Pour moi, l’oubli numérique est l’un des grands enjeux dans lequel on peut saisir l’importance du retour de l’humain. Aujourd’hui, il est quasiment impossible d’apprendre à un robot à oublier car l’oubli est considéré comme une faille technique. Pourtant, Nietzche disait que l’homme sans l’oubli devient un monstre.
M. D.

1Jean-Paul Fourmentraux : Pour débuter cet entretien, je voudrais demander au philologue et historien des religions que vous êtes quelle importance vous accordez à la notion d’identité ?

2Milad Doueihi : Dans le cadre de mes travaux et études sur la culture numérique, la notion d’identité est essentielle, surtout lorsqu’on la rapporte à l’évolution de notre environnement numérique. Lorsqu’avec d’autres chercheurs nous avons commencé à travailler sur les cultures numériques, nous avons d’abord célébré la disparition des frontières, une certaine forme de liberté, ou de sérendipité*. À cette époque, la question de l’identité numérique ne se posait pas du tout de la même façon. Aujourd’hui, cette notion renvoie davantage au problème de la gestion des identités au travers des grandes plateformes numériques. La gestion des profils utilisateurs par exemple : on pensera au mouvement qui insiste sur la nécessité d’éviter l’anonymat ou le pseudo-anonymat afin d’imposer une certaine similarité ou ressemblance entre la soi-disant identité classique et l’identité numérique. Alors que les premières études sur l’identité numérique mettaient davantage l’accent sur la dimension polyphonique et libre de l’identité, aujourd’hui les débats se tournent vers les dilemmes du formatage et de la traçabilité des identités, questions qui n’étaient pas aussi vives à l’époque, il y a une dizaine d’années.

3J.-P. F. : Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par cette distinction entre identité traditionnelle et identité numérique ? Qu’est-ce qui selon vous caractérise plus précisément l’identité numérique ?

4M. D. : L’identité traditionnelle a certes toujours été plurielle, nous avons tous des variations ou des variances dans nos identités, mais nous avons préféré insister sur l’identité numérique comme introduisant une vraie différence. Aujourd’hui, on retrouve des problématiques et des façons d’être sur le réseau qui se rapprochent plutôt de l’acte de présence. Ou même, pour utiliser un mot moins élégant, de la « présentification » qui est façonnée par les plateformes que ce soit par le biais du profil ou par l’historique. Ce dernier est en quelque sorte l’agrégat de notre histoire sur le réseau, il revient et devient un élément déterminant à la fois dans la gestion des modèles de la recommandation ou de la réputation, mais surtout de l’évaluation, si j’ose dire de la crédibilité et parfois même de la fiabilité de l’identité numérique.

5J.-P. F. : On distingue en effet souvent deux angles lorsqu’on aborde la question de l’identité numérique. D’abord l’angle de la traçabilité et des traces numériques, qui pose le problème de la protection de la vie privée et des données personnelles notamment, et plus largement la question de la mémoire numérique. Ensuite l’angle de ce que l’on appelle les « technologies de soi » qui renvoie davantage à l’idée d’auto-construction de cette identité numérique, qui ouvre cette fois des possibilités inédites de maîtrise de son image, de construction d’une réputation, mais aussi plus largement de construction d’un réseau de sociabilité lié à la dimension « collective » de l’identité à l’ère numérique. Pouvez-vous revenir sur ces deux dimensions ?

6M. D. : Oui. La dimension collective est plus aiguë aujourd’hui, car l’on est en train de passer – c’est en tout cas mon hypothèse – d’une présence qui était associée aux moteurs de recherche (dont on parle encore au pluriel, alors que l’on a affaire en réalité à un seul moteur de recherche – Google) à ce qui est en train de devenir en grande partie un « moteur de recommandation ». Or, avec la recommandation, la dimension identitaire et sa pertinence sont désormais plus étroitement indexées à l’historique de navigation et à l’évaluation algorithmique de l’identité numérique. Par conséquent, on assiste aujourd’hui à une mutation tout à fait déterminante dans la construction de l’identité numérique, par le biais de ce que l’on a choisi d’appeler le social. Or, ce social est de plus en plus ancré dans la traçabilité, en tout cas beaucoup plus qu’auparavant. Lorsque j’ai écrit La grande conversion numérique (2008), le débat tournait autour des modalités de « single sign on* » qui est aujourd’hui devenu un modèle de délégation de l’autonomie de l’identité numérique. C’est ce décalage entre deux époques du numérique qui rend de plus en plus visible le dilemme de la construction versus la réputation numérique.

