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Les utopies

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Éric Letonturier

Comme une cité idéale…

Véronique Barcelo

Note de l’éditeur

Inédit

Texte intégral

  • 1 Annales de l’architecture et des arts, 1806.
  • 2 « La cité des utopies » désigne l’ensemble des activités qui entendent faire de la saline royale u (...)

Impressionnante, majestueuse, austère, sublime, écrasante, etc., autant de sentiments et de perceptions contradictoires ressentis par le visiteur découvrant la saline royale d’Arc-et-Senans, conçue par Claude Nicolas Ledoux, architecte majeur du siècle des Lumières, nommé commissaire aux salines pour la Franche-Comté par Louis XV en 1771. Construite de 1775 à 1779, cette architecture singulière destinée à la production du sel, est organisée en demi-cercle afin « que la forme de la saline soit aussi pure que celle que le soleil décrit dans sa course » (Ledoux, 1804). Le caractère compact de ses bâtiments est immédiatement contrebalancé par les espaces qui les séparent et confèrent au lieu un aspect aérien ; la rigueur du dessin strictement géométrique de l’ensemble architectural est lui aussi contrecarré par sa circularité qui produit une impression de majesté et d’harmonie. Cette manufacture sous forme d’amphithéâtre, composée de onze bâtiments, entourée de jardins ouvriers et ceint d’une haute muraille, fut conçue pour associer dans un même lieu et un même temps, travail, habitation et nature. Cette combinaison inédite de bâti industriel et d’habitat ouvrier sera comme une préfiguration des utopies sociales du xixe siècle que seront les phalanstères* (Charles Fourier) et les familistères* (Jean-Baptiste André Godin).
Claude Nicolas Ledoux, réfractaire au « fonctionnalisme » géométrique, souhaitait créer une véritable architecture de production qui soit « une architecture capable d’émouvoir et de parler au sens ». Architecture visionnaire ou témoignage des rêveries d’un homme, la saline royale peut être perçue comme une ouverture à des conceptions nouvelles transformant le modèle d’un bâtiment de fabrique unique en éléments constitutifs d’une ville industrielle.
Une utopie sociale
« Les premières lois sont celles qui assurent la salubrité aux habitants, qui fixent leur bien-être sur une terre préférée. Ces premières lois commandent aux vents » (Ledoux, 1804, p. 69). Proche de philosophes comme Jean-Jacques Rousseau et d’un idéalisme politique et social, Claude Nicolas Ledoux rêvait d’une communauté* idéale, appropriée à la production du sel. Initialement, les premières propositions reprirent un plan carré que l’on retrouvait dans maintes institutions des xviie et xviiie siècles, mais ce projet fut refusé car ne répondant pas aux contraintes techniques du programme et aux réalités géophysiques du site (proximité de la matière première et du combustible). Soucieux de la correspondance entre la forme et l’usage, le plan semi-circulaire proposé répondait aux nouvelles conceptions d’hygiène et de fonctionnalité, mais aussi d’esthétique. Ce choix permit à Claude Nicolas Ledoux d’interpréter la saline comme un théâtre industriel, une métaphore solaire, une cité idéale qui questionnait les rapports entre les sujets, l’espace et leur possible liberté, une cité idéale qui avait la vertu de faire se rencontrer valeurs esthétiques et ornementales, commande politique et vision communautaire. Cette manufacture royale tenait compte d’une approche de l’économie, de son territoire et des relations entre les hommes eux-mêmes et leur environnement.
En réalisant la saline, Claude Nicolas Ledoux put donner corps à sa vision de l’idéal social et politique de la cité de Chaux. Au xviiie siècle, l’utopie revêtait de multiples aspects : littéraire, pictural, architectural ; l’utopie sociale sera la plus foisonnante, elle est portée par une foi dans le progrès et n’hésite pas à remettre en cause les notions de propriété et d’égalité. Aussi, cet ensemble architectonique qui met en scène à la fois une communauté ouvrière organisée où l’architecture règle les mouvements et les fonctions des travailleurs et une organisation panoptique* de l’espace, répond à l’interprétation d’un concept du vivre ensemble où le bonheur de chacun et de tous, l’encouragement de la morale et de l’urbanité se doivent d’être au cœur des préoccupations tout autant que les principes d’une économie progressiste.
L’œil panoptique
« Placé au centre des rayons, rien n’échappe à la surveillance » (Ledoux, 1804, p. 77). L’ambiguïté de l’œuvre de Ledoux est relayée par la vision sans obstacle proposée par celui-ci et qui répond à la demande d’un contrôle administratif de la production propre à la saline royale. « L’œil surveille facilement la ligne la plus courte ; le travail la parcourt d’un pas rapide ; le fardeau du trajet s’allège par l’espoir d’un prompt retour. Tout obéit à cette combinaison qui perfectionne la loi du mouvement » (idem). Le pouvoir et la surveillance sont représentés par un axe qui va de l’entrée à la maison du directeur, du monde extérieur au divin, de la nature à la cité. Une série de motifs renforcent l’allégorie de la surveillance, l’oculus du tympan de la maison du directeur, « l’œil du pouvoir » (Foucault, 1977, p. 9-31), en est la pièce maîtresse. La visibilité organisée autour de la surveillance rend implicite l’existence d’un corps dominant régissant la communauté ouvrière. Même si l’apparence relaye ici la vision communautaire, l’histoire a montré depuis que les idéologies communautaires pouvaient devenir totalitaires, et que le modèle panoptique deviendrait la référence de l’univers carcéral comme chez Jeremy Bentham à la fin du xviiie siècle. L’histoire du xxe siècle viendra conforter cette dernière constatation : en effet la saline sera utilisée en 1939 comme camp de réfugiés espagnols et de 1941 à 1943 comme camp d’internement des Tziganes.
Une cité idéale inachevée
La saline royale reste cependant le premier tracé d’une « ville idéale », dessinée par son architecte au moment où, déchu à la Révolution, lui furent refusés les moyens de bâtir et où, ne pouvant plus donner corps à ses visions, il les a laissées s’exprimer en toute liberté et s’est pris à rêver d’un prolongement de la saline en une cité entière, complète. Il n’y a pas, d’un côté, la matérialité d’une manufacture royale où toutes les intentions de beauté et d’harmonie de son architecte seraient incapables de supprimer la violence des conditions de travail des ouvriers, et de l’autre, l’utopie, un prodigieux matériau imaginaire qui n’aurait été développé que par la suite. Parce que Ledoux, immense sculpteur d’espaces et inventeur de formes, par sa réalisation effective de la saline, a largement dépassé la commande d’une simple et efficace fabrique de sel, les deux aspects sont également présents et tangibles dans la topographie matérielle du lieu : un demi-cercle fermé qui, loin d’éveiller une sensation de clôture, semble « s’ouvrir sur lui-même » et « contribuer à lancer la pensée au-delà d’elle-même, dans des directions imprévues, que ce soit quant aux formes qu’aurait pu prendre le bâti ou quant aux modes sociaux de l’habiter » (Bailly, 2011, p. 267).
Cette fiction urbaine relève de l’utopie sociale autant qu’architecturale. Ledoux a créé ici une ville imaginaire dont la saline aurait été le centre et qui aurait dû procurer « le bonheur du plus grand nombre1 », une cité démocratique où les hommes auraient été libres et se seraient rapprochés de « l’état de Nature ».
La cité idéale n’a jamais existé et la saline royale a échappé à la destruction. Propriété du département du Doubs depuis 1927, elle est labellisée Centre culturel de rencontre en 1973 et classée au patrimoine mondial de l’Unesco en 1982. Aujourd’hui, elle abrite la « Cité des utopies2 » et parce que les tensions inhérentes à ce lieu sont matière à pensées, à réflexions, à rêves même, il convenait de suivre les chemins qu’elles indiquent : celui qui, partant du bâti, invite à repenser le rapport entre vie et travail ; celui qui, partant de l’implantation de l’architecture de la saline dans la nature, nous oblige à considérer le rapport entre production et nature ; enfin, celui qui invite, comme l’a fait Ledoux à travers ces édifices, à articuler manière de vivre ensemble et manière d’habiter le monde.

