1Les rêves de bonheur ont pris diverses formes : verger, parc ou jardin délicieux, appelé Paradis, arrosé et planté d’arbres, source de douceur, et lieu primordial de l’humanité à l’état d’innocence tel que l’imaginent les religions ; pays de Cocagne* où la nature prodigue ses bienfaits dans une atmosphère de luxe, de jeu et de fête, valorisant la paresse et bannissant l’effort ; âges d’or* mythiques des premiers temps, où étaient présentes les conditions propres au bonheur de l’humanité, et objet d’un éternel regret au regard des difficultés et décadences censées avoir suivi… Ces trois figures, paradis, âge d’or, pays de Cocagne, décrivent un bonheur qui est donné (par les dieux ou les circonstances) et dont les hommes sont bénéficiaires sans en être les artisans.

2Les utopies présentent une autre configuration, qui, dès 1516, par le succès du texte de Thomas More, a répandu l’idée d’un bonheur rationnellement construit. De l’intérieur des utopies, le bonheur ne fait pas de doute. Lorsque l’ordre l’emporte sur le bonheur, on parlera de dystopie*, ou de contre-utopie*, où le monde imaginaire visant à dénoncer les défauts du monde réel est remplacé par un dispositif de déshumanisation qui concentre les peurs. On peut toutefois se demander si dans les « vraies » utopies, ne se cachent pas, derrière les protestations de perfection, quelques menaces susceptibles de faire basculer le bonheur en horreur. Le rapport à la nature pourrait être l’un des révélateurs de l’orientation des utopies, tout en servant de point d’ancrage à des réflexions contemporaines sur le sens des choix écologiques.

Rejet de la nature sauvage et éloge de la maîtrise

3Les « lieux de nulle part » laissent souvent à la nature seulement une « petite part ». En effet, les utopies sont en général urbaines, et la nature n’y est conçue qu’en tant que ressource (agriculture), ou en tant que décor (jardins), donc à travers l’artifice et la maîtrise du travail humain. Les utopies donnent assez peu de détails sur les végétaux mis en culture, décrivant simplement les récoltes comme abondantes, les terres bien réparties entre les citoyens ; et les jardins sont présentés à travers des caractéristiques abstraites comme la beauté et la propreté. L’État idéal rêvé par les utopies se centre sur les relations entre les hommes, la perfection des institutions, la nature ne suscitant d’intérêt que sous sa forme maîtrisée au profit des hommes.

4La nature sauvage ou spontanée est pourtant parfois évoquée, mais, loin d’être valorisée, elle est présentée comme une menace. Ainsi, Thomas More décrit les terres équatoriales parcourues par Raphaël Hythloday avant qu’il ne découvre l’île d’Utopie, comme de « vastes solitudes éternellement dévorées par un ciel de feu » et où « la terre en friche n’avait d’autres habitants que les bêtes les plus féroces, les reptiles les plus affreux » (More, 1966, p. 79). Si en s’éloignant de l’équateur, « la nature s’adoucit peu à peu, la chaleur est moins brûlante, la terre se pare d’une riante verdure » (ibid.), ce sont surtout les villes et les bourgs que l’on y trouve qui suscitent l’intérêt. Sans la présence et la maîtrise humaines, la nature livrée à elle-même apparaît comme le signe d’une paresse des peuples. Les Utopiens n’hésitent alors pas à établir des colonies, en cas de surpopulation, dans des lieux « où les indigènes ont plus de terrain qu’ils n’en cultivent » (ibid., p. 139). Les terrains en friche sont « du vide et du néant », et justifient que l’on fasse la guerre aux peuples qui les possèdent (ibid., p. 140). Dans La cité heureuse de Patrizi, on retrouve cette crainte de l’infertilité : l’agriculture est nécessaire parce que « le plus souvent, sans l’industrie humaine, le terrain devient stérile » (1992, p. 80). Le même souci existe chez Campanella, dans La cité du soleil, où il ne faut aucun coin de terre qui ne produise, soit par le défrichage et la préservation des graines, soit par le pâturage (1972, p. 36).

