Version classiqueVersion mobile

Information et communication scientifique à l'heure du numérique

 | 
Valérie Shafer

Présentation générale. Renouveau de la science et science du renouveau à l’heure du numérique

Valérie Schafer

Texte intégral

1Vieux de trois cent cinquante ans, depuis la création en 1665 par Henry Oldenburg du premier journal scientifique, notre régime de production et de publication scientifiques serait en passe d’être remplacé. Ainsi s’ouvre l’article « Scholarship : Beyond the Paper » de Jason Priem, paru récemment dans la revue Nature (2013), dans lequel il annonce l’avènement d’un nouveau régime. Celui-ci exploiterait toutes les potentialités du Web, pour dévoiler la science en action, disséminer plus largement ses résultats mais aussi ses données, éradiquer la différence « artificielle » entre le « processus » et son « produit », et devrait s’appuyer sur des filtres en ligne et l’agrégation de jugements d’impact collectifs plutôt que sur le système d’évaluation par les pairs qui a prévalu dans les revues scientifiques imprimées.

2Que l’on soit sceptique, inquiet ou au contraire séduit par ses propos, Jason Priem montre que l’on ne peut penser l’usage des outils numériques par et dans le monde scientifique sans aborder des thématiques plus larges, qui touchent aux fondements mêmes de la science, au statut des chercheurs et experts, aux disciplines, à la production, diffusion, médiation des connaissances, aux relations sciences/société, ou encore à la réception de l’information et de la communication scientifiques (tant internes qu’externes, pour peu que ces frontières soient encore valides).

3C’est pour explorer ces différentes facettes et montrer à quel point penser la science en régime numérique implique aussi de penser le numérique en régime scientifique que ce livre a été conçu. Il s’appuie notamment sur plusieurs textes parus dans le numéro 57 de la revue Hermès, Sciences. com (octobre 2010), dirigé par Joëlle Farchy, Pascal Froissart et Cécile Méadel, qui offrait un travail d’ampleur sur le libre accès et la science ouverte, les métamorphoses de l’édition scientifique, des intermédiaires, de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur ainsi que sur l’idéologie du Publish or perish * .

  • 1 Voir en particulier le chapitre « Culture, éducation, émancipation : les enjeux du numérique », p. (...)

4La question de la science ouverte est loin d’être close, mais elle s’enrichit aussi d’autres débats, aux acteurs et logiques à la fois propres et complémentaires, tels ceux sur les masses de données* (Boyd et Crawford, 2012), la science citoyenne ou encore les Moocs* (Boullier, 2013 ; Le Crosnier, 20131), autant de sujets controversés qui ne se limitent pas à des batailles d’Hernani entre classiques et modernes, au sein du seul monde académique.

5Abondance, ouverture, gratuité, communication institutionnelle ou directe, chaîne de l’information scientifique, diffusion de la culture scientifique et technique sont autant de thèmes qui interrogent frontalement les chercheurs, mais aussi plus largement le monde hétérogène de l’information et de la communication scientifiques. Et encore bien au-delà, la société tout entière, du citoyen concerné par les débats publics en matière de choix scientifiques au lecteur de Wikipédia, de l’amateur éclairé au profane… ou tous ceux-là à la fois, tant l’expert dans un domaine est forcément profane dans un autre.

Internet ou la communauté scientifique idéale

6À la fin des années 1990, Patrice Flichy intitulait un de ses articles « Internet ou la communauté scientifique idéale ». Dans une première période, en effet, Internet et « les scientifiques » (au début essentiellement dans les sciences informatiques et formelles) vivent une relation fusionnelle. Le rôle des chercheurs est central jusqu’au milieu des années 1990 dans l’élaboration et les usages de ce qui devient le « réseau des réseaux » : Arpanet puis Internet se développent en grande partie au service du partage de la puissance de calcul, de transferts de fichiers ou de discussions via les messageries entre scientifiques. Une culture commune associe donc au départ les concepteurs et les utilisateurs de réseaux.

