1À l’heure du numérique, la ville vibrionne d’e-mails, de textos et autres tweets rebondissant en échos à l’infini depuis des téléphones mobiles, alimentant les réseaux sociaux et transitant dans les nuages. Les mêmes terminaux ouvrent par ailleurs les portes des métros et les tiroirs caisse, abandonnant à l’occasion leurs données à tout vent. La donnée circule, l’information se recompose, des formes inédites d’éditorialisation de la ville surgissent. L’enjeu « média » de la ville est celui de ses nouveaux fluides (les data), de ses réseaux (les réseaux techniques et les réseaux sociaux) et des services qu’ils fabriquent. Ainsi, une autre ville se façonne qui interroge le sens de ces intelligences et leurs souverainetés : qui gouverne la data, ses algorithmes et leurs produits ?

Mais où est l’intelligence urbaine ?

2Posons que le terme de « ville numérique » est un pléonasme. L’intégration du numérique dans l’urbain est formulée par l’architecte William Mitchell1 dès 1999 : « Nous sommes moins les usagers de terminaux technologiques que les habitants d’un écosystème médiaté par l’électronique2 ». La généralisation des capteurs (le téléphone mobile est le premier d’entre eux) et de leurs data circulantes reflètent une évolution sociologique (d’autres temps et d’autres lieux) et fabriquent immanquablement une autre cité. Cette masse dynamique de bits est, sans retour possible, constitutive de la ville. Ses extensions urbaine, temporelle et sociale sont à l’œuvre.

3Cette ville balance entre des vocables incertains ayant pour pivot l’intelligence, ainsi même en français dit-on Smart city. Elle est, c’est selon, « digitale », « connectée », « sensée » ou « sensible3 », voire « cybernétique » si on évoque les gouvernances… Mais où est l’intelligence ? L’urbain s’indexe intégralement et en permanence. Il est perfusé de data stéroïdées (horloge + GPS + contexte). Rien n’échappe à leur recueil généralisé et l’anonymat devient une illusion. Leur traitement optimise les infrastructures, le temps, le travail, le voyage, le trafic, l’énergie, l’évitement des criminels, etc. La ville fait parfois le choix de se programmer à l’excès4, pour une productivité douteuse si on juge les résultats à l’aune des standards de croissance et d’urbanité. L’entrée aveugle par le numérique pour penser l’urbain se révèle aussi suspecte que le fut la voiture pour aménager la ville dans la vision de Le Corbusier (Plan Voisin, de 1925, qui attribue à chaque moyen de transport sa voie spécifique).

4Les réseaux sociaux, les données et les services nous guident depuis des années dans la lecture des flux urbains. Dans la ville média, les flots de messages, transactions et dialogues transitent sur des réseaux – tangibles (câble, fibre optique, etc.) ou immatériels (abrités derrière leurs acronymes bizarres : wifi, rfid, nfc…). Par extension, la communication inclut les axes de trafic et les conduits de fluides urbains (eau, énergie et déchets). Ce dispositif infrastructurel relève désormais de l’administration du numérique et de son écosystème « data/services ». Au mieux, un pouls partagé de la ville et une gouvernance attentionnée. Au pire, son contrôle absolu et son pilotage automatique.

D’abord une révolution des temps

5La résolution des gouvernances passe par la compréhension du jeu d’acteurs, mais aussi par l’observation des rythmes. Le numérique est bouleversant parce qu’il est d’abord l’expression de la rupture sociétale des temps et révèle les capacités d’adaptation. Résumons :

• Traduit dans la ville, les injonctions du temps définissent un marketing de l’immédiat dont l’aire numérique est le bras armé : faire coïncider une offre et une demande en temps réel et in situ.
• Autre pression, la polychronie (multitasking) si bien décrite par Edward Hall (1983). L’anthropologue ne pouvait savoir combien le numérique exacerberait cette tactique du citadin jonglant entre sa famille, son travail, ses emplettes et l’organisation du week-end.
• Reste le temps le plus fascinant – il bouleverse déjà la ville et décidera de sa suite –, le prédictif. Le passé numérisé, réifié et stocké fait le lit d’un futur annoncé. Devins, les Google, IBM et consorts détiennent désormais les clés de la ville. Voyant de nos futurs immédiats, Google annonce avant l’OMS la déferlante de la grippe A (H1N1) dans les entrailles du Web. De cette même veine, le système produit des injonctions algorithmées comminatoires à se rendre à la pizzeria,… justement sur votre route.

