Sur la construction des vedettes sportives
p. 139-150
Note de l’éditeur
Inédit
Texte intégral
1Le spectacle télévisé des grandes manifestations sportives, massif par le nombre de personnes qu’il affecte directement ou indirectement, est une institution spécifique de notre époque et de nos sociétés, qui constitue à la fois une production culturelle (un agent), et un support de représentations sociales (un reflet). La médiatisation croissante du spectacle du sport* a changé la forme de la consécration sportive : après le champion « par procuration » de l’époque aristocratique, les figures modernes du « gentleman amateur » puis celle du « professionnel », advenues avec la presse, nous avons atteint, avec les médias de l’audiovisuel, l’âge des célébrités (Holt, 2002). Ces figures médiatiques sont désormais à la fois les produits, les agents et les acteurs d’une industrie culturelle* (le spectacle du sport), dont la production et la médiation méritent d’être questionnées. Comment penser cette médiatisation et cette médiation, originales et sans précédent ?
2La présente contribution revient sur les conditions spectaculaires et médiatiques qui préparent, apprêtent, façonnent, fabriquent, et finalement proposent des champions à l’admiration publique, avant de montrer que le jeu médiatique qui institue le sportif en vedette, en se complexifiant, a changé de forme et de nature : devenus hyper-présents sur nos écrans, les champions n’en sont pas pour autant transparents, et se proposent comme des figures ouvertement problématiques. Cet article invite plus largement à questionner le fonctionnement du ou des panthéon(s) imaginaire(s) de nos sociétés.
La vedette sportive, produit d’un « élément » médiatique
3Au cœur du dispositif qui les montre et focalise l’attention sur eux, les champions légitiment le spectacle du sport en tant que tel, sa mise en récit et le fait d’y prendre part en tant que récepteur. Par leur présence et leur activité, ils réfléchissent des attentes (l’opportunisme du buteur, le panache du grand joueur, etc.), suscitent des projections et des identifications (dans les cours d’école, les enfants se nomment avant de débuter la partie), donnent à participer symboliquement (on en a bavé, on a marqué, on a gagné), invitent à prendre parti (la réception est supposée partisane). Au fond, ils donnent matière à échanger et à raconter : ils permettent à une communauté de (se) réciter, de devenir visible à elle-même en se différenciant des autres. Ils constituent ainsi des repères et des références faciles à partager, qui renvoient à d’autres références partagées, moins visibles et parfois plus fondamentales (Boure, 2009).
4Tenus de promouvoir le programme qu’ils produisent et diffusent, dépendants de l’audience ou des ventes du spectacle qu’ils assurent, les journalistes sportifs tendent à magnifier les performances en exploits, et les champions en héros. Loin de s’en tenir à une analyse critique et distanciée du spectacle, les commentateurs animent les jeux du stade et assurent le show : ils ne se contentent pas de montrer et de commenter, ils exhibent, ils emballent le produit, ils en assurent la promotion. Leurs récits empruntent à la fiction aussi bien qu’à l’analyse objectivante des faits, et font des champions, en les distinguant, des quasi-personnages. Pour que la cérémonie télévisuelle s’accomplisse, les officiants doivent tenir leurs rôles : on attend des champions qu’ils fassent tout pour que le déroulement et l’issue de l’affrontement soient incertains.
5Ces récits sont du même coup structurellement héroïques, prêtent aux sportifs des valeurs qui les dépassent et qui témoignent de leur époque : alors que l’humilité, le contrôle de soi et la subordination au collectif s’imposent dans les années 1960, la médiatisation (et la réception) croissante du spectacle sportif conduit, des années 1970 aux années 1990, vers des vedettes de la construction de soi (individuation), avant tout appréciées pour leur authenticité (fidélité à soi-même), qui marquent la montée des normes de la subjectivité morale. Avec l’hypermédiatisation et l’internationalisation de certaines compétitions, le spectacle du sport produit aujourd’hui des vedettes « sans frontières » (Duret, 2009), qui incarnent les enjeux interculturels d’un monde pluriel.
