptions et pratiques se transforment. Dénonçant la trop fréquente absence de définition du paternalisme qui conduit « à considérer de façon identique des réalités bien différentes au cours du temps », il propose de distinguer patronage et paternalisme. L’ordre sur lequel repose le patronage apparaît comme naturel et légitime à ceux qui y sont soumis parce qu’il est identique à celui qui prévalait dans les sociétés agraires et parce qu’il se situe dans une continuité directe avec lui (dans ce cas, il s’agit d’une application « naturelle » à l’industrie des rapports hérités de ces sociétés). À l’inverse, le paternalisme possède un degré plus grand d’artificialité et une distance plus importante par rapport à l’ordre traditionnel : il repose sur une adhésion qui engage plus de contrainte et possède une légitimité moins forte qui nécessite la mobilisation de symboles ad hoc (il s’inspire des rapports traditionnels pour les recomposer).
23Dans le secteur qu’il étudie plus particulièrement, la métallurgie (dans laquelle il voit la mise en place des « formes les plus “achevées” et les plus “théorisées” du paternalisme30 »), patronage et paternalisme correspondent à deux périodes différentes. Le patronage se déploie dans la seconde moitié du XIXe siècle, quand les forges possèdent encore une forte imbrication avec l’agriculture et les sociétés rurales. Le paternalisme qui lui succède apparaît comme une nouvelle forme de contrôle de la main-d’œuvre qui prend son sens dans les transformations économiques et sociales de la fin du siècle. Ce point de vue l’incite à critiquer les interprétations qui ont été largement données des écrits de F. Le Play et du patronage en les confondant avec un paternalisme plus tardif et plus autoritaire. C’est pour cela que, selon lui, le mode de domination qu’est le patronage ne peut pas être compris « à partir des analyses philosophiques et sociologiques qui, en extrapolant les thèses de Michel Foucault, ont voulu interpréter le “paternalisme” en puisant dans le lexique de la “Discipline” (enfermement, caserne, armée, surveillance…)31 », comme le font par exemple L. Murard et P. Zylberman. Il ne peut pas non plus être compris comme une stratégie patronale de substitution du couple travail-salaire par un rapport de service, comme le propose F. Ewald32. Dans ces courants, pour G. Noiriel, la pensée de F. Le Play est par trop caricaturée, notamment parce que le patronage y est vu comme une pure stratégie patronale pour instaurer la dépendance des ouvriers et conforter son autorité. Selon lui, ces interprétations confondent les conceptions de F. Le Play et celles de E. Cheysson, ces dernières correspondant au paternalisme industriel qui, lui, en effet, cherche à organiser un contrôle total de la vie des ouvriers.
24Mais G. Noiriel invite aussi à nuancer cette vision du paternalisme en insistant sur le fait qu’il s’agit moins d’une stratégie formulée ex ante que d’une « stratégie tâtonnante » des patrons afin de faire face à un ensemble de contraintes. Ainsi, pour lui, « la stratégie qu’ils mettent peu à peu en œuvre, à tâtons, sans plan préconçu, constitue une réponse pour faire face à de nombreuses contraintes, la principale d’entre elles étant cette forme minuscule mais réelle de pouvoir que les ouvriers sont en mesure d’exercer sur eux : la dérobade33 ». D’autres auteurs vont dans le même sens. M. Debouzy évoque ainsi M. Levy-Leboyer34 qui, en 1974, insistait déjà sur le fait que la politique de formation et de protection de la main-d’œuvre mise en place par le patronat lui avait été imposée de l’extérieur par les conditions du marché avant de devenir une caractéristique permanente du paternalisme. De même, Y. Schwartz35 refusait de voir uniquement dans le paternalisme une mystification idéologique ou un dispositif visant à neutraliser les antagonismes de classes. Il invitait à le comprendre en tenant compte des contraintes techniques de l’époque et de la nécessité de doter les ouvriers d’une culture technique. En reconsidérant le paternalisme sur cette base, G. Noiriel propose de voir dans le passage du patronage au paternalisme « un cas d’interdépendance » (selon le terme repris de N. Elias), un « processus dialectique où les patrons sont loin d’agir en toute liberté ». Il faut donc, selon lui, cesser de raisonner « en terme de Discipline (patronale) d’un côté et de Résistance (ouvrière) de l’autre36 ».
25Le renouvellement du regard proposé par ces auteurs en apporte une vision plus nuancée. Il porte pourtant plus sur la relativisation de la puissance des patrons et de leurs intentions, de la force de la sujétion et de la domination exercée sur des ouvriers en capacité de résister et de composer, que sur le statut même du paternalisme. Celui-ci reste en effet attaché aux premiers temps du capitalisme et abordé principalement à travers des travaux monographiques historiques quand le premier courant avait tenté d’en rendre compte en tant que système.
26Les débats et controverses entre ces auteurs reflètent les points de vue différenciés portés sur le paternalisme, et sans doute aussi l’hétérogénéité même des pratiques qu’il recouvre. Par ailleurs, ces points de vue ont évolué dans le temps, d’une vision ancrée dans une double perspective marxiste et foucaldienne à une représentation plus nuancée accordant une certaine autonomie aux acteurs. Mais il faut voir aussi dans ces interprétations le reflet des ambivalences mêmes du paternalisme, les auteurs ayant tendance à orienter leur interprétation en poussant à la limite certains de ses traits plutôt que d’autres, et inversement.
Ambivalence du paternalisme
27Une ambivalence majeure du paternalisme est qu’il déplace, ou mobilise, les principes d’une domination traditionnelle dans un nouveau type de rapport social dont la caractéristique intrinsèque est de se fonder sur une domination rationnelle-légale. La relation salariale relève du droit et repose sur la notion de contrat dont les principes sont issus de la Révolution Française et de la philosophie libérale qui l’inspira. De ceci découlent deux problèmes majeurs auxquels sont confrontées les analyses du paternalisme en tant que fondant une relation salariale dans le capitalisme industriel moderne. Le premier tient au rapport d’opposition et de rejet dans lequel il se situe vis-à-vis du droit, tant au plan idéologique que dans la pratique. Le second tient à une véritable énigme que nous trouvons formulée chez A. Morice en ces termes : « Se peut-il que le paternalisme, rapport de soumission qui ne reconnaît que la loi du père (loi métaphorique ou non) s’incorpore à l’économie du capitalisme, qui suppose la liberté formelle de l’offreur de travail37 ? » En effet, comment peut-on concevoir que se concilie ce qui repose sur une sujétion personnelle avec un rapport social fondé sur un contrat stipulant la liberté de contracter et l’égalité formelle entre les parties prenantes ?
28Comment cette ambivalence trouve-t-elle à s’exprimer, et éventuellement à se résoudre, chez les auteurs que nous venons d’évoquer ? Nous voyons qu’elle éclaire les ambivalences mêmes de ces interprétations.
Une vision ancrée dans la société rurale du XIXe siècle
29Dans l’article déjà cité, G. Noiriel pense ce rapport au droit en l’inscrivant dans la distinction qu’il fait entre patronage et paternalisme, vus comme correspondant à deux moments différents de l’histoire du capitalisme. Alors même que, selon lui, cette distance est par trop perçue depuis des points de vue qui s’ancrent dans notre vision contemporaine et, de ce fait, condamnée, il propose d’en rendre compte depuis le contexte de l’époque.
