Présentation générale. Identités et liaisons numériques
p. 9-23
Texte intégral
1Dans l’univers des médias, un engagement plus « expressiviste » se lit aujourd’hui à travers l’essor et la multiplication des dispositifs d’autoproduction ou de production de soi que constituent les sites personnels, les blogs et leurs technologies appareillées (syndication* et tags*), ainsi que les réseaux sociaux d’échanges entre pairs et leurs pratiques associées (podcasting*, fansubbing*, fanfilms*…). À l’heure où l’identité numérique semble être devenue une notion-clé pour le réseau Internet, ce volume des Essentiels d’Hermès propose – à partir de la relecture de textes issus des sciences de la communication et de l’anthropologie des techniques – de mettre en lumière les ressorts et dilemmes de la présence en ligne et de l’« être ensemble », ou autrement dit de la communication à l’ère numérique.
2La question désormais cruciale de la « gestion » de l’identité numérique (de soi et des autres) y est prise en porte-à-faux : entre, d’un côté, l’invention par les citoyens-internautes de nouvelles modalités d’expression et de revendications identitaires, individuelles et collectives, susceptibles de renforcer le lien social et l’existence démocratique (Cassili, 2010 ; Cardon et Granjon, 2010 ; Flichy, 2010 ; Fourmentraux, 2013 a et b) ; et, d’un autre, la propension toujours plus vive de contrôle des identités à des fins économiques et politiques, via la captation et la fidélisation des profils de consommateurs, toujours plus exposés aux offres de services et de biens dématérialisés ; quand il ne s’agit pas de finalités plus autoritaires et parfois même répressives de contrôle et de surveillance des comportements numériques jugés délinquants ou déviants (Arnaud et Merzeau 2009 ; Rey, 2012 ; Coutant et Stenger, 2014 ; Chardel, 2014). À cet égard, l’espace utopiste qui a marqué les débuts de l’histoire du réseau – en faveur de la liberté d’expression et de circulation des idées et des identités, lorsque la revendication d’anonymat et l’usage d’avatars* étaient des principes non discriminants de l’être en ligne – semblent mis à mal. Comment maîtriser ses identités numériques ? Peut-on être personne sur le réseau ? Peut-on effacer ses traces ? Que faire de tous nos mots de passe ? Que deviennent nos identifiants ?
3Ces questionnements et enjeux très actuels, dans le sillage des numéros 53 et 59 de la revue Hermès, trouvent des résonnances réflexives et des visées analytiques rétrospectives dans les travaux des différents chercheurs ici réunis, qui éclairent tantôt les potentialités d’émancipation et les vertus démocratiques du réseau Internet d’où émergent des pratiques de redéploiement du bien commun, tantôt le développement concomitant de nombreux instruments de mesure, de contrôle et d’assujettissement de l’internaute et de ses libertés individuelles et collectives.
Définir et qualifier l’identité numérique
4Le livre s’ouvre sur un entretien avec Milad Doueihi, philologue et historien des idées, défenseur des humanités numériques*, qui nous invite, au-delà de l’intérêt qu’il porte aux modes de régulation de l’identité numérique, à ne jamais perdre de vue le droit à l’oubli, qui est une valeur et une capacité humaine encore largement incompatible avec les attributs de l’algorithme et de la machine informatique.
5Suit une première série de contributions qui mettent en lumière les dynamiques de l’identité numérique, en tant que stratégies relationnelles (Cardon, Livingstone et al.) et « techniques de soi » ambivalentes (Coutant) sur les sites de rencontre amoureuse (Parmentier) ou comme avatars et doubles numériques dans l’univers virtuel des jeux en ligne (Beau et Deseilligny).
6Dominique Cardon (2010) nous invite par exemple à mieux saisir comment les internautes, très attentifs à leur identité numérique et au respect de leur vie privée dans le Web 2.0. Tout en se montrant plus soucieux des risques de contrôle, de détournement et d’exploitation commerciale des données personnelles qu’ils laissent sur le Net, ils n’en sont pas moins largement « impudiques » dans leurs pratiques d’exposition d’eux-mêmes sur les réseaux sociaux et les blogs. Son article éclaire en effet le décalage paradoxal qui persiste entre les déclarations souvent critiques et méfiantes des internautes concernant leur « privacy* » (vie privée) et les pratiques effectives qu’ils déploient sur le réseau, montrant bien que la tendance à l’« expressivisme » n’est pas près de s’éteindre. C’est sans doute parce que les ressorts psychologiques, sociaux et politiques de l’identité numérique sont plus complexes qu’il faut s’intéresser aux tactiques des internautes, quand ces derniers composent et déjouent plus souvent et plus habilement qu’on ne le dit les déterminismes et les stratégies commerciales des plateformes du Web 2.0 : ils ne dévoilent qu’une identité en clair-obscur, en masquant ce qui constitue leur véritable intimité pour n’afficher que ce qui est susceptible d’accroître leurs relations et liaisons numériques. Pseudonymes, avatars, identités multiples constituent autant d’outils et de ruses que les internautes manipulent et qui forment une nouvelle compétence dans la gestion de leur visibilité.
