1L’utopie, dont le terme est censé renvoyer à une réalité littéraire ou à une pratique sociale bien déterminées, ne nous piège-t-elle pas dans la mesure où elle comporte toujours une dimension autoréférentielle, au sens où ce genre n’existe peut-être nulle part tout à fait en acte ou en œuvre, parce que, selon un adage célèbre, son centre est partout et sa circonférence nulle part ? Le genre utopique n’est-il pas lui-même, en un certain sens, une utopie, un nom sans lieu défini ? Plutôt donc que de présupposer d’emblée qu’il correspond au mot « utopie » un certain nombre de textes, de représentations et d’actions, il conviendrait peut-être d’admettre que la signification du terme, emprunté par un jeu codé à un livre de Thomas More, reste à construire dans chaque enquête. Parler de l’utopie revient toujours à montrer un prototype, auquel on espère faire coïncider, en amont, un archétype, et en aval, des séries de versions concrètes. On tâchera donc de faire varier quelques figures de la notion, pour en dégager une silhouette invariante, à partir de laquelle on peut espérer mieux repérer des variations et métamorphoses, et mettre en perspective quelques problèmes méthodologiques et culturels1.

La combinatoire utopique

2Si l’on admet que la seule réalité concrète se confond avec ce que chaque homme vit ici et maintenant, dans le prolongement d’une histoire archivée et dans l’imminence d’un futur, à portée de volonté, l’utopie peut apparaître, dans sa plus large amplitude, comme l’ensemble des représentations et des actions, faisant référence à une autre organisation spatio-temporelle de la vie. En ce sens, l’utopie se confond d’ailleurs avec l’ensemble des activités et des productions de l’imagination, donc de représentations de ce qui n’est pas, n’a pas été ou ne sera pas, ce qui en fait communément le synonyme de l’irréalité.

3On peut gagner en pertinence si l’on accepte d’inscrire l’utopie dans un champ plus limité, tant du point de vue du sujet que de l’objet. Du point de vue du sujet, donc de l’utopiste, on peut restreindre le terme à des représentations imaginatives qui, sans susciter une adhésion par croyance (car l’utopie peut se limiter à un jeu gratuit de représentations) véhiculent des formes de réalité avant tout normatives. En ce sens, l’utopie, greffée sur une conduite d’insatisfaction devant le réel, élève une autre forme de réalité au rang d’un idéal, c’est-à-dire de ce qui mérite, par sa valeur propre, de passer à la réalité. On tiendra pour utopique des représentations qui trouvent dans la réflexivité du sujet imaginant une reconnaissance axiologique. Autrement dit, l’utopie ne prend pas ses désirs pour la réalité, ce qui correspond au fantasme, mais investit de désirs une réalité non existante. Du point de vue de l’objet utopique, on peut certes englober dans l’utopie la sphère d’existence strictement individuelle (utopies du monde privé), mais on lui confère d’emblée une dimension plus rigoureuse si on l’applique à la réalité sociale, à la coexistence collective des hommes dans un nouvel espace-temps. Dès lors, l’utopie porte sur la représentation d’une sorte d’écosystème anthropologique, avec ses paysages, ses institutions, ses techniques, ses lois, ses mœurs, ses valeurs, qu’on peut situer, soit, dans une nature mise à l’abri de la volonté démiurgique de l’homme (édénisme), soit, au contraire, à l’intérieur d’une paranature dominée par l’artificialisme de la technique.

4De cette reconstruction de la catégorie utopique, on peut tirer deux corollaires. D’une part, contrairement aux exégèses étymologiques (sur u-topos, sans lieu) et au néologisme d’« u-chronie » (sans temporalité) qui lui est rattaché, l’utopie, loin d’être perte d’espace ou de localisation, connaît une surdétermination d’images spatiales, et loin de glisser vers l’intemporel, tend inévitablement à se rapporter à une chronologie historique, passée ou à venir ; ainsi le tableau utopique se trouve élaboré comme un monde parallèle ou comme un possible latéral.

