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Le corps dans tous ses états

 | 
Gilles Boetsch
, 
Dominique Chevé

Apparence et construction du corps

Le corps du Canaque dans le regard des savants (1860-1940)

Joël Dauphiné

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  • 1 C’est en ce sens que nous l’utilisons. Devenu péjoratif, le terme « canaque » a été revendiqué par (...)

1Le mot « canaque », qui signifie « homme » en langue polynésienne, fut d’abord utilisé pour nommer les indigènes de Tahiti et des archipels voisins, dans les années 1840-1850. Il a ensuite été adopté pour caractériser les Néo-Calédoniens, puis, par extension, une partie des Mélanésiens du Pacifique (îles Salomon, Fidji, Nouvelles-Hébrides). Après 1945, avec la décolonisation qui affecte une grande partie de l’aire océanienne, l’usage du mot « canaque » s’est de nouveau réduit aux seuls autochtones de Nouvelle-Calédonie1.

2Par leur regard, c’est-à-dire leur manière de voir, d’observer, d’examiner, de nombreux savants européens eurent l’ambition de rendre le monde plus intelligible, notamment par l’étude des divers peuples extra-européens dont l’existence leur était progressivement révélée. Se voulant objectifs, ils collectèrent des renseignements, des mesures, des objets même, qu’ils classèrent et s’efforcèrent d’intégrer dans une réflexion scientifique portant sur l’ensemble de l’humanité.

3En 1860, la Nouvelle-Calédonie est à peine connue et elle est française depuis sept ans : elle peut donc constituer un champ de recherche privilégié, investi successivement par des craniologues puis par des ethnographes et, dans l’entre-deux-guerres, par des ethnologues. Quel regard ces hommes de science, souvent réputés, portèrent-ils sur les sujets océaniens de la France ? Celui-ci fut-il objectif ?

LE REGARD DES CRANIOLOGUES (1860 – 1880)

  • 2 Rationaliste et républicain, il achèvera une belle carrière au palais du Luxembourg, dans un faute (...)

4Contrairement à leurs collègues anglo-saxons, davantage tournés vers l’anthropologie culturelle, les Français qui se consacrent aux sciences de l’homme sous le Second Empire privilégièrent avant tout l’anthropologie physique. Il est vrai qu’une partie d’entre eux sont des médecins. Tous se rassemblent dans la Société d’anthropologie de Paris, fondée en 1859, autour d’un personnage éminent, Paul Broca. Professeur à la faculté de médecine de Paris et membre, notamment, de l’Académie de médecine, cet auteur fécond rédigea plus de 500 articles ou contributions, parus dans la Revue d’anthropologie, qu’il fonda, et dans le Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, qu’il anima2. Désireux de faire de la craniométrie une science mathématique, Broca inventa plusieurs appareils pour uniformiser les méthodes de mesure.

  • 3 Dans la première moitié du xixe siècle, on avait d’abord affirmé que les hommes appartenaient à de (...)

5Il serait anachronique de ne pas replacer les idées de ces hommes de science dans l’ambiance intellectuelle de leur époque. Croyant à l’idée de progrès de l’humanité, ils adhérèrent largement à l’évolutionnisme, avant même que celui-ci ne soit officiellement formulé par Darwin (De l’origine des espèces, 1859). Positivistes, ils s’attachent à transposer dans les sciences humaines les méthodes de classement et de comparaison employées dans les sciences de la nature, comme la botanique ou la zoologie. Persuadés de, ou résignés à l’idée de l’unité de la nature humaine3, ils se partageaient encore entre monogénistes ou polygénistes, mais ils demeuraient tous convaincus de l’inégalité et de la distance entre les races, ainsi que de leur hiérarchie : le noir d’Afrique, Hottentot ou Cafre, comme l’aborigène d’Australie sont invariablement considérés comme des êtres inférieurs.