7J.-P. F. : Cette exploitation des données permet-elle un enrichissement de l’identité numérique, ou au contraire tend-elle vers sa normalisation et son appauvrissement ?

8M. D. : Nous avons l’impression d’une richesse d’accès, alors que lorsqu’on y regarde de plus près, nous sommes face à une pauvreté de choix. C’est-à- dire que nous avons l’impression de pouvoir démultiplier sa présence sur plusieurs réseaux, alors que nous nous retrouvons en réalité dans un écosystème dominé par quatre ou cinq grandes entreprises. L’identité et la sociabilité numériques sont extrêmement contraintes par ces quelques plateformes – Google, Facebook, Twitter – qui formatent beaucoup les possibilités : il s’agit comme on le dit en anglais de quelques « closed gardens » très peu compatibles entre eux.

9J.-P. F. : Du point de vue des sciences de l’information et de la communication, du point de vue de l’identité, mais aussi de l’écrit et de la mémoire, certains chercheurs avaient proposé de distinguer d’un côté ce qui est visible, c’est-à-dire l’affichage, comme document sur lequel on peut avoir une relative maîtrise (l’internaute, en tant qu’individu, construit son identité numérique), et d’un autre côté l’inscription, comme donnée, c’est-à-dire tout ce qui reste sur des serveurs, des disques durs, etc., dont on perd de fait la maîtrise, puisque ces données deviennent la propriété des plateformes numériques. Cette distinction tend-elle à se radicaliser ?

10M. D. : Pour ma part, je préfèrerai parler de « fragments de personnalité », car avec le passage vers le cloud computing*, de moins en moins de données nous appartiennent, qu’il s’agisse des fichiers, des documents ou des dossiers qui étaient auparavant stockés sur nos disques durs. Mais notre identité elle-même est en partie passée du côté du cloud*. Or, dans ce passage, la gestion de cette identité et présence numérique a été déléguée aux fournisseurs du réseau de cloud computing. Il se trouve que ces fournisseurs sont les mêmes que ceux qui ont produit les grandes plateformes. J’avais proposé de distinguer les deux notions – informatique et numérique – pour dire que l’informatique que l’on ne peut oublier et dont on ne peut jamais s’éloigner renvoie à la dimension industrielle qui touche à la fois à la collecte et surtout à la manipulation de données ; alors que le numérique renvoie au contraire à l’interactivité et à la dimension culturelle.

11J.-P. F. : Cela renvoie ici à la question de l’accès et de l’ouverture des données, bien souvent contrariés par les verrous que posent les entreprises fournisseurs d’accès.

12M. D. : À titre d’exemple, il est intéressant de visiter l’anatomie d’un twitt* : tous les éléments qui sont associés à un message de 140 Ko, relèvent à la fois de la géolocalisation, de l’identification du support utilisé, des reprises, etc. Des modalités d’indexation sont ici à l’œuvre, permettant facilement la reconstruction de l’identité numérique.

13J.-P. F. : C’est alors l’idée d’identité comme Marque qui prime ici. À ce titre, les traces sont souvent instrumentalisées.

14M. D. : Tout à fait. On peut reprendre l’idée de distinction chère à P. Bourdieu, mais déplacée dans un contexte tout à fait différent : l’échelle est autre, le contrôle est passé vers d’autres acteurs du domaine du champ numérique. L’identité relevait auparavant principalement des acteurs sociaux eux-mêmes et de quelques intermédiaires classiques – la presse, l’espace public – alors qu’aujourd’hui de nouveaux tiers (logiciels bien souvent) jouent ce rôle tout en étant contrôlés par les fournisseurs de plateformes et d’accès. Ces derniers ont de surcroît tendance à agréger les dimensions de l’identité ainsi que les activités et appartenances qui auparavant permettaient de distinguer ces identités. Ce qui m’intéresse en ce moment, c’est de travailler sur ces mécanismes : penser l’instrumentalisation en fonction de l’intention présupposée et associée à une trace.

15J.-P. F. : Peut-on dire que l’on passe d’une polyphonie et d’une pluralité identitaire à une normalisation de l’identité ?

16M. D. : Il y a une certaine forme de normativité qui s’installe, mais je ne suis pas sûr que ce soit normatif. Je maintiens la distinction proposée par Canguilhem entre normatif et normativité : la santé ne peut pas être normative car elle devra prendre en compte la spécificité de chaque organisme.

