L’extension des fichiers de sécurité publique
p. 29-45
Note de l’éditeur
Revue Hermès no 53, Traçabilité et réseaux, 2009
Texte intégral
1Pour mesurer l’impact des fichiers de sécurité sur nos libertés, il faut d’abord les resituer dans la longue histoire du fichage. Il faut ensuite examiner de près leurs conditions de réalisation, pour évaluer – en amont de toute position de principe – leur fonctionnement réel. On s’aperçoit alors que l’évolution des logiques du fichage à des fins de sécurité soulève bien des questions, en termes d’organisation et de contrôle. L’accumulation effrénée des données individuelles produit en effet de nombreux dysfonctionnements. Les modifications successives du dispositif judiciaire en matière de constitution ou d’accès aux fichiers attestent par ailleurs un renforcement des pouvoirs de police qui fait question.
Une longue histoire
2Les fichiers contenant des données à caractère personnel constitués par les services publics en charge des questions de sécurité sont une réalité ancienne. Parfois motivée par le souci de rendre toute une population « transparente » (Guillauté, 1749), leur élaboration a surtout répondu initialement à des préoccupations sécuritaires visant à surveiller étroitement certaines de ses composantes stigmatisées comme dangereuses. Dès le xviiie siècle, les autorités instituent divers systèmes d’enregistrement des personnes pour lutter contre la criminalité, la mendicité ou l’errance (Denis, 2008). À la fin du xixe siècle, ce processus s’amplifie avec le « bertillonnage1 » qui rationalise les techniques policières d’identification (Piazza, 2000 ; 2005 ; 2011). Les forces de l’ordre vont alors constituer de vastes fichiers contenant notamment les données corporelles de nombreuses catégories d’individus : délinquants et criminels, vagabonds, individus soupçonnés d’espionnage, anarchistes, etc. La IIIe République va aussi se caractériser par l’essor de dispositifs perfectionnés de fichage des étrangers. Les millions de fiches du « casier central » serviront à un strict contrôle de l’immigration (Rosenberg, 2004) et Vichy saura s’inspirer de ce savoir-faire administratif en matière de fichage pour sa politique antisémite (Noiriel, 1999).
3La décision prise, à la fin des années 1960, par le ministère de l’Intérieur d’informatiser nombre de ses ressources documentaires constitue une autre étape décisive en matière d’exploitation des données individuelles à des fins de sécurité. Ayant permis à la police d’accroître les capacités de stockage et de consultation des informations en sa possession via la constitution de bases de données centralisées, cette initiative sera à l’origine d’une vive polémique portant sur la protection des libertés individuelles. Elle débouchera sur la loi « Informatique et Libertés » du 6 janvier 1978 et l’avènement de la Cnil* (Vitalis, 1981 ; Heilmann, 2005 ; Linhardt, 2005). Ce sera un tournant majeur en France : une autorité extérieure à la police disposera désormais d’un droit de regard et de contrôle sur les informations qu’elle collecte, archive et utilise.
4Depuis lors, la Cnil a peu à peu fixé sa « doctrine » sur les fichiers de sécurité publique contenant des données personnelles, afin de mieux concilier l’efficacité du travail policier et le respect des libertés. Pourtant, dans le même temps, on a assisté depuis les années 1980 et 1990 à un développement considérable de ces fichiers : FPR (fichier des personnes recherchées) ; FRG (fichier des renseignements généraux) ; FIT (fichier automatisé du terrorisme) ; FNT (fichier national transfrontière) ; Fnaeg (fichier national automatisé des empreintes génétiques) ; Faed (fichier automatisé des empreintes digitales) ; Stic2 (système de traitement des infractions constatées) et Judex (système judiciaire de documentation et d’exploitation) bientôt fusionnés en un fichier appelé TAJ (Traitement d’Antécédents judiciaires), etc. À l’essor de ces fichiers s’est récemment ajouté celui de nouvelles bases de données biométriques* que les autorités françaises ont contribué à mettre en place ou à l’alimentation et l’exploitation desquelles elles envisagent de participer : fichier des empreintes digitales des demandeurs de visas, système d’information Schengen II, fichier Eurodac (Broeders, 2007), fichier national des passeports biométriques, etc. (Ceyhan et Piazza, 2011).