6Hommes de cabinet, les craniologues ne fréquentent pas le terrain : ils sont donc tributaires des bonnes volontés (médecins de marine, militaires, fonctionnaires civils, missionnaires, etc.) qui recueillent pour eux les éléments nécessaires à leurs études. Tout juste française, la Nouvelle-Calédonie devint ainsi un champ d’investigation privilégié, la collecte de matériaux humains visant justement à confronter les intuitions et les quasi-certitudes de nos savants.

7Au début de l’année 1860, les membres de la Société d’anthropologie de Paris eurent la bonne fortune de disposer de deux spécimens néocalédoniens vivants, deux jeunes sujets du sud de la Grande-Terre embarqués à Port-de-France (Nouméa) en octobre 1859 pour être « examinés à Paris ». Exhibés dans plusieurs salons parisiens, où ils firent sensation, ils durent aussi satisfaire la curiosité des hommes de science. Instruits dans la religion catholique et dûment baptisés, ils allaient être rapatriés dans leur archipel lointain quand ils moururent : la science s’empara définitivement de leurs corps.

  • 4 Broca présente ces deux têtes dans la séance du 23 octobre 1879 (BSAP, 1879, p. 616-618). Qu’est-i (...)

8À l’occasion, les membres de la SAP purent également étudier plusieurs têtes entières de Canaques, transportées avec soin et conservées dans l’alcool phéniqué. Elles appartenaient à des chefs de tribus révoltés, comme Candio en 1859 et surtout Ataï et son sorcier4, principaux responsables de la grande révolte canaque de 1878.

  • 5 Bourgarel émet cependant quelque regret : il n’a pu récolter des squelettes entiers car les canaqu (...)

9Faute de mieux, ce furent cependant les crânes qui constituèrent le matériau exotique quasi exclusif des savants du Second Empire, quitte au besoin à cautionner le pillage des cimetières. Particulièrement hardi, le chirurgien de marine Bourgarel réussit à s’emparer d’une quarantaine de crânes canaques au pic des Morts, à l’entrée du port de Kanala, sur la côte Est, au risque de susciter une révolte parmi les indigènes qui étaient pourtant nos alliés5. Dès 1861, une cinquantaine de crânes était à Paris ou à Caen entre les mains des savants. Vingt ans plus tard, ce chiffre avait triplé.

10L’étude minutieuse de ces différents matériaux humains a permis une meilleure connaissance de l’anatomie du Néo-Calédonien.

  • 6 BSAP. séance du 19 avril 1866. Dans son livre, L’Espèce humaine. De Quatrefages affirme qu’il est (...)

11Le Canaque est d’abord reconnu comme un être humain. Est-il pour autant tout à fait un homme ? Certains l’affirment, d’autres en doutent. De Quatrefages, un monogéniste, se montre catégorique : le « nègre d’Océanie », quoique jugé inférieur, comme tous les sauvages, est bien un homme, car il est capable d’éprouver des sentiments religieux et il se montre accessible à la morale6. En revanche, pour Abel Hovelacque, un linguiste, le canaque ne saurait être un homme parfaitement accompli : antithèse du civilisé, il lui paraît beaucoup plus proche des singes que des hommes. Broca, polygéniste modéré, hésitait : finalement convaincu que le métissage entre Européens et « négresses océaniennes » était possible, qu’il n’existait donc pas de barrière biologique entre les Néo-Calédoniens et les Blancs, il consentit à concéder au canaque une totale humanité.

  • 7 Bourgarel, en 1860, n’avait pas effectué moins de 31 mesures sur chacun de ses crânes néo-calédoni (...)
  • 8 Séance de la SAP du 28 février 1869.
  • 9 Séance de la SAP du 21 juillet 1881. Cette insistance sur la dentition du Canaque, qui suggère cla (...)