17J.-P. F. : Dans La grande conversion numérique vous développiez également l’idée d’un affranchissement des frontières nationales, au profit d’un élargissement de l’Identité.

18M. D. : Il me semblait à l’époque qu’il y avait en effet ce potentiel de se libérer de l’association classique de l’Identité avec la Terre et le Sang, la généalogie et le territoire. Or, il se trouve que depuis quelques années, avec la convergence des réseaux mobiles et le cloud, que le local (que ce soit au niveau linguistique, culturel, territorial) est revenu avec force. Il suffit de regarder le fonctionnement des moteurs de recherche : aujourd’hui tout ce qu’ils vous proposent est fonction de votre langue, de votre adresse IP qui est localisée, ce qui modifie de manière très évidente les résultats que l’on vous adresse. Il y a là à la fois une détermination et exploitation économique mais qui peuvent aussi offrir de nouvelles opportunités pour faire vivre une diversité culturelle. C’est là un vrai défi : les langues singulières reviennent quand-même, alors qu’on était en voie de privilégier uniquement l’anglais, ou le globish1. Aujourd’hui si vous êtes à Barcelone, vous avez des résultats en Catalan. C’est là l’enjeu de nouvelles négociations. Après une première période de liberté, emportée par l’utopie d’une ouverture assez large, les États et leurs représentations imaginaires des frontières linguistiques et culturelles reviennent avec force.

19J.-P. F. : Il y aurait un décalque de souveraineté nationale sur la souveraineté numérique ?

20M. D. : La souveraineté numérique est encore difficile à identifier aujourd’hui car il y a toujours eu un conflit autour de la gouvernance d’Internet2, on pense par exemple aux volontés de l’ICANN3 ou à celles des États démocratiques ou autoritaires d’imposer à la fois leurs lois et leur manière de faire, notamment pour gérer l’identité. C’est pourtant un faux problème, car pousser l’idée de gouvernance jusqu’au bout aurait comme effet pervers d’octroyer des pouvoirs de contrôle à des États dont les valeurs sont très éloignées du droit de naviguer librement sur Internet.

21J.-P. F. : Aujourd’hui, on évoque souvent la possibilité d’un Web éphémère : autour notamment de la gestion de l’identité post-mortem qui a fait débat. Que pensez-vous de cette alternative critique ?

22M. D. : Je préfèrerai quant à moi utiliser le terme « provisoire », plutôt qu’« éphémère », car il me semble que si on relit l’histoire de l’informatique, et notamment le texte fondateur de Turing (Computing Machinery and Intelligence, 1950), on écrivait : la machine pensante (non pas nécessairement intelligente) procède par validation provisoire. Cette dimension du provisoire est, me semble-t-il, constitutive de l’algorithme et de la nature du numérique lui-même. Ce n’est donc pas du tout surprenant que l’on puisse revendiquer l’éphémère et le provisoire, alors même que l’on a déjà connu cela auparavant, avec notamment les adresses mails jetables, etc.

23J.-P. F. : Notamment sur le terrain de l’identité numérique…

24M. D. : En effet, car nous avons besoin dans notre imaginaire d’une certaine continuité, voire homogénéité, de notre identité numérique. Pour défendre une certaine cohérence… En même temps, tout cela est importé de la culture classique, qui est celle de l’imprimé et du livre, et qui a certainement mutée aujourd’hui. Revenons par exemple à l’idée du post-mortem, qui n’est pas nouvelle dans l’histoire du numérique. Il y a eu tout d’abord la forme testamentaire : comment faire passer quelque chose sans testament ? Le problème s’est rapidement posé, je l’ai d’ailleurs interrogé en m’appuyant sur une affaire avec Yahoo !4. La difficulté qui se pose est que l’on est confronté à des héritages juridiques qui ne posent pas encore la question de l’héritage numérique de la personne morale.

25J.-P. F. : À l’interface du Web éphémère et de cette notion d’identité post-mortem, c’est aussi la question du droit à l’oubli qui est posée. Doit-on tout garder et peut-on en décider librement ? Les plaintes d’héritiers de personnes défuntes dont les données sont restées en ligne ont soulevé ce problème. Ces données empêchaient les descendants de faire le deuil de leurs parents disparus. Des tentatives de réguler la mort numérique et la préservation de l’identité numérique ont émergé… que pensez-vous de ces évolutions ?