5La maîtrise des utopies sur la nature prend parfois la forme d’une véritable réorganisation : non seulement Utopia est une presqu’île transformée en île, mais on « corrige le sol » pour amender les terres moins fertiles, ou on décide de « déraciner des forêts mal situées pour la commodité des transports, puis à en planter de nouvelles près de la mer, des fleuves ou des villes » (More, 1966, p. 165). Chez les Sévarambes de Denis Vairasse, l’île est artificielle comme dans Utopia (Vairasse, 1979, p. 60), et on apprend qu’une montagne de marbre a été entièrement utilisée pour la construction : il s’ensuit qu’« il ne reste rien de ces rochers parce qu’on les a tous employés à bâtir la ville de Sévarinde, si bien que l’île est toute unie et n’a que fort peu de penchant vers le courant du fleuve, du côté d’en bas » (ibid., p. 121). Quant aux Terres australes, rencontrées par le héros de Gabriel de Foigny dans Les aventures de Jacques Sadeur, elles n’ont pas une seule montagne car toutes ont été aplanies par les Australiens (Foigny, 1705, p. 92).

6Il peut arriver que la nature spontanée soit tellement ressentie comme néfaste, que l’on n’hésite pas à éradiquer les espèces « nuisibles » comme dans l’Icarie d’Étienne Cabet : on apprend que les gros animaux sauvages ont tous été détruits, et le visiteur d’Icarie dit qu’une jeune fille le fit « beaucoup rire » en lui « racontant la chasse qu’on fit un jour à un oiseau qui mangeait le quart des récoltes en blé et qui fut totalement détruit dans la journée » (Cabet, 1979, p. 160).

Une nature spontanée qui ressurgit à tout moment

7La maîtrise doit pourtant tenir compte des exigences de la nature, et l’artifice ne peut se construire à partir du néant. On voit ainsi ressurgir un rôle de la nature spontanée sous diverses modalités.

8Tout d’abord sur le plan pratique, le choix du lieu de l’utopie est important. Les fondateurs des utopies utilisent les données naturelles comme protection, d’où les caractéristiques insulaires de la plupart des utopies. Les îles, au sens propre du terme, offrent la protection des rochers, comme chez More. La protection naturelle peut aussi venir de la forêt impénétrable qui entoure la ville, comme chez Campanella.

9La situation géographique et le climat sont toujours choisis avec soin. En particulier dans La cité heureuse de Patrizi : pour éviter les climats extrêmes, la ville « sera en partie édifiée sur une colline élevée, afin d’être mieux exposée aux brises ; et pour ne pas avoir à subir dans ce même lieu le froid de l’hiver […] elle sera également en partie établie dans la plaine » (Patrizi, 1992, p. 82). Cette situation permet aussi d’échapper à la « corruption » de l’air issue des « marécages et [d] es forêts peuplées d’arbres à feuilles persistantes » (ibid., p. 83). Les Sévarambes de Vairasse (1979) sont eux aussi à la recherche d’un climat ni trop chaud, ni trop froid : ce climat sain, est trouvé dans une île entourée d’un grand fleuve, près de hautes montagnes. Ces conditions naturelles sont censées favoriser l’abondance des récoltes, ou du moins rendre plus efficace le travail des hommes.

10Le caractère accueillant du lieu peut aussi provenir de sa diversité, comme dans la première utopie française, dont l’auteur reste à ce jour inconnu, Le royaume d’Antangil. Le caractère tempéré, ou plutôt équilibré, s’exprime ici par la multiplicité des possibles : l’auteur insiste sur la diversité des sols et des climats (qui vont des pays froids aux tropiques), les sources d’eau chaude aux multiples vertus, la fertilité extrême de la terre, la variété de la faune et de la flore – qui dans cette utopie originale est largement décrite – l’abondance et la navigabilité « à voiles et à rames » (IDMGT, 1616, chapitre iii, p. 7) des fleuves et rivières, de telle sorte qu’en un petit espace, toutes les possibilités du globe sont rassemblées.

11La nature fait aussi l’objet de connaissances théoriques. Dans La cité du soleil de Campanella, la nature sauvage, domptée sur le plan pratique, se voit pourtant valorisée par la médiation du savoir la concernant. Les sept murailles qui entourent la cité sont recouvertes d’inscriptions et de dessins résumant tout le savoir humain, dont celui portant sur les choses de la nature (Campanella, 1972, p. 7-8). Toutefois, l’importance de ces connaissances est affirmée plus que mise en œuvre dans le texte. Le troisième cercle, par exemple, est dit énumérer « toutes les sortes d’herbes et d’arbres du monde », mais précisément aucune de ces plantes n’est nommée. Si sur ces murailles on peut lire aussi « où ces plantes furent trouvées », l’intérêt pour la répartition des végétaux s’inscrit dans un foisonnement d’autres considérations, qui freineraient toute velléité d’oser un quelconque rapprochement – même avec la pleine conscience que l’anachronisme serait téméraire – avec des perspectives écologiques : il est en effet question de « quelles sont leurs vertus, leurs analogies avec les étoiles, les métaux, les membres du corps et leur usage spécifique en médecine » (ibid., p. 8). Les quatre exemples qui sont donnés sur les poissons – ajoutés tardivement, selon Luigi Firpo – mêlent semble-t-il, imagination et observation1, bien que Campanella précise « tout comme chez nous » : « le poisson-évêque, le poisson-chaîne, le poisson-clou, le poisson-étoile ». Quant au seul exemple donné pour les oiseaux, il s’agit du phénix « qui n’est pas pour les Solariens un oiseau fabuleux » (ibid.).

