La ville ouverte
p. 37-50
Texte intégral
1[…] L’art de concevoir la ville s’est dégradé considérablement au milieu du vingtième siècle. En disant cela, j’exprime un paradoxe, car le concepteur d’aujourd’hui dispose d’un arsenal de moyens technologiques (qu’il s’agisse d’éclairage urbain, de construction de ponts, de percement de tunnels ou de matériaux de construction) dont les urbanistes d’il y a seulement un siècle n’avaient pas la moindre idée : nous avons plus de moyens à notre disposition que par le passé, mais nous n’en faisons pas un usage assez créatif.
2On peut imputer ce paradoxe à une erreur majeure, la surdétermination à la fois des formes visuelles de la ville et de ses fonctions sociales. Les technologies qui rendent l’expérimentation possible ont été assujetties à un pouvoir qui exige ordre et contrôle. Globalement, les urbanistes ont anticipé d’un bon demi-siècle la frénésie de contrôle qui régit l’urbanisme actuel. Pris dans un étau de représentations ossifiées et de contraintes précises, l’imaginaire urbain a perdu toute vitalité. Ce qui fait singulièrement défaut à l’urbanisme moderne, c’est le sens de la durée – non pas le temps de la nostalgie, mais celui de la prospective, qui conçoit la ville comme un projet, dont les représentations évoluent avec les usages, ce qui manque en somme, c’est un imaginaire urbain que des représentations auraient anticipé, mais ouvert à l’inattendu.
Le système fermé et la ville fragile
3La période glaciaire de la créativité urbanistique a commencé au début des années 1920, avec le « Plan Voisin » du Corbusier pour la ville de Paris. L’architecte imagina de remplacer une grande partie du centre historique de Paris par des bâtiments tous identiques, en forme de X ; toute vie sociale au ras du sol serait bannie ; l’utilisation de tous les bâtiments serait coordonnée selon un plan unique. […]
4Cette dystopie est devenue réalité de plusieurs façons. Ce modèle de construction conçu selon ce plan a influencé l’habitat public de Chicago à Moscou, les logements sociaux devenant des entrepôts à miséreux. La destruction intentionnelle de toute activité urbaine imaginée par Le Corbusier s’est concrétisée par la croissance des banlieues pour les classes moyennes, le remplacement des centres-villes par des centres commerciaux spécialisés, des quartiers sécurisés, et des écoles et des hôpitaux conçus comme des campus isolés du monde. […]
5Le résultat de cette sur-réglementation, c’est la fragilisation de la ville, la « ville friable ». Dans les villes, l’environnement moderne se détériore beaucoup plus rapidement que les modèles urbains hérités du passé. Comme les usages évoluent, on détruit maintenant les bâtiments au lieu de les transformer ; en effet, l’excès de spécialisation de forme et de fonction rend l’environnement urbain particulièrement vulnérable aux dégradations.
6[…] On pourrait penser que la Ville Friable est susceptible de stimuler la croissance urbaine, le neuf chassant maintenant plus rapidement le vieux, mais là encore les faits tendent à prouver le contraire. […] La « croissance » dans un environnement urbain est un phénomène plus complexe que le simple remplacement de ce qui existait précédemment. La croissance exige de faire dialoguer le passé et le présent, c’est une évolution plutôt qu’une destruction.
7Ce principe est aussi vrai sur le plan social qu’en architecture. Les liens entre les communautés ne se créent pas par génération spontanée, ou d’un trait de crayon de l’architecte ; il leur faut à eux aussi du temps pour se développer. […]
8La Ville Friable est un symptôme. Elle représente une société vue comme un système clos. Ce système clos est un concept qui a inspiré le socialisme d’État tout au long du vingtième siècle, de la même façon qu’il a modelé le capitalisme bureaucratique. Cette conception de la société se fonde sur deux attributs essentiels : équilibre et intégration.
9Le système clos fondé sur l’équilibre provient d’une conception pré-keynésienne de la manière dont fonctionnent les marchés. Il suppose en quelque sorte une base sur laquelle recettes et dépenses s’équilibrent. Dans un plan étatique, le processus circulaire de digestion de l’information, et le rôle des marchés internes est de certifier que les programmes n’exercent pas une forme de « sur-engagement » ou « n’aspirent pas les ressources vers un trou noir » – tel est le langage des récentes réformes des services de santé, connu des urbanistes par la manière dont sont subventionnées les différentes infrastructures dans le domaine des transports. Les limites à la réalisation idéale de quelque chose viennent de la peur de négliger d’autres paramètres. Dans un système fermé, un peu de tout intervient à tout moment.
