Le bulletin municipal : totems et tabous
p. 105-114
Note de l’éditeur
Revue1 Hermès no 26-27, www.démocratielocale.fr, 2000.
Texte intégral
1Le concept de « totem », tel qu’il a par exemple été utilisé par Émile Durkheim (1912), doit permettre de mettre en évidence une dimension essentielle du travail symbolique effectué dans/par le bulletin : objet matériel ou immatériel fondamentalement ambigu, ambivalent, « ouvert », il signifie la collectivité tout entière en s’offrant à tous, non seulement du fait de sa visibilité, mais par la pluralité de lectures qu’il peut engendrer. Le bulletin œuvre dans ces deux directions, il donne à voir pour tous, et il gomme tous les risques d’appropriation par quelques uns.
2La liste des totems mis en avant par le bulletin est longue : patrimoine historique ou naturel, nom de la collectivité, histoire de la ville, enfants du pays devenus célèbres (écrivains, sportifs, etc.), recettes de cuisine locales, expressions d’ici, image de la ville, entreprise ou spécialité artisanale, équipe de football, équipements publics, réalisations municipales, mairie, figure de monsieur le maire, et pourquoi pas le bulletin lui-même… C’est moins la liste (forcément inachevée) de ces totems qui doit retenir l’attention que le mécanisme même de la totémisation au terme duquel un « objet » devient la chose commune à tous les habitants d’une ville. Ceci suppose entre autres contraintes que la construction sociale de ces objets, leur « mise en totem », adoucisse la vision élitiste ou cultivée qui très souvent prévalait initialement : le patrimoine historique ne doit pas être enfermé dans une lecture érudite, qui fut longtemps celle des historiens locaux, le grand écrivain doit parler au-delà du petit monde de ses lecteurs, etc.
Bulletin d’identité
3Certains objets se prêtent mieux que d’autres à une telle construction. Et c’est peut-être une dimension centrale du métier de journaliste municipal (et d’élu) que de savoir rendre possible des appropriations les plus larges possibles. Les totems ainsi érigés s’additionnent pour conférer au territoire et à la collectivité qui le peuple une irréductible singularité. En ce sens, le bulletin municipal contribue à construire l’identité locale. Alors que pourtant, au départ, il s’adresse à un public dont la consistance sociologique est faible (la proximité territoriale, à l’échelle communale en tout cas, ne signifie plus grand chose), le groupe très artificiel que constitue son lectorat peut acquérir un début de réalité par la mise en circulation de références communes. Le bulletin municipal n’est certes pas le seul lieu de fabrication de tels totems. Ceux-ci existent souvent en dehors de lui. Et c’est finalement toutes les facettes du métier politique qu’il conviendrait d’analyser en ces termes. Mais par l’efficacité de sa diffusion, par les ressources souvent importantes qu’il mobilise, le bulletin constitue un outil essentiel de travail symbolique : la « communauté de lecteurs » qui s’organise autour de lui acquiert un semblant de réalité dès lors qu’elle est unie par un univers commun2.
4En construisant de la sorte le territoire communal, le bulletin formule une offre identitaire. Les destinataires, c’est-à-dire les membres de la collectivité ainsi construite et célébrée, réagiront diversement à cette offre. Elle est attrayante dans la mesure où elle s’adosse à une représentation positive du territoire, et, par métonymie, de la collectivité. Mais elle peut être perçue comme artificielle ; surtout, cette offre entre en concurrence avec une multiplicité d’autres : offres d’identités territoriales alternatives, à l’échelle du quartier, du district, de la communauté de communes, du pays, du département, de la région, de l’État, et pourquoi pas de l’Europe (tous ces territoires communiquent, fabriquent leurs propres totems…), offres identitaires non territoriales, par référence à d’autres communautés (sexuelles, générationnelles, professionnelles, religieuses, culturelles, idéologiques, etc.). Les travaux manquent sur les réponses que les individus donnent à ces offres identitaires. Au moins peut-on formuler l’hypothèse selon laquelle il n’y a aucune raison pour que les « stratégies identitaires » (Camilleri et al., 1997) soient identiques d’un groupe social à l’autre. Peut-être les identités territoriales n’ont-elles de valeur qu’auprès des groupes qui ne sont pas en situation d’en trouver par ailleurs d’aussi valorisantes ? Le territoire, ressource identitaire pour « dominés » ?