7De ce point de vue, l’exposition de soi ne signifie peut-être pas un renoncement au contrôle de son image, l’identité numérique étant moins un dévoilement qu’une projection de soi. Le texte de Marc Parmentier est à cet égard éloquent : il nous montre combien à l’ère d’Internet et des réseaux sociaux, la rencontre amoureuse est prise entre les stratégies de captation et d’enrôlement déployées par les plateformes commerciales du Web 2.0, et entre les jeux de rôles que les internautes inventent pour amplifier « l’attrait du possible », où la séduction numérique reste le jeu de déclinaisons d’un « moi » multiple et d’un autrui toujours en grande partie fantasmé. Derrière le paravent de l’anonymat ou à l’abri de son pseudo, tout serait-il donc permis ? Ce n’est pas si sûr. Mais la frontière entre jeu et sérieux est en effet flottante, invisible, insaisissable. Comme nous l’indique très justement Dominique Cardon, on sous-estime trop souvent le caractère profondément subjectif des « informations » personnelles produites par les usagers sur eux-mêmes : car « loin d’être composé de données objectives, attestées, vérifiables et calculables, le patchwork désordonné et proliférant de signes identitaires exposé sur les réseaux sociaux est tissé de jeux, de parodies, de pastiches, d’allusions et d’exagérations ».
8Plongés dans l’univers des jeux vidéo et des plateformes virtuelles, Franck Beau et Oriane Deseilligny nous montrent également combien la notion d’avatar est distincte de celle d’identité numérique, car elle concerne le façonnage d’une présence spécifique aux médias en réseau, à l’intérieur desquels peuvent se retrouver aussi bien des éléments définissant pour partie une identité réelle que des éléments « fictifs ». On retrouve aussi cette dimension « narrative » de l’identité numérique dans les textes de Sonia Livingstone et al. et de Marc Parmentier qui éclairent la manière dont, sur les sites de rencontres adolescentes et/ou amoureuses, l’image donnée de soi ne vise pas, ou pas seulement, l’authenticité ou la sincérité : l’identité numérique y fait au contraire l’objet d’une construction (voire d’un « bricolage »), tenant compte de l’effet de séduction à exercer sur l’autre.
9Une seconde série de contributions s’attache néanmoins aux effets et « dangers » de ces réseaux et applications numériques pour la vie privée. À différents niveaux : économique d’abord, par la mise en relief de l’identité numérique comme nouvelle ressource pour des entreprises qui brouillent les frontières de la vie privée (Coutant, Kessous et Rey) ; juridique ou pénal ensuite, par l’interrogation des instruments de mesure et de contrôle qui se multiplient et exploitent massivement les traces et les signes laissés par l’identité numérique (Arnaud, Merzeau, Ertzscheid). Car tout en renforçant les épreuves d’identification et d’authentification, voire de (géo)localisation, ces instruments brouillent aussi les mécanismes conventionnels de la confiance ou de la crédibilité, les rendant paradoxalement plus incertains (Livingstone et al., Perriault).
10En empruntant aux théories de Michel Foucault (2001) et de Gilbert Simondon (1969), le texte d’Alexandre Coutant pose qu’à l’instar des machines de l’époque moderne, le Web 2.0 et les réseaux sociaux sont peut-être moins des techniques d’émancipation de soi que des « instruments de flatterie » assortis d’une perte de contrôle de la dynamique identitaire. Comme le montre également le texte d’Emmanuel Kessous et Bénédicte Rey, les internautes y poursuivent moins la stabilisation et la pérennisation d’une image d’eux-mêmes, que la participation continue à un flux d’échange caractéristique de l’économie de l’attention* (Kessous, 2012). La logique du flux continu et la vitesse des échanges sur les réseaux socionumériques noient les internautes qui abandonnent aux plateformes de l’industrie du Web 2.0 la gestion de leur identité numérique. Or, ces dernières n’ont pour intérêt que la traçabilité (ou la collection de traces re-documentarisées nous dit Louise Merzeau) à des fins de marketing publicitaire.
