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Norbert Elias et l’anthropologie

 | 
Sophie Chevalier
, 
Jean-Marie Privat

II. Le processus de civilisation et sa critique

Chapitre 9. Le processus de civilisation et l’histoire humaine

Johan Goudsblom

Full text

1Le concept de « processus de civilisation » est-il irrémédiablement eurocentrique ? Peut-il entrer dans le cadre d’une théorie générale de l’anthropologie et de l’histoire de l’homme ?

2Elias a commencé son livre sur le processus de civilisation par un long chapitre sur les concepts de civilisation et de culture, leur histoire et leurs significations dans diverses langues, dans différents pays, à différentes époques et dans différentes classes sociales. Il a insisté sur ce point précis : le terme de « civilisation » est né dans un rapport de concurrence dans les couches supérieures et moyennes de la société de l’Europe occidentale moderne. Il s’agissait d’une notion ouvertement ethnocentrique ; à la fin du xixe siècle et au début du xxe, cette notion a clairement désigné un certain sentiment de supériorité entretenu par les membres des sociétés occidentales en général. Elias a travaillé à « déconstruire » la notion de civilisation et a suggéré d’employer plutôt le concept de « processus de civilisation ». C’est un terme technique qui appartient à la sociologie de l’histoire, un outil conceptuel pour découvrir et décrire des processus sociaux observables à long terme. C’est une élaboration intellectuelle très originale quoique la réputation d’Elias ne soit pas fondée sur sa capacité à présenter ses propres idées sur un mode systématique. Sa pensée se ramifie en effet dans de multiples directions, loin de toute classification fondée sur des définitions rigides. Mais, c’est une certaine systématicité, précisément, que je voudrais essayer de donner à sa vision du « processus de civilisation ».

3Le Processus de civilisation commence donc par un long chapitre introductif traitant de l’histoire sociale des concepts de culture et de civilisation. Cet exercice de sémantique et de sociologie sert d’appui pour accéder aux trois grandes parties dont le livre se compose. La partie la plus célèbre est la deuxième partie – La Civilisation des mœurs à proprement parler – qui explique et interprète les changements dans le comportement des couches supérieures de la société séculière d’Europe occidentale. La troisième partie traite des changements dans les rapports de force dans la société européenne ; elle centre l’attention sur le processus de féodalisation et sur la formation de l’État. Enfin, dans la dernière partie, l’auteur analyse les changements dans la formation de l’habitus (« psychologisation et rationalisation », « évolution de la contrainte sociale vers l’autocontrainte »).

4Dans toute l’œuvre, l’accent est mis sur les changements, les processus et sur la manière dont ils sont imbriqués. La méthode choisie pour donner à l’argumentation un cadre plus systématique est de la rendre plus générale et d’en étendre la portée. L’effet immédiat est peut-être de lui enlever de sa précision et de sa clarté dans certains cas précis. Mais je propose de considérer le fait d’avoir recours à la généralisation à un niveau très élevé comme une stratégie visant à « reculer pour mieux sauter ».

UN PROCESSUS DE DIFFÉRENCIATIONS CROISSANTES

5Les trois grands thèmes au centre d’Über den Prozess der Zivilisation peuvent être respectivement désignés, en termes extrêmement généraux donc, par le « comportement », le « pouvoir » et la structure de la personnalité ou « habitus ». L’objectif global visé dans chacune de ces modifications historiques est d’aller dans le sens d’une « différenciation » croissante. Si cette interprétation générale est correcte, le processus de civilisation étudié par Elias se présente alors comme un aspect d’un processus plus large de différenciation, aspect qui se confond avec le processus lui-même.

6L’évolution de la société humaine, depuis la préhistoire, s’est manifestée, aussi loin qu’on puisse remonter, et s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui, sous la forme d’une différenciation dans le comportement, le pouvoir et l’habitus entre les humains et les animaux supérieurs. La différenciation est tout à fait saisissante si l’on considère les animaux qui nous sont les plus proches dans le règne animal, les primates supérieurs, notamment les chimpanzés. Sur des milliers de générations, les différences dans le comportement entre les hominidés et les autres primates se sont accentuées ; les hominidés se sont donné un discours mieux articulé, le contrôle du feu, le vêtement, des outils plus complexes et, à un stade plus récent, des abris permanents. Chaque étape dans cette évolution du comportement a été accompagnée d’un changement dans les rapports de force et un changement d’habitus. Alors que des formes de communication plus articulées et la maîtrise du feu renforçaient le pouvoir des hommes sur les autres animaux, leur attitude générale envers ces animaux a également changé. Les membres des groupes humains sont devenus plus confiants en eux-mêmes alors que les animaux apprenaient à être plus prudents dans leurs relations avec les humains.