7Internet commence par être terun moyen de communication au sein de communautés certes internationales, mais aux déontologies, règles, éthiques appuyées sur des pratiques et une culture proches. Les premiers temps sont marqués par des échanges souvent pair-à-pair, symétriques, hors grand public et usages commerciaux, avec des pratiques souvent locales. Dès les années 1980 toutefois, des groupes de discussion transfrontaliers se dessinent au sein d’Internet mais aussi d’autres réseaux comme Usenet, réputé pour ses newsgroups dédiés à l’informatique, qui intègrent peu à peu des thématiques nouvelles, sur les loisirs, le sport, le sexe. Sur les mailing lists d’Arpanet ou les newsgroups, la présence de thèmes qui ne sont plus scientifiques est croissante, et le domaine loisir (recreation) arrive progressivement devant celui dédié à l’informatique. L’équilibre bascule définitivement dans la première moitié des années 1990, alors qu’en 1993 AOL propose un abonnement couplé au Web et à Usenet. Les néophytes qui arrivent alors dans les groupes perturbent les habitudes des « anciens » confrontés à l’arrivée de la composante « populaire » dans des réseaux au départ élitistes (Paloque-Berges, 2012).

  • 2 Du nom de Gérard Théry, qui fut directeur général des télécommunications de 1974 à 1981 et qui s’i (...)

8Ce sentiment n’est pas non plus inconnu de notre côté de l’Atlantique et l’on peut lire en 1996 dans un article sur l’usage d’Internet par les chercheurs toulousains : « À l’heure où s’esquissent les options politiques et économiques en matière d’investissements technologiques (voir, en France, le rapport Théry2), la question des usages et de leurs significations n’est pas vaine. Face à l’entrée massive des services commerciaux sur les réseaux, la communauté scientifique exerce-t-elle un contrepoids ? En effet, si aux réseaux électroniques de type Internet semble correspondre un souci de partage communautaire de l’information, avec les inforoutes tels [sic] que les ambitionnent les monopoles industriels, n’entérine-t-on pas une modalité de la communication pensée en termes de produits, de marché et de profit, celle-là même à laquelle les scientifiques, pour la plupart d’entre eux, paraissent hostiles ? » (Grossetti et al., 1996, p. 37). Une question loin d’être résolue, même si elle serait aujourd’hui formulée de manière différente.

Quand la communauté s’élargit

9Avec le développement des usages du Web, l’accélération de l’ouverture vers le grand public est consommée et le monde scientifique ne tarde pas à s’emparer de ce nouvel outil, qui ne ressemble pas encore à la Toile telle que nous la connaissons (à ses débuts par exemple, il n’y a pas de moteurs de recherche). Les changements les plus visibles sont notamment liés au développement des contenus scientifiques mis en ligne et des sites institutionnels.

10L’accès ouvert est vécu comme un changement majeur (Bosc, 2005 ; Chartron, 2003) : en 1991 sortent les premières revues scientifiques électroniques gratuites dont Surfaces et Psychology et les publications de sciences physiques du Laboratoire national de Los Alamos (arXiv.org). En 1993, Behavioral and Brain Sciences inaugure les prépublications disponibles en ligne et ouvertes aux commentaires des pairs, et l’on pourrait multiplier ainsi les dates et événements fondateurs, que ce soit l’appel de Budapest fin 2001 (Budapest Open Access Initiative) ou la déclaration de Berlin sur l’Open Access to Knowledge in the Sciences and Humanities de 2003. Dès 2000, Josette de la Vega publie La communication scientifique à l’épreuve de l’Internet, l’émergence d’un nouveau modèle : si l’auteure s’appuie essentiellement sur le cas de la physique théorique, les physiciens ayant été parmi les disciplines les plus précoces dans les usages en réseaux – notamment grâce à ceux développés autour du CERN* (organisation européenne pour la recherche nucléaire), – à ce moment toutes les disciplines bénéficient des réseaux (Schafer et Tuy, 2013). Les sciences humaines et sociales ne sont pas en reste, tandis que la croissance des débits est continue et facilite des coopérations inédites entre équipes de recherches.

  • 3 Voir « The Scientization of Politics and Public Opinion », p. 62-80.