5À cette progression du nombre de fichiers qui concernent dorénavant des populations très diversifiées s’ajoute une croissance constante du volume des informations qu’ils contiennent. Ainsi, alimenté par des informations extraites des procès verbaux établis dans le cadre de procédures judiciaires, le Stic comprenait 2,5 millions de fiches de personnes mises en cause en 1997, près de 4,7 millions en 2006 et 6,5 millions en 2011. Enregistrant et conservant notamment les empreintes digitales de tous les individus mis en cause dans une procédure pénale pour crime ou délit, le Faed n’a lui aussi jamais cessé de croître : 1,8 million d’individus fichés en 2004 et plus de 4 millions en 2011.
6De plus, on observe depuis peu un élargissement du champ d’application de certains de ces fichiers. Une loi du 17 juin 1998 (relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs) fixait initialement comme objectif au Fnaeg l’identification des seuls auteurs d’infractions sexuelles. La loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne en a étendu les enregistrements aux atteintes aux personnes et aux biens les plus graves. Puis, la loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure a prévu que pratiquement toutes les infractions pourraient donner lieu à un génotypage3 et qu’il serait possible de procéder à un prélèvement génétique sur les individus soupçonnés d’avoir commis un délit ou un crime. Enfin, c’est un processus d’extension des usages de ces fichiers qui se dessine depuis peu par leur mise en réseau à un échelon supranational. En atteste la signature, en mai 2005, du Traité de Prüm. Prévoyant le transfert de données dactyloscopiques et de profils ADN entre sept États membres de l’Union européenne, il a été intégré, depuis juin 2008, dans le cadre législatif communautaire.
Dysfonctionnements
7En 2006, un fonctionnaire de la sous-direction de la police technique et scientifique soulignait que la montée en puissance du Fnaeg engendrait de sérieux problèmes, du fait de l’augmentation des saisines de ce fichier, occasionnant un nombre croissant de « dossiers non-conformes (formulaires de demande d’inscription ou de simple comparaison incomplets ou imparfaitement renseignés) » (Mallet, 2006, p. 88). Ces propos pointaient la question de l’efficacité des fichiers de police qui dépend avant tout du travail effectué en amont pour les alimenter. L’enjeu est ici quantitatif car, comme le reconnaissent les autorités elles-mêmes, l’insuffisance de signalisations est contre-productive : « On estime à environ 40 % le nombre de personnes mises en cause dont les empreintes digitales ne sont pas relevées. Cette carence limite naturellement l’efficacité du fichier automatisé. […] Or, le relevé des empreintes digitales ne nécessite guère de précautions particulières et est très peu onéreux. Il n’en va pas de même pour le prélèvement biologique. Il est donc à craindre que les “oublis” des enquêteurs soient, en ce domaine, encore plus nombreux. » (Le Fur, 2002, p. 34-35)
8Mais l’enjeu est aussi qualitatif : l’absence de rigueur dans les signalisations s’avère tout autant néfaste. C’est ce qu’a pu regretter le député Jean-Patrick Courtois (2006, p. 34) à propos du Fnaeg : « La démarche […] suppose des agents sur le terrain, en pratique souvent des agents de sécurité publique, une grande maîtrise de la scène d’infraction que les moyens de la police scientifique de proximité ne permettent peut-être pas encore. […] Rien ne sert en effet d’encombrer le Fnaeg de traces trouvées sur une scène d’infraction mais n’ayant pas de lien avec celle-ci. » La très médiatique affaire Bruno Chollet, présumé meurtrier de l’étudiante suédoise Sussanna Zetterberg, a pleinement mis en lumière ces dysfonctionnements dont s’est inquiétée la ministre de l’Intérieur Michèle Alliot-Marie (Dufresne, 2008). Présentée comme infaillible, la biométrie occasionne des taux d’erreurs non négligeables en raison de l’extrême précision qu’impliquent la captation, le traitement et la lecture des données corporelles (Dorizzi, 2008). On imagine aisément les perturbations que produisent ces taux d’erreurs lorsque des vérifications sont accomplies à partir de la consultation de fichiers enregistrant des millions de données biométriques.