12Aux yeux de tous, le Canaque était cependant considéré comme un être très primitif, estimé proche de l’animalité. Des dizaines de critères, soigneusement choisis, semblaient l’attester: le poids et les circonvolutions du cerveau, la capacité de la boîte crânienne, les indices faciaux ou céphaliques, le prognathisme, l’emplacement du trou occipital, la longueur des membres, etc.7. N’était-il pas d’ailleurs un redoutable anthropophage ? Ne se déplaçait-il pas quasiment nu, au mépris de tout sentiment de pudeur, croyait-on ? Presque toujours le Canaque était estimé proche de l’aborigène australien, à qui, jusque-là, était réservé le degré inférieur de l’espèce humaine. Citons au hasard Magitot, qui avançait que les Australiens et les Néo-Calédoniens avaient des dents relativement énormes, « plus voisines de celles de certains simiens que de celles des races supérieures8 ». Ou encore Fontan qui, dans une modeste communication sur l’existence de dents supplémentaires chez les Néo-Calédoniens, en déduisait que ce fait ( ?) constituait « un phénomène d’atavisme qui doit abaisser encore (...) le niveau de la race néo-calédonienne9. »

13De fait, le canaque semblait, comme l’aborigène australien, représenter un état antérieur de l’humanité. Grâce aux progrès de la paléontologie, à la découverte des hommes de Neandertal (1856-1857), puis de Cro-Magnon (1858), on pouvait désormais les comparer aux hommes-fossiles. Dès lors, n’étaient-ils pas les précurseurs de l’homme moderne ? Ne constituaient-ils pas le fameux chaînon manquant entre Hommes et Grands Singes que recherchaient obstinément de nombreux savants ? Hovelacque le crut et fut assez persuasif pour en convaincre la plupart de ses contemporains.

  • 10 Le dernier représentant de la race tasmanienne – une femme en l’occurrence -ne s’était-il pas effe (...)

14Considéré comme très primitif, le Canaque semblait voué à disparaître rapidement au contact des « races supérieures ». Il était donc indispensable de recueillir, avant qu’il ne soit trop tard, le maximum de traces de sa présence10.

LE REGARD DES ETHNOGRAPHES (la période 1880 – 1920)

15Plus discrets, les ethnographes eurent également pour ambition de mesurer, de classer et de comparer. Fréquemment collectionneurs, ils n’hésitèrent plus à se rendre sur le terrain pour collecter les objets de la vie matérielle des populations exotiques dont ils s’employaient à établir le degré d’avancernent, en référence, bien sûr, à la civilisation européenne qui demeurait l’insurpassable modèle.

16Les conditions de la vie intellectuelle se transformaient imperceptiblement. L’expansion coloniale, à son apogée, permit d’élargir considérablement le champ du savoir, tant sur le plan géographique, avec la réduction des terrae incognitae d’Afrique ou d’Océanie, que dans le domaine historique, du fait notamment des progrès de la paléontologie.

17Les grands paradigmes de la craniologie perduraient. L’unité de la nature humaine n’était pas remise en cause, d’autant que les monogénistes l’emportaient sur leurs rivaux polygénistes dans les années 1880. L’évolutionnisme unilinéaire n’était pas sérieusement contesté. Quant à la hiérarchie des races ou des cultures, elle était encore admise par tous.

  • 11 Dans La Société archaïque, 1877. Pionnier de l’enquête de terrain, l’Américain Morgan est égalemen (...)

18La réflexion anthropologique s’affinait. Après 1880, l’anthropologie physique perdit une partie de sa crédibilité, étalant ses contradictions et montrant ses limites, même si elle trouvait davantage d’écho dans la communauté scientifique, du fait notamment de l’influence anglo-saxonne. De plus en plus d’ethnographes se ralliaient volontiers à la théorie des âges ou des stades systématisée et popularisée par Morgan11 : l’humanité était censée passer de la sauvagerie à la barbarie avant de pouvoir accéder à la civilisation.

19Pour étayer et justifier cette approche théorique, il devenait indispensable de collecter et de montrer des objets, témoignages tenus désormais pour essentiels des cultures des peuples non européens.

  • 12 La collecte demeurait aléatoire et sélective : constituée surtout d’objets jugés spectaculaires et (...)