26M. D. : Cela renvoie au risque de la disparition de l’individu derrière l’identité. Il y a deux arguments qui me semblent intéressants. Le premier est porté par Facebook et en partie par Google, un argument implicite et assez puissant qui est contre le droit à l’oubli. Sous principe que si nous avons accepté de notre vivant de nous engager dans une conversation, cela vaut comme équivalent d’un contrat social entre nous-mêmes et les personnes avec lesquelles nous avons pu échanger. On n’a alors pas le droit de retirer des choses susceptibles de créer des vides dans l’espace de la conversation. C’est un argument assez implicite que l’on trouve dans les textes de défense juridiques qui sont présentés contre le droit à l’oubli. À partir de là sont introduits d’autres éléments. Par exemple, s’il y a des erreurs ou des préjudices, comment les réparer ? Car traiter de la gestion de la survie des données sans passer par une définition de ce que peut impliquer la continuité dans l’identité est assez problématique. Mais au-delà de ces dimensions confidentielles, la question de l’oubli soulève un autre problème : celui d’une confusion entre la mémoire du réseau et la mémoire classique, collective – qu’elle appartienne à l’individu ou à la société. On est en train de basculer l’une sur l’autre, parce que l’on veut imposer des modèles hérités de la mémoire classique sur la mémoire du réseau.

27Une idée importante, qu’il faut toujours garder à l’esprit, est que le réseau ne peut qu’effacer, il ne sait pas oublier. Alors que nous, humains, nous oublions. Le réseau ne connaît que l’effacement et nous, nous cherchons l’oubli. C’est très différent et le problème vient du fait que ces deux notions sont trop souvent confondues. On revendique en réalité le droit à l’oubli, non pas à l’effacement.

28J.-P. F. : En effet, on parle bien de suppression des données…

29M. D. : Le numérique comme l’informatique ne peuvent pas penser l’oubli, ou alors seulement comme une faille technique… Pourtant nous avons besoin d’oublier, ou de raviver la mémoire selon les situations : on métamorphose, on modifie, on ré-interprète… c’est toujours une sélection. Alors qu’avec l’informatique, le fichier, l’adresse physique, renvoient à tout autre chose…

30J.-P. F. : Et si l’on rapporte cela à Facebook ou Google ?

31M. D. : Ils effacent, et en même temps ils gardent… Deux archives existent alors : celle qui n’est pas secrète, mais qui n’est pas donnée au public, et celle qui est triée, modifiée, en effaçant quelques éléments… il y a le visible et l’invisible, l’architexte* (historique) qui va survivre. On oublie aussi un autre problème. Lorsque l’on parcourt l’histoire de l’environnement numérique, on sait que de grandes entreprises, qui étaient d’importants nœuds du réseau, comme aujourd’hui Facebook ou Google, ont disparu. Je pense par exemple à AOL (America Online). Il suffit de penser à tous les grands acteurs du Net qui ont disparu ces vingt dernières années, alors que nous continuons de penser que le numérique est ce qui va durer et perdurer.

32J.-P. F. : Facebook a récemment créé un mémorial, un mur (sorte de stèle numérique) à la mémoire des défunts, où il est possible de faire le deuil en allant s’y recueillir et partager les condoléances avec d’autres.

33M. D. : Ils ont repris des pratiques qui avaient déjà cours sur les blogs, où l’on trouve des mausolées pour faire le travail de deuil. C’est très important. Ce n’est pas un hasard si, lorsque quelqu’un décède, on trouve un repas funéraire dans presque toutes les civilisations : on a besoin de se dire entre nous la disparition de l’autre. Ils se sont rattrapés d’une certaine manière.

34J.-P. F. : Il existe aussi un contrat, juridique cette fois, qui relève de la clause testamentaire, qui dirait la possibilité de transférer la gestion de l’accès à ces mausolées numériques aux ayants droits.

35M. D. : Le numérique reprend après coup des modèles qui existent dans la vie réelle. Il y a aussi des entreprises qui ont été créées et qui sont spécialisées dans l’accès et dans l’effacement de certaines données. Ces entreprises me rappellent les banques suisses, à l’ancienne, qui prodiguent à la fois le secret et la promesse de l’éternité. Ce sont des intercesseurs qui ont la responsabilité de traiter uniquement les traces numériques.