9Concernant le Stic, les dysfonctionnements résultent surtout de la spécificité de la procédure de recueil des données. Ce fichier est alimenté en amont du procès verbal sans intervention de l’autorité judiciaire et « ce système a pour inconvénient de laisser subsister des informations inexactes ou tout du moins non vérifiées, pendant une durée qui peut être longue, ce qui peut être gravement préjudiciable pour les personnes qui y sont signalées, notamment en ce qui concerne la qualification juridique des faits » (Kornman, 2004, p. 99). Les taux d’erreurs relatifs aux données de ce fichier sont élevés. En attestent les résultats des contrôles effectués par la Cnil depuis 2001. Ils l’ont amenée à réclamer, dans une proportion dépassant régulièrement 30 % des dossiers vérifiés, des mises à jour ou la suppression d’informations erronées et injustifiées. Juridiquement, ce phénomène renvoie aux enjeux de l’atteinte à la vie privée, du droit à l’oubli et de la présomption d’innocence (Baffard, 2003, p. 57).
Finalité des fichiers et renforcement des pouvoirs de police
10Les désagréments occasionnés aux personnes victimes des erreurs du Stic ont été amplifiés par la décision autorisant la consultation de ce fichier de police judiciaire dans le cadre d’enquêtes administratives de moralité. Prévue par la loi du 15 novembre 2001, cette disposition a été élargie par la loi du 18 mars 2003 (pour s’appliquer notamment lors des instructions des demandes d’acquisition de la nationalité française) et par un décret du 6 septembre 2005 (pour les enquêtes administratives concernant les emplois publics participant à l’exercice des missions de souveraineté de l’État). En raison du nouveau rôle qui lui a ainsi été conféré, le Stic s’est vite transformé en un instrument de discrimination à l’emploi. En effet, une seule « mention » dans ce fichier (même occasionnée par des infractions mineures) a, la plupart du temps, motivé le classement d’une multitude d’enquêtes administratives dans la catégorie « défavorable » et engendré soit le licenciement des personnes concernées, soit un refus d’embauche.
11Ces pratiques ont surtout affecté les personnes travaillant ou désireuses de travailler dans les zones aéroportuaires et dans les sociétés de gardiennage ou de sécurité. Deux domaines dans lesquels le Stic a donné lieu à des « dérives résultant de la combinaison malheureuse d’un pouvoir discrétionnaire laissé aux autorités publiques en matière de sécurité et de la gestion défectueuse, voire laxiste, de fichiers contenant des données extrêmement sensibles » (Février, 2004). La justice s’est prononcée. En 2006, le tribunal administratif de Versailles a établi qu’une simple mention au Stic ne pouvait pas, à elle seule, constituer un motif de refus pour l’obtention d’un « agrément » indispensable à l’exercice du métier d’agent de sécurité (Simonnot, 2006). La Cnil a aussi souhaité que soient mieux protégés les individus face à ces risques sérieux d’exclusion et d’injustice sociale. Elle a demandé à ce que les services préfectoraux, dans le cadre des enquêtes administratives qu’ils diligentent, se déterminent en fonction du contenu du bulletin no 2 du casier judiciaire mentionnant les condamnations dont font l’objet les individus. Le ministère de la Justice s’est dit prêt à s’orienter vers une refonte de ce bulletin, mais une telle réforme risque d’être longue à se concrétiser puisqu’elle implique une intervention du législateur.
12De même, on peut se demander si, à travers l’extension des fichiers biométriques, les autorités ne visent qu’un simple objectif d’identification des individus ou bien si elles s’orientent vers la constitution de fichiers de population. Se dessine aussi une autre tendance qu’illustre l’application du programme américain USVisit (Amoore, 2006) : le croisement des données biométriques recueillies sur les individus avec différents fichiers publics contenant des informations variées sur leurs statuts ou habitudes, mais aussi avec des listes de suspects. Un renforcement des pouvoirs de police se manifeste via les pratiques de surveillance dont la logique repose sur l’accumulation, l’échange et l’exploitation d’innombrables données. Il devient possible de repérer, de localiser et de suivre les personnes à distance par le biais d’un strict contrôle de leurs mouvements dans l’espace et le temps. Ces pratiques permettent aussi d’effectuer un tri social des individus. Celui-ci se fonde sur des critères qui hiérarchisent des niveaux de menace et servent à la constitution de « profils à risques » discriminant certains à partir de leurs pratiques religieuses, de leurs appartenances nationales ou de leurs origines ethniques (Lyon, 2007).
Trop faible protection des individus
13Le renforcement des systèmes de fichage sécuritaire soulève des interrogations cruciales en matière de protection de la vie privée et des libertés individuelles. Comme le rappelle son président, la Cnil exerce ses pouvoirs d’investigation et de sanction dans un contexte difficile où s’accentue, tant dans les secteurs public que privé, la diffusion de techniques potentiellement liberticides : biométrie, nanotechnologies, vidéosurveillance, puces RFID*, etc.