6Le privilège de la collecte et du traitement massif de la data confère une souveraineté hors du commun. Devenus de fait opérateurs de services, ces giga acteurs de la donnée dominent un consumérisme de l’information dont les usagers sont les producteurs, les médiateurs et les consommateurs, consentant par défaut aux produits dérivés. Dans cette tension entre quête de maîtrise du temps et absence de maîtrise des données, les citadins responsables cherchent leur voie et réclament leur dû. C’est ici que la puissance publique doit formuler son pouvoir régalien, c’est-à-dire accompagner cette revendication ; donc dire ce que sont le sens, les valeurs, les régulations et le droit des intelligences pour le citadin et pour la cité. L’enjeu est alors de formuler la plateforme publique qui hébergera ces fluides et leurs transits.

Rupture de confiance

7Le temps est venu de rétablir la confiance. Car si les augures stupéfient, ils terrifient aussi. Une récente étude d’Orange révèle la chute brutale de la confiance dans les réseaux sociaux (baisse en un an de 66 % à 20 %5). Pourtant, les Français participent en moyenne à 4,5 de ces réseaux sociaux, souvent ancrés dans le proche. Singulier est ce moment où après avoir pris la mesure de la puissance de ces communautés, leurs membres doutent. Snowden et sa dénonciation du pillage étatique des données personnelles (Prism/NSA) sont passés par là. Tout est à reconstruire. C’est tant mieux car cet exercice de lucidité acquis, c’est une chance pour élaborer d’autres bases et d’autres finalités qui récuseraient l’entrée technologique pour repenser la ville et ses urbanités.

8Rien d’étonnant alors qu’une revendication majeure soit la réappropriation de ses propres données. Cet intelligencement du monde appelle une souveraineté numérique (Bellanger, 2014) sur la data respectant les nécessités des parties prenantes. Jaron Lanier (2013), essayiste et chercheur, affirme : « Dans un monde de dignité numérique, chacun est l’auteur des données circulantes, issues de ses statuts et de ses comportements ».

9Derrière auteur, il faut entendre le respect de la personne, de son expression, voire de sa propriété commerciale. Si l’entreprise raisonne en termes d’appropriation de la valeur de la data, l’usager doit le faire par lui-même.

10La ville est un cœur qui pompe ces flux de données et en nourrit ses organes. La ville média aspire cette logorrhée vers des algorithmes. Il ne reste – à une poignée d’entreprises aux serveurs ultra puissants – qu’à industrialiser ces services et à les monétiser sous des modèles masqués derrière une pseudo gratuité. Après le rachat en juin 2013 par la plateforme Google de Waze, site mondial d’informations routières de 50 millions de contributeurs, Facebook emballe le marché en 2014 avec l’application WhatsApp acquise pour la somme dantesque de 19 milliards de dollars pour mieux vendre des appariements prévisibles sur sa plateforme mondiale de plus d’un milliard d’abonnés. Le réseau cesse d’être une communauté urbaine pour devenir une plateforme industrielle. L’économie de la communication urbaine détruit brutalement les logiques éditoriales du xx^e siècle. Grands et petits vaisseaux éditoriaux du passé, poussés par la vague du numérique, s’échouent laissant en désarroi journalistes et audiences6.

Biens et lieux communs

11Il faut se garder pourtant d’oublier que cette matière construit aussi des communautés robustes, des digues collaboratives et des dialogues horizontaux, comme autant de contre pouvoirs contrôlés par les communautés. Procédant sur le mode des partages ouverts, la cartographie collaborative Open Street Maps – à l’image de Wikipedia – se nourrit d’abondements de ses membres. Ses bénévoles dessinent en permanence la carte du territoire et l’enrichissent d’innombrables subtilités, sans passer par la case publicité. C’est un bien commun, notion instable mais très profitable pour le collectif. Raison de plus pour la consolider. Peut-être, est-ce là l’esquisse d’une souveraineté collaborative à laquelle il reste à donner un statut et des moyens. La communication urbaine peut trouver là qualité et crédit. En suivant cette piste se profile une vision neuve du service public urbain.