11Dans cette seconde période, le Web offre de la visibilité et devient un vecteur d’information et de communication dont s’empare la recherche, notamment les institutions qui l’hébergent. En un mouvement parallèle à celui que nous avions pu décrire pour l’ouverture des sites muséaux en France au milieu des années 1990 (Schafer et Thierry, 2011), les sites web institutionnels du monde de la recherche sont souvent davantage pensés en termes de vitrine que de dialogue avec les publics divers auxquels s’adresse la science. Les années suivantes témoignent à la fois d’une volonté de segmentation de l’offre et de recherche progressive d’une interaction, qui reste peut-être encore aujourd’hui une interactivité plus technique que sociale. Comme le relève ainsi Brian Trench, à partir de l’étude d’une centaine de sites scientifiques irlandais et des comparaisons et croisements avec les cas germaniques et polonais, les institutions scientifiques utilisent le Web davantage pour assurer leur promotion auprès des professionnels (d’ailleurs les fonctions d’échanges, de contacts sont rarement mises en place) et le public visé est clairement, avant tout, celui de la recherche, constat déjà fait sur les médias d’information il y a cinquante ans par Jürgen Habermas (19713) : les scientifiques utilisent les informations scientifiques pour communiquer les uns avec les autres (Trench, 2008).

12Depuis le milieu des années 2000, ce que l’on qualifie de Web 2.0 aurait-il permis de revenir à des formes d’usages du Web davantage participatives ? L’émergence de plateformes collaboratives, des blogs scientifiques ou d’autres formes de « science directe » cohabite avec des formes plus « traditionnelles ». Elle n’empêche en parallèle ni l’externalisation de la réalisation des sites web dédiés aux institutions de recherche, ni leur professionnalisation, ni le maintien de certaines formes de communication scientifique très verticales, selon un modèle classique parfois qualifié de deficit model * . Mais les formes d’expression et de diffusion de la culture scientifique et technique ont tendance à évoluer, non seulement sous l’effet de la diversification des outils de communication à destination des chercheurs, mais aussi d’un contexte plus général d’évolution des relations sciences/société. En réaction au rapport de la Royal Society de Walter Bodmer, The Public Understanding of Science de 1985, la Chambre des Lords britannique souligne en 2000 l’urgence de sortir d’un modèle communicationnel qui consiste à penser que les préoccupations et critiques du grand public face à la science (en lien avec les crises sanitaires et technologiques qui se multiplient – vache folle, fièvre aphteuse, OGM, biotechnologies, etc.) pourraient disparaître grâce à la seule « meilleure information scientifique » émanant des centres de recherche (Bennett et Jennings, 2011) : la communication avec la société doit être repensée.

Internet, le début ou la fin de la communauté scientifique idéale

13Depuis le milieu des années 2000, se développent des initiatives de médiation ou de diffusion de la culture scientifique et technique originales, dont certaines sont portées en dehors de la communauté scientifique, par des associations de la société civile par exemple ou par Wikipedia : on voit se manifester une aspiration vers un retour à plus d’horizontalité des échanges et usages numériques, une communication moins « descendante », plus symétrique, ouverte au dialogue. Celle-ci est très différente de l’horizontalité pair-à-pair des premiers temps des communautés scientifiques, car elle est davantage tournée vers la société. Ces initiatives peuvent émaner des milieux de la recherche, quand il s’agit de sciences participatives – comme le Tree of Life Web Project (porté par l’université d’Arizona), Galaxy Zoo ou Be a Martian !, initiative de la NASA (Nielsen, 2011) – ou de formes d’expression et d’accès qui, à l’instar des carnets de recherche et blogs de chercheurs, nourrissent une « science 2.0 » dont il convient de souligner les réalisations mais aussi les limites, ne serait-ce qu’en terme d’adoption de ces pratiques.

  • 4 Terme forgé par contraction des mots scientist et twitt.

14Ainsi Hervé Basset souligne, début 2011, que s’il existe 20 000 blogs scientifiques, ceux-ci ne représentent que 0,01 % des blogs du Web et 600 scientwists4. En outre, comme le relève Brian Trench, les blogs de chercheurs sont souvent dédiés à des thématiques qui focalisent déjà l’attention et les débats publics, en particulier des controverses sociotechniques, par exemple autour du climat, de l’environnement ou de la génétique. Il apparaît très vite qu’au-delà du numérique, ce sont autant la question des relations sciences/société et de ses médiations que celle de l’expertise ou de l’évaluation de la science qui sont posées (Evered et Harnett, 1989). Et celles-ci doivent tenir compte de la défiance ou de la critique de la science, qui peut se manifester parfois avec acuité dans le grand public autour de sujets précis comme les OGM ou les biotechnologies. Certains réclament une science capable de prendre davantage en compte l’incertitude et le risque, et d’engager un véritable dialogue social (besoin à mettre aussi en relation avec les travaux sur la délibération et les concertations autour des choix scientifiques, ceux de la Commission nationale du débat public ou de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques).

