Wikipédia, nouvel outil de médiation des savoirs en sciences

Lionel Barbe

p. 167-180

Note de l’éditeur

Revue Hermès no 57, Sciences.com Libre accès et science ouverte, 20101.


Texte intégral

1Wikipédia, dont la naissance remonte à 2001, est un enfant singulier de la « Galaxie Internet » (Castells, 2001) et du Web dit 2.0, participatif et collaboratif. Souvent critiquée, cette encyclopédie en ligne n’en est pas moins devenue en quelques années un outil de médiation d’informations scientifiques de plus en plus utilisé par les étudiants mais également par les chercheurs. En 2005, 17 % des chercheurs publiant dans la revue Nature reconnaissaient consulter Wikipédia, et 10 % y contribuer. Dans la section francophone par exemple, plus de 400 contributeurs se sont autorecensés dans la catégorie « enseignants et chercheurs », 43 dans la catégorie « juristes » et presque 500 dans la catégorie « ingénieurs ». Ces chiffres ne concernent que des wikipédiens actifs volontairement recensés et sont donc très partiels, de nombreux contributeurs ne précisant pas leur profession, mais ils posent néanmoins la question de la relation des scientifiques à Wikipédia et celle de sa place dans la production, diffusion et médiation des connaissances.

Un rêve technophile devenu réalité

2Pour reprendre le bon mot de Piotr Konieczny, chercheur et contributeur de Wikipédia, « le problème avec Wikipédia, c’est que ça marche en réalité, mais pas en théorie » (2007). Construit autour d’un système d’édition plus complexe et opaque qu’il n’y paraît, Wikipédia occupe une place de choix dans les résultats des moteurs de recherche grâce à l’amélioration constante de ses contenus. Wikipédia aurait pu n’être qu’un feu de paille, mais l’encyclopédie propose désormais 15 millions d’articles en plus de 270 langues, créés et mis à jour par près de 100 000 contributeurs bénévoles. Son succès dépend en partie des algorithmes de classement de Google qui classe systématiquement en première position Wikipédia pour des mots-clés aussi divers que « relativité générale », « physique quantique », ou « sciences de l’information et de la communication ». Google ne peut être accusé de favoritisme car le moteur de recherche a tendance à privilégier les sites commerciaux, ce qui n’est assurément pas le cas de Wikipédia, site indépendant, gratuit et sans publicité. De plus, depuis 2007, Google développait un projet concurrent d’encyclopédie, baptisé Knol (projet stoppé début 2012).

3Le succès de Wikipédia dans les moteurs de recherche est donc lié à l’extrême « citabilité » (interne comme externe) de ses articles, qui explique son succès auprès de l’algorithme Google. On aurait pu également ranger l’entreprise au rang des vulgates, de grande ampleur certes, mais sans portée dans le monde du savoir académique. Or, en 2005, un article dans la revue Nature lui donnait un sceau de respectabilité, puisque la comparaison avec l’encyclopédie Britannica montrait que le taux d’erreurs décelées dans les deux encyclopédies était proche (Giles, 2005). Le paradoxe est que les articles de Wikipédia répondent mal aux exigences éditoriales scientifiques : les auteurs se cachent souvent derrière un pseudonyme qui fait écran aux références statutaires ; la validation ne se fait pas entre pairs ; le principe commun aux contributeurs n’est pas l’objectivité mais un mythique neutral point of view (NPOV*) aussi emblématique que problématique.

De la nature des savoirs sur Wikipédia

4Wikipédia se résume dans un principe à trois processus : une écriture collaborative, un système de contrôle, une dynamique communautaire. N’importe qui peut créer un article, peut l’amender, peut demander sa suppression. Seule la collaboration des wikipédiens encadre le processus. L’IBM Watson Research Center a montré l’efficience de ce modèle (Viegas et Wattenberg, 2004), évoquant un « effet piranha » pour parler de la dynamique de croissance progressive d’un article grâce aux participations successives des contributeurs. L’efficience peut être relativisée pourtant (Barbe, 2006), la variabilité de « l’effet piranha » étant très grande. Certes, l’article intitulé « Pomme » a débuté par « La pomme est un fruit » et a connu un grand succès collaboratif. Mais il n’en va pas de même pour des sujets plus spécialisés, en particulier scientifiques.