12Comment cette transformation affecte-t-elle les lieux de la ville média ? Les cloisonnements de l’Angelus et de la pointeuse entre les temps domestique, social et professionnel s’effacent. On observe à l’identique l’érosion des partitions spatiales héritées de l’urbanisme fonctionnel. L’asynchrone se conclut en d’autres temps et d’autres lieux – des courses, du travail, des sociabilités… Ce quotidien à distance appelle à des tiers-lieux. Les faveurs que connaissent ces espaces multifonctionnels disent que ce sont des lieux média7. Le tiers-lieu se situe au contrepoint du zoning spatial, temporel et économique. Au lieu du jardin à la française, son architecture casse les codes et érige toutes les mixités en système : de fonctions, de populations, de temporalités et de modèles économiques, mixités aussi des modes de déplacement qui s’ajustent aux autres. La mixité fonctionnelle horizontale d’un quartier s’étend en mixité verticale d’un immeuble. Au-delà, la flexibilité, la modularité et la malléabilité s’érigent en système. Bref, le tiers-lieu fabrique une urbanité en phase avec les préoccupations agiles de la société. Il recèle autant d’espoirs que de difficultés, tant il est difficile de réécrire la ville. Ces lieux font le lien entre la proximité et les réseaux. Hébergeant des « sociabilités diffuses », ils sont issus de la révolution numérique (Delbaere, 2010) dont l’anthropologue Stefana Broadbent démythifie les pseudo pertes de sociabilités : « Plus les échanges numériques augmentent, plus augmentent aussi les contacts en face à face. […] Le désir, c’est la rencontre » (Broadbent, 2013, p. 15) – une chance pour les villes, conclut-elle8.

Lieux média, lieux débats

13« Personne n’est à l’abri d’être largué. On est vieux très jeune. » Caustique, Jacques Lévy concluait ainsi un séminaire qui explorait les voies du numérique. Il laissait percer son scepticisme d’un supposé incontournable « penser global » qui nous fait perdre de vue la proximité. Largué ? Dans les cartes que redistribue le numérique, l’espace proche nous échappe d’autant plus que le radar de l’internet nous porte infiniment loin. Dans un contexte de connectivité généralisée, quelle est la place du lieu ? La communauté, tiraillée entre la curiosité et la richesse des réseaux à distance et le tropisme de la rencontre physique, entreprend une négociation collective : où est-ce que cette urbanité atterrit quand elle est mâtinée de numérique ? Qu’est-ce qui fait média ? Qu’on le veuille ou non, si l’urbanité a pas mal la tête dans les nuages, elle a forcément les pieds quelque part. Et si les tiers-lieux étaient – seraient même déjà –, les lieux privilégiés de cette recomposition ? Ces derniers deviennent objets sociologiques, économiques autant qu’urbains. Ce sont aussi des lieux média. Le numérique n’y a pas la place convenue et d’autres composantes s’invitent pour les définir.

14L’épisode du journal Libération offre une belle opportunité d’interrogation qui rejoint l’interpellation du géographe. Quand les actionnaires, face aux pertes du journal, imaginent en faire « un Flore du xxi^e siècle », sous la houlette du designer Philippe Starck, les journalistes s’opposent farouchement à leur projet multimédia ; notamment à la création d’un espace culturel au siège et publient depuis lors chaque jour deux pages dans le quotidien intitulées : « Nous sommes un journal. »

15La colère des journalistes n’empêche pas le discernement. Jetons un œil sur ce paysage mouvementé de lieu média qui se dessine dans nos villes. On y travaille, mais pas que…

16L’entrepreneur de Libération ne s’y trompe pas en mesurant le succès de ces nouveaux espaces – aux couleurs infiniment variées – qui s’habillent parfois en Starbucks ou en centres d’affaires sous la conduite d’enseignes, ou en incubateurs sous la bannière de marques. Google et Microsoft hébergent dans le Sentier des startups et des indépendants sous leurs ailes d’incubateurs, très concernés par la suite de leur destin. Le Crédit Agricole annonce pour sa part la création de son réseau d’incubateurs/tiers-lieux et investit pour commencer 5 000 m² à l’ancien siège de l’UMP, dans le quartier plus seyant des Champs Élysées. Cette floraison d’initiatives fait forcément des émules, tant il s’agit de capter le dynamisme économique des startups. Cette même polarité des forces d’innovation conduit les acteurs publics à se pencher sur le sujet. Paris revendiquera à la fin de l’année 2014 quelque 100 000 m² d’incubateurs.