20Les missionnaires et les colons établis en Nouvelle-Calédonie, ainsi que les fonctionnaires civils ou militaires qui étaient simplement de passage dans l’archipel, s’attachèrent à recueillir de nombreux objets canaques. Ils s’intéressaient toujours aux crânes, mais de façon moins passionnelle et moins exclusive. Ils rassemblèrent également des masques et des armes (sagaïes, casse-tête, etc.) ou des sculptures de bois comme les flèches faîtières, les talés ou chambranles de porte, les statuettes12. Quelques-uns ne dédaignèrent pas les objets plus humbles de la vie quotidienne.

  • 13 L’important ouvrage d’Hamy et d’Armand De Quatrefages, Crania ethnica, paru en 1882, reprenait et (...)
  • 14 Voir Nelia Dias, dans « Séries de crânes et armée de squelettes : les collections anthropologiques (...)

21Deux lieux privilégiés rassemblèrent les divers objets canaques ainsi recueillis. La galerie anthropologique du Muséum d’histoire naturelle présenta essentiellement des crânes de provenance diverse. D’abord entassés, ceux-ci furent progressivement classés à partir de 1872, sous l’impulsion d’un grand conservateur, Hamy13. La présentation obéissait encore à un schéma linéaire14 : l’entrée de la galerie était réservée aux races considérées comme les plus primitives, donc aux Australiens et aux Néo-Calédoniens, et la visite s’achevait par la montre d’exemplaires des « races supérieures ».

  • 15 De 1896 à 1910, selon Nelia Dias dans son livre Le Musée d’ethnographie du Trocadéro (1878-1908), (...)

22Dans le Musée d’ethnographie du Trocadéro, inauguré en 1878, les objets canaques exposés étaient plus variés : aux inévitables crânes s’ajoutaient de nombreuses armes, des flèches faîtières, quelques masques ou statuettes. Intégrés dans les collections océaniennes, ils occupèrent d’abord le vestibule d’entrée conduisant aux salles du premier étage, sur un espace réduit. Signe des temps, le réaménagement de 1889 vit s’imposer la classification géographique. La salle qui leur était réservée avait été désormais reléguée au second étage, avant d’être fermée pendant plusieurs années15, faute de crédits. Les objets néo-calédoniens, ainsi marginalisés, étaient en outre exposés au milieu d’autres objets mélanésiens ou même polynésiens, sans que l’étiquetage, fréquemment défectueux, ne permette toujours de distinguer la provenance de chacun. L’abondance des armes, disposées en panoplies ou en trophées, était quand même là pour suggérer la « sauvagerie » d’un peuple réputé particulièrement belliqueux.

23Tous ces objets ne présentaient guère d’intérêt pour eux-mêmes : ils étaient simplement regardés comme les premiers balbutiements d’une activité qui ne s’épanouit vraiment et ne devient remarquable qu’avec la production européenne.

24Il manquait encore aux Canaques un ethnographe qui s’intéressât spécifiquement à eux. Cette lacune fut comblée par un Suisse, Fritz Sarasin.

  • 16 Membre de la commission suisse pour la protection de la nature, il participa à la création du parc (...)

25Né à Bâle en 1859, dans une famille protestante très aisée, Fritz Sarasin s’intéressa aussi bien aux sciences de la nature (zoologie, botanique) qu’à celles de l’homme (anatomie, paléontologie, anthropologie), au cours de longues études menées à Genève, Bâle, Wützburg puis Berlin. Jeune encore, il se rendit à Ceylan, dès 1883, puis aux Célèbes16.

26Son séjour en Nouvelle-Calédonie dura quinze mois, de février 1911 à mai 1912, au cours duquel, en compagnie du zoologue Jean Roux, il fit de longues étapes en brousse, stationnant notamment dans le Nord (Oubatche), sur la côte est (Canala) et aux îles Loyautés (Maré, Lifou). Il ne connaissait pas les langues néo-calédoniennes et ne chercha pas d’ailleurs à les apprendre, mais ils s’intéressa aux hommes, prenant de nombreux clichés et multipliant les mensurations. Surtout il se pencha sur les objets et les techniques canaques qu’il entreprit de répertorier et de relier à leurs auteurs et à leurs utilisateurs. Il s’attacha également à la botanique et à la zoologie de l’archipel.

