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Norbert Elias et l’anthropologie

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Sophie Chevalier
, 
Jean-Marie Privat

III. Anthropologie du politique

Chapitre 14. Sport et anthropologie du politique

Jean-Paul Callède

Volltext

1Les travaux d’Elias constituent une contribution fondamentale pour l’analyse de la genèse du sport, de son développement et de sa diffusion. Pour Elias, il importe en fait d’examiner « l’évolution parallèle des passe-temps sportifs et de la structure du pouvoir en Angleterre au xviiie siècle » et dans les décennies suivantes. Le code de conduite politique et le code de conduite sportif évolueraient donc parallèlement, donnant à ce changement, selon ses propres termes, « les caractéristiques d’une avancée de civilisation » (Elias et Dunning, 1994).

LE SPORT : CRÉATION OU RÉAPPROPRIATION CRÉATRICE ?

2Les sports modernes sont apparus en Angleterre, comme on sait. En effet, pour que le sport moderne puisse être culturellement inventé et codifié en tant que tel, deux « propriétés » se trouvèrent réunies, très tôt, dans ce pays. On admet en effet que celui-ci se caractérise – et ce, probablement depuis la Révolution de 1688 – par un État moins centralisé, moins dirigiste et moins interventionniste qu’en France, par exemple. La quasi-absence des formes a priori de la raison étatique et l’aptitude à la transposition culturelle et ludique des règles et usages de la vie en société ont pu être le creuset indispensable à la structuration de l’esprit sportif. Elias insiste particulièrement sur les conditions requises pour l’avènement du sport à une étape relativement avancée du processus de civilisation : libération contrôlée des émotions, développement de normes de comportement de plus en plus exigeantes, homogénéisation progressive des attitudes sociales. Dans ce contexte, les expressions de la violence directe s’atténuent et les « cycles de violence » se raréfient. Bien des conflits et bien des différends qui opposent les prétendants au pouvoir seront résolus par des moyens conformes aux règles établies. Or, selon Elias, l’émergence d’un gouvernement parlementaire, « caractérisé par une rotation en douceur de partis rivaux conformément à des règles convenues » (Elias et Dunning, 1994, p. 33), s’apparente aux jeux sportifs. Ainsi, l’abaissement du degré de violence est-il autant le signe d’un changement dans les structures d’organisation du pouvoir politique que dans la structure de la personnalité sociale des individus, leur « économie psychique ». Le phénomène se vérifie dans la « pacification » progressive des jeux d’exercice physique, le « football » par exemple.

3L’Angleterre a connu un moindre morcellement féodal que la France et une unification territoriale précoce. L’équilibre des forces entre le roi (ou la reine), l’aristocratie et les classes de propriétaires fonciers, les liens assez étroits entre la vie à la campagne et la vie à la cour permettraient de comprendre comment des passe-temps de plein air se sont transformés en sports. C’est le cas du cricket qui associe coutumes rurales et mœurs de la haute société, ou de pratiques urbaines comme la boxe qui codifie des usages populaires pour le plaisir de tous.

4Elias insiste aussi sur le rôle joué par l’instauration de nombreux clubs, les country clubs en particulier ; ils contribuent initialement à unifier les traditions locales en matière de jeux d’exercice, tout en maintenant activement une sociabilité publique. Le rôle des classes moyennes dans la diffusion des sports n’est pas à sous-estimer non plus. Lorsque les classes industrielles urbaines s’approprieront progressivement la culture sportive et favoriseront son développement, on retrouvera les mêmes constituants sociaux : le club, la règle, la compétition, le plaisir du sport.

5Inventé en Angleterre, généralisé à l’échelle de la Grande-Bretagne et diffusé au niveau international par cette puissance maritime, le sport moderne se serait donc imposé à la fois comme un marqueur sociologique et comme un outil social du processus de civilisation.