5Notre analyse méticuleuse de la version francophone montre que, dans plusieurs cas d’articles ayant obtenu le label « articles de qualité », le nombre de contributeurs à l’origine de l’essentiel du contenu est réduit. Lorsqu’ils sont nombreux, ils n’interviennent pas tous au même titre, la plupart se contentant de modifications mineures ; ils sont donc moins des auteurs que des correcteurs, des maquettistes, des « référenceurs », etc. Plus un sujet est spécialisé, moins le nombre d’intervenants sur le fond de l’article est important. Selon nos calculs, 5 % environ des contributeurs sont à l’origine de 90 % du contenu.

Les administrateurs tout puissants ?

6En outre, son fonctionnement est en partie hiérarchisé. Au cœur du système de contrôle du contenu se trouvent les « administrateurs ». Maintes fois dénoncé pour ses possibles dérives totalitaires (le site wiki-observateur. org s’en était fait une spécialité), ce statut, acquis dans le cadre d’un système de vote à la fiabilité aléatoire, confère un pouvoir important sur les choix éditoriaux de Wikipédia. La mesure la plus décriée est celle de la mise au ban temporaire ou définitive d’internautes indélicats. La mise en application de cette mesure a par exemple abouti au bannissement de Grichka Bogdanoff, soupçonné de modifier à son avantage l’article qui lui était consacré. Plusieurs cas d’exclusions de chercheurs ou d’universitaires pour la rédaction de pages traitant de leur spécialité scientifique ont également été signalés (Christian Magnan, de l’Institut d’astrophysique de Paris, s’est plaint d’avoir été « mis à la porte », par exemple).

7Dans la plupart des cas, les administrateurs ou les gros contributeurs s’appuient sur un défaut de neutral point of view pour justifier leurs interventions, donnant lieu à des controverses de neutralité (Jacquemin et al., 2008). Bien souvent, les ego s’affrontent et l’entente est difficile entre experts reconnus d’un domaine et administrateurs, souvent anonymes et pas toujours compétents en la matière. Ce sont pourtant eux qui ont la plupart du temps le dernier mot à l’intérieur du comité d’arbitrage de l’encyclopédie ou à l’extérieur, en poussant notamment à la faute de forme leurs opposants. Finalement, le système basé sur les administrateurs et le neutral point of view a pour effet de gommer les contenus qui ne sont pas préexistants ou avérés, tout en laissant une marge de manœuvre très mince à ceux qui sont par ailleurs justement responsables de leur validation ou de leur création. Ce paradoxe apparent masque une réalité : Wikipédia est un projet agrégatif et normatif, mais ce n’est pas un espace d’édition de connaissances de première main. Reste le problème de l’auto-application de cette règle par les administrateurs eux-mêmes, qui sont, rappelons-le, à l’origine d’une grande partie du contenu validé.

8Les motivations des gros contributeurs de Wikipédia ne sont pas non plus clairement identifiées. Si le rôle de la dynamique communautaire a pu être démontré, des études ont également établi qu’un positionnement identitaire est souvent recherché par les wikipédiens assidus (Anthony et al., 2005). Certains chercheurs se focalisent davantage sur le rôle des dynamiques sociales et communicationnelles entre individus que sur le contenu des articles, envisagé dans ce cas comme le résultat du tissage de liens sociaux et communautaires. Cette approche est soutenue par le fait que le contenu des articles ne représente qu’un quart du total des mots écrits sur le site, comme en témoigne la page « statistiques spéciales » de l’encyclopédie en ligne.

Du quantitatif au qualitatif

9Cependant, si les gros contributeurs ont joué un rôle majeur pendant la phase d’extension rapide de Wikipédia, en créant notamment les entrées correspondant à des ensembles de mots, il semble que l’enjeu réside davantage aujourd’hui dans les disciplines plus spécialisées, en particulier scientifiques. Nous avons vu que plus un article est spécialisé, moins le nombre de contributeurs est important. On constate également en parcourant les pages utilisateurs que les contributeurs sont plus fréquemment des experts du domaine ou des personnes disposant de connaissances approfondies. Il s’agit donc de contributeurs spécialisés, qui n’ont pas une optique de croissance généralisée de l’encyclopédie mais davantage un but de communication sur un ou deux domaines particuliers, ou de promotion de ces domaines auprès des communautés d’experts qui leur sont proches (Barbe, 2006).