  • 17 Sept volumes ainsi parus de 1913 à 1926 sous le titre de Nova Calédonia.
  • 18 « L’anthropologie ». p. 193 et sq. Les citations qui suivent sont issues de cet article.

27Les résultats de son séjour constituent une importante somme ethnographique, progressivement publiée après son retour en Europe17. Ses typologies, ses planches, ses photographies, les objets rapportés sont précieux et représentent le premier bilan raisonné des connaissances sur la culture matérielle des Canaques. Toutefois, arguant du caractère, qu’il estimait fruste, de l’outillage canaque, Sarasin en déduisit que le Néo-Calédonien n’était qu’un primitif, et, dans ses travaux d’anthropologie, il s’efforça d’étayer son intuition. Un article, publié en 1924, « Sur les relations des Néo-Calédoniens avec le groupe de l’homo neanderthalis18 », permit au naturaliste suisse de préciser ses idées. Après un minutieux examen des principales caractéristiques anatomiques du Néo-Calédonien, Sarasin ne craint pas de conclure que « les Canaques se rapprochent davantage du groupe néandertalien que ne le font les Européens et autres races “supérieures” et qu’ils sont dans l’ensemble de leur morphologie, décidément plus primitifs que tous les squelettes fossiles de l’Homo sapiens trouvés jusqu’à ce jour sur le sol européen ». Le Néo-Calédonien ne lui paraît pas être un descendant direct de l’homme de Neandertal, car il le classe quand même parmi les homo sapiens dont il est cependant, avec les Australiens, Tasmaniens ou autres Mélanésiens, le plus primitif des représentants. Toutefois, le prognathisme très prononcé du Canaque ou « la conformation bien plus simiesque du squelette nasal » lui paraissant être des « caractères plus primitifs que ceux du groupe de Neandertal », il émet l’hypothèse de l’existence d’une « souche prénéandertaloïde », dont « les Néo-Calédoniens sont assurément bien plus rapprochés que les races humaines dites supérieures ».

28Apparemment, les craniologues du Second Empire avaient encore des disciples.

LE REGARD DES ETHNOLOGUES (VERS 1920 – 1940)

29L’évolutionnisme unilinéaire, caractéristique du xixe siècle, est de plus en plus vivement contesté au nom du diffusionnisme, du fonctionnalisme (Les Argonautes du Pacifique de Malinovski, 1922) ou encore du relativisme culturel (Boas), mais il imprègne encore largement les esprits en France. Le rationalisme est également battu en brèche : l’étude de la conscience, des phénomènes religieux et des mentalités se développe. Les sciences sociales s’individualisent : c’est notamment le cas de la psychologie, de la sociologie avec Durkheim et Mauss, ou encore de l’ethnologie, qui, vouée à l’analyse des cultures des peuples « primitifs », ne s’institutionnalise que dans les années 1920.

  • 19 Sa notoriété et son engagement politique lui valurent d’obtenir, du Cartel des gauches, la créatio (...)
  • 20 Cet auteur fécond ne consacra pas moins de six volumes à cette réflexion, dont Fonctions mentales (...)

30Cette dernière discipline est dominée par un homme, aujourd’hui oublié et discrédité, Lucien Levy-Bruhl. Cet ancien normalien, agrégé de philosophie, professeur à la Sorbonne et membre de l’Académie des sciences morales et politiques19, s’attacha surtout à étudier le mode de pensée des sociétés « primitives20 », qu’il qualifia de prélogique, puis de mystique, en l’opposant au rationalisme moderne. Pour lui, le primitif n’a pas de conscience individuelle et il demeure insensible aux principes de contradiction et d’impossibilité.

  • 21 Ceux-ci fournirent la matière de plusieurs livres, dont Notes d’ethnologie néo-calédonienne ( 1930 (...)