5Au total, cette presse s’apparente à un miroir enchanteur au moyen duquel la collectivité des habitants se contemple sous les traits d’une communauté soudée, exceptionnelle, solidaire… C’est en tout cas en ces termes qu’on peut analyser le déplacement opéré par la presse municipale en deux décennies, aux dépens de l’information strictement municipale, et au profit de la vie locale.
Les arrière-pensées politiques
6Évoquer les fonctions identitaires du bulletin municipal, c’est rompre pour partie avec le discours de légitimation qui en accompagne la production. Mais pour partie seulement : après tout, beaucoup de journalistes municipaux reconnaissent à leur travail une fonction « intégratrice », ce qui n’est pas très éloigné de nos remarques précédentes. De même reconnaissent-ils volontiers que cette presse est autant levier d’action que restitution, autant discours performatif que discours constatif. Mais il est un point sur lequel l’analyse savante peut et doit se poser contre (et non plus seulement au-delà de) ces discours d’acteurs, c’est celui de leur fonctionnalité politique et même électorale.
7Sujet tabou donnant lieu à de récurrentes dénégations, le soupçon de politisation plane inévitablement sur le bulletin municipal. Alimenté par quelques évidences (cette presse est contrôlée par le maire, cette presse est destinée à tous les électeurs, cette presse se recompose au gré des alternances politiques), ces soupçons ont troublé jusqu’au législateur soucieux de l’égalité entre candidats à l’approche des élections3. Il semble toutefois que la question soit souvent mal posée, peut-être par manque d’analyses de contenu rigoureuses. Plutôt que de traquer les dérapages repérables ici ou là sous la plume de tel ou tel élu, il nous semble possible de démontrer que par sa définition même, le genre bulletin municipal contribue à la légitimation du maire en place. Ce qui revient à dire que les variations d’un bulletin à l’autre, sur lesquelles se centrent les polémiques mettant en cause tel bulletin, comptent finalement moins que les régularités, les invariants, les lois du genre « journal municipal ».
8D’abord le bulletin érige le maire en totem. Toutes les remarques précédentes sur le processus de totémisation valent pour la figure de l’élu, attaché à apparaître comme le représentant de tous (et non de ses seuls électeurs), au service de tous (et non de ses seules clientèles électorales). De ce point de vue, il n’y a évidemment aucune symétrie entre la parole du maire et celle de l’opposition, quand bien même cette dernière aurait droit de cité dans le bulletin. Le premier parle en surplomb, du haut d’un rôle sacralisé, il parle le premier (éditorial), il parle à tous et au nom de tous, il dit l’intérêt général. La seconde prend la parole dans la confusion, et se voit conférer le rôle dévalorisant de messager du malheur (tout ne va pas si bien que ça). Face à un jeu d’emboîtements métonymiques qui ne donnent pas prise à la critique (le maire, c’est la commune), les opposants donnent toujours l’impression de jouer contre leur camp : en dramatisant les problèmes locaux, ils noircissent le territoire ; en critiquant le maire, ils insultent la collectivité que celui-ci symbolise. On pourrait répliquer que cette totémisation du maire profite au rôle (quasiment sacralisé) plus qu’à son titulaire : mais ce distinguo est trop artificiel. Il néglige la capacité des acteurs sociaux à incarner le rôle.
9Un second argument peut être avancé : le glissement de la presse municipale vers l’actualité locale (et non plus strictement municipale) peut certes s’analyser comme un élargissement qui met en valeur les « citoyens », la « société civile » (associations, entreprises, écoles, etc.). Mais cette vision des choses demeure superficielle. Il convient en effet de ne pas oublier que l’effacement de l’instance politique n’est, dans les journaux municipaux, que très relatif. Si les élus ont certes cessé d’être les personnages exclusifs du récit municipal, ils n’ont pas cessé d’en être les héros. Car que signifie la prétention du bulletin à couvrir l’ensemble de l’actualité locale, sinon la prétention des élus à s’attribuer l’ensemble des réussites repérables à l’échelle du territoire communal ? La frontière entre le strict domaine de l’activité municipale (les politiques publiques) et la vie locale qui déborde nécessairement la précédente (vie associative, actualité économique, activités culturelles…) n’est jamais vraiment lisible. On fera certes valoir que cette frontière est de fait souvent difficile à tracer : une municipalité peut cofinancer un projet culturel, subventionner une association, mettre un local à disposition, etc. La réalité de l’action municipale se perd en d’infinies subtilités. Mais précisément : le bulletin ne donne pas à voir celles-ci ; par sa forme au moins, il accrédite la vision simpliste d’un pouvoir municipal souverain, qui connaît les problèmes, qui contrôle les ressources disponibles, qui fait agir les acteurs de terrain.