10Il semble donc qu’il faille invoquer deux dynamiques contributives distinctes. Une dynamique grand public de construction commune d’une base de connaissances générales et une dynamique de communication d’informations spécialisées à destination d’une population plus restreinte d’initiés, concernant l’information scientifique et technique en particulier. L’analyse des arcanes de Wikipédia montre que le contenu final de l’encyclopédie est issu d’un processus de sélection et invite à fortement relativiser la liberté théorique de publication. C’est d’autant plus probant en matière de sciences où les experts et chercheurs interviennent de plus en plus fréquemment sur le contenu, lorsqu’ils ne sont pas eux-mêmes à l’origine de celui-ci. Par ailleurs, il est nécessaire de distinguer d’une part les contributeurs généralistes, dont l’activité consiste essentiellement en un effort de synthèse et de remise en forme de contenus préexistants, et d’autre part les auteurs d’articles spécialisés. Néanmoins, il faut garder à l’esprit que l’encyclopédie libre n’a pas vocation à accueillir du contenu inédit, même venant d’experts, puisqu’un des principes fondateurs consiste à demander aux contributeurs de citer des sources pour appuyer leurs propos. Le niveau de qualité des sources constitue donc un élément fondamental pour évaluer la solidité des articles scientifiques de Wikipédia.

11Les analyses bibliométriques sur Wikipédia sont peu nombreuses. Une étude empirique de la Wee Kim Wee School of Communication and Information de Singapour (Luyt et Tan, 2010) conclut à une forte prédominance des sources officielles ou des contenus trouvés sur Internet dans les citations, au détriment des publications scientifiques. Cependant, cette étude est basée uniquement sur les articles traitant de l’histoire des pays dans la Wikipédia américaine. Une autre étude (Nielsen, 2007), cette fois systématique, s’est intéressée à la représentation des grandes revues scientifiques américaines dans les citations de Wikipédia. Elle démontre une forte corrélation entre les niveaux de citations des revues dans le Journal Citation Reports et dans Wikipédia. Autrement dit, les revues qui bénéficient des plus forts facteurs d’impact* en science sont aussi celles qui sont le plus souvent citées sur Wikipédia (Nature et Science en premier lieu). Autre point, selon l’étude, la croissance des citations scientifiques dans Wikipédia entre novembre 2006 et avril 2007 a été très importante, passant de 20 000 à plus de 30 000 uniquement pour les 80 revues les plus citées.

12Ces deux études ne sont pas contradictoires, elles montrent que dans de nombreux cas, comme les articles sur l’histoire des pays, les citations de publications académiques sont trop peu nombreuses sur Wikipédia par rapport à des sources provenant de médias grand public plus accessibles pour les non-spécialistes d’un domaine. Mais la forte augmentation des sources scientifiques et leur bonne représentativité s’inscrivent logiquement dans le tournant qualitatif entrepris par l’encyclopédie depuis 2006 avec, en particulier, le développement du label « article de qualité » et l’apparition d’un nouveau label « bon article ». Cependant, ces articles labellisés ne représentent qu’une très petite partie du total, soit environ 1 500 articles sur 900 000 dans la Wikipédia francophone. Pour qu’un article soit déclaré « de qualité », il faut qu’une demande soit faite, puis qu’un vote ait lieu, sachant que le label requiert nombre d’autres éléments que les citations, comme par exemple un plan détaillé, des illustrations, etc. Ainsi, Wikipédia pourrait favoriser la visibilité de certaines publications scientifiques sur le Web.

Quelle place pour Wikipédia vis-à-vis de l’édition « scientifique » ?

13Il convient d’abord de situer Wikipédia face à Citizendium. Lancé en 2006, ce site a vocation à concurrencer Wikipédia en exploitant son talon d’Achille : l’anonymat des auteurs. Le modèle de Citizendium est efficient au niveau scientifique car il est basé sur des groupes de travail d’experts réunis par thèmes ou disciplines. La validation par un comité de lecture est obligatoire pour la publication d’articles et la qualité est donc en principe garantie. L’auteur de l’article est identifié et la plupart du temps renommé dans son domaine. Cependant, Citizendium reste confidentiel sur Internet ce qui rend la comparaison qualitative avec Wikipédia limitée.