10De plus, un système fermé se doit d’être intégral. Idéalement, chaque élément du système a sa place dans un dessein global ; cet idéal a pour conséquence d’éjecter, de vomir les expériences marginales parce qu’elles sont contestataires ou dérangeantes ; ce qui ne « rentre pas dans le moule » est dévalorisé. […]
11L’opposition au système fermé réside dans un type de système social différent, et non pas dans l’entreprise privée stricto sensu, dans un système social plutôt ouvert que clos. […]
Le système ouvert
12L’idée d’une ville ouverte n’est pas de moi : le mérite en revient à la grande urbaniste Jane Jacobs qui s’est élevée contre la vision de la ville défendue par Le Corbusier. Elle a tenté de comprendre ce qu’il advient quand des lieux deviennent à la fois denses et divers, comme par exemple les rues ou les places très fréquentées, et leur usage à la fois privé et public. […]
13Jacobs a cherché à définir des stratégies spécifiques au développement de la ville, une fois que celle-ci aurait été débarrassée des contraintes de l’équilibre ou de l’intégration. Elles visent à favoriser des transformations ou des ajouts originaux aux constructions déjà existantes. […] Le rôle du concepteur radical est par conséquent de privilégier la dissonance. D’où cette déclaration célèbre, « Si la densité et la diversité créent la vie, la vie qu’elles génèrent est désordonnée. » La ville ouverte ressemble à Naples, la ville fermée à Francfort. […]
14La structuration visuelle du temps évolutif est une propriété systémique de la ville ouverte. Pour rendre ce propos plus concret, je souhaiterais décrire trois éléments constitutifs d’une ville ouverte : 1. Des lieux de passage. 2. Des formes inachevées. 3. Des récits de développement évolutifs.
Lieux de passage
15Je souhaiterais décrire en détail l’expérience qui consiste à traverser différents lieux de la ville, à la fois parce que cette action correspond à notre approche globale de la ville, et aussi parce que concepteurs et architectes ont beaucoup de mal à matérialiser la notion de passage d’un lieu à un autre. Je commencerai par les murs qui semblent être des structures d’obstruction, puis envisagerai la manière dont les limites, sur le territoire urbain, font office de murs.
Les murs
16Le mur peut sembler un choix inopportun ; c’est une construction urbaine qui, au sens littéral, renferme une ville. Avant l’invention de l’artillerie, les populations s’abritaient à l’intérieur des murs quand on les attaquait ; les portes percées dans les murs servaient aussi à réguler les biens et denrées qui y entraient, et servaient donc souvent de lieux où l’on collectait l’impôt. Les murs médiévaux massifs comme ceux qu’on peut encore voir à Aix-en-Provence ou à Rome en donnent une image globale quelque peu trompeuse ; les anciens murs grecs étaient plus bas et moins larges. Mais nous avons aussi une fausse représentation de la manière dont ces murs médiévaux fonctionnaient.
17Tout en clôturant l’espace, ils servaient également de lieux à des activités marginales dans la ville ; des maisons se construisaient des deux côtés des murs médiévaux, des marchés clandestins vendant des produits de contrebande s’étendaient au pied des murailles ; près des murs, avait tendance à graviter toute une population : des hérétiques, des exilés, ou des malfrats qui échappaient au contrôle intra muros.