7Ces changements dans le comportement, le pouvoir et l’habitus sont des changements « configurationnels ». Ils ne peuvent pas se résumer simplement en termes de chaînes du type « cause(s) à effet(s) ». Ces formes nouvelles de comportement ont eu tendance à entraîner un renforcement du pouvoir des humains et à entrer dans la constitution de l’habitus des personnes. Dans le même temps, les autres animaux apprenaient à ajuster leur comportement et leur habitus à ce nouveau rapport de force. Renforcement du pouvoir d’une part, adaptation à la perte de pouvoir d’autre part : ces deux tendances faisaient partie du même processus de différenciation.

8Comme j’ai essayé de le montrer dans mon ouvrage intitulé Fire and Civilization (1992), la domestication originelle du feu par nos premiers ancêtres relevait aussi du processus de civilisation. Elle impliquait l’acquisition de compétences nouvelles, faisant appel à la fois à la connaissance et à la retenue émotionnelle. Et, évidemment, en tant que telle, c’était aussi un processus social. Au lieu de « évidemment » j’avais écrit à l’origine « inutile de dire ». C’était une erreur. Comme Elias lui-même l’a noté dans l’introduction donnée à la nouvelle édition de 1968 d’Über den Prozess der Zivilisation, la compréhension (ou l’absence de compréhension) du concept de processus de civilisation, au sens technique de l’expression, et la compréhension du concept de configuration vont de pair. L’un présuppose et renforce l’autre.

9Nous touchons à ce qui constitue peut-être la manifestation la plus patente de la perspicacité d’Elias : le principe de l’« imbrication » sociale. Il semble simple, mais ses implications vont très loin. On pourrait peut-être le comparer, en termes d’importance pour les sciences sociales, au principe de la sélection naturelle en sciences de la vie.

10Ce principe renvoie en tout premier lieu à la nature profondément sociale de l’organisation des comportements humains. Il nous rappelle comment des liens étroits d’interdépendance sociale imprègnent les actions, les pensées et les émotions des individus ; il dépasse ainsi les dichotomies stériles entre individu et société ou agencement et structure.

11En second lieu, ce principe souligne le fait que toutes les relations sociales sont des processus – la plupart du temps itératifs (ou cycliques, ou encore, dans les termes d’Auguste Comte, « statiques »). Ils produisent la continuité – mais parfois également des processus innovateurs (ou « dynamiques ») – qui conduisent au changement. Les processus de civilisation sont également des processus d’imbrication donc. Ils se produisent à la fois au niveau social et individuel. Les enfants apprennent à se conduire selon l’approbation ou la désapprobation attendue des adultes ; ils acquièrent ainsi une personnalité particulière et apprennent à gérer en particulier les « places sociales » marquées par les équilibres particuliers de pouvoir. La formulation psychologique (« développement de la personnalité ») et la formulation sociologique (« ajustement par jeu dans les équilibres ») se rapportent à un seul et même processus.

12Une autre erreur, souvent commise, consiste à tomber dans le piège de la dichotomie entre processus planifiés et non planifiés. Le principe d’imbrication prouve qu’il est préférable de parler de gradient plutôt que de dichotomie. Toute action de tout individu se place dans un contexte d’interactions sociales dans lesquelles les mouvements planifiés et non planifiés sont imbriqués en permanence. Les modèles du jeu présentés par Elias dans Qu’est-ce que la sociologie ? (1970/1981) illustrent clairement ce principe. La notion d’imbrication permet d’expliquer pourquoi toutes les actions planifiées émergent de circonstances en grande partie non planifiées et conduisent à d’autres situations qui seront également, dans une large mesure, non planifiées. Si l’on admet que la proportion des effets non planifiés augmente généralement en fonction de l’allongement de la période, il est alors inconcevable, comme Elias l’a précisé, qu’un processus de civilisation à long terme, comme celui qui s’est produit en Europe occidentale depuis le Moyen Âge, ait pu être planifié. Pour autant, tous les processus de civilisation ne sont pas complètement non planifiés. Au contraire. Comme Elias l’a également précisé, le processus de civilisation en Europe a posé le cadre nécessaire pour qu’apparaissent des processus de civilisation à plus court terme et planifiés. En fait, on peut appeler ainsi les campagnes de civilisation comme celles de lutte contre l’analphabétisme ou l’alcoolisme.