  • 5 Pour un retour au « temps long », voir De Solla Price, 1963.

15Indéniablement, en un demi-siècle, la science et la société ont subi des évolutions des pratiques et modes d’information et de communication (Salaün, 2012 ; Serres, 2012). Restreindre celles-ci à l’entrée du numérique dans les pratiques scientifiques est insuffisant : la montée des controverses sociotechniques, la mobilisation de la société civile, les critiques face au messianisme technologique, au scientisme, les crises sanitaires ou encore l’inquiétude face à la « société du risque », le rôle des médias traditionnels, l’accroissement de la communication scientifique des organismes et des équipes de recherche – valorisé par les financeurs, notamment l’Union européenne – les changements dans l’évaluation scientifique, l’organisation de concertations publiques (sur les OGM, les nanotechnologies), etc., sont autant d’autres éléments à prendre en considération5. Alors que le numérique rend la fabrique de la science visible, et parfois des coulisses qu’elle aimerait cacher (voir le Climategate*), qu’une partie de la société aspire à de nouvelles formes de démocratie et de gouvernance de la science, que le remodelage des industries de contenus mais aussi de la chaîne de publication scientifique est certain, le renouveau de la recherche soutenu par les outils numériques est plus que jamais à interroger.

Écosystème de la science et chaîne de l’information et de la communication scientifiques en tension

16L’arrivée massive des usages commerciaux et grand public sur le Web au mitan des années 1990 a ouvert le « réseau des réseaux » à une masse toujours plus grande d’utilisateurs. Aujourd’hui l’Internet est loin de ce qu’il fut dans les années 1980, un outil développé par et pour le monde scientifique. Dès lors, c’est la communauté scientifique à l’épreuve de l’ouverture qu’il faut aussi mesurer, ses apports mais également ses résistances à des usages numériques qui ne sont plus conçus en son sein, mais qu’elle s’approprie (réseaux socionumériques, Twitter, Youtube, etc.). Le monde scientifique pionnier dans l’Internet n’en est-il pas réduit à courir après ces nouveaux outils, au risque parfois de s’y perdre ou de se fourvoyer ?

17Le numérique a contribué à accompagner et modifier les pratiques scientifiques elles-mêmes et la chaîne de la communication et de l’information scientifiques s’est transformée, complexifiée, sans qu’il soit aisé d’en dresser un panorama qualitatif et quantitatif exhaustif. Celui-ci varie selon que l’on aborde le champ de la chimie computationnelle*, celui de la physique reposant sur des grands équipements et réseaux ultraperformants, les banques de données* comme GenBank* dans les sciences de la vie ou encore l’accès à de vastes corpus numérisés ou des bases de données statistiques en sciences humaines et sociales. Restent toutefois des problématiques transversales qu’abordent les auteurs de ce livre.

18Ainsi, l’article de Jean-Gabriel Ganascia, celui de Clément Mabi, Laurence Monnoyer-Smith et Jean-Christophe Plantin, ou encore l’entretien mené avec Dominique Wolton, interrogent la notion d’abondance, voire de déluge de données, leur impact sur les pratiques scientifiques et plus largement sur la production et l’économie de la connaissance, ainsi que les outils et fondements épistémologiques, notamment en sciences humaines et sociales, pour les appréhender. Si la question n’est pas nouvelle (Courtial, 1994), elle est renouvelée, notamment, par l’arrivée des masses de données.