30Il peut ainsi trouver dans les écrits de F. Le Play sur le patronage les éléments d’une critique plus générale des composantes de la domination rationnelle-légale. Elle reflète un point de vue formulé depuis la société rurale du XIXe siècle sur le monde nouveau qui s’annonce avec l’industrialisation et le travail « libre » nous dit G. Noiriel. Elle s’exprime sur un double registre : la méfiance et la condamnation. Les formes de pouvoir qui découlent des processus de mise à distance des individus font plus particulièrement l’objet de cette condamnation. Elles choquaient alors du fait de leur nouveauté. Dans ce sens, F. Le Play critique tout à la fois le droit « élaboré par de lointains spécialistes indifférents aux réalités locales qu’ils ne connaissent pas » ; les règles explicites, écrites, codifiées, pour leur caractère universalisant et abstrait ; l’État et la bureaucratie qui enferment les individus dans un statut juridique au détriment de la diversité des activités et des situations ; le savoir écrit, enfin, face auquel est valorisé un savoir pratique acquis au contact direct avec la réalité.
31À l’inverse, le paternalisme qui suivra entretiendra une moindre distance avec le droit, il pourra même le devancer ou encore l’anticiper en cherchant à l’instrumenter en l’orientant dans un sens favorable à ses intérêts et compatibles avec ses pratiques. G. Noiriel voit une telle visée dans l’action d’un Emile Cheysson. On peut comprendre cette plus grande compatibilité du paternalisme avec le registre juridique à l’aune de la distance qu’il prend progressivement lui-même avec l’ordre traditionnel et les sociétés rurales.
32Encore une fois, les auteurs qui se situent dans la filiation de K. Marx et de M. Foucault proposent des interprétations beaucoup plus radicales de ce phénomène. Les analyses proposées par F. Ewald et A. Morice38 sont emblématiques de cette veine interprétative et de certaines de ses apories.
Le paternalisme : un déni du droit
33Ici, l’opposition du patron paternaliste au droit exprime plus qu’une idéologie, qu’une distance : le droit est un concurrent, c’est un ennemi. Il a une vision essentiellement négative du droit39. À ses yeux, il relève de principes abstraits, élaborés par des personnes éloignées des réalités concrètes de l’entreprise et du travail et avec lesquelles ils sont incompatibles. Il nuit à la bonne « entente » : « pour les patrons, le droit c’est la guerre : il divise au lieu de rapprocher, il provoque disputes, contestation, indiscipline », selon Ewald, et il joue contre l’attachement des salariés en favorisant leur mobilité, pour Morice. Le patron paternaliste cherche à s’en tenir éloigné car il veut rester maître chez lui et refuse l’immixtion de tiers dans ses affaires et dans les relations qu’il entretient avec ses salariés. Les termes de cette opposition permettent de comprendre en quoi le paternalisme peut être considéré, selon F. Ewald, comme une tentative de développement d’une « économie de pouvoir autonome » et pourquoi, dans l’enjeu juridique, selon A. Morice, l’État représente pour ce patronat un véritable concurrent dans la quête pour le monopole du pouvoir.
34Ceci permet aussi d’éclairer les stratégies patronales vis-à-vis des protections apportées au salarié. Celles-ci, nous dit F. Ewald, relèvent d’une justice distributive plutôt que d’un échange égalitaire : il s’agit d’une subvention qui est facultative, c’est une « libéralité patronale » ; le patron prend en considération les situations individuelles et familiales pour moduler la nature et le montant de la subvention, toutes les catégories de salariés n’y ont pas accès. Cette protection est apportée à titre personnel et de façon discrétionnaire. C’est le patron qui a ici la main, aussi bien dans les modalités que dans les critères d’affectation, il en maîtrise les conditions et la portée. On comprend de ce fait la distance qu’entretiennent ces pratiques avec les critères universels sur lesquels la loi va progressivement fonder cette protection et l’opposition qu’ils susciteront chez ces patrons qui n’en veulent pas. Plus largement, pour F. Ewald, le développement de ces pratiques qui relèvent de la bienfaisance, sont autant de tentatives du patronat pour éviter d’avoir à faire à la loi, au droit : tant qu’elles ne relèvent pas du juridique, ces pratiques ne sont pas sanctionnables et, dans un certain sens, organiser ces protections est une façon pour les patrons d’échapper au regard du juge. C’est donc pour cela qu’ils souhaiteront aussi en conserver à tout prix la maîtrise et qu’ils s’opposeront aux tentatives de juridicisation de cette protection. F. Ewald fait remarquer que, en effet, « rien ne pouvait être pire pour le patronage que de voir les principes de l’économie sociale repris comme doctrine juridique40 ».
35Pour l’ensemble de ces raisons, ces auteurs invitent à considérer le paternalisme non pas tant comme un infra-droit mais bien plutôt comme un non-droit ou encore un « déni du droit ».
Un déni de la logique contractuelle
36La relation salariale se fonde sur un contrat qui se définit par les deux principes fondamentaux que sont la liberté de contracter et l’égalité formelle entre les parties prenantes. Le paternalisme a pour particularité de se constituer explicitement en opposition à ces deux principes, ce qui signifie qu’il refuse la logique contractuelle qui est au fondement de la relation salariale. C’est le point de vue soutenu par nos deux auteurs.
37Pour F. Ewald, le « régime du patronage » se constitue par opposition à la régulation juridique de la relation salariale telle qu’elle émane de la Révolution de 1789. Cette régulation stipule l’égalité entre ouvrier et patron et la liberté du travail, dans le cadre de ce que l’auteur nomme « un gouvernement » des ouvriers « par la liberté ». Le paternalisme rejette ce principe d’égalité au profit d’une « dissymétrie fondamentale » entre parties prenantes. La règle de l’égalité y est fortement tempérée par celle de la proportionnalité des besoins. Dans celle-ci, la règle de justice ne suit pas un principe formel d’égalité mais bien d’égalité réelle, ce qui revient pour l’auteur à considérer que cette règle de justice amène à respecter les inégalités de fait. La relation contractuelle abstraite inscrite dans une économie juridique est rejetée au profit d’une relation directe, individualisée et concrète : « Une relation d’homme à homme, presque physique, de corps à corps41. » De ce fait, pour F. Ewald, le paternalisme fonde un « échange de service » plutôt qu’un échange contractuel. Cette notion de service implique « un rapport de dépendance, de subordination, de maître à serviteur » imposant à chacun de se dévouer à l’autre sans commune mesure permettant d’évaluer l’ampleur du don que fait chaque partie. Elle sanctionne le retour à des rapports sociaux antérieurs à la Révolution française appliqués cependant à une réalité nouvelle. Finalement, pour lui, la relation paternaliste établit un lien disciplinaire plutôt que contractuel, au sens où l’entendait Michel Foucault en tant que lien privé fondé sur un rapport de contrainte entièrement différent de l’obligation contractuelle (dissymétries insurmontables, exclusion des réciprocités, subordination non réversible…).