Gravure : droits réservés Saline royale

Vue aérienne : droits réservés Saline royale

Bibliographie

Références bibliographiques

Bailly, Jean-Christophe, Le dépaysement. Voyages en France, Besançon, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2011.

Foucault, Michel, « L’œil du pouvoir » (entretien avec Jean-Pierre Barou et Michelle Perrot), in Bentham, Jeremy, Le panoptique, Paris, Belfond, 1977.

Ledoux, Claude Nicolas, L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation, tome premier, Paris, Édition de l’auteur, 1804.

Notes

1 Annales de l’architecture et des arts, 1806.

2 « La cité des utopies » désigne l’ensemble des activités qui entendent faire de la saline royale un lieu où art, sciences et philosophie se rencontrent et conspirent ensemble selon des pratiques nouvelles pour penser différemment notre société, en envisager sérieusement ses possibles, tout en s’ouvrant au public et en créant concrètement en son sein un art du « vivre ensemble ».

Table des illustrations

Légende Gravure : droits réservés Saline royale
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Fichier image/jpeg, 183k
Légende Vue aérienne : droits réservés Saline royale
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/19525/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 145k

Auteur

Directrice de la saline royale d’Arc-et-Senans depuis 2011 où elle a créé le projet de la Cité des utopies. Elle mène depuis de nombreuses années des directions de projets culturels et des missions de conseil et d’ingénierie culturelle. Elle a notamment été consultante pour l’Institut français de Marrakech et directrice de la culture au conseil général de l’Oise.

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