14Mais, sans sous-estimer le rôle de la Cnil, force est de constater qu’il apparaît, à certains égards, bien limité. Depuis la loi du 6 août 2004 modifiant la loi de janvier 19784, la création de fichiers de sécurité n’est plus soumise qu’à un avis consultatif de la Cnil. De plus, dans le cas où elle constate que de tels fichiers violent les droits et les libertés individuelles, elle ne dispose, en guise de pouvoir de sanction, que de la possibilité d’informer le Premier ministre, lequel sera alors libre ou non de faire cesser ces violations.
15Ajoutons qu’au regard d’autres autorités de protection des données œuvrant en Europe, la Cnil dispose de moyens budgétaires et humains insuffisants (Lacouette-Fougère, 2007). Enfin, son action s’inscrit dans un cadre législatif national qui est aujourd’hui faiblement pertinent pour faire face aux phénomènes d’internationalisation des échanges de données personnelles. Ainsi, que peut faire la Cnil quand des États sont amenés à s’approprier et exploiter les données biométriques de ressortissants français à des fins de fichage ?
16À ces difficultés, s’ajoute le problème du droit d’accès de l’individu à ses propres données, peu exercé car trop souvent ignoré. Ce droit, indirect, est insatisfaisant en raison de la non-communication des informations les concernant aux requérants (Lochak, 1988, p. 67 ; Preuss-Laussinotte, 2000, p. 338 sq.) et des délais de réponse excessivement longs (Groupe de travail sur les fichiers de police et de gendarmerie, 2006, p. 123-125). L’effacement ou la rectification de données erronées par les procureurs de la République sont également sources de complications. Rendre ces magistrats du Parquet responsables du contrôle du Stic est inadapté, vu leur surcharge de travail. D’autre part, confier ce contrôle aux procureurs de la République revient à leur conférer un pouvoir inapproprié, puisqu’ils sont eux-mêmes utilisateurs de ce fichier dans le cadre de leur mission de direction de la police judiciaire.
17À l’échelon européen, la protection des individus revêt aussi souvent un caractère extrêmement formel, surtout à cause de la profusion de textes juridiques contradictoires et peu lisibles (Preuss-Laussinotte, 2007) et de l’inefficience du Groupe des autorités européennes de protection des données, simple organe consultatif dont les avis ne lient pas les instances décisionnaires de l’Union européenne. Sans préjuger de leur légitimité, c’est donc l’efficacité même des dispositifs législatif, juridique et policier relatifs au fichage des personnes qui peut être mise en doute. L’augmentation exponentielle des données, leur croisement mal contrôlé et la protection encore insuffisante des citoyens constituent des motifs de préoccupation finalement aussi importants que le principe même d’une surveillance « personnalisée ».
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Le « bertillonnage » constitue un ensemble de méthodes et de techniques inventées et mises en œuvre par Alphonse Bertillon initialement à la Préfecture de police de Paris afin notamment d’établir « scientifiquement » l’identité des personnes.
2 Depuis la rédaction de cet article, la Cnil a rendu des conclusions alarmantes sur les erreurs du Stic (rapport du 20 janvier 2009) et le « Groupe de contrôle des fichiers de police et de gendarmerie » s’est réuni une seconde fois. Dans un rapport en date de décembre 2008, il a notamment dressé un bilan des suites données à ses recommandations formulées en 2006 et a proposé de nouvelles solutions pour améliorer le fonctionnement de ces fichiers.
3 Le génotypage consiste à établir le profil génétique d’une personne à partir d’ADN humain.
4 Loi no 2004-801 du 6 août 2004 relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi no 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés.
Auteur
Maître de conférences en science politique à l’Université de Cergy-Pontoise et membre du CESDIP/Laboratoire d’études juridiques et politiques (EA no 4458). Spécialiste de la socio-histoire des dispositifs étatiques d’identification et de leurs enjeux, il a publié de nombreux ouvrages et articles sur le bertillonnage, la dactyloscopie, les fichiers de police, l’encartement, la biométrie, les résistances au fichage, etc. Il a notamment dirigé deux ouvrages : Aux origines de la police scientifique. Alphonse Bertillon, précurseur de la science du crime (Karthala, 2011) ; L’identification biométrique. Champs, Acteurs, enjeux et controverses, en collaboration avec Ayse Ceyhan (Presses de la MSH, 2011).
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