18[…] Ces murs fonctionnaient à bien des égards comme les membranes d’une cellule par leur porosité et leur résistance. La double fonction de la membrane est, je crois, un principe important pour visualiser les types d’habitats urbains modernes. Chaque fois qu’on construit une barrière, il faut en même temps rendre la barrière poreuse ; la distinction entre le dedans et le dehors doit être perméable, sinon indécise. De nos jours, l’utilisation fréquente du verre dans la construction des murs ne remplit pas ce rôle ; c’est vrai, depuis le sol on voit ce qui est à l’intérieur du bâtiment, mais on ne sent pas, on ne touche pas, et on n’entend pas ce qui se passe à l’intérieur ; les plaques de verre sont habituellement solidement fixées de manière à ne concéder qu’une entrée officielle. Il en résulte qu’il ne se passe pas grand-chose des deux côtés de ces murs transparents. […]
19Au contraire, l’architecte du xixe siècle Louis Sullivan utilisait des murs de verre beaucoup plus sommaires, mais avec davantage de plasticité, comme autant d’invitations à se rassembler, à pénétrer dans le bâtiment ou à vivre à proximité. Ses panneaux de verre fonctionnent comme des murs poreux. Ce contraste dans la conception de murs de verre témoigne d’une déficience habituelle dans la volonté d’utiliser un matériau moderne pour qu’il ait une fonction sociale. […]
Frontières
20Les écologistes attirent notre attention sur une distinction importante qu’il y a lieu de faire dans le monde naturel entre les limites et les frontières. La limite est une extrémité où tout finit ; la frontière est une limite où des groupes différents interagissent. Dans les écologies de la nature, les frontières sont les lieux où les organismes gagnent en interactivité, à cause de la rencontre de différentes espèces, ou de conditions physiques variées. Par exemple, le lieu où la rive d’un lac touche la terre ferme est une riche zone d’échanges ; c’est là que des organismes rencontrent et donnent naissance à d’autres organismes. […] La limite implique un espace clos, alors que la frontière fonctionne davantage comme un mur médiéval. La frontière est un espace liminal.
21Dans le domaine des cultures, les territoires sont faits de la même façon, de limites et de frontières – dans les villes tout simplement il y a contraste entre les communautés sécurisées, et des rues ouvertes et diversifiées. Mais cette distinction trouve particulièrement son sens dans la conception urbaine.
22Quand nous réfléchissons au lieu où doit se trouver la vie d’une communauté, nous le cherchons généralement au centre ; quand on cherche à renforcer la vie communautaire, on tente d’intensifier la vie en son centre. La notion de lisière est vue comme quelque chose de statique : c’est aussi vrai pour les pratiques urbanistiques modernes qui consistent par exemple à enclore les communautés par des autoroutes, à créer des limites rigides, en éliminant toute porosité. Mais négliger la notion de lisière – ou si vous préférez, la pensée des limites – signifie que tout échange entre différentes communautés, qu’il s’agisse de races, d’ethnies ou de statut social, s’en trouve diminué. En privilégiant les centres nous affaiblissons de fait les interactions complexes nécessaires à la cohésion des différents groupes humains que compte la ville. […]
La forme inachevée
23Ces observations sur les murs et les frontières nous amènent naturellement à une deuxième caractéristique constitutive de la ville ouverte : la forme inachevée. On peut penser que l’inachevé est l’ennemi de la structure, mais ce n’est pas le cas. Le concepteur a besoin de créer des formes physiques d’un type particulier, « inachevées » d’une certaine façon.
24Quand nous dessinons une rue, par exemple, de manière à positionner les bâtiments en retrait, l’espace laissé libre devant n’est pas vraiment un espace public ; le bâtiment se trouve donc simplement éloigné de la rue. Nous en connaissons les conséquences pratiques : les passants ont tendance à éviter ces espaces en retrait. Mieux vaut concevoir un bâtiment en avancée, enserré dans un contexte d’autres immeubles. Bien que l’immeuble fasse partie du tissu urbain, certains de ses éléments volumétriques vont se trouver alors incomplètement visibles. Il y a de l’inachevé dans la perception de ce qu’est l’objet lui-même.
25L’inachevé de la forme s’étend à l’ensemble des bâtiments eux-mêmes. Dans la Rome classique, le Panthéon d’Hadrien côtoyait les édifices moins nobles qui l’entouraient dans le tissu urbain, bien que les architectes d’Hadrien aient conçu le Panthéon comme étant à lui-même sa référence unique. On retrouve ce même phénomène dans de nombreux autres édifices architecturaux : la cathédrale Saint-Paul de Londres, le Centre Rockefeller de New York, ou l’Institut du Monde Arabe à Paris ; ces grandes réalisations architecturales ont stimulé les constructions alentour. C’est ce dynamisme, plutôt que la piètre qualité des constructions voisines, qui compte en termes d’urbanisme : la présence d’une construction d’importance est telle qu’elle favorise l’implantation d’autres réalisation autour d’elle, et de ce fait, les constructions acquièrent leur valeur spécifique sur le plan urbanistique grâce à leur présence mutuelle ; seuls, ils deviennent avec le temps des formes inachevées. […]
Des récits de développement
26Notre tâche vise en tout premier lieu à façonner les récits du développement urbain. Cela signifie donc que nous portons une attention toute particulière aux étapes de la réalisation d’un projet. Nous tentons de comprendre spécifiquement quels sont les élément à placer en premier, et quelles sont les conséquences de ce changement initial. Plutôt que de forcer la marche vers la réalisation d’un objectif unique, nous analysons les différentes alternatives que chaque étape du processus de création peut susciter ; le fait de conserver intactes toutes ces alternatives et de laisser de côté les pierres d’achoppement, déclenche le processus de création.