14Une intéressante étude d’Alireza Noruzi (2009) montre qu’entre 2004 et 2009, le nombre de citations contenant le mot Wikipédia dans le Web of Science de l’Institute for Scientific Information (ISI) est de 263, toutes disciplines et langues confondues, soit 26 fois supérieur au nombre de citations de l’Encyclopædia Universalis. Néanmoins, l’étude montre également qu’après avoir atteint en 2007 le nombre maximum de 80 citations, ce même nombre est passé, en 2008 et 2009, à 21 citations. Les articles de l’encyclopédie libre seraient donc de moins en moins cités dans des publications scientifiques et l’on peut penser que les polémiques liées à la fiabilité de son contenu n’y sont pas pour rien. Wikipédia, tout en s’imposant au grand public, serait donc de moins en moins reconnu comme une source fiable d’édition scientifique, ce qu’elle n’a a priori pas vocation à devenir. Par ailleurs, l’irruption du modèle de l’accès ouvert a engendré un remaniement du secteur de l’édition scientifique et créé des espaces nouveaux de publications et de références dédiés aux sciences (Lardy, 2009).

15Le risque de remplacement – ou du moins de parasitage – du monde de l’édition scientifique par Wikipédia est donc peu crédible, car le problème de la fiabilité du système demeure, et sa vulnérabilité face aux attaques volontaires pour le mettre en défaut est certaine. Cependant, ayant atteint un plateau quantitatif (la croissance du nombre d’articles n’augmente plus), l’encyclopédie libre pourrait passer à un modèle mixte en validant des versions définitives d’articles qui ne seraient plus modifiables. C’est déjà le cas de plusieurs centaines d’articles, objets de conflits et dont l’édition est temporairement ou définitivement protégée. Cette cristallisation progressive du contenu de Wikipédia aurait pour avantage de pallier aux faiblesses qualitatives de son système éditorial, pourtant à l’origine de sa croissance, et de mettre en place des garanties. Par ailleurs, l’encyclopédie libre n’ayant pas vocation à héberger des contenus inédits, elle s’impose davantage en sciences comme un nouvel outil de médiation des savoirs, une porte d’entrée vers les différents domaines disciplinaires et certainement aussi, comme le souligne Dominique Cardon, comme un incubateur de nouvelles formes d’expression de la démocratie (2010).

Bibliographie

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Références bibliographiques

Anthony, Denise, Smith, Sean W. et Williamson, Tim, Explaining Quality in Internet Collective Goods : Zealots and Good Samaritans in the Case of Wikipedia, Hanover, Dartmouth College, novembre 2005. En ligne sur : http://web.mit.edu/iandeseminar/Papers/Fall2005/anthony.pdf

Barbe, Lionel, « Wikipédia et Agoravox : des nouveaux modèles éditoriaux ? », in Chartron, Ghislaine et Broudoux, Évelyne (dir.), Document numérique et société, actes de la conférence DocSoc qui a eu lieu dans le cadre de semaine du document numérique à Fribourg les 20 et 21 septembre 2006, Paris, ADBS Éditions, 2006, p. 171-184.

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Cardon, Dominique, La démocratie Internet : promesses et limites, Paris, Seuil, 2010.

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Jacquemin, Bernard, Lauf, Aurélien, Poudat, Céline, Hurault-Plantet, Martine et Auray, Nicolas, « La fiabilité des informations sur le Web : le cas Wikipédia », Actes de la conférence CORIA à Trégastel du 12 au 14 mars 2008, p. 449-456.

Konieczny, Piotr, « Wikis and Wikipedia as a Teaching Tool », International Journal of Instructional Technology and Distance Learning, volume 4, no 1, janvier 2007, p. 15-34.

Lardy, Jean-Pierre, « Multiplication des modèles économiques d’accès aux publications scientifiques », Archimag, guide pratique no 35, Publications et ressources numériques : les nouvelles pratiques, janvier 2009, p. 12-15.

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Noruzi, Alireza, « Wikipedia Popularity from a Citation Analysis Point of View », Webology, volume 6, no 2, juin 2009.

Viégas, Fernanda B. et Wattenberg, Martin, History Flow. Visualizing Dynamic, Evolving Documents and the Interactions of Multiple Collaborating Authors : a Preliminary Report, Cambridge, IBM Thomas J. Watson Research Center, 2004.

Notes de bas de page

1 Extrait actualisé de l’article « Wikipédia, un trouble-fête de l’édition scientifique » paru p. 69-74.


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