38Dans le même sens, A. Morice considère que le paternalisme fonde « une relation personnelle qui se règle sur une base personnelle et non contractuelle, entre inégaux42 ». Il s’oppose ainsi au modèle du contrat entre égaux. Le statut prime ici sur le contrat, le patron tend plus à y « acheter » une personne que son travail. En s’opposant au droit, en se constituant contre lui et en niant la relation contractuelle, le paternalisme peut en définitive être considéré comme un « déni du salariat ». Ceci permet de comprendre selon lui pourquoi les juristes font preuve des mêmes lacunes sur le paternalisme que les auteurs classiques : « La question du paternalisme comme relation salariale particulière est peu traitée [par les juristes] […], pour la simple raison que cette relation se présente comme un déni de droit, et qu’elle ne peut donc faire l’objet d’un traitement juridique positif.43 »
Sous les règles juridiques : la sujétion personnelle
39Pour autant, le paternalisme ne peut s’extraire complètement des obligations juridiques et du contexte contractuel. Il entretient un lien obligé avec la règle juridique. La nature de ce rapport est multiple : l’évitement : échapper au contrôle et à la sanction juridique, contourner les obligations ; la dissociation entre le caractère contractuel de la relation (la fiction juridique du contrat de travail) et la subordination concrète dans les relations de travail (F. Ewald insiste par exemple sur le rôle que joue, dans ce sens, la discipline d’atelier : ces disciplines qui « font jouer les dissymétries et effectuent la mise en suspens, jamais totale, mais jamais annulée non plus, du droit » selon les termes repris de Michel Foucault). On retrouve là la conception d’un paternalisme éminemment manipulateur. Dans les relations concrètes de travail, bien en deçà d’une simple enveloppe juridique formelle, la sujétion personnelle qu’exerce le paternalisme peut se déployer sans limite. Et c’est aussi pour cela, parce que le droit en définitive ne peut avoir qu’une prise très réduite sur elle, qu’elle peut perdurer dans le temps. Le paternalisme, considéré ainsi par ces auteurs en tant que relation concrète de travail, comporte de nombreuses ambivalences. Morice propose de le définir comme une « relation dialectique » associant des facteurs contradictoires comme « la contrainte et la protection, l’exploitation et la répartition ou la dépendance ou l’autonomie44 ». On retrouve cette même vision chez d’autres auteurs, comme J. Bunel et J. Saglio par exemple, pour lesquels autoritarisme et paternalisme sont le plus souvent liés dans les comportements patronaux : la récompense ne va pas sans la sanction, la fermeté sans la mansuétude, la fourniture d’avantage sans la répression préventive. Les motifs de l’obéissance des salariés, attribués aussi bien à la peur, à l’opportunisme, à l’adhésion feinte qu’à des valeurs communes, reflètent eux-mêmes cette ambivalence.
40Pour A. Morice, cette ambivalence est constitutive du paternalisme et permet de le caractériser d’une manière générique, au-delà de la diversité de ses manifestations dans le temps (soulignons que c’est un des rares auteurs à s’intéresser au paternalisme jusque dans ses expressions les plus récentes). Il distingue ainsi trois formes du modèle paternaliste qui lui permettent de dégager les traits structurants de cette relation : le « modèle Babar » (modèle imaginaire tiré de l’illustré Le roi Babar de J. Brunoff paru en 1952) met en évidence « la nature profondément manipulatrice du paternalisme » et sa « dimension infantilisante » ; le « modèle des maîtres de forge », articulant « bienveillance et surveillance », fait ressortir la distance qu’entretient cette relation avec les relations de type contractuel, révélatrice d’une « résistance multidirectionnelle autant qu’obstinée à toutes les prérogatives que le salariat offre aux deux protagonistes qui font face au patron-père, à savoir le travailleur et l’État » ; le troisième est celui du « paternalisme hybride » qui renvoie plus à ses transformations actuelles : « Continuation d’un système de contrôle utilisant les ressources idéologiques de la métaphore paternelle, mais rupture du pacte de protection contenu dans cette référence.45 »
41Deux considérations ressortent de l’ensemble de ces propos. D’un côté, pour certains auteurs, le paternalisme comme relation salariale fondée sur une domination traditionnelle appartient à un passé révolu, celui dans lequel le capitalisme ne s’est pas encore totalement extrait de l’emprise des sociétés rurales traditionnelles. D’un autre côté, il ne peut être considéré dans ses rapports avec le capitalisme que dès lors que lui est accordé le statut d’un déni du salariat (i.e. d’une « anti » relation salariale). C’est une forme archaïque de rapport social qui est transposée dans le capitalisme, non pas tant comme réminiscence du passé mais bien d’une façon délibérée. Ainsi, pour A. Morice, le paternalisme peut être vu comme la récupération d’un « ordre séculaire domestique » par le capitalisme mais toutefois de manière dénaturée, il y est adapté. En outre, le caractère de relation concrète de travail qui lui est donné permet de soutenir l’idée selon laquelle, en deçà de la régulation juridique croissante dont la relation salariale fait l’objet dans le temps, une sujétion personnelle peut continuer de se déployer dans l’entreprise où le patron règne en maître.
42En définitive, c’est une question majeure qui est posée à travers ces interprétations, et par le paternalisme lui-même, celle du rapport de la domination traditionnelle avec le capitalisme industriel moderne et avec le rapport social qui lui est consubstantiel : la relation salariale. Il s’agit maintenant de prendre cette question au sérieux et de tenter de lui apporter quelques éclairages. On propose ici de le faire en adoptant une grille de lecture wébérienne. Au regard des interprétations évoquées jusqu’à présent, cette ambition se fonde sur quatre partis pris de départ :
- On prend acte du fait que des manifestations du paternalisme ont perduré jusqu’à nos jours. Ces manifestations ne sont pas interprétées comme les traces de formes archaïques de rapport social dont la permanence relèverait des « retards » de certains segments du système productif (les petites entreprises par exemple, ou des secteurs d’activité en particulier). Au contraire, il s’agit de considérer que le paternalisme (et plus largement le registre traditionnel) a été en capacité de s’adapter au temps long du capitalisme et a qu’il a connu certaines dynamiques.
- On propose de rendre compte de ces dynamiques à partir des rapports dans lesquels le paternalisme a été avec le capitalisme et ce, jusque dans la période la plus récente. Ceci suppose de rompre avec certaines visions et interprétations. D’une part, il s’agit de considérer que le paternalisme n’est pas un pur anachronisme au regard du capitalisme. De l’autre, il s’agit de sortir du registre de la dénonciation et de la condamnation qui caractérise de nombreux travaux (dénonciation d’une pure exploitation au regard des canons du rapport salarial inscrit dans le droit social par exemple, pas loin pour certains de pratiques esclavagistes ; condamnation morale ou condamnation « objective » au nom de l’inéluctabilité du progrès, qu’il soit technique, social ou encore économique et politique). Ces travaux enferment l’analyse dans un point de vue normatif et qui tient aux ambivalences mêmes du statut qui lui est généralement accordé (impossibilité dans le capitalisme, réminiscence du passé, déni du droit et du salariat…). À l’inverse, en l’abordant à travers ses propres logiques et ses propres acteurs, on considérera le paternalisme comme un phénomène en soi, ayant ses propres rationalité et cohérence.
- Le paternalisme n’est pas considéré sous le seul angle des stratégies patronales mais bien en tant que relation salariale. Ceci signifie, d’une part, qu’il existe une interaction entre les parties prenantes et, de l’autre, qu’on peut y voir l’expression d’un compromis salarial (entendu au sens de concessions que chaque partie accepte de faire en direction de l’autre dans la mesure où elle y trouve son compte).
- L’analyse du paternalisme n’est pas une fin en soi en tant qu’il serait un phénomène marginal, à part. En le considérant dans ses dynamiques et dans ses rapports avec le capitalisme, et du fait de ses ambivalences mêmes, on considère qu’il se fait le révélateur précieux des grandes tendances d’évolution que la relation salariale a connues jusqu’à nos jours.