5D’autre part, les utopies apparaissent comme le résultat d’une combinatoire limitée entre plusieurs invariants, parmi lesquels on peut au moins identifier : du point de vue de l’espace, le naturel et l’artificiel, le macrocosme et le microcosme ; du point de vue du temps, le passé, le présent, le futur imminent et le futur indéterminé.

6Dans chacune de ces configurations possibles, faites du couplage d’un référent spatial et d’un référent temporel, l’utopie se coule dans des bassins sémantiques spécifiques, aisément repérables dans les représentations mythiques, qui rendent compte aussi de diverses contaminations de l’utopie avec d’autres formes d’imagination littéraires ou sociales, comme les mythes paradisiaques, les millénarismes*, les programmes architecturaux, les récits de voyage, la science-fiction etc., qui peuvent tantôt être appréhendés comme des variations internes de l’utopie, tantôt comme des formes adjacentes. Il apparaîtra aussi que certaines de ces combinaisons connaissent dans l’histoire des fréquences plus ou moins significatives, comme le montre, par exemple, la montée en puissance de l’utopie agreste passéiste dans les mythes antiques, de l’utopie urbaine alternative à la Renaissance ou du futur proche dans le corpus utopique du socialisme au xix^e siècle2.

Les deux formes d’imagination utopique

7Devant une telle combinatoire de formes expressives, l’utopie risque fort de ne pas toujours relever des mêmes procédures de production intellectuelle. Si l’on prend, par exemple, en considération la première grande floraison de pensée utopiste au xvi^e siècle en Europe, on peut y reconnaître une superposition, voire un syncrétisme, de deux grandes formes d’imagination, nettement distinctes auparavant, tant du point de vue de leur mode de constitution que de leur champ de développement.

8D’une part, une imagination de type mythico-prophétique affectée à la représentation des espaces-temps qui encadrent, en amont ou en aval, l’existence terrestre de l’homme. Elle donne naissance à une luxuriante géographie des terres suprasensibles où les êtres ont vécu avant leur naissance ou vont vivre après leur mort physique (îles des Bienheureux, enfers, purgatoires et paradis, Jérusalem céleste, pour rester dans la tradition monothéiste). Ces images religieuses d’un autre monde, aux localisations et datations variables, loin d’être des fictions, se présentent comme des révélations de mondes autres, directement inaccessibles, mais dont l’existence est authentifiée par des traditions. Elles servent avant tout de support à la réminiscence des origines individuelles ou collectives, et/ou à l’espérance eschatologique en une survie. Mais si nous pouvons en acquérir des visions, elles ne sauraient donner lieu à une appropriation volontariste par les hommes.

9D’autre part, une imagination plutôt allégorisante ou typifiante, destinée avant tout à conférer un contenu sensible, figuratif, à des idées spéculatives et abstraites. Des idéaux de vie collective, d’institutions sociopolitiques, des idéologies même, peuvent ainsi trouver une expression concrète dans des hypotyposes3, qui modélisent ou exemplifient ce que l’on a préalablement posé comme contenu intellectuel. Des maquettes de communautés* heureuses et parfaites servent à traduire in individuo ce que la pensée philosophique et politique se contente de produire sur le mode de l’idée, d’une représentation réfléchissante de ce qui doit être en vertu de ses propriétés intrinsèques. Une telle imagination se subordonne donc à des informations rationnelles, dont elle conserve souvent nombre de traits constituants : uniformité, transparence, légalité, symétrie, dont on connaît la prégnance dans les utopies (voir Lapouge, 1978).

10Il n’est donc pas étonnant que les grands textes classiques de la tradition utopienne, qui voient coexister ces deux pôles structuraux et fonctionnels de l’imagination, puissent être compris et interprétés selon des orientations très opposées. Si André Prévost (1969) rapatrie fortement l’utopie de Thomas More vers une parabole évangélique en y retrouvant la perpétuation d’un exercice spirituel et religieux, Louis Marin (1973), au contraire, préfère y déceler des configurations d’images agissant comme opérateurs d’idées abstraites, politiques, économiques, sociales nées de la pratique. À moins d’invalider dogmatiquement une de ces méthodes, prises aux extrêmes, on ne peut que conclure que l’utopie, en son texte paradigmatique déjà, se présente comme un lieu mental et textuel ouvert, non seulement à des combinatoires formelles, mais aussi à des filiations opposées. C’est pourquoi les utopies peuvent à la fois assurer la pérennité d’archétypes religieux, favoriser des exercices d’inventions imaginaires, accréditer des plans déduits par une raison abstraite et se substituer à des pratiques sociales. Aussi n’est-il pas contradictoire de soutenir que la même utopie puisse apparaître comme un avatar religieux traditionnel, comme une audace fictionnelle et comme un exercice réglé de déduction scientifique.