27Nous ne faisons preuve dans cette approche d’aucune originalité. Si un romancier nous annonçait au début d’un récit : voilà ce qui va se passer, ce qui va arriver au personnage, et ce que signifie cette histoire, nous refermerions immédiatement le livre. Tout bon récit doit comporter la faculté d’analyser l’imprévu, la possibilité de la découverte ; l’art du romancier est de façonner le processus de cette exploration. L’art de l’urbaniste est le même.
28En résumé, on peut définir un système ouvert comme étant un système où le développement admet conflits et dissonances. Cette définition est au cœur de la théorie de l’évolution de Darwin ; plutôt que de privilégier la survie des plus forts (ou des plus beaux), il a décrit le processus de développement comme une lutte incessante entre équilibre et déséquilibre. Un environnement rigide dans sa forme, statique dans sa programmation, est condamné dans le temps ; la biodiversité au contraire donne au monde naturel des ressources qui impliquent le changement. […]
L’espace démocratique
29Quand la ville fonctionne comme un système ouvert – en y incorporant des principes de porosité territoriale, une indétermination narrative et une forme inachevée – elle devient un espace démocratique, non pas d’un point de vue officiel, mais en tant qu’expérience physique. Par le passé, penser la démocratie impliquait des problèmes de gouvernance formelle ; de nos jours, on se focalise sur la citoyenneté et les problèmes de participation. Le thème de la participation concerne tout particulièrement la ville dans son aspect physique et dans sa conception. Dans l’ancienne cité grecque par exemple, les Athéniens utilisaient le théâtre semi-circulaire à des fins politiques ; cette configuration architecturale garantissait une bonne acoustique et une visibilité parfaite, et permettait, lors des débats, aux orateurs de percevoir parfaitement les réponses de leurs interlocuteurs.
30À l’époque moderne nous n’avons aucun autre modèle d’espace démocratique, et assurément, aucune autre représentation d’un espace urbain de démocratie. […]
31Aujourd’hui, la ville est vaste, peuplée d’immigrés et d’ethnies diverses, c’est un espace où les gens appartiennent en même temps à différentes communautés – de par leur travail, leur famille, leurs habitudes de consommation et leurs loisirs. Pour parler de villes comme Londres et New York où l’on raisonne en termes d’immensité, la question de la participation citoyenne est de savoir comment les gens se sentent reliés à d’autres qui pourtant, de fait, leur sont inconnus. L’espace démocratique a pour but de créer un forum qui permette à ces populations diverses d’échanger.
32À Londres, un exemple probant de la façon dont ceci a été réalisé est la création d’une connexion entre la cathédrale St Paul et la Tate Modern, séparées par le nouveau pont du Millénaire. Bien que porteuse d’une forme déterminée, cette liaison n’est pas une forme fermée ; le long des deux rives Nord de la Tamise, elle a commencé à favoriser la renaissance de bâtiments sans lien apparent avec ses propres finalités et sa propre conception. Et presque aussitôt après l’inauguration, cette liaison a permis des mélanges et des connections informelles parmi les gens qui fréquentent cet espace, et a facilité les relations entre les différentes populations, ce qui est le fondement nécessaire au sens vraiment moderne du mot « nous ». C’est cela, un espace démocratique. […]
33Texte complet disponible dans L’Esprit des villes (Infolio, 2014).
Auteurs
Sociologue et historien américain qui enseigne à la London School of Economics et à l’université de New York. Il est aussi romancier et musicien (violoncelle). Proche de Michel Foucault, il se réclame de John Dewey, William Morris, Albert Hirschman et Karl Polanyi. Il est l’auteur de nombreux ouvrages historico-anthropologiques sur la ville (La conscience de l’œil : urbanisme et société, Verdier, 2000 et La Chair et la Pierre. Le corps et la ville dans la civilisation occidentale, Verdier, 2002) et sur ce qui fait ou pas « société » (Ce que sait la main : la culture de l’artisanat, Albin Michel, 2010 et Ensemble, Albin Michel, 2013). Cette œuvre originale traduite en de nombreuses langues renouvelle la compréhension de l’être humain et de ses activités.
Dominique Grasset (trad.)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.