Une grille wébérienne pour comprendre les rapports du paternalisme avec le capitalisme
43Proposer une lecture des rapports du paternalisme avec le capitalisme à partir d’une grille wébérienne peut passer pour un contresens. En effet, on peut noter chez M. Weber le même « aveuglement » vis-à-vis du paternalisme que celui dont ont fait preuve d’autres auteurs classiques. Et même si ce n’est pas pour les mêmes raisons, les schémas d’intelligibilité qu’il propose peuvent conduire à une même conclusion que chez K. Marx : celle d’une incompatibilité du paternalisme avec le capitalisme. Rappelons en effet que M. Weber plaçait au cœur du développement du capitalisme une lutte constante avec les principes du traditionalisme, ceux-là mêmes dont s’inspire le paternalisme. A priori donc, toute possibilité d’articulation entre les deux paraîtrait exclue. Mais les conceptions de M. Weber sont en définitive plus complexes et plus nuancées. Par ailleurs, les raisons de cette incompatibilité peuvent être mobilisées comme la clé principale de l’analyse en tant qu’elles sont au cœur des ambivalences majeures de la relation salariale paternaliste. Cette grille wébérienne repose en effet sur deux attendus : le paternalisme fonde la relation salariale dans une domination de type traditionnel, caractéristique à laquelle il doit son ambiguïté en tant que relation salariale et qui fait celles des analyses qui en ont été proposées ; ses dynamiques peuvent être lues à travers la grille de la lutte entre traditionalisme et capitalisme rationnel que M. Weber plaçait au cœur de son analyse du capitalisme : elle en constitue le moteur même.
Le paternalisme : une forme de subordination salariale ancrée dans une domination traditionnelle
44Weber nous permet de considérer que l’activité des personnes prend son sens et s’oriente au sein d’une pluralité d’univers de valeurs, irréductibles les uns aux autres. Dans ces univers, sont admis comme légitimes des modes de relation et de domination différents et dont les principes s’opposent.
45Ainsi, nous dit-il, la domination a un caractère traditionnel (« domination traditionnelle ») lorsque « sa légitimité s’appuie, et qu’elle est ainsi admise, sur le caractère sacré de dispositions […] transmises par le temps (« existant depuis toujours ») et des pouvoirs du chef. Le détenteur du pouvoir (ou divers détenteurs du pouvoir) est déterminé en vertu d’une règle transmise. On lui obéit en vertu de la dignité personnelle qui lui est conférée par la tradition. Le groupement de domination est, dans le cas le plus simple, principalement fondé sur le respect […] et déterminé par la communauté d’éducation […]46 ». Dans ce type de domination, l’obéissance va « à la personne appelée à cette fin par la tradition ou par le souverain qui détermine la tradition ». Par ailleurs, il existe un « arbitraire traditionnel » dans la mesure où la domination s’exerce tout à la fois en vertu du respect de la tradition qui en détermine le contenu mais laisse aussi une certaine latitude d’action au détenteur du pouvoir, de façon discrétionnaire : dans ce dernier cas, le détenteur du pouvoir peut « selon une faveur ou une disgrâce librement dispensées, une inclination ou une aversion personnelles, et d’une façon strictement personnelle […], manifester sa « protection » par un arbitraire qui suborne […]. Pour autant qu’il procède selon des principes, ce sont ceux de l’équité matérielle éthique, de la justice et de l’opportunité utilitaire […]47 ».
46La domination traditionnelle s’oppose à la domination « rationnelle-légale ». Celle-ci se fonde sur des principes formels et repose sur « la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu’ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens ». L’obéissance ne va pas ici à des personnes mais à des règlements, et plus particulièrement « à l’ordre impersonnel, objectif, légalement arrêté, et aux supérieurs qu’il désigne, en vertu de la légalité formelle de ses règlements et dans leur due48 ». Le détenteur du pouvoir, lui-même, obéit à cet ordre impersonnel ; il agit en fonction de celui-ci. La direction administrative des groupements rationnels (il peut tout autant s’agir d’un État que d’une entreprise capitaliste privée) se fonde sur la compétence de « fonctionnaires », dans la mesure où elle se caractérise par la séparation entre l’exercice de la fonction et la propriété des moyens. Ces fonctionnaires obéissent aux seuls devoirs objectifs de la fonction pour laquelle ils ont été recrutés en vertu des qualifications professionnelles spécialisées qu’ils possèdent. Pour Weber, la domination légale se caractérise par une administration de type bureaucratique dans le même temps que celle-ci représente le type « le plus pur » de la domination rationnelle-légale.
47Chez M. Weber, la domination traditionnelle renvoie plutôt au type de rapports que pouvait entretenir un seigneur avec ses serviteurs. Dans les groupements concernés par cette domination, en effet, selon lui, le détenteur du pouvoir n’est pas un supérieur mais un seigneur ; la direction administrative est le fait de serviteurs personnels (membres de la famille, esclaves, affranchis, clients, colons, serfs, fonctionnaires domestiques, vassaux, favoris…) ; les gouvernés ne sont pas des membres du groupement mais des sujets. Weber distinguait cependant plusieurs types de domination traditionnelle. Les types primaires de domination traditionnelle se caractérisent par l’absence d’une direction administrative personnelle du détenteur de pouvoir : il s’agit de la gérontocratie et du patriarcalisme primaire. Le « patriarcalisme » primaire est défini comme « la situation dans laquelle, au sein d’un groupement (domestique), la plupart du temps économique et familial primaire, un seul homme, désigné (normalement) selon les règles de succession fixes, exerce la domination49 ». Dans celui-ci, on a plus affaire à des « associés » qu’à des sujets. Ce sont des associés dans le sens de la tradition et non pas des membres qui le seraient en vertu d’un statut. Le détenteur du pouvoir et la façon dont il oriente son pouvoir correspondent à la conception que les dominés, c’est-à-dire les associés, s’en font. Cela signifie que « cette domination est en réalité le droit traditionnel propre du détenteur du pouvoir, mais qu’elle doit être exercée matériellement comme droit prééminent des associés, par conséquent dans leur intérêt, et qu’elle ne lui est donc pas donnée en toute propriété50 ». Dans ce sens, le pouvoir dépend de la volonté d’obéir des associés. Le patriacarlisme se transforme en « patrimonialisme » dès lors qu’existe, dans le groupement, une direction administrative. Dans le patrimonialisme, les associés deviennent des sujets. Le droit du seigneur est un droit personnel qu’il s’est approprié. L’assujettissement à la tradition s’efface au profit de l’arbitraire, du favoritisme et de la grâce (le « sultanisme » étant la situation la plus poussée du développement d’un arbitraire non lié à la tradition). Dans l’introduction de L’éthique économique des religions mondiales, M. Weber considère plus généralement le patriarcalisme comme le mode le plus répandu de domination reposant sur le traditionalisme. Il renvoie aussi bien à la « domination du père de famille, du mari, de l’aîné sur les membres de la maison et de la famille ; du maître et du patron sur les esclaves, les dépendants et les affranchis ; du maître sur sa domesticité ; du prince sur les employés de sa maison et de sa cour, sur les ministres, les clients, les vassaux ; du maître patrimonial et du prince sur les “sujets” ». Dans cette domination patriarcale, « la volonté et la grâce du maître s’exercent en toute liberté, évaluant, en principe, en fonction de relations non pas “objectives”, mais uniquement “personnelles” : dans ce sens, elles sont “irrationnelles”51 ».