11C’est pourquoi, en fin de compte, l’utopie ne peut satisfaire pleinement ni aux exigences poétiques ni aux exigences rationnelles, scientifico-philosophiques. Du poétique, elle retient certes, souvent, un dépaysement fascinant, une floraison de curiosités idylliques ou fantastiques, mais sans accéder à une créativité verbale, à une jouissance des images, à une subjectivation intimiste. Les écrits utopiens relèvent d’un genre plutôt stéréotypé, proche de froids inventaires, de classifications maniéristes, voire de modes d’emploi de bricoleurs, ce qui explique leurs ressemblances formelles et leur anesthésie esthétique. À l’abstraction scientifico-philosophique, les utopies empruntent souvent, de l’autre côté, des propositions normatives sur les institutions, des exposés austères de codes, des références obsessionnelles à des lois physiques ou juridiques.

Le spectre sociopolitique de l’utopie

12Si l’utopie, dans ses diverses configurations, doit son développement et son succès à sa plasticité interne et à son hybridité, qui lui permet de superposer, de redoubler ou d’annuler divers modes de représentation d’un autre être-ensemble, en quoi peut-elle contribuer à nourrir la pensée techno-socio-politique ? Et si les représentations utopiques ont joué un grand rôle dans l’histoire des idées collectives, peut-on en inférer que le style de conception utopique dispose d’une vertu vraiment heuristique, d’exposition et d’exploration de solutions aux problèmes des hommes et des sociétés ? Sans doute convient-il de distinguer le plan intrinsèque des énoncés utopiques, leur rhétorique propre et le plan extrinsèque de leur traduction en intentions et en actions politiques.

La rhétorique

13Comment l’utopiste détermine-t-il les caractéristiques idéales de la cité de substitution ? Se trouve-t-on devant une procédure invariante ou, là aussi, faut-il prendre acte d’une pluralité de types de description qui rend improbable un jugement global, positif ou négatif, sur le genre utopique ? Dans la catégorie des utopies voisinent en fait trois modes d’énonciation de ce qui est censé répondre aux valeurs suprêmes du bien, du juste, de la perfection et du bonheur.

14La méthode essentialiste : dans cette perspective, la mise en scène de la socialité utopique part de l’intuition d’une perfection originaire, saisie dans sa substantialité intelligible, à charge pour l’invention narrative de trouver une image figurative qui fasse passer le contenu abstrait en tableau concret. L’utopie joue donc ici le rôle d’une parabole ou d’un symbole de l’humanité parfaite ou juste, c’est-à-dire produit un idéal sensible (la cité idéale) pour incarner une essence appréhendée antérieurement par la raison seule. En ce sens, on peut, malgré leur étrangeté mutuelle, faire consoner ensemble le mythe de la Jérusalem céleste de la tradition apocalyptique, la République idéale de Platon, la cité solaire des Stoïciens, l’utopie de Thomas More, etc. La maquette écrite peut alors faire fonction de paradigme ou d’idéal-type (au sens de Max Weber) pour la pensée sociale et politique, c’est-à-dire d’une construction semi-abstraite, semi-concrète, à partir de laquelle peuvent être unifiées toutes sortes de situations concrètes. L’utopie se tient donc en quelque sorte en position médiane entre l’essence universelle et les réalités particulières, servant de traducteur de l’un à l’autre, tout en tirant son information interne de son essence générique et non des cas empiriques.