6L’historien J. Huizinga (1872-1945) développe une problématique analogue dans son fameux essai Homo ludens (Huizinga, 1977). Ce chercheur néerlandais s’intéresse, entre autres, « au problème de la transition du divertissement occasionnel vers l’existence du club et de la compétition organisée » en Angleterre. Il estime lui aussi que « l’atmosphère et les mœurs de la vie parlementaire ont toujours été tout à fait sportives ». Le gentlemen agreement est en effet « l’un des aspects les plus marquants » de l’activité parlementaire en Angleterre. Or, « cet élément garantit la souplesse des rapports et permet des tensions autrement intolérables ». J. K. Oudendijk, l’un de ses élèves, développe dès 1937 une analyse comparée de l’éloquence parlementaire en France et en Angleterre. Il montre de façon convaincante que depuis la fin du xviiie siècle les débats à la chambre basse répondent très réellement aux normes d’un jeu : « La vie politique réglée, sous son aspect démocratique et parlementaire, abondait en éléments ludiques indéniables » (Huizinga, 1977).

7Cette présentation de la problématique développée par J. Huizinga permet d’éclairer un aspect majeur de l’histoire des idées. Les intuitions, la construction des concepts et l’agencement des plans d’étude, exposés dans cet ouvrage publié en néerlandais en 1938, s’inscrivent dans une démarche intellectuelle antérieure aux publications d’Elias. Pourtant, on ne peut qu’être étonné par la similitude de la problématique proposée par Elias et son collaborateur E. Dunning dans les années 60 pour rendre compte de la sociogenèse du sport moderne.

8J. Huizinga considère par exemple que la mise en place de la « compétition organisée » – le sport moderne en somme – s’accompagne d’une déperdition de la « teneur ludique ». Le record illustre l’esprit de compétition, le professionnalisme gagne du terrain, les pratiques s’institutionnalisent. Aussi, peu à peu, « le sport s’éloigne-t-il de la pure sphère ludique et devient un élément sui generis » ; il n’est plus tout à fait un jeu sans pour autant devenir une activité absolument sérieuse (Huizinga, 1977, p. 315-316). L’activité sportive est d’ailleurs portée à un « tel degré d’organisation technique, d’équipement matériel et de réflexion scientifique que dans sa pratique collective et publique la véritable atmosphère du jeu menace de se perdre ». Dans cette perspective, toujours selon J. Huizinga, les compétitions internationales ne sauraient « relever le sport au niveau d’une activité créatrice de style et de culture ». Elias et E. Dunning ne partageront pas ce pessimisme.

LES THÈSES D’ELIAS À L’ÉPREUVE DE L’ANALYSE COMPARÉE

9Rappeler la genèse du sport moderne est indispensable pour deux ensembles de raisons. Tout d’abord parce qu’au xviiie siècle (et une bonne partie du siècle suivant) les traits sociopolitiques nécessaires à l’émergence puis à l’essor d’une culture sportive ne se retrouvent qu’en Angleterre. En effet, dans de nombreux pays continentaux de l’Europe de l’Ouest, la société civile était encore largement subordonnée sinon à l’État, tout au moins à une structure politico-militaire centralisée (y compris lorsque des princes ou des grandes familles exerçaient le pouvoir). À l’inverse, outre-Manche, la domination de la société civile contraint l’État à un développement minimal.

10Il convient toutefois de distinguer diverses trajectoires de construction du pouvoir politique. En France, par exemple, si l’absolutisme est aboli par la Révolution, le mouvement séculaire de construction de l’État continue d’opérer sur la longue durée. L’héritage de la centralisation monarchique se prolonge jusque dans la France républicaine. Sous l’Ancien Régime, la noblesse de cour pratique les arts académiques, dont l’escrime, l’équitation « à la française » (ou art équestre) et la danse. Ces pratiques se caractérisent par des répertoires de gestuelle technique et des codes de sociabilité formelle très élaborés. Par la suite, l’armée va préserver ces « écoles », les développer, introduire des marques d’excellence et des qualifications symboliques quasi étatiques. Dans ces domaines « sportifs », la fréquence des patronymes à particule aux postes de responsabilités atteste d’une stabilité culturelle significative par-delà les transformations sociopolitiques.

11Parallèlement, des clubs de sports athlétiques apparaissent, grâce à des Anglais en général (pour le football, Le Havre est créé en 1872, Bordeaux en 1876, Paris en 1879, etc.). Dès les années 1889-1890, sous l’impulsion du célèbre baron Pierre de Coubertin, les clubs vont commencer d’exister dans les établissements scolaires publics. Cette stratégie pédagogique teintée d’anglophilie se heurte toutefois à la valorisation de la gymnastique, de l’escrime et du tir scolaires qui procèdent pour leur part d’une dynamique culturelle d’étatisation républicaine de l’enseignement.