13Ainsi, le processus de civilisation en Europe, ces six ou sept siècles derniers, peut être considéré comme l’interaction continue entre des processus aux résultats prévus et fortuits. En tant que tels, ils entrent dans le processus bien plus vaste de la différenciation entre et à l’intérieur des sociétés humaines, processus qui n’a cessé de gagner en importance au cours des dix mille dernières années, en fait depuis l’apparition de l’agriculture et de l’élevage, c’est-à-dire depuis l’« agrarisation » de la société humaine.

14Pour avoir une vue d’ensemble du processus de civilisation pendant la longue phase d’agrarisation, nous devons reconnaître que, paradoxalement, la différenciation interne aux sociétés agraires correspondait à une tendance normale dans la société agraire en général. Ce phénomène correspond à la principale tendance socioculturelle qui s’est manifestée tout au long de cette phase de dix mille années de l’histoire humaine (Goudsblom, 1992, p. 58-59), temps pendant lequel l’agriculture et l’élevage devenaient les moyens essentiels de subsistance. Les différences entre les sociétés sont devenues plus fortes, à mesure que certains groupes sont passés à la production agraire alors que certains autres continuaient de vivre comme des pasteurs. De même, plus tard, lorsque certaines sociétés agraires en sont venues à des méthodes de culture plus intensives, alors que d’autres continuaient à pratiquer l’écobuage. À l’intérieur même des sociétés agraires, de grandes différences dans le comportement et l’exercice du pouvoir se sont mises en place entre les diverses classes sociales.

15Si l’on considère dix mille ans de civilisation agraire, on peut voir des tendances à la fois convergentes et divergentes dans le processus de civilisation. En comparaison avec la très longue phase pré-agraire, les divergences ressortent comme étant les plus marquées. Le processus de civilisation s’est alors mis en place selon des procédés nettement différents, d’abord dans diverses sociétés – et ce dans plusieurs régions du monde – mais aussi, d’une manière non moins importante, parmi différentes classes dans chacune de ces sociétés. Les processus de divergences culturelles et de différenciations sociales étaient des caractéristiques communes à toutes les sociétés agraires avancées. C’est dans cet environnement que, d’une part, des formes bien distinctes de civilisation ou de culture ont émergé en Chine, en Inde, en Perse, en Égypte, à Rome, au Mexique, au Pérou. D’autre part, dans toutes ces sociétés bien différentes, des systèmes largement comparables de stratification sociale sont apparus, tous caractérisés par des contrastes importants dans le style de vie et le partage du pouvoir entre les élites dirigeantes et la masse des paysans et des pauvres sans terre. Le jeu entre les tendances à la convergence et à la divergence peut se résumer en disant que l’intensification de l’agriculture a été généralement accompagnée d’un développement démographique, d’un renforcement de la concentration humaine dans des habitats permanents, d’une augmentation de la spécialisation dans le travail, dans l’organisation d’unités économiques, religieuses et politiques plus grandes, dans le renforcement de la stratification sociale avec un accès inégal au pouvoir, à la propriété, au prestige.

DE LA CONTRAINTE SOCIALE À L’AUTOCONTRAINTE

16Les processus de civilisation en Europe du xive au xxe siècle constituent donc un épisode dans ce processus global. Il convient maintenant de compléter ce tableau et d’y apporter des détails en se concentrant sur les similitudes et les différences ou, plutôt, sur les convergences et les divergences. Nous devons prendre conscience que nous sommes en terrain mouvant du point de vue idéologique. C’est un territoire truffé de mines ethnocentriques ! La question de l’idéologie et de l’ethnocentrisme touche directement aux questions que j’ai soulevées au départ sur la dimension eurocentrique du concept de « processus de civilisation » et sur son intégration dans une théorie plus générale.

17La réponse à la question sur la possibilité d’une intégration dans une théorie générale de la sociologie, de l’anthropologie et de l’histoire de l’homme peut être un « oui, mais ». Elle confirme l’idée que le concept de processus de civilisation est effectivement applicable à condition de faire preuve de beaucoup de prudence dans son application. Dans son avant-propos à l’édition de 1939 de son livre, Elias écrivait :

Cette étude […] pose et développe un problème très vaste ; elle ne prétend pas le résoudre. Elle délimite un champ d’observation qui avait reçu relativement peu d’attention et elle s’engage dans les premières étapes d’une explication. D’autres suivront.