19L’accès à l’Internet, au Web, aux plateformes participatives, et à bien d’autres outils a non seulement modifié l’accès à l’information scientifique, mais aussi la médiation des savoirs scientifiques, que celle-ci passe par des sites institutionnels, par Wikipédia, par la lecture de carnets de recherche et blogs de chercheurs, ou celle des pages d’associations intéressées aux questions scientifiques. Le sentiment d’un accès direct à la science, comme le rappelle au cours de notre entretien Viviane Thivent, journaliste scientifique, sous l’effet de la démultiplication des « sources d’information » et de l’abondance de données, entraîne l’illusion non seulement de la capacité à s’affranchir de médiateurs et intermédiaires, mais pose aussi l’enjeu de la communication directe entre les chercheurs et la société, dont Guylaine Baudry étudie pour nous les différentes facettes.

20Si pendant longtemps l’information et la communication scientifiques à destination du grand public sont restées assez verticales et unidirectionnelles (dans le champ de la communication interne aux chercheurs, elles s’appuient par contre sur des réseaux pairs-à-pairs, humains, de publication, épistolaires, ou autres, depuis plusieurs siècles), seraient-elles entrées dans une dimension dialogique, qui dépasserait les tentations (et les risques à terme) de la « communication sur des promesses » qu’évoquent Dominique Namur et Sandrine Paillard (voir aussi Joly, 2010) ou du branding * ?

21À partir d’un cas particulier, celui de l’Inria, Benjamin G. Thierry analyse différents volets de la communication scientifique d’un de nos grands organismes de recherche publique. Ces derniers ont fait évoluer leurs formes de communication numérique avec le grand public, alors qu’au départ ils avaient des difficultés à établir un dialogue avec la société (sans que l’on puisse dire qu’ils ont encore totalement cerné leur public et ses aspirations aujourd’hui – par exemple sur les réseaux socio-numériques). Mais ce sont aussi l’émergence de nouveaux espaces de consultation et d’échanges, l’essor des plateformes collaboratives – à l’instar de Wikipédia qu’étudie ici Lionel Barbe – des forums de discussion et sites dédiés aux discussions médicales qui permettent des interactions entre patients, malades et proches, chercheurs et organismes de recherche, comme nous le montre Cécile Méadel, qui attirent notre attention. Et bien sûr aussi de nouvelles pratiques : celles de la science 2.0 et de la science participative, qu’analysent respectivement Olivier Ertzscheid et Marc Lipinski, qui déplacent des frontières et vont au-delà de la simple question du passage au Web.

Au-delà du papier

22Revenons à l’article de Jason Priem qui a ouvert notre introduction. Le passage d’un système paper native à un système Web native a selon lui plusieurs effets : un déluge informationnel et l’apparition d’une constellation de points d’informations de nature variée (allant des discussions entre collègues sur Twitter aux prépublications en accès ouvert), avec pour conséquence des deux points précédents, le remplacement des éditeurs et évaluateurs par des jugements collectifs et agrégés émanant des communautés parties prenantes. En somme, nous dit l’auteur, face au modèle Yahoo ! de curation* nous verrions la victoire du traitement algorithmique à la Google… Ce sont dès lors les questions de la bibliométrie et de la scientométrie* (Suraud, 1996) qui se trouvent posées avec acuité dans un milieu divisé sur les méthodes d’évaluation de la recherche, les effets de la classification et de la reconnaissance par la citation, ou encore la place de la valorisation et médiation scientifiques dans les carrières des chercheurs.

23Et Jason Priem de poursuivre en imaginant notre futur scientifique proche : celui d’un monde de dissémination affranchi des barrières des censeurs de l’évaluation, dans lequel chaque matin nous attendra un message électronique préconisant les quelques contenus les plus importants à lire, en fonction de nos intérêts et du filtre personnel que nous aurons définis, avant de rejoindre notre département académique qui s’apparentera à une équipe sportive faite de complémentarités, constituée et évaluée à la manière de l’approche statistique des équipes de baseball, non plus comme la somme de ses parties mais un ensemble cohérent et solidaire.

24« Welcome to the next era of scholarly communication » conclut Jason Priem, invitant les scientifiques à l’audace, après sa relecture de la recherche et de son organisation au prisme des vertus réelles ou rêvées du « réseau des réseaux », faites d’horizontalité et d’ouverture, d’hyperconnectivité, d’intelligence collective et de participatif. Bienvenue, devrait-il ajouter aussi explicitement, dans un monde libéral, gouverné par les algorithmes et les services de startup comme Rubriq qui vendront des évaluations permettant aux auteurs d’améliorer leur papier pour cibler la meilleure audience possible. Une science ouverte… au monde du conseil en stratégie payant, où le chercheur se verra conseiller le meilleur moyen d’écouler ses « produits », car le temps des « articles » sera révolu, de manière à satisfaire les financeurs.

