La partisannerie sportive 2.0
p. 121-131
Note de l’éditeur
Inédit
Texte intégral
1Durant les dix dernières années, les réseaux numériques se sont immiscés dans la plupart de nos activités quotidiennes, au travail comme dans nos loisirs. Or, force est de constater, en reprenant les analyses de Jürgen Habermas (1981), que les frontières entre les sphères publique et privée ne sont plus aussi nettes qu’elles l’étaient avant cette « révolution numérique ». En effet, la plupart d’entre nous est aujourd’hui constamment joignable par e-mail, géolocalisée, abonnée à des flux d’information personnalisés, associée à des réseaux de « followers » et guidée par « applis » destinées à structurer son environnement. C’est dans ce contexte qu’une « partisannerie 2.0 » a vu le jour, prolongeant l’expérience du stade aux temporalités du quotidien par le truchement des réseaux virtuels de communication.
2Cette nouvelle forme de connectivité marque l’émergence d’usages personnalisés du spectacle sportif. Grâce à l’Internet, les acteurs du jeu sont directement présents derrière l’écran de l’usager, qui choisit ses réseaux favoris, les consulte au quotidien grâce aux Smartphones et s’y exprime à son gré, en fonction des moyens qui lui sont laissés. Ces libertés demeurent cependant contraintes par deux caractéristiques du canal considéré : la prise de partie des institutions sportives dans le développement d’un modèle économique rationalisé et l’ouverture du dialogue à tous ceux que la non-fréquentation des tribunes des stades laissait jusque-là étrangers aux sous-cultures partisanes. Le supporterisme, en tant qu’activité de groupes confinés dans l’espace et la temporalité des stades, perd ainsi son caractère marginal pour permettre au spectacle sportif de devenir une composante « banale » de l’espace social, c’est-à- dire une marchandise accessible au plus grand nombre.
3Dans le même temps, les modalités de régulation des tribunes ont connu de profonds changements. À Paris, par exemple, où le phénomène est plus particulièrement visible depuis 2010, les associations de supporters ont été dissoutes, les conditions de ventes modifiées, le règlement intérieur renforcé et l’architecture des tribunes retravaillée. Dans ce cas précis, la sécurisation de l’espace du stade se présentait à la fois comme un impératif public et comme une nécessité économique. Il fallait assurer la santé financière du club en restituant le spectacle à des consommateurs responsables, plus à même d’attirer les investisseurs. Les membres des groupes « ultras », composés d’une grande majorité de jeunes hommes issus de milieux sociaux hétérogènes – ceux qui agitaient, encore récemment, drapeaux, banderoles et fumigènes dans les virages des stades – ont ainsi été considérés comme déviants car manifestement irresponsables. À Lille, la transition a été plus douce sous l’effet d’un changement de stade mais le constat reste identique : les formes légitimes d’expression de la partisannerie ont évolué, ici aussi, vers une réduction de l’autonomie des supporters.
4La question qui se pose alors a trait à la corrélation de ces deux développements : l’importance croissante de nos existences numériques est-elle partie prenante dans la redéfinition des « bonnes façons d’être au stade » ? Les éléments de réponse apportés plus bas, forcément parcellaires, tendent à consolider l’hypothèse selon laquelle la banalisation des spectacles sportifs repose sur une dynamique plus globale, caractérisée, d’une part, par l’assimilation du bien commun à la sécurisation des espaces publics (réels ou virtuels) et, d’autre part, par la soumission du bienêtre individuel au bon fonctionnement du marché qui lui est associé (dont une part croissante se construit sur le Web).
La sécurisation des espaces et le cloisonnement des rôles
5Le rôle des nouvelles technologies de communication dans la transformation des modalités légitimes de partisannerie sportive ne peut s’entendre qu’au regard d’un système plus complexe de relations sociales.