6L’élément médiatique ajoute ainsi à la production sportive des champions leur consécration en tant que vedettes : la médiatisation du spectacle rend l’excellence visible, et fait du champion une célébrité. Le fonctionnement institutionnel de certains sports rappelle d’ailleurs par bien des aspects le star system, qui fabriquait pour l’industrie du cinéma des icônes sur mesure (Morin, 1972). Avec le football professionnel, spectacle à haute teneur médiatique en Europe, il s’agit d’alimenter en vedettes un spectacle télévisé devenu presque continu. Détection des talents parmi des masses de jeunes volontaires, extraction sociale et formation d’apprentis dans des institutions ad hoc, sélection et insertion sur le marché du travail de joueurs professionnels sous contrat, lancement médiatique (Maradona, Messi, Ronaldo) ou relance médiatique (Beckham) des meilleurs : la vedette constitue le produit d’une longue chaîne institutionnelle.
7La valeur sportive des champions est dans ce système évaluée en continu, y compris par la presse, qui analyse des prestations et attribue des notes de match aux joueurs. Les journalistes mettent en forme des réputations, établissent des notoriétés qui ont une valeur marchande tant sur le marché de l’emploi sportif que sur celui du sponsoring : la vedette est associée à un prix. La vedette sportive devient ainsi un sujet et un objet de publicité, capable d’associer son image et, par là, ses vertus, à celles des produits dont elle fait la promotion, qui lui transfèrent les leurs en retour : la multiplication de ses images, loin de l’affaiblir, augmente sa visibilité et sa valeur, la distingue et la rend plus désirable. Avec le vedettariat, le champion accède ainsi à une réalité symbolique prodigieusement rentable car inépuisable, qui conjugue les propriétés de la marchandise de série, de l’objet de luxe, et du capital de valeur.
8Avec l’avènement des médias de l’audiovisuel, les grandes manifestations sportives sont devenues des cérémonies télévisuelles, partagées en direct par des millions de téléspectateurs, qui interrompent le cours habituel des programmes, et exercent sur l’attention publique une focalisation quasi monopolistique. Ces liturgies participent d’une mise en spectacle anticipative, permanente et totale (Derèze, 1998). Le football présente ainsi en Europe le cas d’un show qui pousse à l’extrême la reconfiguration des formes et des forces qui structurent la médiatisation des sports aujourd’hui.
Un héroïsme plus problématique qu’il n’y paraît : hyper-présence et langue de bois
9Dans un tel contexte d’hypermédiatisation, qui met en jeu des sommes d’argent considérables, la communication devient un enjeu décisif et fait intervenir davantage d’acteurs que par le passé. Le jeu médiatique qui institue le sportif en vedette s’est complexifié, change de forme et de nature. La couverture d’un match de football professionnel déplace une cohorte de journalistes, qui s’adressent par des canaux différents à des publics différents, en attente de contenus diversifiés (spécialisés, généralistes, people), qui construisent et diffusent en continu un flux d’information sportive. Devenues centrales, les relations avec la presse sont aussi plus distantes, plus complexes et plus tendues. Ces relations sont plus distantes car plus formalisées (établissement de conférences de presse accessibles sur accréditation, délimitation de zones mixtes, etc.) et plus complexes, du fait de l’intervention d’intermédiaires toujours plus nombreux (agents de joueurs, conseillers en communication, attachés de presse, etc.). Elles sont aussi plus tendues car les demandes de la presse, toujours plus pressantes, ne peuvent toutes être satisfaites et empiètent sur les conditions de vie et de travail des sportifs.