25Les changements induits par les réseaux numériques dans le monde scientifique demandent à être nuancés, replacés dans le temps long et contextualisés. Certains spécialistes ont noté que paradoxalement, le Web peut renforcer l’hyperspécialisation de scientifiques, en créant sur la Toile des affinités électives étroitement liées à leurs recherches. Les débats récents sur l’enseignement ou la publication en langue anglaise, phénomène que les Moocs ne pourraient que renforcer, posent aussi la question de la mondialisation de la science et de ses spécificités culturelles et nationales : tandis que le village global est loin d’être réalisé, la science ouverte, totalement affranchie des frontières culturelles et linguistiques et des rapports politiques, économiques, géopolitiques qui président à nos sociétés, est-elle possible ?

26Consacrant un article de son blog à la science 2.0 (Ertzscheid, 2012) – article disponible dans cet Essentiel dans une version actualisée, Olivier Ertzscheid interroge le renouveau de la recherche. Si les blogs et plateformes scientifiques, la présence des chercheurs sur les réseaux, la visibilité des grandes institutions de recherche sur le Web, l’édition électronique, les sites collaboratifs contribuent à un renouveau de la recherche, il convient de se demander s’il n’y a pas aussi une « recherche du renouveau ». Les différentes contributions de cet ouvrage permettent d’analyser la nature des changements : sont-ils profonds ou l’habillage numérique a-t-il un effet plus cosmétique que réel ? Surtout, les réseaux ont-ils cristallisé des aspirations scientifiques à un changement des modes de communication internes et externes et/ou juste accompagné des tendances qui dépassent largement la seule sphère scientifique ?

Bibliographie

Références bibliographiques

Basset, Hervé, « Science 2.0 : quel rôle pour les pros de l’info ? », ADBS, 31 janvier 2011, En ligne sur : www.adbs.fr/science-2-0-quel-role-pour-les-pros-de-l-info--97891.htm

Bennett, David J. et Jennings, Richard C. (dir.), Successful Science Communication. Telling It Like It Is, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.

Bosc, Hélène, « Archives ouvertes : quinze ans d’histoire », in Aubry, Christine et Janik, Joanna (dir.), Les archives ouvertes, enjeux et pratiques. Guide à l’usage des professionnels de l’information, Paris, ADBS éditions, 2005, p. 27-54. En ligne sur : http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/11/94/41/HTML/

Boullier, Dominique, « Mooc : la standardisation ou l’innovation ? », Internet Actu, 20 février 2013. En ligne sur : www.internetactu.net/2013/02/20/mooc-la-standardisation-ou-linnovation/

Boyd, Danah et Crawford, Kate, « Critical Questions for Big Data. Provocations for a Cultural, Technological, and Scholarly Phenomenon », Information, Communication & Society, volume 15, no 5, 2012, p. 662-679.

Chartron, Ghislaine, « Éléments pour une approche comparée de la publication scientifique », forum universitaire « La communication scientifique en quatre dimensions », Montréal, 4-6 juin 2003.

Courtial, Jean-Pierre (dir.), Science cognitive et sociologie des sciences, Paris, PUF, 1994.

Ertzscheid, Olivier, « Science 2.0 : renouveau de la recherche et/ou de l’échange scientifique ? », affordance. info, 1er mai 2012. En ligne sur : http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2012/05/science-20-renouveau-recherche-echange-scientifique.html

Evered, David et Harnett, Sara (dir.), The Evaluation of Scientific Research, Chichester, Wiley, 1989.

Farchy, Joëlle, Froissart, Pascal et Méadel, Cécile (dir.), Hermès, no 57, Sciences.com, libre accès et science ouverte, 2010.

Flichy, Patrice, « Internet ou la communauté scientifique idéale », Réseaux, volume 17, no 97, 1999, p. 77-120. En ligne sur : www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_0751-7971_1999_num_17_97_2168

Godin, Benoît, La science sous observation. Cent ans de mesure sur les scientifiques, 1906-2006, Québec, Presses de l’université de Laval, 2005.