11C’est peut-être là un effet pervers de l’« économie de l’attention », d’instaurer le contact avant le contenu : l’attention (et non plus l’information) devenant le seul « bien rare » et précieux d’abondance informationnelle. Les dilemmes et dérives de cette socio-numérisation sont bien mis en perspective dans le texte d’Olivier Ertzschied polémiquement intitulé : « L’homme un document comme les autres ». L’indexation massive et la supervision des données personnelles par quelques sociétés marchandes (Google en tête) ont transformé non seulement notre rapport à l’information et à la connaissance, mais ont fait aussi de l’individu une cible et un produit publicitaire. Car à l’ère des big data*, l’obsession du maintien de l’attention devient aussi le prétexte marchand de la mise en place d’un catalogue global des individualités humaines – dont le libre accès ne doit pas faire oublier, comme le dit l’adage, que « si c’est gratuit, c’est parce que vous êtes le produit ». L’identité numérique, appliquée autant aux traces qu’aux profils et aux applications utilisées par les internautes, permet de conserver l’activité sociale des individus pour mieux monétiser l’ensemble au travers de l’offre publicitaire.
12En contrepoint, le texte de Michel Arnaud dévoile les enjeux de l’identification et de l’authentification de ces traces et éclaire comment des organisations juridiques et éthiques – qu’il nomme des « tiers de confiance » – se sont engagées dans la sauvegarde et la protection de ces données. Mais si l’anonymisation et la pseudonymisation constituent des ressources précieuses, leurs effets paraissent néanmoins limités.
La (re)négociation des identités numériques
13Au premier abord, il peut donc paraître problématique de définir et de qualifier l’identité numérique tant elle semble recouvrir des enjeux multiples et interdisciplinaires. Souvent déclinées au pluriel, les identités numériques renvoient en effet à des formes variées de désignation, d’attribution et d’expression, qui mettent en jeu et bousculent toutes les définitions de l’identité humaine : juridiques, éthiques, sociales et techniques, économiques et industrielles, mais aussi relationnelles et psychologiques. L’enjeu de ce volume est moins de rechercher et trouver une définition qui serait consensuelle, que d’éclairer au contraire la pluralité des formes d’activités et de relations que ce vocable et cette idée d’identité numérique rendent possible sur les réseaux socionumériques.
14Il s’agit en effet de mieux comprendre et de mettre en perspective les mécanismes, à la fois contraints et négociés, de gestion de nos identités numériques :
- une identité aux prises avec des images de soi que l’on compose autant qu’elles nous sont renvoyées et transformées par d’autres selon des modes de circulation en partie imprévisibles (Cardon, Beau et Desseilligny) ;
- une identité constituée de traces multiples, emmagasinées par les réseaux, qui prolifèrent sur la Toile (traces, signatures, empreintes issues de nos cartes à puce, des courriels, des moteurs de recherche, des réseaux sociaux, de la téléphonie, etc.). Ces « données personnelles » accentuent le caractère indexable de l’être humain et posent la question de savoir si l’homme deviendrait, ou non, un document comme les autres (Ertzscheid, Kessous et Rey) ;
- une identité captée par des algorithmes de calcul qui engendrent des formes spécifiques d’indexation de l’individualité dans des moteurs de recherche et posent à nouveaux frais la question de l’information sur mesure et de la pertinence des profils humains (Merzeau, Perriault) ;
- une identité négociée, aussi, avec de nombreux outils et dispositifs de présence ou de présentation de soi qui promeuvent des formes inédites de lien social et de communication inter-humaine médiée, à l’instar des figures de l’avatar, de l’extimité* et de l’e-réputation, qui déjouent les frontières de l’information publique, privée ou intime. Des figures qui s’offrent aussi comme des instruments d’une résistance possible aux excès de la documentation identitaire, de la visibilité et/ou de la transparence de soi (Beau et Deseilligny, Cardon, Kessous et Rey, Doueihi) ;
- une négociation, enfin, avec le monde virtuel qui cristallise nombre d’espoirs, de craintes, de fantasmes relatifs à la marche de l’innovation technologique. Nos identités numériques figurant autant d’extensions et de doubles de soi, que l’on va pouvoir incarner et dont on va pouvoir se parer pour conquérir de nouvelles relations, rencontres et liaisons numériques (Cardon, Beau et Deseilligny, Arnaud).