36J.-P.F. : Pour terminer cet entretien, après nous être intéressés aux modes de gouvernances et aux stratégies de l’écosystème numérique, toujours sur le terrain de l’identité, qu’en est-il des tactiques (au sens de Michel de Certeau) inventées cette fois par les utilisateurs pour contourner ou détourner les dérives du traçage et de la marchandisation des données ?

37M. D. : À travers la ré-émergence du Web éphémère dont on a parlé, on peut lire aussi une révolte contre l’ère des données. C’est aussi une forme de dissension très forte qu’expriment les utilisateurs. On voit bien comment les grands acteurs du Web essaient aujourd’hui de récupérer cela en créant dans les marges de leurs applications une option contradictoire, mais tout en nous maintenant dans leur écosystème. Mais il y a en effet pas mal de tactiques de résistances. Je me suis intéressé particulièrement à l’une d’entre elle, qui est de choisir de s’exprimer sur les réseaux sociaux, dans des langues qui ne sont pas les langues romanes ou l’anglais, selon des conventions qui sont mises en place par des communautés d’utilisateurs : l’arabish, l’hébreux, etc. Il faut alors être à l’intérieur de la communauté et en maîtriser les codes.

38On voit là une initiative puissante et intéressante : on choisit d’être présent de manière visible, on s’affiche, mais on s’exprime dans un langage hybride qui à la fois prend une distance et affirme une identité très forte. À l’heure où on célèbre le globish, qui est cette modification de l’anglais qui devrait permettre de tous se comprendre, on voit là émerger au contraire des langues mineures qui sont en voie de développement, moins fortes du point de vue politique et économique, portées par des communautés qui se forgent des lieux d’échange qui résistent, mais en pleine visibilité. Nous ne sommes pas là dans le Darknet*, c’est au contraire parfaitement accessible et visible…

39J.-P. F. : D’autres formes de militantisme ou de médiactivisme empruntent au contraire la tactique de l’anonymat et de l’avatar pour contourner les stratégies de traçage et de censure : comme l’ont fait les Yes Men ou les Anonymous par exemple5.

40M. D. : La construction d’avatars* est une vraie tactique de résistance numérique. Sans doute la plus importante, et à vrai dire peut-être la seule qui ait encore une efficacité. Mais quand on prend la construction de l’avatar dans sa présence la plus simple sur le réseau, il reproduit, d’une façon qui reste à mon avis à analyser de manière approfondie, l’habitus classique : pas forcément dans le sens de Pierre Bourdieu, mais dans le sens étymologique du terme Habitus. En anglais, habitus a donné Habit, qui veut dire coutume, et en français cela a donné habit, qui veut dire costume, on a là les deux sens latin du terme. Avec l’avatar, on est entre les deux : il faut habiller son avatar, ce que l’on fait tout de suite parce que l’on n’a pas le choix aujourd’hui, et il faut aussi lui donner une dimension sociale.

41Au-delà, pour renvoyer au très beau livre de science-fiction de Roger Zelazny (1968), il faut que l’avatar ne soit pas un zombie. Il faut l’animer, le nourrir, le faire circuler et surtout le faire évoluer, autrement il risque de devenir un zombie, dans le sens le plus simple du terme. C’est assez intéressant de concevoir les choses ainsi. Si on laisse l’avatar à la merci du système, c’est la zombification totale. Du coup, on voit émerger différentes stratégies, presque intuitives, de modification de l’icône, de se gérer soi-même sur le réseau à un niveau également émotionnel, en fonction des humeurs, ou même juste pour le personnaliser, pour marquer une différence avec le passé. C’est ce qui permet d’échapper à la reproduction sociale et au formatage généralisé des applications commerciales et de la gouvernance algorithmique qui tend à devenir normative. C’est en effet un autre moyen de résister efficacement.

42On peut là distinguer deux mouvements. Une première forme de résistance relève du hacking* et instaure une relation de contre-pouvoir. Lorsqu’on pense à l’affaire Snowden6 dont les révélations ont été très importantes, on se rend compte que le « chiffrage » et l’anonymisation des données ne suffisent pas parfois, la NSA ayant eu accès aux données chez les hébergeurs et fournisseurs. Ce qui pose la question de la collaboration entre les grands acteurs du Web et les services de renseignement. C’est pourquoi une autre forme de résistance mise sur la création de nouvelles spatialités et sociabilités sur le réseau, sans exiger les mêmes compétences techniques. Les internautes eux-mêmes, associés en communauté, impulsent des mouvements qui sont encore en friche mais sont assez prometteurs sur ce sujet.