15La méthode topologique : à l’inverse du cas précédent, il s’agit pour l’utopiste de produire un tableau normatif ou optatif, non par typification d’une essence mais par déformation inductive de données empiriques et historiques. La société idéale trouve sa configuration dans une série de variations du réel : suppression et addition d’éléments par combinaison, glissement de formes concrètes vers des expressions paroxystiques, et surtout procédés d’inversion des comportements ou institutions effectifs. La maquette utopique conserve ainsi des liens avec les faits historiques, dont de nombreux détails factuels peuvent être identifiés, tout en obéissant à un mouvement de transformation progressive qui peut aller jusqu’à l’impossibilité logique ou de fait4. Mais de ce fait, ce genre de construction utopique peut perdre en rationalité justificatrice, en prégnance axiologique, et surtout en universalité, sa constitution demeurant marquée par des traits psychosociologiques singuliers, propres au modèle historique de départ.

16La méthode fantasmatique : si les deux premiers procédés prennent naissance dans l’idéel et dans le réel, ce troisième opère une régression vers l’ordre primaire de l’affect et du désir. Autrement dit, le motif générateur s’inscrit dans la déception profonde devant la réalité sociopolitique. L’utopie se présente alors comme une réponse idéo-affective (comme chez Fourier) où la représentation se comporte comme un substitut d’objet, à la manière d’un fantasme. L’idéal se confond avec une production onirique ou hallucinatoire, plus ou moins ludique, qui tente de faire coïncider l’objet du désir et la représentation de satisfaction. L’imagination utopique peut se comprendre alors comme une conduite projective de frustration qui parvient à se compenser dans un imaginaire opposé au principe de réalité. Le résultat y gagne certainement en charge de plaisir, mais contraint aussi à une mise entre parenthèses de toute logique et cohérence internes. Les formes de socialité mêlent alors le possible et l’impossible et risquent d’élever en valeur de réalisation de l’humanité tel ou tel objet contingent du désir. L’utopie rejoint ainsi la catégorie du rêve, au sens où le rêve se présente comme la voie de réalisation du désir.

17Si les utopies peuvent généralement se rapporter à l’une ou l’autre de ces méthodes de production, on peut comprendre que leur valeur heuristique dans la recherche de la meilleure organisation humaine ne peut être assurée d’avance. On peut pressentir que ni la méthode topologique ni la méthode fantasmatique ne semblent qualifiées pour fonder des choix de l’action politique, la première s’appuyant trop sur des traits culturels accidentels, l’autre refusant au nom de la contrainte pulsionnelle du désir, toute prise en compte de la résistance du réel. Quant à la méthode essentialiste, si elle a l’avantage de procurer aux hommes incarnés des modélisations de formes pures de socialité, elle risque également de ne pas prendre en compte les limites qu’impose l’empirisme réaliste. L’utopie semble donc trouver difficilement une fonction instituante pour la vie collective des hommes. Tout au plus permet-elle de dessiner des écarts par rapport à la réalité et de favoriser la conscience de possibles non réalisés.

La praxis

18Que l’activité utopique se tourne vers un programme explicite de transformation de la réalité ou qu’elle s’en tienne, en apparence, à un simple jeu sur des variations possibles (des « possibles latéraux » selon l’expression de Raymond Ruyer), elle comporte inévitablement une dimension pratique de tentation de réalisation. La représentation d’une altérité suscite ou renforce un désir de changement et amène à envisager une métamorphose du présent. De ce point de vue aussi, il apparaît que le champ de l’utopie est traversé par plusieurs visées pratiques différentes dont le contenu et les effets se révèlent très diversifiés. Ainsi, on peut distinguer trois manières de penser le rapport de l’utopie à la transformation du réel5.

19Une voie anarcho-extatique (Charles Fourier, Robert Owen, Étienne Cabet), pour qui le contenu du tableau utopique doit pouvoir se substituer, sans délai, d’un seul coup, à la réalité existante. L’utopiste, faisant fi de la substance de l’histoire, de la maturation des événements, espère matérialiser ici et maintenant le contenu imaginaire. Cette impatience activiste se nourrit d’ailleurs de modèles topologiques, dans la mesure où la représentation d’un monde inversé semble faciliter sa mise en pratique. Pour changer le monde, il suffit de le retourner sur lui-même, faire la même chose mais en sens contraire (mythes antiques du monde inversé, pays de Cocagne* à la Renaissance, etc.), ce que les sociétés expérimentent déjà elles-mêmes à travers des rituels (la fête comme inversion de l’ordre du monde ; voir Tristan, 1980). De ce point de vue, l’utopie avoue des affinités avec toutes sortes d’entreprises religieuses qui ont voulu, à côté de la société globale, instaurer des modes de vie alternatifs : mystique essénienne en ancien Israël, communautés gnostiques ou cathares, dont nombre de traits vont se retrouver dans les expériences de rupture avec l’ordre social de communautés politiques (anarchistes au xix^e siècle, courants dits alternatifs récemment).