Grossetti, Michel, Sauvageot, Anne, Branquart, Stéphane, Compère, Céline, Estebenet, Jean-Philippe, Marinesque, Didier, Paganelle, Lucien et Saint-pierre, Joseph, « L’usage d’Internet par les chercheurs toulousains », Flux, no 24, avril-juin 1996, p. 35-49.

Habermas, Jürgen, Toward a Rational Society. Student Protest, Science and Politics, Londres, Heinemann, 1971.

Joly, Pierre-Benoît, « On the Economics of Techno-scientific Promises », in Akrich, Madeleine, Barthe, Yannick, Muniesa, Fabian et Mustar, Philippe (dir.), Débordements. Mélanges offerts à Michel Callon, Paris, Presse des Mines, 2010, p. 203-222.

Le Crosnier, Hervé (dir.), Culturenum. Jeunesse, culture et éducation dans la vague numérique, Caen, C&F éditions, 2013.

Nielsen, Michael, Reinventing Discovery. The New Era of Networked Science, Princeton, Princeton University Press, 2011.

Paloque-Berges, Camille, « La mémoire culturelle d’Internet : le folklore de Usenet », Le Temps des médias, no 18, 2012, p. 111-123.

Price, Derek John de Solla, Little Science, Big Science, New York, Columbia University Press, 1963.

Priem, Jason, « Scholarship : Beyond the Paper », Nature, no 495, 28 mars 2013, p. 437-440. En ligne sur : www.nature.com/nature/journal/v495/n7442/full/495437a.html

Salaün, Jean-Michel, Vu, lu, su. Les architectes de l’information face à l’oligopole du Web, Paris, La Découverte, 2012.

Schafer, Valérie et Thierry, Benjamin G., « Le mariage de raison du musée d’art et du Web », Hermès, no 61, Les musées au prisme de la communication, 2011, p. 102-105.

Schafer, Valérie et Tuy, Bernard, Dans les coulisses de l’Internet. RENATER, 20 ans de technologie, d’enseignement et de recherche, Paris, Armand Colin, 2013.

Serres, Alexandre, Dans le labyrinthe. Évaluer l’information sur Internet, Caen, C&F éditions, 2012.

Suraud, Marie-Gabrielle, « La scientométrie : une méthode d’évaluation de la recherche ? », Communication et organisation, no 10, La recherche en communication, 1996. En ligne sur : http://communicationorganisation.revues.org/1881

Théry, Gérard, Les autoroutes de l’information. Rapport au Premier ministre, Paris, La documentation française, 1994.

Trench, Brian, « Internet : Turning Science Communication inside-out ? », in Bucchi, Massimiano et Trench, Brian (dir.), Handbook of Public Communication of Science and Technology, Londres, Routledge, 2008. En ligne sur : http://doras.dcu.ie/14807/

Vega (de la), Josette, La communication scientifique à l’épreuve de l’Internet : l’émergence d’un nouveau modèle, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2000.

Weinberger, David, Too Big to Know. Rethinking Knowledge Now that the Facts aren’t the Facts, Experts are Everywhere, and the Smartest Person in the Room is the Room, New York, Basic Books, 2012.

Notes

1 Voir en particulier le chapitre « Culture, éducation, émancipation : les enjeux du numérique », p. 177-207.

2 Du nom de Gérard Théry, qui fut directeur général des télécommunications de 1974 à 1981 et qui s’intéresse en 1994 à ce que l’on appelle les « autoroutes de l’information », alors que l’Internet est encore assez méconnu en France.

3 Voir « The Scientization of Politics and Public Opinion », p. 62-80.

4 Terme forgé par contraction des mots scientist et twitt.

5 Pour un retour au « temps long », voir De Solla Price, 1963.

Auteur

Valérie Schafer est chargée de recherche à l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC). Spécialiste d’histoire de l’informatique et des télécommunications, elle a notamment co-écrit avec Bernard Tuy, Dans les coulisses de l’Internet. RENATER, 20 ans de technologie, d’enseignement et de recherche (Armand Colin, 2013), et avec Hervé Le Crosnier, La neutralité de l’Internet. Un enjeu de communication (CNRS Éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2011).

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search