12Durant la période envisagée (xviii-xixe siècles), l’Europe continentale de l’Ouest, souvent en guerre, affiche progressivement de solides traditions dans les domaines de l’escrime (écoles « française », « italienne », « allemande », « austrohongroise », « espagnole », etc.) ou de l’équitation (avec des écoles de cadres et une identification académique analogue à celle de l’escrime). De même, au xixe siècle, la construction des États-nations s’accommode largement d’une gymnastique censée favoriser l’incorporation des valeurs militaires, civiques et patriotiques. On pourrait faire le même constat pour le tir.

13On comprend que le modèle des athletics ou celui des courses de chevaux, propres à l’Angleterre, n’ait rien à voir avec des pratiques comme l’escrime, l’équitation académique, la gymnastique patriotique ou le tir (le tir à la cible s’entend : un devoir patriotique et non le tir aux pigeons qui est une activité de sportsmen !). Notons également que les parades équestres autant que les regroupements gymniques ou les exercices de tir à la cible sont souvent agrémentés de défilés en fanfares – et musique militaire – avec un protocole qui vise à célébrer la gloire de l’Étatnation.

14L’une ou l’autre des deux principales orientations – struggle for life ou « éducation disciplinaire », self-government ou « citoyenneté » – relèvent de schémas civilisationnels vraiment différents. On peut faire l’hypothèse que l’implantation et la diffusion des athletics en Europe de l’Ouest préfigurent à leur façon un changement structurel des rapports sociopolitiques, une certaine modernisation de la vie publique. Mais dans des pays à État fort comme la France on peut surtout penser que la logique étatique ne va pas tarder à (re)prendre une place prépondérante dès lors que l’utilité sociale du sport – utilité réelle ou perçue comme telle – s’affirmera au point de supplanter la popularité acquise par la gymnastique ou le tir.

15L’articulation du phénomène sportif (l’ensemble des athletics) et la prévalence politique de la société civile sur la construction étatique ou, au contraire, l’importance des activités d’exercice physique (gymnastique, escrime, équitation) comme prolongement culturel de l’affirmation de l’État, permettent de renouer avec des analyses classiques ou d’éclairer d’un jour nouveau certains constats fermement établis. Jusqu’au milieu du xxe siècle, par exemple, le classement des pays dans les disciplines olympiques – la quasi-totalité des pratiques déjà mentionnées – confirme assez distinctement le poids des héritages historiques en termes de patrimoine national et d’identité culturelle. Par la suite, dans la seconde moitié du xxe siècle, des années 60 à aujourd’hui, l’internationalisation des sports, voire la mondialisation du phénomène sportif, brouille quelque peu les images.

16Il est intéressant de constater que ce « paysage » historique des excellences sportives montre une similitude évidente avec la typologie élaborée par B. Badie et P. Birnbaum. Ces chercheurs distinguent en effet les systèmes politiques qui connaissent « à la fois un centre et un État (la France), de ceux qui possèdent un État sans centre (Italie), ou un centre sans véritable État (Grande-Bretagne, États-Unis) ou encore ni centre ni État complet (Suisse) » (Badie et Birnbaum, 1979, p. 189). Et parmi les sociétés « où l’État tente de régenter le système social en se dotant d’une forte bureaucratie », les auteurs citent comme exemple caractéristique la France. À ce cas de figure s’oppose celui de la Grande-Bretagne où l’auto-organisation de la société civile rend inutile « l’apparition d’un État puissant et d’une bureaucratie dominante ».