10L’extension de la surface médiatique d’un joueur accroît considérablement, pour lui, les obligations qui en découlent, et qui imposent de satisfaire les attentes contradictoires de la presse, de la publicité et de l’esprit d’équipe. Comme l’écrivent Beaud et Guimard (2011, p. 80), « les joueurs, et a fortiori les internationaux, sont confrontés à un véritable “dilemme de statut” : d’une part ils possèdent le statut […] de “vedette médiatique”, qui les livre, au mieux, à la curiosité insistante de la presse spécialisée […] et, au pire, au harcèlement des paparazzi ; d’autre part, leur statut de footballeur professionnel, souvent issu de milieu populaire, passé par le filtre très étroit des centres de formation, n’est pour la plupart d’entre eux pas ajusté aux attentes des médias ».
11À mesure que la couverture médiatique s’étend, l’entraîneur accède, lui aussi, au statut de vedette1 : tenu de parler aux journalistes, il est aussi tenu de ne rien dire qui soit susceptible de porter atteinte à l’institution, aux joueurs pris individuellement, ou au groupe qu’ils forment collectivement. Ni avare ni bavard, l’entraîneur confie à la presse une partie de ce qu’il dit aux joueurs, sans tout dire pour autant. Le discours dévoile autant qu’il occulte, et laisse à l’imagination le soin de spéculer sur ce que lui-même retient. Diplomates et protecteurs, rompus à l’exercice du pouvoir pédagogique, qui dévoile au désir des objets, les entraîneurs témoignent face à la presse d’une expérience du « travail sur autrui » fortement empreinte de réflexivité. La langue de bois sportive qu’ils mettent en circulation constitue une langue de compromis, attendue de tous, qui à la fois répond aux demandes de dévoilement des journalistes, tout en occultant les tensions qui structurent les rapports de travail au sein des groupes sportifs (Féménias et Evrard, 2008).
12Captés sous de multiples angles, hypervisibles à force d’être surexposés, les sportifs accèdent par ailleurs à une forme d’hyper-présence à l’écran, en particulier au cours du direct. Familiers et complices du dispositif qui les met en scène, les champions possèdent un art maîtrisé de la dramaturgie, et « surjouent » parfois devant les caméras. Riche et pleine, performante aux limites de la suffisance, l’image de sport reste pour autant indécise, et donne à voir simultanément des valeurs contradictoires (Diana, 2004). Cette indécision s’ancre et se trouve relayée dans des commentaires, car avec la « télé-vision » du sport, la critique est incluse dans le spectacle, et donne à cette médiation toute son originalité : les commentaires des journalistes redoublent et façonnent l’activité réflexive des téléspectateurs qui, seuls ou regroupés devant l’écran, s’approprient le programme. Le spectacle du sport se présente comme une œuvre ouverte, qui superpose en permanence plusieurs modes de lecture, plusieurs grilles d’analyse, plusieurs logiques signifiantes. Ces lectures se donnent ensemble, dans des images et dans des commentaires qui les imbriquent et glissent sans cesse de l’une à l’autre. Appliquée au rugby, l’analyse du direct télévisuel montre un champion qui doit se montrer habile et décider par lui-même, intégrer et démêler des situations complexes, interactives et encodées, ne pas flancher et soutenir les autres.
13Ces contradictions objectives, au sein desquelles l’individu se débat, se donnent à lire dans les expressions et les attitudes des acteurs, comme des difficultés subjectivement vécues. Captés sur le vif et, au besoin, en gros plan, les visages et les attitudes donnent à commenter et à interpréter une expérience de l’épreuve, une quête et une tension : cette fragilité subjective signale un héroïsme ouvertement problématique (Morin, 1972). À partir des années 1970, âge de la télévision et de la célébrité, l’apparition massive des albums et des autobiographies montre, du côté des livres de sport, des vedettes qui témoignent plus d’une soif que d’une satisfaction, plus d’une recherche ardente et tendue que d’une solution (Féménias et Maurice, 2013).
Repères d’époques : des réceptions différenciées
14Au terme de ce court exposé, il convient d’ouvrir sur les multiples questions qui n’ont pu être traitées. Les statuts des sportifs les plus médiatisés restent à questionner, quant aux traitements journalistiques différenciés dont ils font l’objet, mais aussi quant aux places et aux fonctions qu’occupent ces figures au sein des Olympes symboliques des sociétés passées et contemporaines.