31C’est dans ce contexte que s’épanouit la réflexion et l’œuvre de Maurice Leenhardt, reconnu comme l’« ethnologue des Canaques ». Pasteur protestant envoyé en Nouvelle-Calédonie par la Société des missions évangéliques de Paris, Leenhardt séjourna plus de vingt ans dans l’archipel, de 1902 à 1926. Installé sur la côte Est de la Grande Terre, près de Houaïlou, il apprit la langue des indigènes de la région et ne cessa de s’intéresser à toutes les manifestations de la culture canaque, y compris les mythes et les récits que lui narraient ses informateurs. À maintes reprises, il n’hésita pas à prendre la défense des Canaques auprès de l’administration, au risque de déplaire fortement à la plupart des Européens présents dans l’archipel. Rentré définitivement en métropole, il commença une carrière d’ethnologue, qui fut d’autant plus féconde qu’elle était nourrie par une masse impressionnante de matériaux21 accumulés pendant son long séjour aux antipodes. Lié à Levy-Bruhl et à Paul Rivet, il obtint également d’enseigner à l’École pratique des hautes Études et à l’École des langues orientales.

  • 22 Leenhardt estimait que la pensée canaque était mythique plutôt que mystique ou prélogique. Voir, à (...)

32Libéral et généreux, Leenhardt n’a pourtant pas su se libérer de l’évolutionnisme intellectuel de son ami Levy-Bruhl, dont il ne partageait pas toutes les idées22 mais dont il utilisait fréquemment le vocabulaire, au risque d’en être parfois contaminé.

33Acceptant les appréciations de Sarasin, Leenhardt concède à son tour que le Néo-Calédonien est bien, sur le plan anatomique, un être très primitif, écrivant encore, en 1947, dans son dernier livre, Do kamo :

« L’anthropologie a montré comment le Néo-Calédonien a, dans sa structure physique, son squelette et ses muscles, des détails qui rappellent ceux de l’homme de Neandertal et sont parfois plus primitifs que ceux de cet homme de la préhistoire. Leur mâchoire carrée, leurs orbites, leurs pieds avec les orteils recourbés – ce qui explique pourquoi aujourd’hui ils frappent le ballon de football avec les doigts sans se les fouler-, maintes autres particularités ont amené Sarasin à voir en eux un groupe divergent de celui qui aboutit à l’homo sapiens. »

  • 23 Citation extraite d’un article, publié en 1921 dans la revue Le Christianisme social sous le titre (...)

34Sur le plan moral, ce n’était guère mieux, selon Leenhardt, qui déniait toute conscience individuelle au Canaque vivant dans l’archipel avant l’arrivée des Blancs : « C’est un état de demi-vie dans lequel il végète, une tradition qui se continue par force d’inertie, une société moitié animale, moitié humaine, à l’âge de pierre, et qui n’évolue pas23. »

35Tout en dénonçant ce qu’il estime être les insuffisances de la mentalité archaïque ou primitive, Leenhardt insiste cependant sur le fait que le Canaque recèle en lui de réelles potentialités. Contrairement à beaucoup de ses contemporains, il ne croit pas à « la déchéance irrémédiable d’une race inassimilable » ; il est même persuadé que, « sous l’écorce sauvage du Canaque, les virtualités existent ». À charge pour le missionnaire de l’éduquer : grâce à la religion, le sauvage commence à devenir un homme ; avec l’éducation, « toute petite, toute humble », la société sauvage devient une société moderne, les progrès sociaux du canaque accompagnent les progrès de sa conscience.

36Il fallait donc d’autant mieux protéger et aimer l’indigène de Nouvelle-Calédonie qu’il était plus primitif et plus vulnérable que beaucoup d’autres.

  • 24 Voir G.-H. Luquet, « L’art néo-calédonien », Travaux et mémoires de l’Institut d’Ethnologie, Paris (...)