6Le modèle retenu ici s’inspire largement de la métaphore de l’orchestre, telle qu’elle apparaît chez Gregory Bateson (1972), pour souscrire à l’idée selon laquelle l’évolution des normes sociales est fonction des stratégies d’adaptation des différents musiciens. L’interactionnisme symbolique d’Erving Goffman (1973) et d’Howard Becker (1963) permet alors d’interpréter la radicalisation des positions comme un moyen de « garder la face » dans les rapports de légitimation et de stigmatisation, tandis que « l’agir communicationnel » de Jürgen Habermas (1981) peut être utilisé pour définir le processus par lequel chaque acteur influe sur l’ensemble du système à chaque fois qu’il ajuste sa propre partition. Or, si l’on suit cette approche – par ailleurs assez peu éloignée de celle qui est proposée par Yves Winkin dans son Anthropologie de la communication (1996), il apparaît assez rapidement que le renouvellement des « bonnes façons » d’être au stade va de pair avec l’augmentation des distances, tant physiques que sémantiques, entre les joueurs et leur public. Cette « virtualisation » du rapport au jeu n’est pas sans rappeler les processus de civilisation ou d’assujettissement des corps décrits, respectivement, par Norbert Elias (1939) et Michel Foucault (1975) : elle définit le Pouvoir comme une emprise subjectivante, qui s’exerce avant tout par la transformation des règles d’interaction physique avec l’environnement.
7À trente-et-un ans, stabilisé au niveau familial et serein quant à son avenir, Franck Béria, défenseur du Lille Olympique Sporting Club (LOSC), le confirme spontanément lorsqu’il est interrogé sur l’évolution de ses relations avec le public : « Le gros changement, très honnêtement, c’est le renouvellement et le développement des infrastructures. Le stade dans lequel on est aujourd’hui ne nous permet plus d’être au contact de nos supporters. […] C’est un gros regret. Y’a certains supporters qui regrettent l’époque où on n’avait pas toutes ces structures parce qu’on était au contact, et puis ils pouvaient nous attendre après les matches. Là, ils ne peuvent plus. Le domaine de Luchin1 aussi, parce que c’est un petit peu extériorisé à la métropole et donc, on est en marge. […] Même dans le cas où ils souhaiteraient venir, ils restent à l’entrée. »
8De fait, l’ensemble des stades construits ou rénovés ces cinq dernières années (et l’Euro 2016 en a multiplié le nombre) le sont dans le sens d’une plus grande séparation entre le jeu et son public.
Du confinement des espaces au confinement des rôles
9Comme le démontre la criminologue Anastassia Tsoukala (2010), les stratégies poursuivies le sont souvent, au niveau institutionnel, au nom d’un droit à la sécurité des biens et des personnes qui passe par l’aliénation d’un certain nombre de libertés individuelles. La dangerosité associée aux supporters ultras, confirmée par de tragiques incidents, a ici conduit à l’association de ce type de partisannerie au hooliganisme, tandis que le droit d’organiser la partisannerie sportive légitime était confié à des organismes privés qui ne demandaient pas mieux. La construction sociale du risque a ainsi justifié des investissements considérables dans les outils de sa déconstruction, principalement pour assurer la santé financière du bien public que le spectacle du football représentait.
10Même Anthony, supporter lillois de vingt-neuf ans, admet, à demi-mots, qu’il était nécessaire d’accroître la sécurité dans les stades. S’étant cassé le bras, vers l’âge de quatorze ans, à cause d’une grille de sécurité qui avait été refermée sur lui, il n’a pas arrêté d’apprécier le spectacle du football pour autant et a même cultivé un goût pour le tourisme sportif à travers l’achat de billets pour les grands stades européens. De retour d’Italie, il s’exprimait ainsi : « À Rome, l’ambiance, ce n’est pas la même. Les gens, ils sont beaucoup plus concernés et ils sont vraiment à vivre avec leur équipe. Y’a des moments, dans le stade – attendez, je vais vous faire voir des photos… Là. Y’a des moments, y’avait des pétards qui explosaient jusque dans les tribunes. Et les fumigènes, là, des fois on voyait plus la tribune d’à côté. […] À ce point-là, c’était rare, en France, mais maintenant y’a plus ça. C’est plus calme. C’est vrai que ça pouvait faire peur à ceux qui ne connaissent pas, quand c’est à ce point-là, mais voilà… »
11Il rappelle ici que, malgré le lien que l’on veut trop souvent tisser entre Internet et liberté, le « Printemps partisan » n’a pas eu lieu. Au contraire, les canaux de communication virtuels ont été, comme ceux des stades, monopolisés par les cellules de communication des grands clubs, qui s’assurent à présent le contrôle de l’engouement du public en assumant, d’autorité, la responsabilité de définir les limites de la rivalité sportive.