48Par rapport à ce schéma, le paternalisme a pour caractéristique qu’il opère une transposition des principes de la domination traditionnelle dans une relation qui a pour particularité son caractère formellement libre. Elle ne peut donc être complètement assimilée aux différentes formes décrites par Weber, notamment aux rapports entre seigneurs et serviteurs et relevant de la domination politique. De même, elle ne peut être confondue avec des formes de sujétion propres au patriarcalisme et au patrimonialisme, qu’elles concernent des associés ou des sujets ou qu’il s’agisse de formes plus totales de subordination (de « contrainte absolue ») comme dans le cas de relations entre maîtres et esclaves. Mais, bien qu’engendrée par un contrat formellement libre, la relation entre le travailleur et son patron engage de même un rapport de domination et qui s’inscrit dans le cadre d’une obéissance qui revêt ici un caractère formellement « volontaire52 ». Nous invitons à voir dans cet entre-deux, dans ce rapprochement entre sujétion personnelle et relation formellement libre, la particularité de la relation salariale que dessine le paternalisme. Elle constitue une forme de subordination dans laquelle s’exerce une autorité de type « traditionnel ». Le paternalisme réfère les relations entre l’employeur et ses salariés au modèle de la famille traditionnelle, dans laquelle c’est l’autorité paternelle qui fait loi et où les hiérarchies se bâtissent sur le respect de la tradition et sur le respect dû à l’âge. De la même façon que dans la famille, la relation y est personnelle, sans médiation. Dans tout un ensemble de droits et de devoirs, d’obligations réciproques, l’employeur tend à se comporter avec ses salariés comme un père de famille se comporterait avec ses enfants à qui il apporte sa protection en contrepartie de leur obéissance. La stabilité est un des principaux traits de cette relation. Cette inscription dans la domination traditionnelle permet de mieux comprendre la distance qu’elle entretient avec le droit, qu’il soit purement libéral avec la notion de contrat entre égaux ou social, avec la fourniture de garanties collectives basées sur des critères objectifs et universels. Ce rapport distancié prend son sens dans l’opposition des principes de la domination traditionnelle avec ceux de la domination rationnelle-légale privilégiant, à l’opposé, les règlements et la loi et les formes de subordination qui lui sont associées. Dans le même temps, s’agissant de la relation salariale, elle compose nécessairement avec elle.
La lutte du capitalisme rationnel avec le traditionalisme pour comprendre les dynamiques
49Le capitalisme, ou plus largement la notion de profit qui lui est attachée, ne constituait pas pour M. Weber une particularité de la période récente ni des sociétés occidentales. En effet, pour lui, il est possible de les rencontrer à des époques bien différentes et dans d’autres espaces. Ce qui fait la différence, cependant, c’est la forme selon laquelle il s’y manifeste et s’y développe.
Le capitalisme rationnel
50M. Weber distinguait ainsi différentes formes du capitalisme au sein d’une grande ligne de clivage entre « capitalisme irrationnel » et « capitalisme rationnel ». Le capitalisme aventurier ou commercial, le capitalisme usurier ou encore le capitalisme « de parias », entre autres, relèvent de la première. Dans celle-ci, la recherche du profit s’opère de différentes façons : prêts à intérêts « exploitant la détresse d’autrui », butin, impôts, honoraires administratifs, usure publique… Le capitalisme rationnel se distingue par la recherche d’un profit orienté vers les possibilités d’échange (le gain est attendu de l’exploitation d’opportunités d’échange qui font l’objet d’une recherche systématique) et visé de manière rationnelle.
51C’est l’émergence et le développement du capitalisme rationnel qui caractérisent en propre les sociétés occidentales : « Ériger ce capitalisme en système est resté l’apanage du développement moderne occidental depuis la fin du Moyen-Âge53. » R. Collins54 prête à Weber, dans ses derniers écrits, une théorie des origines du capitalisme qu’il qualifie d’« institutionnelle » : il établit une série de chaînes causales, entendue au sens des effets que des arrangements institutionnels ont pu avoir les uns sur les autres. Ainsi, différents facteurs ont dû se combiner pour que le capitalisme rationnel puisse se développer à grande échelle : l’existence d’un État au sens moderne du terme (c’est-à-dire établi sur la base d’une constitution fondée sur des principes, une administration spécialisée et des droits du citoyen) et d’un droit rationnel ; l’existence d’une bourgeoisie et d’un éthos rationnel de la conduite de la vie (le déploiement d’un mode de pensée capitaliste) ; l’existence d’une science et d’une technique rationnelles ; la liberté du marché ; un travail rendu libre et disponible… Ces facteurs sont étroitement associés à des traits propres à l’évolution des sociétés occidentales. Plus largement, le capitalisme rationnel, et les conditions qui ont prévalu à son émergence et à son développement, procèdent d’un rationalisme et de formes de rationalisation propres aux sociétés occidentales (rationalisation du droit, de la technique, de la conduite de la vie…). Dans ce domaine, ces dernières peuvent être distinguées des autres civilisations d’un double point de vue : elles ont été les seules à avoir poussé la rationalisation à son « plein développement »55 ; dans le contexte occidental, le processus de rationalisation peut être plus particulièrement qualifié comme « l’emprise croissante d’une rationalité formelle fondée sur l’application méthodique de règles et de procédures qui permettent calculabilité et prévisibilité56 ».
52Le capitalisme rationnel procède d’un tel rationalisme, dans la mesure où il est principalement fondé sur le calcul : « ses initiatives peuvent s’exprimer par des raisonnements chiffrés ou comptables » et son unité de base est l’entreprise capitaliste rationnelle dont l’attribut spécifique est le compte capital (« entreprise lucrative qui contrôle sa rentabilité de manière chiffrée au moyen de la comptabilité moderne et de l’établissement d’un bilan57 »). Il se caractérise par un degré élevé de rationalité formelle. Il suppose tout à la fois : une organisation rationnelle de l’entreprise, c’est-à-dire à même de mettre en œuvre des ressources de manière planifiée dans le but de faire des gains calculables ; une disponibilité et un agencement de ces ressources tels que cette mise en œuvre soit possible ; des ressources qui doivent elles-mêmes être calculables, ainsi que leurs performances ; l’existence et la mise en œuvre d’outils et d’instruments pour calculer, comme la comptabilité rationnelle.
53Pour se développer, le capitalisme rationnel a eu besoin que s’opère un tel processus de rationalisation. En effet, son existence et son expansion ont été conditionnées par la rationalisation de certaines sphères de la société. Celle du droit, dans la mesure où, parce qu’il se fonde sur la prévision, le capitalisme nécessite qu’existe une structure juridique à même de garantir les investissements qu’il fait et de protéger le commerce prévisible qui conditionne la croissance de l’entreprise. Par ailleurs, il a induit des formes nouvelles de relations qui demandaient à être juridiquement protégées (reconnaissance de dettes, hypothèques, action ; régulation juridique formelle du libre-échange…). Ainsi, parce que « l’exploitation capitaliste doit, pour connaître une gestion rationnelle, pouvoir compter sur le fait qu’elle est l’objet d’une justice et d’une administration supputables58 », elle a besoin d’un droit formel, hautement calculable (i.e. « sur lequel on peut compter comme sur une machine »). Ce type de capitalisme a aussi eu besoin d’un État rationnel, qui se caractérise par une gestion administrative de type bureaucratique, c’est-à-dire elle-même prévisible et garante de régularités, qui contribue au développement du droit formel et qui établit une politique économique, en soi favorable au capitalisme rationnel : « Seul l’Occident a mis à la disposition de la pratique économique un droit et une administration de ce type ; dotés de cette perfection dans la technique juridique et dans le formalisme59. »
54À son tour, le capitalisme rationnel nourrit le processus de rationalisation. D’une part, il contribue à l’extension d’une rationalité formelle. L’entreprise rationnelle s’est généralisée et avec elle, sa logique, ses modes d’organisation et de gestion. Au moment où il écrit, M. Weber insiste ainsi sur le fait que tous les besoins quotidiens sont couverts par cette voie et que, par ailleurs, aucune entreprise ne peut plus fonctionner sans respecter les normes imposées par l’ordre économique capitaliste (« le fabricant qui s’oppose durablement à ces normes est, au plan économique, immanquablement éliminé60 »). Cette généralisation de l’entreprise rationnelle conduit elle-même à une extension de la rationalisation des facteurs de production, le travail par exemple, puisque l’organisation rationnelle d’un travail qui doit nécessairement être libre est au cœur du capitalisme rationnel en tant que ce dernier nécessite le recours à des facteurs de production qui soient eux-mêmes prévisibles et calculables (fractionnement du processus de production selon des critères scientifiques, recours à l’usage d’appareils mécanisés et à une technique rationnelle…). D’autre part, le capitalisme a besoin de la permanence des sphères rationalisées dans lesquelles il trouve les conditions qui lui sont nécessaires. Ainsi, selon Weber, parce qu’il ne peut exister sans une « administration permanente, rigide, intensive et prévisible », le capitalisme rationnel « requiert la bureaucratie61 ». La bureaucratie apparaît comme une « forme emblématique du rationalisme occidental » et elle est elle-même un facteur de la rationalisation croissante des sociétés occidentales : « Son apparition et son extension ont par conséquent agi “révolutionnairement”... dans un sens qui est propre à la marche en avant du rationalisme en général dans tous les domaines62. » La bureaucratie se développe corrélativement à la rationalisation de l’entreprise sous sa forme capitaliste et, avec la généralisation de cette dernière, l’emprise de la gestion rationnelle sous la forme de l’organisation administrative de type bureaucratique s’étend de façon croissante dans la sphère de l’entreprise privée.
