Le plus souvent, les difficultés à maintenir le lien amoureux dans un couple durable sont présentées comme une évidence ne souffrant pas de discussions. L’affaiblissement du lien avec un conjoint identique à lui-même et l’attirance pour la découverte de nouveaux objets d’amour semblent aller de soi. Pourtant, cette perspective s’inscrit à l’encontre des autres données de l’existence. Rien n’est plus difficile que de modifier ses habitudes, même quand celles-ci nuisent : ainsi, l’alcoolique ne se lasse jamais de sa bouteille. Dès lors, pourquoi vouloir chercher ailleurs l’amour déjà à portée de main ? Il serait logique d’imaginer qu’après une rencontre heureuse, les conjoints s’étant assigné comme objectif commun de vivre pour toujours leur passion partagée, les couples devraient pour la plupart connaître l’harmonie et le bonheur (Lepastier, 2012). L’évolution des mœurs, qui accroît les possibilités de choix comme elle banalise les cohabitations d’essai, limitant par là les risques d’erreurs initiales, aurait également dû contribuer à un renforcement de la stabilité comme de la félicité dans les couples. Or, l’inverse est constaté aujourd’hui. Alors que les possibilités de choix d’un conjoint « avec affinités » n’ont jamais été aussi grandes et qu’à l’inverse, les contraintes familiales et sociales pèsent apparemment moins, jamais autant de couples ne se désunissent. Comment l’expliquer ?
Pour Jean-Claude Kaufmann (1994), la scène de ménage accompagne l’entrée dans le couple car les reproches adressés à l’autre marquent le renoncement à chercher ailleurs la satisfaction qu’il ne donne pas. Toutefois, même dans les unions les plus solides, la vie conjugale est émaillée périodiquement de crises plus ou moins profondes, dont la scène de ménage est l’une des expressions les plus manifestes. Dans une perspective simpliste, toutes les difficultés de la relation avec autrui résultant d’un silence pesant, la scène de ménage – levant les non-dits et permettant d’aller au fond des choses – conduirait au retour d’une paix durable. Nous disons volontiers d’un couple en difficulté qu’il ne s’entend pas en raison d’un problème de communication et qu’il faudrait renouer le dialogue entre les conjoints. Pourtant, là encore, la réalité des faits ne s’accorde pas toujours avec cette vision. Dans nombre de cas, les scènes de ménages se succèdent les unes aux autres amenant progressivement la rupture ou le maintien d’une haine féroce dans un couple pathologique.
Pour les psychanalystes, les objets d’amour de la vie adulte sont contingents car ils viennent se substituer aux images parentales idéalisées inconscientes de l’enfance qu’ils peuvent difficilement égaler. Le « coup de foudre » naît de l’illusion de la coïncidence entre l’imago interne, constituée par condensation de représentations infantiles des parents, de leurs substituts et de modèles culturels et la personne adulte rencontrée. Dans le meilleur des cas, celle-ci est ensuite aimée pour elle-même malgré ses imperfections. Autrement, la « lassitude amoureuse » naît de l’écart insupportable entre le monde interne et les perceptions du réel. Dans cette perspective, un moyen de régulation des tensions dans les couples est fourni par la scène de ménage (Dupré la Tour, 2005 ; Eiguer, 2013). Il n’est pas certain que ceux qui les ignorent soient mieux lotis que ceux qui les pratiquent à l’occasion. Bien au contraire, la prise de distance de l’un par rapport à l’autre explique qu’il n’y ait plus guère de possibilités d’accrochage.
La scène de ménage, dont Didier Anzieu (1986) a donné la première description psychanalytique, consiste à dire avec plus ou moins de véhémence à son conjoint : « Tu n’es pas ceci, tu n’es que cela, regarde-toi, j’ai pitié de toi, etc. ». En d’autres termes, elle pourrait se résumer à la constatation : « Tu es bien toi-même ! » Pour en avoir été la victime, François Flahault (1987), a souligné comment l’attaque du conjoint donne à l’autre le sentiment d’exister. Cependant, derrière l’agression, la demande d’amour est souvent perceptible. Il convient de distinguer les « bonnes » scènes de ménage des « moins bonnes ». Dans les bonnes scènes de ménage, tel un duel au fleuret moucheté, chacun des deux conjoints connaît le prétexte sur lequel porte la dispute (par exemple, ta mère ! ton père ! l’argent !). Ces thèmes de conflit, s’ils permettent à chacun d’exprimer sa rancœur à l’égard de l’autre, ne portent cependant pas atteinte au narcissisme de ce dernier et, quelle que soit la véhémence des propos, le conjoint n’est pas blessé. Avec le temps, le champ de bataille étant de mieux en mieux délimité, les paroles échangées comptent moins par leur sens que parce qu’elles offrent l’occasion de décharges importantes d’affect sur un terrain connu, balisé par la complicité amoureuse. Ce type de scènes, quand bien même se renouvellent-elles régulièrement, permet d’assurer entre-temps une vie harmonieuse dans le couple quand il n’est pas le prélude de relations sexuelles particulièrement intenses. Nous sommes ici devant une communication particulièrement réussie puisque, malgré les apparences, chacun a pu conserver son jardin intime et que, même au plus fort du conflit, une forme de pudeur affective a prévalu.
À l’inverse, dans la mauvaise scène de ménage, chacun des deux conjoints cherche par ses propos à rabaisser l’autre pour l’atteindre dans son narcissisme et l’humilier au regard des autres, provoquant en retour des reproches de même nature. Ces scènes, n’amenant pas l’apaisement, sont destinées pour cette raison à se répéter avec une fréquence croissante, s’accompagnant alors parfois de violences physiques. Une logique d’incommunication est au premier plan car, là encore avec le temps, il s’agit moins de réduire la tension dans le couple que d’utiliser l’autre pour en faire le dépotoir de ses propres insatisfactions. Tout en faisant les reproches les plus véhéments au conjoint, ici chacun ne parle que pour soi. Au maximum, se constitue un « couple pathologique », où la haine remplace l’amour pour devenir un ciment particulièrement solide du lien. Ces conjoints ne se séparent que très rarement puisque, pour subsister, chacun se nourrit des coups qu’il porte à l’autre.
Ainsi, il ne suffit pas de s’exprimer pour résoudre les problèmes. La scène de ménage est un bon exemple pour démontrer que la communication n’est pas seulement une question de canaux. Plus que dire les choses, l’émetteur doit être en mesure de s’identifier au récepteur s’il veut faire acte de communication. La scène de ménage, comme son absence, peut aussi bien être l’expression d’une capacité de communication dans le couple que la preuve même de l’installation de l’incommunication.