37Les craniologues s’intéressèrent avant tout à l’aspect physique du Canaque. Les ethnographes pour leur part examinèrent plutôt sa culture, détaillant, classant et comparant techniques et productions. Quant aux ethnologues, ils s’attachèrent davantage à étudier sa supposée mentalité. Tous, à des degrés divers et avec une parfaite bonne foi, insistèrent sur la prétendue primitivité du Néo-Calédonien qui, présenté comme un sauvage dès les années 1860, n’a pas cessé d’être regardé comme tel pendant quatre-vingts ans, malgré quelques modestes tentatives pour réhabiliter sa culture ou son art24. Alors que les Noirs d’Afrique avaient progressivement perdu leur « sauvagerie » à la faveur de leur participation à la Grande Guerre, en évoluant du statut de « brute » à celui de « grand-enfant », les « nègres d’Océanie » ne bénéficièrent pas de cette relative promotion (voir fig. 1). Plus que jamais, le Mélanésien demeure aux antipodes de l’Européen.

38Le regard des savants a ainsi contribué à la construction et à la consolidation de stéréotypes particulièrement négatifs à l’encontre des Kanaks. Prisonniers d’une pensée typologique et hiérarchique, victimes de leurs préjugés aussi, ces hommes de science ont choisi, trié, structuré leurs informations, leurs intuitions ou leurs représentations pour justifier des distances biologiques qu’ils ont cru bon d’amplifier. Assurément leur regard ne fut ni objectif, ni scientifique : intégré dans un discours idéologique, il put à l’occasion servir à légitimer le racisme et à cautionner le colonialisme ambiants.

39Même si, depuis 1945, ce regard s’est radicalement transformé, est-il sûr pour autant que le stéréotype du Canaque « être primitif et dégradé » ait totalement disparu dans l’imaginaire occidental ? Nous aimerions le croire, mais nous nous garderons de l’affirmer.

Fig. 1. Groupe de Canaques (îles Loyalty)
Anonyme. S.l.n.d. (autour de 1900). Coll. personnelle G. Boëtsch.

Notes

1 C’est en ce sens que nous l’utilisons. Devenu péjoratif, le terme « canaque » a été revendiqué par le mouvement indépendantiste, au prix d’un changement orthographique : le canaque est devenu un Kanak.

2 Rationaliste et républicain, il achèvera une belle carrière au palais du Luxembourg, dans un fauteuil de sénateur (A. Ruscio, Le Credo de l’homme blanc. Éd. Complexe, 1996, p. 32).

3 Dans la première moitié du xixe siècle, on avait d’abord affirmé que les hommes appartenaient à des espèces distinctes, aux États-Unis, notamment. Progressivement, on avait dû convenir qu’ils ne formaient qu’une seule espèce, mais la notion de distance au sein de l’espèce persistait.

4 Broca présente ces deux têtes dans la séance du 23 octobre 1879 (BSAP, 1879, p. 616-618). Qu’est-il advenu de ces horribles trophées ? À ce jour, nul ne le sait avec certitude.

5 Bourgarel émet cependant quelque regret : il n’a pu récolter des squelettes entiers car les canaques avaient la détestable habitude de séparer la tête du tronc de leurs morts...

6 BSAP. séance du 19 avril 1866. Dans son livre, L’Espèce humaine. De Quatrefages affirme qu’il est possible à un « nègre » de s’élever dans « l’échelle de la civilisation », car les inégalités qu’il décèle ne lui paraissent pas définitives. Contrairement à beaucoup de ses contemporains, il ne croit pas à la corrélation entre données physiques et intellectuelles et il n’hésite pas à l’écrire.

7 Bourgarel, en 1860, n’avait pas effectué moins de 31 mesures sur chacun de ses crânes néo-calédoniens. Douze ans plus tard, Bertillon, examinant les crânes du musée de Caen, avait multiplié par 4 le nombre de ses mensurations (Revue d’anthropologie, 1872, p. 250).