55L’opposition du capitalisme rationnel avec le traditionalisme prend tout son sens dans ce schéma.
L’opposition du capitalisme rationnel avec le traditionalisme
56Pour s’imposer, le capitalisme rationnel butte en premier lieu sur le comportement de type traditionaliste qui, nous dit M. Weber, est « l’adversaire auquel fut confronté au premier chef l’“esprit du capitalisme”63 ». Ancré dans le respect d’une tradition à laquelle est conféré un caractère sacré, ce comportement prédispose « à n’agir et à ne gérer que de la manière qui a été transmise par les ancêtres64 ». Il fonde l’action sur des routines et la reproduction des coutumes.
57Le comportement traditionaliste n’est pas incompatible avec l’activité économique et certaines formes capitalistes d’entreprise. Mais, même dans ces cas, il lui en manque fondamentalement « l’esprit », puisqu’il se caractérise par une répugnance et une incapacité à sortir des « sentiers battus » en cherchant à maintenir les choses en l’état. Il constitue donc autant de freins à la rationalisation nécessaire au développement à grande échelle du capitalisme. M. Weber cite ainsi le cas de figure de marchands-entrepreneurs de l’industrie textile du milieu du XIXe siècle. C’est une forme d’organisation capitaliste : l’activité des entrepreneurs est purement marchande, ils ont mis en circulation des capitaux dans leur affaire, le processus économique a une certaine objectivité à travers l’existence d’une comptabilité. Mais, au regard de l’esprit qui anime ces entrepreneurs, on peut parler d’une économie « traditionnelle » : « Le fonctionnement de l’entreprise était dominé par un mode de vie traditionnel, un niveau de profit traditionnel, une quantité de travail traditionnelle, une manière traditionnelle de gérer les affaires, de définir les relations avec les ouvriers et avec une clientèle qui était elle-même, pour l’essentiel, traditionnelle, ainsi que par un mode traditionnel de recrutement de la clientèle et d’écoulement de la marchandise65. » Le changement vient de certaines catégories de population, qui rompent avec le comportement traditionnel, développant « des qualités éthiques [qui] sont spécifiquement d’une autre nature que celles qui étaient adéquates au traditionalisme du passé66 », sous-tendue non pas tant par une envie de consommer que d’acquérir. Elles rendent possible « un rendement infiniment plus intense » à travers la rationalisation, la réorganisation de l’activité, de nouvelles relations engagées tant avec les ouvriers qu’avec la clientèle. Ce faisant, ces entrepreneurs d’un style nouveau engagent l’ensemble de l’activité dans une concurrence qui contraint les autres entrepreneurs à adopter les mêmes pratiques au risque, sinon, de régresser et disparaître. Dans ce contexte, le comportement traditionnel n’est plus de mise, ou bien il conduit les affaires à péricliter. M. Weber voit ces dispositions particulières dans les catégories appartenant aux couches moyennes de la classe industrielle « qui cherchaient à s’élever » ou encore de parvenus aux origines modestes. Le comportement de celui qui rompt avec la tradition et « innove » suscite une vague de méfiance, il est dans un premier temps condamné.
58Ce comportement traditionaliste, M. Weber le repère aussi chez les ouvriers. Il en cite deux exemples. Celui d’ouvriers qui, alors qu’ils se voyaient offerts une augmentation de salaire pour les inciter à un meilleur rendement, allaient au contraire réduire leurs efforts. M. Weber nous dit à leur propos que, le supplément de gain les intéressant moins que la réduction du travail, ils arrêtaient de travailler quand la quantité de travail accompli leur permettait, avec les nouveaux tarifs, de couvrir leurs besoins « traditionnels ». Celui de ces jeunes ouvrières allemandes, incapables de changer leur façon de faire, de s’adapter à de nouveaux modes d’organisation du travail ou encore d’augmenter leur rendement et refusant, par-là, de sortir du cercle de leurs routines. Manque encore chez ces travailleurs une disposition qui leur ferait considérer le travail comme une fin en soi, qui ne peut être que le résultat « d’un processus éducatif de longue haleine67 ».
59L’opposition entre traditionalisme et capitalisme rationnel renvoie par ailleurs à une tension entre les deux types de la domination et de l’autorité légitimes dans lesquels ils se fondent. Le capitalisme rationnel appelle une domination de type « rationnel-légal », fondée sur le droit et la loi, et une administration de type bureaucratique. Il s’oppose en cela à l’ordre et à l’autorité traditionnels, fondés à la fois sur l’arbitraire de la relation personnelle et sur la déférence au passé, qui caractérise le traditionalisme. Pour autant, peut-on considérer que les traits traditionnels de l’organisation productive, des comportements et des relations de travail disparaissent de façon systématique avec le capitalisme rationnel ? Non, nous permet de répondre M. Weber car, en dépit de leur antagonisme et de leur lutte, ils peuvent coexister dans des compromis pratiques et dans la diversité de la réalité.