20Une voie messianico-révolutionnaire (Thomas Münzer, Gracchus Babeuf, Karl Marx) : l’utopie prend place ici dans un calendrier historique, sa réalisation pouvant être annoncée prophétiquement. Le dévoilement de la maquette de la société idéale est inséparable d’une révélation de son avènement futur. La prescience de ce perfectionnement à venir de la société ou de l’humanité, confirmée souvent par une personnalité messianique, autorise dès lors à prendre des dispositions pour le présent, qui peuvent aller jusqu’au déclenchement d’une violence contre l’ordre établi pour préparer l’avènement du monde meilleur (Cohn, 1962). Le millénarisme, en tant que prophétie religieuse relative à l’avènement d’une royauté christique sur terre pour mille ans, après le triomphe avant-coureur des forces du mal (l’Anti-Christ) a ainsi souvent exercé, depuis le Moyen Âge, une puissante attraction sur l’utopie, qui s’est vue, à travers lui, embrayée sur l’histoire révolutionnaire.

21Une voie utopico-ecclésiale (Tommaso Campanella, Thomas More, réductions jésuites au Paraguay) : à la démarche d’altercation avec la société existante, justifiée par l’annonce des changements à venir, s’oppose enfin un modèle d’alternance, selon lequel l’ordre ancien cédera la place un jour encore indéterminable à un ordre nouveau. En attendant, une organisation ecclésiale ou sectaire, selon les cas, est chargée d’entretenir la promesse et de préparer l’avènement d’une ère de justice universelle. De nombreuses communautés d’inspiration utopique se structurent ainsi autour d’une espérance apocalyptique, tout en refusant toute transformation volontariste, voire violente, des conditions présentes du monde. La croyance au monde utopique permet, au contraire, de supporter iréniquement l’existence avec la certitude qu’un autre monde viendra en son heure lui succéder, à l’horizon terrestre (utopisme des pilgrims à la conquête du Nouveau Monde américain) ou sur un plan métempirique.

22Ainsi l’utopisme, dès lors qu’il rencontre la temporalité linéaire de l’histoire collective, se voit contraint de définir l’écart plus ou moins grand qui le sépare de la réalité et l’intervalle de temps qui sépare la perfection modélisée de sa réalisation concrète. Alternative, altercation ou alternance définissent alors autant de formes d’intensité de l’utopie selon qu’elle veut se présentifier totalement, s’incarner progressivement ou demeurer dans une sorte de relation asymptotique avec l’histoire. En tout état de cause, il semble difficile de soutenir, au vu des recouvrements permanents de la littérature utopienne et des pratiques sociales anarchistes, millénaristes ou ecclésiales, que l’utopie est synonyme d’uchronie, c’est-à-dire d’indifférence au temps. S’il est vrai qu’à l’intérieur de la société idéale le temps perd sa puissance de corrosion ou de création, plaçant ainsi les hommes dans une sorte d’éternisation indéfinie, l’utopie se tient, pour ceux qui se la représentent, dans un tel rapport au présent qu’elle finit par jouer le rôle d’un accélérateur d’histoire.

23Ainsi, à travers ces ultimes avatars, se confirme bien que l’utopie constitue une catégorie protéiforme, plastique, rusée, toujours plus complexe que toute définition unidimensionnelle, mais disposant aussi d’un noyau de formes et fonctions invariantes sous ses innombrables expressions hybrides ou contrefaites. L’utopie est en fin de compte tout ce qui ne saurait trouver sa place dans les catégories topiques du langage de la représentation et de l’action.