18Le programme de recherche implicite de cette citation peut être défini comme socio-génétique et configurationnel. Le terme « socio-génétique » laisse entendre que les gens agissent, sentent et pensent en fonction de manières apprises dans diverses situations sociales. Le terme « configurationnel » vise à éviter toute explication par monocausalité ou par « holisme » mal conçu. Nous ne devons pas partir de l’hypothèse selon laquelle « la somme est supérieure au total des parties », mais plutôt nous concentrer sur l’idée que, dans toutes les configurations formées par les hommes, l’interdépendance entre les parties (c’est-à-dire les divers peuples) est telle que les relations entre elles sont une de leurs caractéristiques intégrantes. Les implications de cette position vont très loin. S. Milgram a conclu en ces termes son travail expérimental sur l’obéissance devant l’autorité :

C’est moins le type d’individu qu’une personne est, que la situation dans laquelle il se trouve lui-même qui détermine son action (Milgram, 1974, p. 205).

19Certes, mais le concept de configuration nous rappelle qu’il est un peu fallacieux de concevoir la « situation » comme étant externe à la « personne ». Ce sont des personnes interdépendantes qui, dans et par leurs interactions, « créent » les situations dans lesquelles elles se trouvent ; ce faisant, elles ajustent leur personnalité à la situation donnée.

20Nous serions donc bien avisés de faire attention aux informations judicieuses contenues dans les notions de sociogenèse et de configuration et de les employer pour l’étude des processus de civilisation. En même temps, je recommande une certaine prudence avant de dire des gens qu’ils sont « plus » ou « moins » civilisés, sources de comparaisons désobligeantes (au mieux) fondées sur des perceptions hâtives et biaisées. Une perspective bien plus prometteuse s’ouvre avec la possibilité d’examiner les diverses trajectoires de la civilisation humaine en tant que processus (au pluriel) de civilisation. C’est également l’orientation qu’Elias lui-même a donnée par la suite à ses recherches, d’abord dans le développement de la capacité qu’ont les hommes à maîtriser le temps, ensuite dans sa théorie encore plus inclusive sur la façon dont l’humanité est devenue une espèce qui génère et utilise des symboles. Ce n’est que dans ce domaine que nous pouvons vraiment parler du processus (au singulier cette fois) de civilisation. La plupart des développements postérieurs doivent plutôt être considérés comme des processus (au pluriel) de civilisation distincts. Dans chacun d’entre eux, nous pouvons isoler la continuité et le changement. La continuité existe toujours. Quel que soit le pays, la classe sociale ou la communauté ethnique, nous remarquons que ses membres pris individuellement continuent à présenter des formes de conduite, de pensée et de sentiment semblables. Il existe une permanence remarquable dans l’habitus des membres de n’importe quel groupe donné. Pourtant l’habitus n’est pas immuable. Lui aussi est sujet aux forces du brassage social. Lors de face-à-face avec des membres appartenant à d’autres groupes (comme dans les expériences de Milgram), les hommes ajustent leurs façons de faire, mais dans certaines limites. Ces limites circonscrivent la flexibilité de leur habitus. Elias, dont la théorie de la personnalité était fondée sur une vision freudienne adaptée aux découvertes de la sociologie et de l’histoire de son époque, a souligné combien l’habitus est lié aux émotions et aux contraintes émotionnelles. Je crois qu’il est opportun d’ajouter un point mis en avant, en particulier, par Bourdieu : la compétence, définie comme la somme totale des diverses formes de « capital » dont l’individu a le contrôle et qui déterminent la manière dont il sera en mesure de faire face aux diverses situations sociales. Les expériences de Milgram peuvent également nous rappeler l’équilibre subtil qui existe entre l’autocontrainte et la contrainte exercée par d’autres. Ces concepts ne sont pas, comme on l’a souvent pensé, opposés. Comme Elias l’a exprimé dans l’un de ses titres de chapitre, dans chaque société il y a « une contrainte sociale à l’autocontrainte ». Ici, encore, l’enjeu est de retracer ces imbrications de contraintes sociales et de voir comment elles s’organisent dans différents arrangements et dans des trajectoires différentes, à long terme.

21En règle générale, pour toutes ces recherches, je retiens une leçon que j’ai apprise d’Elias : ne rien prendre comme allant de soi. Rien n’est évident en soi, rien ne peut être compris si on le coupe de son contexte plus large. Tout a une histoire, longue.

Author

Johan GOUDSBLOM est professeur émérite de sociologie de l’université d’Amsterdam. Il est membre du comité de la Fondation Norbert Elias à Amsterdam.

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