Lewis Mumford (1895-1990), activiste médiatique
p. 33-36
Texte intégral
Si nous avons en France, depuis Voltaire, mais surtout après Zola et Sartre, des intellectuels engagés dans les affaires de la Cité, qui dénoncent les abus de pouvoir et prennent des positions courageuses contre les iniquités et autres injustices, les États-Unis possèdent des « activistes », c’est-à-dire des individus qui consacrent leur talent et leur énergie à organiser des luttes et à en faire aboutir les revendications. Parmi eux, l’on peut citer par exemple Jane Jacobs, Betty Friedan, Rachel Carson, Martin Luther King, Saul Alinsky, Paul Goodman ou encore Murray Bookchin. Ces activistes usent de toutes les armes légales : la grève, la pétition, la manifestation de rue, le sit-in, l’agit-prop, le pamphlet, la dérision…
Lewis Mumford élabore d’article en article une critique architecturale et urbanistique, non pas en termes de forme, de volume, de tracé, mais à partir d’une appréciation sociale et environnementale. Pour lui, l’esthétique urbaine ne peut être séparée de l’habitabilité. À la suite de William Morris, il est persuadé que le « beau » est utile et pour tous. Une prouesse technologique, un caprice d’architecte, une décision techno-urbanistique ne sont jamais justifiés « gratuitement », indépendamment de leur contexte, du pourquoi et pour qui, de leur comment et à quel coût.
Le critique attitré du New Yorker
Si ses premières contributions, bien modestes, paraissent dans le magazine Modern Electric dès 1911 (ce sont des fiches techniques destinées à la fabrication amateur d’un poste de radio, par exemple), sa carrière d’homme de lettres débute avec sa collaboration au lendemain de la première guerre à The Dial, The Freeman, The Nation ou encore The New Republic, Sociological Review et le Journal of the American Institutes of Architects. Harold Ross et sa femme, Jane Grant, fondent le New Yorker en 1925. C’est alors un hebdomadaire culturel, critique, polémique, non dénué d’humour. Lewis Mumford y publie sa colonne, « The Sky Line », de 1931 à 1963, ainsi que d’autres articles, dont sa chronique « The Art Galleries ».
Lewis Mumford ne se contente pas de la soirée d’inauguration d’un nouveau bâtiment pour le visiter, il va sur place, explore les à-côtés, observe les détails, imagine les usages, évalue les matériaux, étudie les plans, s’inquiète du quartier, des espaces verts voisins et des parcours ordinaires, aussi bien des grands que des petits. C’est dire si sa critique vise la qualité du bâti, l’agencement des pièces, la commodité des communs, l’aération et l’ensoleillement, non seulement pour formuler un avis sur un immeuble, par exemple, mais aussi contribuer à son amélioration.
Ses chroniques racontent plus de trente ans d’histoire architecturale de New York. C’est dire si l’on y croise Robert Moses (1888-1981), urbaniste de la municipalité depuis 1913 et bête noire de Lewis Mumford, mais aussi les « modernes » (dont Le Corbusier) et son préféré, Frank Lloyd Wright. Habitations, musées, restaurants et boutiques, parcs et jardins, ponts et places, rues et autoroutes, vie urbaine (santé publique, participation des habitants, activités de proximité, etc.) font l’objet d’une analyse minutieuse, sans jargon, toujours avec des remarques pertinentes. Montgomery Schuyler, à la fin du xixe siècle, tient une rubrique d’architecture, mais c’est Lewis Mumford qui lui donne un réel rayonnement avec une dimension sociale comme marque de fabrique. En 1963, Ada Louise Huxtable (1921-2013) devient la critique du New York Times et, à partir de 1997, du Wall Street Journal. Son franc-parler et ses formules chocs sont appréciés du public. Entre 1992 et 2004, Herbert Muschamp (1947-2007) lui succède au New York Times, et n’hésite pas à parier sur l’esthétisme pour convaincre ses lecteurs (en particulier les architectes et promoteurs) de la nécessité de l’audace pour embellir la ville et la vie… La presse écrite quotidienne française n’a jamais attribué à l’architecture et à la ville, une telle place avec de telles signatures.
Écrire pour alerter l’opinion
Lewis Mumford écrit, c’est donc avec sa plume qu’il va alerter l’opinion du danger que représente la bombe atomique et plus généralement le nucléaire (« Vous êtes fous ! » écrit-il le 2 mars 1946 dans The Satudray Review of Litterature, traduit dans Esprit de janvier 1947), la multiplication des autoroutes urbaines qui éventrent les villes (et leurs quartiers typiques) au nom de la vitesse et expulsent des milliers de résidants vers des banlieues lointaines, les bombardements massifs du nord Vietnam ordonnés par le président Johnson, les dégradations de l’environnement générées par l’industrie, la mégalopolisation des villes et ses innombrables nuisances, les dégâts du progrès et les nouvelles formes d’aliénation des humains par le déploiement technologique, etc. Il sait bien qu’une tribune dans un journal ne pèse pas bien lourd face à la force de frappe des multinationales, mais que faire d’autre ?
Th. P.
Bibliographie
Références bibliographiques
Mumford, Lewis, Sketches from Life. The Autobiography. Early Years, New York, The Dial Press, 1982.
Mumford, Lewis, Sidewalk Critic, (textes rassemblés et présentés par Robert Wojtowicz), New York, Princeton Architectural Press, 1998.
Mumford, Lewis, Le piéton de New York, (traduit de l’américain par Georges Loudière, Michèle Perret et Robert Tricoire, Introduction de Thierry Paquot), Paris, Les Éditions du linteau, 2000.
Miller, Donald L., Lewis Mumford, A Life, New York, Grove Press, 1989.
Hugues, Agatha C. et Hugues, Thomas P. (dir.), Lewis Mumford. Public Intellectual, New York, Oxford University Press, 1990.
Stephens, Suzanne, « La critique architecturale aux États-Unis entre 1930 et 2005. Lewis Mumford, Ada Louise Huxtable et Herbert Muschamp », Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, no 24/24, décembre 2009, p. 43-66.
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