8 Séance de la SAP du 28 février 1869.

9 Séance de la SAP du 21 juillet 1881. Cette insistance sur la dentition du Canaque, qui suggère clairement l’anthropophagie, témoigne du lien établi par de nombreux savants de l’époque entre les caractères physiques et les faits culturels.

10 Le dernier représentant de la race tasmanienne – une femme en l’occurrence -ne s’était-il pas effectivement éteint en 1877 ?

11 Dans La Société archaïque, 1877. Pionnier de l’enquête de terrain, l’Américain Morgan est également considéré comme un des fondateurs de l’anthropologie sociale pour sa description minutieuse des systèmes de parenté.

12 La collecte demeurait aléatoire et sélective : constituée surtout d’objets jugés spectaculaires et dignes d’intérêt, elle était loin d’être représentative d’une culture.

13 L’important ouvrage d’Hamy et d’Armand De Quatrefages, Crania ethnica, paru en 1882, reprenait et détaillait cette classification muséale dans son étude des races humaines.

14 Voir Nelia Dias, dans « Séries de crânes et armée de squelettes : les collections anthropologiques en France dans la seconde moitié du xixe siècle », article paru dans Histoire de l’Anthropologie : hommes, idées, moments (Blanckaert. Ducros, Hublin). Bulletins et Mémoires de la SAP, année 1989, 3-4. Les collections de crânes traduisaient les conceptions hiérarchiques et racialistes du xixe siècle : éléments de base des études scientifiques, elles étaient également des pièces de démonstration et de justification des résultats.

15 De 1896 à 1910, selon Nelia Dias dans son livre Le Musée d’ethnographie du Trocadéro (1878-1908), Éd. du CNRS, 1991.

16 Membre de la commission suisse pour la protection de la nature, il participa à la création du parc national des Grisons (en 1910 !) et il fut le maître d’œuvre d’un grand musée d’ethnographie dans sa ville natale.

17 Sept volumes ainsi parus de 1913 à 1926 sous le titre de Nova Calédonia.

18 « L’anthropologie ». p. 193 et sq. Les citations qui suivent sont issues de cet article.

19 Sa notoriété et son engagement politique lui valurent d’obtenir, du Cartel des gauches, la création de l’Institut d’ethnologie de l’Université de Paris, dont le secrétariat général fut assuré par Mauss et par Paul Rivet.

20 Cet auteur fécond ne consacra pas moins de six volumes à cette réflexion, dont Fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1910), La Mentalité primitive (1922). L’Âme primitive (1927) et La Mythologie primitive (1935).

21 Ceux-ci fournirent la matière de plusieurs livres, dont Notes d’ethnologie néo-calédonienne ( 1930). Gens de la Grande-Terre (1937) et Do kamo. Personne et mythe dans le monde mélanésien (1947).

22 Leenhardt estimait que la pensée canaque était mythique plutôt que mystique ou prélogique. Voir, à ce propos, le livre de J. Clifford, Personne et mythe : Maurice Leenhardt en Nouvelle-Calédonie, Éd. J.-M. Place, 1987. Leenhardt eut la joie d’éditer en 1949 Les Carnets de Lucien Lévy-Bruhl, œuvre dans laquelle le philosophe se ralliait partiellement à ses idées.

23 Citation extraite d’un article, publié en 1921 dans la revue Le Christianisme social sous le titre « Expériences sociales en terre canaque » repris quarante ans plus tard dans Le Monde non chrétien, avec un nouveau titre plus évocateur : « De la gangue tribale à la conscience morale en Nouvelle-Calédonie »... L’idée de mission, religieuse ou laïque – apporter Dieu ou le Progrès –, demeurait fondée sur la supériorité du missionnaire seul détenteur de la Vérité.

24 Voir G.-H. Luquet, « L’art néo-calédonien », Travaux et mémoires de l’Institut d’Ethnologie, Paris, 1926.

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Caption Fig. 1. Groupe de Canaques (îles Loyalty)Anonyme. S.l.n.d. (autour de 1900). Coll. personnelle G. Boëtsch.
URL http://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/1945/img-1.jpg
File image/jpeg, 390k

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