15Les vedettes du sport à la fois s’inscrivent dans une légende qui les précède et qui les suit, et sont comme happées par un flot qui les condamne à disparaître : elles donnent à penser le temps des médias, mais aussi les formes et les mécanismes de la production et de la dégradation des célébrités. Les régimes d’activité (vocation des amateurs, profession puis communication des pros), et les formes de réception (de l’attention oblique à l’indifférence ou au surinvestissement) restent à relier, à décrire et à analyser. L’histoire médiatique du sport exige d’identifier des périodes, des acteurs et des groupes sociaux (journalistes, écrivains, metteurs en scène, fans/supporters, agents de joueurs, sponsors/publicitaires, etc.), en fait des « mondes » par l’activité desquels le vedettariat sportif advient et évolue. Parce que les cercles sociaux et médiatiques de la reconnaissance ne sont ni étanches ni figés, il y a lieu de distinguer les périmètres (culturels, sociaux et géographiques) au sein desquels les notoriétés (sportives, people, commerciales, politiques, artistiques…) s’établissent.
16Tout cela invite à questionner le sens, la force et la profondeur des adhésions et des admirations que suscitent ces figures originales. Cette série de constats paradoxaux montre combien le sport est une production culturelle riche de significations, un agent et un miroir sur lequel se projettent et se réfléchissent les contradictions objectives et les difficultés subjectives de notre condition.
Bibliographie
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Références bibliographiques
Beaud, Stéphane et Guimard, Philippe, Traîtres à la nation ? Un autre regard sur la grève des Bleus en Afrique du Sud, Paris, La Découverte, 2011.
10.4074/S0336150009002014 :Boure, Robert, « La construction médiatique des figures sportives. Le cas des joueurs de rugby français », Communication & langages, no 160, 2009, p. 3-17.
Disponible sur : <http://www.necplus.eu/action/displayAbstract?fromPage=online&aid=2425528>.
10.3406/comm.1998.2014 :Derèze, Gérard, « De la médiatisation des grandes compétitions sportives », Communications, no 67, 1998, p. 33-43.
Disponible sur : <http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1998_num_67_1_2014>.
10.3406/memor.2004.1893 :Diana, Jean-François, « Identité de l’image de sport », Médiamorphoses, no 11, 2004, p. 22-26.
Duret, Pascal, Sociologie de la compétition, Paris, Nathan, 2009.
Féménias, Damien et Evrard, Barbara, « Des livres des entraîneurs. Éléments de sociologie du récit », Médiatiques, no 42, 2008, p. 29-36.
Féménias, Damien et Maurice, Jean, « Le rugby tel qu’il se livre. 120 ans d’ouvrages de sport », Questions de communication, no 19, 2013, p. 25-46.
Holt, Richard, « Champions, héros et célébrités : grandeur sportive et public britannique », La création sociale, no 8, 2002, p. 13-33.
Morin, Edgar, Les stars, Paris, Seuil, 1972.
Notes de bas de page
1 C’est avec la marionnette de Bernard Laporte que le rugby est entré aux Guignols de l’info sur Canal+.
Auteur
Enseignant-chercheur à l’Université de Rouen (laboratoire CETAPS, EA 3832), cherche à comprendre les relations sociales que construisent ou révèlent les loisirs sportifs. Il travaille sur l’esprit d’équipe, essentiellement à partir du rugby, et de corpus variés, comme des commentaires télévisés (Recherches en communication, 30/2008), des récits publiés (Médiatiques, 42/2008 ; Questions de communication, HS19/2013), ou encore des pratiques d’entraînement (STAPS, 78/2007). Il travaille par ailleurs sur les appropriations territoriales que développent les pratiques (Loisir et société, 34/2012 ; VertigO, HS10/2011 ; Espaces, populations, sociétés, 1/2011).
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