Traditionalisme et capitalisme rationnel
60Au-delà des idéaux-types qu’il propose, en effet, la réalité apparaît toujours comme particulièrement composite chez Weber. Comme il le souligne lui-même « […] il n’est nullement question ici que toutes les formations empiriques de domination correspondent nécessairement et “purement” à l’un de ces types. Tout au contraire, la majorité écrasante de ces formations représente une combinaison ou un état de transition entre plusieurs de ces types68. » La bureaucratie patrimoniale, qui relève de formes de domination pour partie rationnelle et pour partie traditionnelle, est un exemple d’une telle combinaison. L’état de transition peut être particulièrement illustré avec l’étude qu’il réalisa sur la situation des ouvriers à l’est de l’Elbe. Il y montre en effet la dissolution des rapports de domination personnelle de type patriarcal et leur remplacement par des rapports de domination impersonnelle reposant sur le travail formellement libre (passage de la domination personnelle à la domination de classe). Il souligne à cette occasion les contradictions et les tensions liées au fait que les employeurs cherchent à maintenir les modes de gestion patriarcale alors même que les conditions qui présidaient à leur existence ont disparu : dissolution de la communauté d’intérêt, réorganisation de toutes les relations sociales par l’économie monétaire, volonté des salariés de sortir des rapports de dépendance personnelle69…
61Par ailleurs, il avait eu l’occasion de mettre en évidence une certaine adéquation entre patriarcalisme et patrimonialisme avec certaines formes de capitalisme, comme le capitalisme commercial, le capitalisme de ferme des impôts, de concession et d’achats des charges, le capitalisme des fournisseurs de l’État et du financement des guerres, le capitalisme de plantation ou encore le capitalisme colonial, autant de formes de profit qui se satisfont d’une absence de prévisibilité et de calculabilité des gains. À l’inverse, cela lui permettait de rappeler la distance entre cette forme de domination et le capitalisme sous sa forme « rationnelle ». « L’entreprise de profit à capital fixe et à organisation rationnelle du travail libre, laquelle est orientée vers le marché des consommateurs privés » ne fonctionne pas sous ce type de domination car elle correspond à une forme de capitalisme qui, à la différence des précédentes, est particulièrement sensible « aux irrationalités de la justice, de l’administration et de l’imposition qui perturbent la possibilité de calcul70 ». Mais, en insistant à nouveau sur le caractère composite de la réalité, M. Weber a cependant considéré que la conduite traditionnelle d’entreprises insérées dans le capitalisme rationnel est une possibilité « qui peut se présenter dans la réalité ». C’est le constat qu’il fait dans l’Ethique protestante : « […] des exploitations dont la gestion par des entrepreneurs privés prend la forme d’une rotation du capital (en l’occurrence, de l’argent ou des biens qui ont une valeur-argent) en vue d’un profit par achat de moyens de production et vente de produits, qui sont donc gérées sans aucun doute comme des “entreprises capitalistes”, peuvent, malgré tout, présenter un caractère “traditionaliste”. Même au cours de l’histoire économique moderne, ce cas était plus régulier qu’exceptionnel […]71 ». Dans ce sens, pour M. Weber, il n’y a pas nécessairement de rapport direct de dépendance entre la forme d’exploitation capitaliste et l’esprit du capitalisme mais plutôt un rapport d’adéquation qui ne signifie pas l’existence d’une loi.
62De même, pour lui, certaines activités organisées sous la forme de l’entreprise capitaliste peuvent entretenir un rapport privilégié avec un esprit traditionaliste : « Faire fonctionner une banque, par exemple, ou un commerce d’exportation en gros, ou encore un magasin de détail important, ou enfin une grande maison de production-distribution […] de marchandises fabriquées dans le cadre de l’industrie domestique : voilà qui n’est possible que sous la forme d’une entreprise capitaliste. Cependant tout cela peut être conduit dans un esprit strictement traditionaliste : les affaires des grandes banques d’émission ne doivent absolument pas être gérées autrement ; pendant de longues périodes, le commerce outre-mer s’est effectué sur la base de monopoles et de règlements de caractère strictement traditionnel. ». Enfin, il considère que la pénétration de « l’esprit capitaliste » se fait de façon différenciée et dans des temporalités différenciées selon les activités. Ainsi, « dans le commerce de détail, […] la révolution qui met fin à l’antique traditionalisme bat encore son plein72 ».
Un processus historique et social
63Ces différents éléments nous font voir dans la lutte entre traditionalisme et capitalisme rationnel un double processus, historique et social.
64Weber voyait dans cette lutte une tendance de fond du capitalisme rationnel : elle tient à la nature même de celui-ci. De ce fait, en tant qu’invariant du capitalisme, il faut considérer qu’elle possède une grande permanence dans le temps. C’est en cela qu’on peut lui accorder ce caractère de processus historique. Par ailleurs, Weber avait noté que la pénétration de l’esprit du capitalisme dans les différents secteurs d’activité s’opère dans la durée en suivant des rythmes différenciés selon les cas. Enfin, il faut prendre acte que le capitalisme varie au cours du temps et que, depuis la période où Weber écrit, son développement a emprunté des voies différenciées. Elles peuvent être appréhendées à travers la distinction de grandes périodisations.
65Les auteurs régulationnistes identifient la succession de trois grands régimes d’accumulation du capitalisme, chacun étant associé à un mode de régulation particulier. Une première phase, qui s’est déployée tout au long du XVIIIe siècle, est caractérisée par une « régulation à l’ancienne », dont on suppose qu’elle repose largement sur des principes traditionnels. Au cours de la seconde phase, de la fin du milieu du XIXe siècle jusque dans l’entre-deux-guerres, c’est une « régulation concurrentielle » qui domine. Elle se fonde essentiellement sur des mécanismes de coordination par le marché. Enfin, la troisième phase, particulièrement intense après la Seconde Guerre mondiale, se caractérise par une « régulation monopoliste », ou encore « administrée73 ». À ces découpages font écho les réflexions de Boltanski et Chiappelo74 mettant l’accent sur les idéologies – croyances, valeurs et représentations – qui sous-tendent le développement du capitalisme au cours de ces différents phases. Il s’agit de s’intéresser aux variations historiques des idéologies associées au capitalisme en s’attachant à montrer que différents « esprits » l’ont animé tout au long de son histoire75. Le « premier esprit » est propre au capitalisme de la fin du XIXe siècle. Fondé sur une base essentiellement familiale et dont la justification puise dans des registres « domestiques » et « marchands », il fait écho à une combinaison entre « régulation à l’ancienne » et « régulation concurrentielle ». Le « second esprit » caractérise le capitalisme des grandes entreprises et de la bureaucratisation des années 1930 à la fin des années 1960, qui combine un idéal « industriel » avec un idéal « civique ». Ce capitalisme, considéré par les auteurs comme étant animé par un esprit de justice sociale, caractérisera la période dite des « Trente glorieuses », il fait écho à la régulation « monopoliste ». Au cours de ces différentes phases, la lutte entre capitalisme rationnel et traditionalisme s’est déployée selon des modalités variées et avec plus ou moins d’intensité. Elle se manifeste à travers deux processus intrinsèquement associés aux logiques de développement du capitalisme rationnel : la rationalisation de l’organisation productive, entendue ici au sens d’emprise croissante de la rationalité formelle ; l’approfondissement des principes de la domination rationnelle-légale au sein de la relation salariale. Ces mouvements se déploient de façon permanente dans le temps mais trouvent des expressions et des issues différenciées selon les périodes.