12La nature est parfois décrite pour la beauté du paysage, comme dans La cité heureuse de Patrizi, qui vante la douceur des lieux, ou encore à travers l’énumération émerveillée devant la diversité que se plaît à déployer l’auteur de l’Histoire du grand et admirable royaume d’Antangil. Cette énumération pour le plaisir, qui donne une vision des connaissances botaniques et zoologiques de l’auteur, contraste avec l’absence ou la sobriété des descriptions des autres utopies. Le texte est généreux en exemples : « chênes, sapins, mélèzes, pins, châtaigniers, pommiers, poiriers […] et autres sortes d’arbres aimant les pays froids » (IDMGT, 1616, chapitre iv, p. 9) ; dans les provinces au-delà des Tropiques, « on y cueille des blés, du maïs, du riz et d’excellents vins » (ibid., p. 10) ; et dans les lieux « montueux » il y a abondance « des oranges, citrons, grenades d’extrême grosseur, et généralement de tous les fruits qui se trouvent aux Indes comme cocos, ananas, bananes, mangues, bétel, palmites, miraboles, cannelle, poivre, girofle, gingembre […] et plusieurs autres bois, fruits et drogues exquises » (ibid., p. 11) ; le chapitre v décrit les poissons et les monstres marins, le chapitre vi les animaux terrestres, le chapitre vii les oiseaux, nommés à chaque fois avec précision. L’abondance et l’adaptation de chaque espèce en son lieu donnent une tonalité de providentialisme à certains passages : « On dirait, à voir la quantité et diversité des oiseaux qui sont en ces contrées, que c’est le propre et particulier lieu auquel Dieu, le créateur leur a apprêté leur nourriture, ou qu’il veuille donner ce contentement aux habitants de ce royaume, par-dessus les autres peuples, de les voir chanter et voler en l’air » (ibid., chapitre vii, p. 15-16).

13Dans une utopie anglaise du xix^e siècle, dont l’auteur est sensible aux méfaits de l’industrialisation, la nature est revalorisée comme élément important du décor et même condition nécessaire de la vie heureuse : les Nouvelles de nulle part de William Morris (1957), projettent le héros dans une époque future, au-delà de l’an 2000, et l’auteur imagine un Londres rendu à la verdure, les bords de la Tamise recouverts d’agréables pelouses, de fleurs et d’arbres, exemptes du souci de symétrie, habituel dans les paysages utopiques, exemptes aussi du souci de rentabilité, au profit de la frugalité et des plaisirs simples. Il s’agit de redonner à la nature sa valeur propre, d’une façon en quelque sorte désintéressée, ou du moins intéressée du point de vue du bien-être et de la beauté, à travers le plaisir d’en connaître les lois.

Un hymne au génie humain plus qu’à la nature ?

14Néanmoins, il se confirme que dans les utopies, les hommes s’approprient la nature. Soit que l’intervention humaine rende la nature bonne, soit que le mérite vienne d’un choix judicieux du lieu, suscitant l’admiration des voyageurs qui découvrent les utopies.

15Le contact avec la nature est celui de l’agriculture bien pensée, ou des jardins intégrés à la ville. Les villes utopiques jouent généralement plus sur la régularité et la symétrie. Il s’agit de mettre la marque de l’esprit humain par une géométrie parfaite, de lignes droites et de perspectives, ou de cercles réguliers. L’harmonie entre l’homme et la nature vient en fait du génie humain et, pourrait-on dire, l’harmonie n’est pas donnée, mais est construite par le travail ingénieux des hommes, par la perfection de l’organisation sociale qui rend les travaux moins pénibles, ou agréablement et équitablement répartis. Dans les utopies, les hommes sont responsables de leur décor.

16L’artifice est ainsi sans cesse mêlé à la nature. Ce qui signifie que c’est toujours l’intelligence humaine qui s’exprime. L’organisation du paysage en est l’exemple le plus fréquent. Mais l’intelligence peut trouver d’autres moyens d’exprimer cette ingénieuse utilisation de la nature.