10La diversité s’ordonne alors : le maire en est le chef d’orchestre. Son statut symbolique, sa double position de locuteur maître du texte et de personnage finalement toujours présent dans le texte, tout ceci contribue à renforcer une vision du territoire conforme aux mythologies politiques les plus classiques : l’élu décide. Le choix de matériaux composant le bulletin municipal ne se fait plus par référence au critère municipal/non municipal, mais par référence au critère positif/négatif. Tout ce qui se passe de positif à l’échelle de la commune sera susceptible d’y figurer, afin de nourrir les stratégies d’imputation des élus : implantation d’une entreprise, performances sportives, dynamisme associatif, développement touristique, avancée dans la lutte contre la pollution, tout cela doit « quelque chose » (sans qu’on sache jamais quoi) à l’action municipale.
11Le maire, en se réservant le privilège de pouvoir annoncer les bonnes nouvelles (c’est particulièrement le cas pour les implantations d’entreprises), joue de la confusion entre savoir et pouvoir. Il travaille à produire une « impression causale » (Le Bart, 1992). Le bulletin municipal ne donne pas à voir la complexité décisionnelle, il ignore les considérations contemporaines sur la « gouvernance » : il effectue des restrictions causales qui profitent aux seuls politiques. Il transforme des processus sans sujet en bilan de l’action municipale, il érige cette dernière en variable toujours décisive. Au total, il répond à la fois aux arrière-pensées des élus soucieux de leur image et aux attentes des citoyens désireux de se voir offrir une représentation positive et simplifiée de leur territoire et de leur personne.
12D’où, sans doute, le succès du genre, aussi bien auprès de ses producteurs que de ses destinataires. Encore celui-ci ne doit-il pas être exagéré : si les bulletins sont lus, s’ils apparaissent même comme la première source d’information sur la commune (avant la presse locale), la grande majorité des lecteurs ne sont pas dupes des proclamations de désintéressement politique des élus4. Tout semble indiquer qu’ils considèrent cette presse comme une source d’information utile mais qu’ils se refusent à y voir la marque d’une avancée décisive en matière de démocratie locale.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Références bibliographiques
10.3917/puf.marti.1998.01 :Camilleri, Carmel et al., Stratégies identitaires, Paris, Presses universitaires de France, 1997.
Durkheim, Émile, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Presses universitaires de France, 1960 (1912).
Le Bart, Christian, La rhétorique du maire-entrepreneur, Paris, Pédone, 1992.
Long, Martine, « Le bulletin municipal : un statut juridique complexe », AJDA, no 5, 1998, p. 387-397.
Notes de bas de page
1 Extraits de l’article « Les bulletins municipaux : une contribution ambiguë à la démocratie locale », p. 175-184.
2 Le rituel électoral joue dans le même sens intégrateur que le bulletin municipal : il signifie la commune appartenance à un même corps (électoral).
3 La Loi du 15-1-1990 interdit, dans les six mois qui précèdent un scrutin, toute « campagne de promotion publicitaire des réalisations ou de la gestion d’une collectivité ». La jurisprudence n’interdit pas la parution des bulletins municipaux pendant cette période, mais elle sanctionne les numéros spéciaux qui se présenteraient par exemple sous la forme d’un bilan de la municipalité sortante. Voir aussi Long, 1998.
4 Voir un sondage réalisé en 1992 dont les résultats sont publiés dans La Gazette des communes, le 14 sept. 1992. 69 % des personnes interrogées pensent que les collectivités locales communiquent plutôt pour « améliorer l’image des élus et les aider à se faire réélire », contre 23 % qui pensent qu’elles veulent avant tout « informer et rendre service ».
Auteur
Professeur de science politique à l’IEP de Rennes, membre du CRAPE-CNRS et directeur de la Maison des Sciences de l’Homme en Bretagne. Ses recherches portent notamment sur la vie politique locale, les discours et symboliques politiques, les pratiques culturelles. Il a publié récemment : La politique en librairie (A. Colin, 2013) et L’ego-politique, essai sur l’individualisation du champ politique (A. Colin, 2014).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.