66Cette lutte ne doit pas pour autant être perçue comme une fatalité pour la seule raison qu’elle est, de façon intrinsèque, liée au développement du capitalisme. Il faut la considérer aussi comme un processus social : elle est portée et orientée par des acteurs sociaux et par les relations qu’ils entretiennent. Il s’agit donc bien d’une lutte entre des catégories d’acteurs dont les points de vue sont différents et s’opposent. Les valeurs, croyances et représentations sous-jacentes aux différents esprits du capitalisme procèdent d’une idéologie dominante qui, à un moment donné, tout à la fois guide les pratiques et oriente les modalités d’organisation de l’activité économique (à travers par exemple l’orientation des formes de la concurrence). Cette notion d’idéologie dominante invite à considérer que certaines catégories d’acteurs sont alors en position d’imposer leur propre point de vue à l’ensemble et de le faire partager (par adhésion ou par nécessité de suivre). Mais, parce qu’elle reflète les tendances dominantes propres à une période, cette notion ne rend pas bien compte des luttes qui se déroulent de façon sous-jacente ni de la diversité des pratiques et des réalités qui en résulte. Dans la mesure où elle se joue entre des acteurs sociaux en relation et, pour cette raison même, le résultat de cette lutte est toujours incertain et variable dans l’espace et dans le temps. Et c’est pour cela qu’elle débouche sur des combinaisons nombreuses, issues des compromis et des ajustements entre les acteurs parties prenantes. Avec M. Weber, on peut voir dans ces combinaisons le reflet d’états de transition plus ou moins stables ou bien encore des combinaisons plus ou moins durables entre capitalisme et traditionalisme. Elles permettent d’expliquer pour partie la permanence dans le temps de certaines manifestations du paternalisme tout autant que certaines de leurs dynamiques. C’est en définitive ce à quoi invite la suite de ce texte en s’intéressant aux manifestations concrètes de cette lutte, aux acteurs et aux dispositifs sur lesquels elle s’appuie, et à ce qu’elle produit. Ce faisant, la problématique de la mobilisation de principes de la domination traditionnelle dans la relation salariale est intégrée dans un contexte plus large, celui de la mobilisation et la mise en œuvre de principes traditionnels dans la conduite de l’activité économique en régime capitaliste et, plus généralement des rapports entre « univers traditionnels » ainsi définis et capitalisme rationnel.
Notes de bas de page
1 Vatin F. (2005), Trois essais sur la genèse de la pensée sociologique ; (2007), Le salariat. Théorie, histoire et formes.
2 Bunel J., Saglio J. (1979), L’action patronale, p. 35.
3 Morice A. (1999), Recherches sur le paternalisme et le clientélisme contemporains : méthodes et interprétations.
4 Bunel J., Saglio J. (1979), op. cit.
5 Pinçon M., Rendu P. (1985), « Un patronat paternel », p. 95.
6 Questions que l’on ne retrouve plus, ou de façon beaucoup plus atténuée, dès lors qu’il s’agit de traiter d’autres formes de la relation salariale et de la subordination, mais qui resurgissent dans la période récente à propos de nouvelles pratiques managériales (nous y reviendrons).
7 Geffray C. (1995), Chroniques de la servitude en Amazonie brésilienne : Essai sur l’exploitation paternaliste.
8 Murard L., Zylberman P. (1976), Le petit travailleur infatigable ou le prolétaire régénéré. Villes-usines, habitat et intimités au XIXe siècle.
9 Ibid., p. 56.
10 Ibid., p. 35.
11 Ibid., p. 174.
12 Ibid., pp. 20-21.
13 Ibid., p. 23.
14 Gaudemar (de) J.-P. (1982), L’ordre et la production. Naissances et formes de la discipline d’usine.
15 Ibid., p. 45.
16 Ibid., p. 45.
17 Op. cit.
18 Ibid., p. 37.
19 Perrot M. (1983), « De la manufacture à l’usine en miettes », p. 10.
20 Op. cit.
21 Ibid., p. 145.
22 Ibid., p. 146.
23 Ibid., pp. 146-147.
24 Le Mouvement Social, Paternalismes d’hier et d’aujourd’hui, no 144, juillet-septembre 1988.
25 Debouzy M. (1988), « Permanence du paternalisme ? », p. 15.
26 Kott S. (1987), « Enjeux et significations d’une politique sociale : la Société Industrielle de Mulhouse (1827-1870) », cité par Debouzy M., op. cit., p. 15.
27 Bunel J., Saglio J. (1979), op. cit., pp. 35-36.
28 Pinçon M., Rendu P. (1985), op. cit., p. 102.
29 Noiriel G. (1988), « Du “patronage” au “paternalisme” : la restructuration des formes de domination de la main-d’œuvre ouvrière dans l’industrie métallurgique française ».
30 Ibid., p. 18, note 2.
31 Ibid., p. 18.
32 Ewald F. (1986), L’État Providence.
33 Noiriel G. (1988), op. cit., p. 35.
34 Levy-Boyer M. (1974), « Le patronat a-t-il été malthusien ? » cité par Debouzy M. (1988), op. cit.
35 Schwartz Y. (1979), « Pratiques paternalistes et travail industriel à Mulhouse au XIXe siècle » cité par Debouzy M. (1988), op. cit.
36 Noiriel G. (1988), op. cit., p. 35.
37 Morice A. (1999), op. cit., p. 125.
38 Ewald F. (1986), op. cit. ; Morice A. (1999), op. cit.
39 Sauf, nous dit Morice, quand il s’agit de faire appel à l’État et à la loi pour réprimer les contestations ouvrières.
40 Ewald F. (1986), op. cit., p. 135.
41 Ibid., p. 123.
42 Morice A. (1999), op. cit., p. 143.
43 Ibid., p. 124.
44 Ibid., p. 143.
45 Ibid., pp. 142-156.
46 Weber M. (1995), Économie et société, pp. 301-302.
47 Ibid., p. 302.
48 Ibid., p. 289.
49 Ibid., p. 307.
50 Ibid., pp. 307-308.
51 Weber M. (1996), Sociologie des religions, p. 371.
52 Weber M. (1995), op. cit.
53 Weber M. (1991), Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société, p. 353.
54 Collins R. (1980), « Weber's Last Theory of Capitalism : A Systemitization ».
55 On reprend ici les propos de Freund J. (1990), Études sur Max Weber. Selon lui, le processus de rationalisation doit être considéré comme universel, car il relève de la propension de l’homme à essayer d’ordonner la vie qui se présente à lui « comme un chaos de sensations », et ceci « en vue de rendre plus supportables son existence et la cohabitation avec les autres » (p. 73). Elle est ainsi l’œuvre des humains dans leur ensemble et toutes les civilisations ont pour base une rationalisation. Alors même que ce processus n’est pas propre aux sociétés occidentales, ajoute cet auteur, M. Weber a particulièrement mis en avant le fait que seules les sociétés occidentales l’ont poussé à son plein développement et en a fait l’origine de la différenciation fondamentale qu’il identifie entre la civilisation occidentale et les autres civilisations du monde.
56 Fleury L. (2001), Max Weber, p. 96.
57 Weber M. (1991), op. cit., pp. 295-296.
58 Ibid., p. 297.
59 Weber M. (1996), op. cit., p. 502.
60 Weber M. (2003), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, p. 29.
61 Weber M. (1995), op. cit., p. 299.
62 Weber M. (1971), Économie et Société, cité par Freund J. (1990), op. cit., pp. 212-213.
63 Weber M. (2003), op. cit., p. 38.
64 Weber M. (1991), op. cit., p. 372.
65 Weber M. (2003), op. cit., p. 48.
66 Ibid., p. 50.
67 Ibid., p. 41.
68 Weber M. (1996), p. 375.
69 Weber M. (1986), « Enquête sur la situation des ouvriers agricoles à l’Est de l’Elbe » ; Grossein J.-P. (1996), Weber M., Sociologie des religions, présentation.
70 Weber M. (1995), op. cit., p. 319.
71 Weber M. (2003), op. cit., pp. 44-45.
72 Ibid., p. 46. La traduction de I. Kalinowski nous semble plus suggestive : « le processus révolutionnaire qui met un terme au traditionalisme ancien n’est pas encore achevé », Weber M. (2000), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, p. 110.
73 Boyer R. (2004), Une théorie du capitalisme est-elle possible ?
74 Boltanski L., Chiapello E. (1999), op. cit.
75 « Esprit » étant entendu ici non pas tant au sens de celui de l’entrepreneur particulier mais à un niveau plus macro-économique et macro social.
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