17En Allemagne, le passage du cosmopolitisme au nationalisme se produit sous la pression brutale de la domination napoléonienne. Auparavant, divers États monarchiques composent une Allemagne – des « Allemagnes » – qui entendent défendre fermement leur territorialité et leur indépendance. Dès le milieu du xviiie siècle, si la Prusse dispose déjà de l’appareil qui lui permettra d’absorber l’Allemagne, l’idée nationale n’est pas encore formée dans les consciences. Le territorialisme princier tend à développer une société de cour où les arts d’agrément (les arts académiques) tiennent une place non négligeable. La rigidité des hiérarchies sociales, accentuée par l’absence d’une classe moyenne forte, maintient une nette séparation entre l’aristocratie et la bourgeoisie, avec une prépondérance du privilège de la naissance sur le mérite personnel. Dans cette configuration particulière, l’escrime est peut-être un espace d’exercice, certes codifié, mais au sein duquel des militaires, des bourgeois voire des fonctionnaires essaient stratégiquement de s’imposer face à l’aristocratie pour tenter de jouer un rôle social accru. L’intelligence allemande demeure cosmopolite et le rationalisme de l’Aufklärung prend place dans le large mouvement des Lumières. Ce n’est pas un hasard si la Gymnastik für die Jugend de Guts Muths, inventée entre 1785 et 1793, peut être pillée intégralement par Amar-Durivier et Jauffret dans leur Gymnastique pour la jeunesse éditée à Paris en 1803. Le livre s’accorde parfaitement avec les idées pédagogiques développées en France dans les milieux intéressés. En Allemagne, les élites intellectuelles qui mettent en valeur le cosmopolitisme culturel n’ont-elles pas applaudi aux événements qui marquent le début de la Révolution française ? Selon Jacques Droz, cette « disjonction de la culture et de la politique » serait « la clé de toute l’histoire de l’Allemagne moderne » (Droz, 1980).

18Avec la domination napoléonienne, les réactions à l’hégémonie française favorisent l’expression d’un sentiment national et d’une identité spécifique qui se concrétisent en particulier par l’essor du Turnen (un modèle de gymnastique patriotique) dont le mode d’organisation est codifié dès 1811 par Friedrich Ludwig Jahn (1778-1852). Dans la même perspective, on classera les sociétés de tir qui donnent lieu à des rassemblements de masse, des défilés aux flambeaux et des banquets (Eisenberg, 1990). L’intériorisation de la contrainte légitime et la conjonction de la culture et de la politique tendent ainsi à définir un nouveau modèle de référence.

19Ainsi, les travaux historiques et anthropologiques qui prennent en considération les exercices physiques – jeux traditionnels, gymnastique, arts d’agrément, athletics – sous l’angle de la problématique élaborée par Elias et E. Dunning révèlent sans doute une cohérence d’ensemble ; ils suscitent aussi des réflexions critiques.

20Certes, la problématique éliasienne qui privilégie l’articulation entre autorité publique et culture sportive et l’interaction entre structures politiques et structures mentales enrichit réellement l’anthropologie du politique. Plusieurs problèmes demeurent. Ainsi, l’imbrication des structures mentales dans les structures sociopolitiques pose question. Le modus operandi de l’ensemble rester à préciser, par exemple le dépassement réel du couple antinomique individu/société. Le repérage des mécanismes génériques du changement gagnerait lui aussi à être explicité de façon détaillée. La substitution chez Elias d’un type de configuration à un autre fait parfois abstraction de l’histoire. La formalisation des médiations qui permettraient de rompre avec la circularité du raisonnement fait également défaut. On pourrait ainsi identifier l’univers des valeurs (les idéaux collectifs) et des normes ainsi que le rôle des médiateurs (promoteurs du sport de stature historique, ou plus anonymes). Il faudrait enfin questionner la véritable fascination qu’Elias et E. Dunning accordent au sport : « La connaissance du sport est la clé de la connaissance de la société » (Elias et Dunning, 1994, p. 25)… Candide serait en droit de se demander comment une majorité d’Anglais (et de Britanniques) a pu intérioriser les usages démocratiques et policés en vigueur dans le jeu parlementaire sans par ailleurs rien connaître du sport, sinon sur un mode superficiel ou anecdotique.

21Or, sauf erreur, nos deux auteurs ne citent pas d’autres domaines d’activités culturelles susceptibles de manifester de façon analogue l’interrelation des sphères du politique et de la culture sportive. Sans doute faudrait-il chercher certains éléments d’explication en examinant les formes de sociabilité, le statut de la parole dans le jeu social (la conversation, la maîtrise du raisonnement, l’humour, le jeu sur les mots), le développement des langages spécialisés du droit et de la logique. En somme, un retour au programme tracé dès 1938 par J. Huizinga redynamisé par les travaux si féconds de Dunning et d’Elias.

Autor

Jean-Paul CALLÈDE est chargé de recherche au CNRS, GEMAS (UMR 8598), MSH Paris. Il s’intéresse à l’étude de la culture et du sport.

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