15Les figures et fonctions de nos identités numériques apparaissent donc comme très paradoxales : d’un côté, nos usages du monde numérique, et plus particulièrement de l’Internet, créent des traces qui constituent la source de services que les utilisateurs contribuent à personnaliser eux-mêmes. Échangeant leurs favoris, leurs photos, leurs informations de toutes sortes, les utilisateurs révèlent leurs préférences et renforcent l’utilité du service qu’ils sont en train d’utiliser (Kessous et Rey, Ertzscheid). D’un autre côté, l’exposition de soi ne signifie pas un renoncement au contrôle de son image (Livingstone et al., Parmentier, Cardon). Elle témoigne, au contraire, d’une volonté que l’on pourrait presque dire stratégique de gérer et d’agir sur les autres en affichant et en masquant certains traits de son identité (Georges, 2010). Il s’agit alors de prendre soin de son identité (au sens des tactiques du Care*), car au-delà de la défense de la vie privée (privacy), il en va aussi de l’auto-réflexivité (Coutant) comme de la mémoire et de l’oubli de ce qui nous relie (Cardon, Doueihi).
16La réussite des plateformes relationnelles du Web 2.0 doit en effet beaucoup au fait que les personnes prennent des risques avec leur identité en rendant publiques des informations sur elles-mêmes (Cardon). Mais leur succès est également dû à la création possible et inattendue de doubles imaginaires, qu’illustre l’adoption massive des avatars comme mode opératoire d’une identité masquée, jouée et déjouée, confortant moins l’adhésion unificatrice et normalisante que l’invention et diversion imaginaire.
17Désormais, la gestion de nos identités numériques, enjeu stratégique pour les États comme pour les entreprises, engage aussi les internautes dans des activités partagées et négociées de présentation d’eux-mêmes. Les identités numériques constituent à ce titre des objets de recherche heuristiques à la croisée des nouvelles humanités numériques et des sciences de l’information et de la communication. Indissociablement techniques, sociales et politiques, elles nous forcent à reconsidérer les formes de production et de circulation de l’information et de la communication (Maigret et Macé 2005 ; Jenkins, 2006). L’enjeu est de mieux entrevoir les ressorts et tensions de ces identités indicielles et automatiques, malléables et opératoires, qui sont gérées, traitées, appréhendées, individuellement et collectivement, tant par les internautes que par les acteurs techniques et industriels.
18À l’arrière-plan de l’engouement contemporain pour les réseaux socionumériques, se jouent en effet des stratégies offensives et des tactiques défensives largement méconnues (Certeau, 1990). L’exploitation et l’expression identitaires mobilisent différents supports et outils dont il est important d’étudier les contraintes et les effets. Ces stratégies et tactiques se jouent à la frontière de différents mondes et sur plusieurs scènes dont il convient également d’observer s’ils s’accordent ou s’affrontent pour imposer ou défendre des valeurs hétérogènes. Instrument de marchandisation et d’indexation croissante du facteur humain, la gestion des identités numériques n’en reste pas moins parée de « vertus sociales » : tout en nous exposant au profilage, la personnalisation nous rend aussi actifs, plus aptes à redéfinir l’identité comme une collection de traces (stock et flux, contenus et relations) que nous devons apprendre à protéger, mais aussi à administrer (Merzeau).
19L’art contemporain numérique, dont nous allons éclairer quelques actions ci-après, a également pris comme objet théorique et pour moteur créatif ces importants dilemmes des identités numériques favorisant simultanément des dispositifs de contrôle et des vecteurs d’émancipation sociale (Fourmentraux, 2010 ; 2013 a et b). Si l’art est bien un radar susceptible de nous aider à mieux comprendre les médias, comme le disait Marshall McLuhan dans son essai fondateur (1977), sa pratique joue également le rôle d’antidote ou de contre-pouvoir à l’instar du Net art qui a su s’emparer des technologies de soi et questionner les cultures numériques naissantes.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Auteur
Sociologue et critique d’art, est professeur à l’Université de Provence, Aix-Marseille. Habilité à diriger des recherches par l’Université de Paris-Sorbonne (HDR Paris 5), il est membre du Laboratoire d’études en Sciences des arts (LESA EA 3274 – Aix en Provence) et chercheur associé à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris (EHESS) au Centre de recherches sur les arts et le langage (CRAL UMR-CNRS 8556). Ses recherches portent sur les interfaces entre création artistique, recherche technologique et innovation sociale. Il est l’auteur des ouvrages Art et internet (CNRS Éditions, 2010), Artistes de laboratoire (Hermann, 2011), L’œuvre commune : affaire d’art et de citoyen (Presses du réel, 2012), L’œuvre virale : Net art et culture Hacker (La Lettre Volée, 2013) et a dirigé L’ère post-media (Hermann, 2012) et Art et science (CNRS Éditions, 2012). Cf. <http://www.linkedin.com/in/jeanpaulfourmentraux>.
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