17Sur le plan de la recherche, on en a un exemple dans La nouvelle Atlantide de Bacon, qui envisage des jardins expérimentaux, capables de créer de nouvelles espèces de plantes à partir de « simples mixtures de terre, sans y mettre de semence » (Bacon, 1983, p. 75), ou de modifier le rythme de croissance de celles qui existent, tout cela reposant sur une parfaite connaissance des lois de la nature. On retrouve dans ce roman utopique, inachevé de Bacon, la conception qu’il développait dans le Novum Organum, quelque sept ans auparavant, sur la connaissance et le respect des lois de la nature pour mieux en assurer la maîtrise car, disait-il, « on ne gagne d’empire sur la nature qu’en lui obéissant2 ».

18Si l’on tient compte de ce que la nature, vue jusqu’ici comme nature environnante, concerne aussi la nature en nous, sur le plan de l’organisation sociale et des mœurs, l’exemple des phalanstères* de Fourier est intéressant pour voir cette intrication nécessaire de la nature et de l’artifice. L’organisation imaginée par Fourier est fondée sur une connaissance de la nature humaine, et vise non à contrer la nature par une morale destructrice, mais à utiliser positivement les passions les plus viles, par exemple celle du goût pour les choses sales, qui pourra être valorisé dans les travaux habituellement jugés immondes, tels que l’enlèvement des boues et du fumier (Fourier, 1966, p. 139).

19Dans une utopie du xx^e siècle, l’Écotopie d’Ernest Callenbach, dédiée à l’élaboration d’un État fondé sur la prise en compte de la protection de la nature, l’intervention humaine reste nécessaire tant dans le processus de création de cet État écologique, que dans son maintien dans la vie quotidienne et son rapport avec les autres États. Ce lieu, « royaume des piétons et des cyclistes » (Callenbach, 1978, p. 52) ne souffre pas des méfaits des voitures, remplacées par quelques camions mais surtout par des tapis roulants souterrains pour les livraisons des produits agricoles. Quant à la forêt, elle est « exploitée sans être abîmée – elle a toujours l’air aussi naturelle et attrayante » (ibid., p. 112). De fait, les lois de la nature sont soutenues par une action intelligente et programmée : « On juxtapose généralement des arbres d’essence différente », ce qui « facilite le développement de la faune et diminue les risques d’invasions catastrophiques d’insectes ou de champignons » ; on laisse « quelques arbres morts », pour « héberger les piverts gobeurs d’insectes » (ibid.). La libre pâture remplace l’élevage en batterie. L’organisation d’Écotopie n’est encore qu’en phase de transition et de débats, les uns souhaitant un changement radical, les autres, un changement progressif. Mais le journaliste envoyé en mission finit par être séduit et s’y installer.

Conclusion

20L’écologie, souvent considérée comme reposant sur un projet et des principes « utopiques » (au sens très minimal du terme, de ce qui est à la fois désirable et impossible), induit l’idée que les utopies sont des lieux écologiques par excellence. Le bref parcours qui vient d’être fait autour de quelques utopies montre qu’il en va autrement. On retrouve ainsi dans la littérature utopique, vis-à-vis des éléments naturels, les mêmes peurs, les mêmes valorisations et les mêmes ambivalences que celles qui avaient cours à l’époque où elles ont été écrites3.

21Les utopies les plus connues (celle de More, Campanella, Bacon), et quelques autres, sont loin de développer la nostalgie d’une nature préservée de la présence humaine. Mais il est aussi des utopies qui ont tenté de penser de façon plus complexe les rapports de l’homme à la nature (depuis Antangil, en passant par Nowhere, jusqu’à Écotopie). Callenbach, écrivant au xx^e siècle, bénéficie des connaissances écologiques récentes et peut faire reposer son imagination sur des données scientifiques ; Morris au xix^e siècle, pense surtout à la beauté d’un environnement purifié ; quant à l’auteur d’Antangil, au début du xvii^e siècle, sa perception des interrelations entre espèces vivantes trouve ses limites dans une vision providentialiste.

22La façon dont les utopies envisagent la maîtrise de la nature peut parfois nous étonner, ou même nous effrayer, quand elles n’y voient que l’intervention de l’esprit humain ou la manifestation de l’esprit divin. Il reste que c’est sous le regard de l’homme que la nature est belle. Lorsqu’on veut préserver la nature, il faut justement tout un arsenal de lois et de décisions administratives, des choix de valeurs, documentés par des connaissances scientifiques, sans en être la pure et simple application, c’est-à-dire, encore des actions et des décisions humaines.