12Ainsi, les rencontres de quarts de finale de la Ligue des champions entre le PSG et Chelsea, en avril 2014, ont-elles donné lieu à une joute entre les community managers des deux clubs. Tous deux cherchaient à provoquer l’adversaire (sur un mode plutôt « ultra » de partisannerie, donc) mais en convoquant des éléments de l’histoire sportive de leurs clubs là où les ultras motivaient des symboles plus globalement identitaires et culturels. Par exemple :
- Paris : « Chelsea, saviez-vous que Paris était en quarts de finale de la Ligue des champions pour la deuxième année consécutive ? »
- Chelsea : « Paris, saviez-vous que Chelsea jouerait les demi-finales pour la septième fois en douze ans si on se qualifiait face à vous ? »
- Paris : « Chelsea, saviez-vous que le PSG avait marqué vingt-deux buts en Ligue des champions cette saison ? »
- Chelsea : « Paris, saviez-vous que Chelsea avait obtenu onze clean sheets2 en dix-huit matches en 2014 ? »
13Voilà qui est loin du désormais célèbre « Chômeurs, consanguins, pédophiles : Bienvenue chez les Ch’tis » déployé au Stade de France en 2008. De fait, l’information sportive qui se diffuse par Internet demeure dominée par la même segmentation des rôles que celle qui s’est imposée dans les stades : les joueurs jouent, les dirigeants dirigent et les médias médiatisent. Sur les réseaux sociaux comme dans les stades, les partisans deviennent avant tout des followers, qui se contentent de… « follower ».
14Le supporter est ainsi mis à distance, tandis que les symboles de ferveur originellement créés par les ultras sont repris par des prestataires de service privés, qui ont également trouvé dans le Web un espace contrôlable de contextualisation et de promotion de la « bonne adversité » qu’ils exploitent.
Conclusion
15Le développement d’une partisannerie 2.0 entretenue par les instances sportives elles-mêmes ne se contente pas d’illustrer la marchandisation croissante du football de Ligue 1. En effet, la manière originale dont elle met le football en scène invite à considérer le développement des canaux de communication virtuels « officiels » comme l’application de stratégies raisonnées de contrôle du droit légitime à organiser la partisannerie sportive. Publicisée en tant que réforme moralement responsable (au même titre que la réforme des stades), l’intrusion des acteurs du jeu sportif dans les canaux de communication virtuels a ainsi accentué la séparation des rôles entre le sportif, son public et les médias d’information. De fait, si le Web donne l’impression d’offrir une relation plus intime et authentique à un plus grand nombre de spectateurs du jeu, les sites les plus officiels (donc les plus légitimes) limitent souvent les possibilités de dialogue des usagers à des « j’aime » ou à des réponses en cent quarante caractères. Dans le même temps, les clubs professionnels s’adjoignent les services de spécialistes de la communication qui monopolisent aussi bien l’information que les moyens de sa diffusion (techniques, outils et capacités à innover et à s’afficher incluses).
16La corrélation entre la numérisation de l’information sportive et la réforme des modalités de gestion des tribunes ne semble donc pas anodine. Au contraire, elle rappelle avec force que l’espace public virtuel qui s’insinue dans notre quotidien participe, lui aussi, au concert des communications et à la construction des jugements sociaux, qui nous frappent de plus en plus individuellement et massivement grâce à l’Internet.
Bibliographie
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Références bibliographiques
Bateson, Gregory, Vers une écologie de l’esprit, Paris, Seuil, 1995 (1972).
10.3917/meta.becke.2020.01 :Becker, Howard, Outsiders, études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1983 (1963).
Elias, Norbert, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 (1939).
Foucault, Michel, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
Goffman, Erving, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973.
Habermas, Jürgen, L’Agir communicationnel, Paris, Fayard, 1981.
Tsoukala, Anastasia, Hooliganisme en Europe, Calgary, Athena, 2010.
Winkin, Yves, Anthropologie de la communication, Paris, Seuil, 2001 (1996).
Auteur
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Matthieu Genty
Docteur en sciences sociales, est membre du laboratoire Stratégie et responsabilité des acteurs du sport et de l’éducation (EA 4110). Il enseigne actuellement à l’UFR STAPS de l’Université Lille « Droit et Santé ». Il est par ailleurs chercheur associé au laboratoire Techniques et enjeux du corps (EA3 625) de l’Université Paris Descartes. Il a codirigé avec David Sudre Le sport, diffusion globale et pratiques locales (L’Harmattan, 2014).
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