17Le seul thème du numérique évoqué par quelques candidats lors des municipales de mars 2014 le fut dans l’angle de ces nouveaux lieux. Le candidat UMP à Lyon en vient à proposer « L’Ouvrage », un vaste « lieu d’innovation, de création, de partage et d’entrepreneuriat » (5 000 m² encore, une norme ?) copiant la formule magique Plug & Play de la Silicon Valley. Retenons ce cocktail d’innovations, de collaboratif et de dynamisme économique. À Rennes, la municipalité a déjà engagé onze espaces publics numériques dotés de Fablab (Fabrication laboratory), etc.

18D’un autre côté, on assiste à une floraison d’espaces de coworking et à leur succès généralisé. Là aussi, la liste est trop longue. Dans la variété conséquente de leurs propositions et de leurs colorations, submerge un cocktail de collaboratif, de bricolage de modèles d’affaire et de partage improbable de travail, d’emplois et d’innovations, encore.

19L’isolement et l’éparpillement individualiste du travailleur numérique rejette le modèle fordiste du travail collectif fixé en un lieu unique – l’entreprise – pour allumer la mèche de cette explosion. La ville s’invite dans ces lieux, sans que le numérique en soit le point d’entrée. En tout cas, l’irruption du numérique ne s’est pas réalisée dans la facture attendue. La logique de l’espace numérique de travail (ETN) et de l’espace public numérique (EPN), deux formats officiels propulsés par l’administration, fut prise à revers par une demande d’une autre nature et d’une autre puissance. Des espaces se sont proposés. 40 % d’entre eux n’existaient pas il y a un an et le marché ne peut accueillir toutes les demandes. On ne s’y rend pas nécessairement parce que l’espace est plus proche que l’entreprise (c’est éventuellement la cerise sur le gâteau), mais parce qu’il offre ce que l’entreprise ne sait pas offrir, et ce que le marché a du mal à concevoir : la communauté et ses partages.

20Ce long détour pour revenir à Libération. Sans invoquer le Procope ou le Flore, certains commentaires ont vite noté que Le Guardian, ou El Pais, ou encore Monocle ont succombé avec succès aux charmes du « modèle café ». Si on ne sait ce que ces modèles produisent en termes économiques, on sait à tout le moins que cela fabrique de la communauté et du débat. Libération en produit paradoxalement les preuves, malgré ses dénégations de lieu média et d’espace communautaire. À commencer par l’afflux de témoignages hébergés dans les pages de contestation du journal. Ils procèdent de sa communauté et la révèlent. Même si cela ne se confond pas avec un réseau social, la démonstration de l’existence d’un collectif va plus loin, avec un afflux énorme de visiteurs complices aux journées portes ouvertes. Plus étourdissant, le « barcamp » autour de l’avenir de Libération, organisé par, justement, un de ces tiers-lieux détonants, le NUMA9. Dixit Libération : « Le concept se définit comme une “non-conférence”, où personne n’est spectateur et où tout le monde participe, où il n’y a pas d’estrade mais des tables-ateliers, où l’on se fait passer le micro sans craindre la grippe A. Avec ce présupposé assez vrai que l’innovation naît de la confrontation entre personnes aux cultures et compétences différentes. »

21Si ce lieu média/débat n’est pas une communauté, qu’est-ce ? Ce débat au NUMA a produit à tout le moins la reconnaissance que la communauté est l’essence même du journal, et qu’un lieu pour la cristalliser a du sens. Commentaire de Olivier Bertrand, journaliste à Marseille pour Libération et représentant syndical : « Notre “une” du 8 février a peut être été mal interprétée. Nous voulons bien devenir un café, un lieu culturel, un incubateur de startups à condition que tout cela se construise autour du journalisme. » Ce que personne ne conteste10. Pour survivre, Libération pourrait muter en lieu média, un lieu (en et de) débats. L’histoire des lieux média de la ville ne fait que commencer.