Les réseaux de sociabilité
p. 121-127
Note de l’éditeur
Inédit
Texte intégral
1Définis en termes de contacts, d’échanges, de relations entre un ensemble d’acteurs, les « réseaux de sociabilité » présentent les caractéristiques générales des « réseaux sociaux ». Comme ceux-ci, ils ont pour trame une série d’interactions de formes diverses et sont centrés sur les relations – non sur les attributs individuels ou collectifs. Ils fournissent la matière d’un important chapitre de la sociologie, où ils sont opposés aux « réseaux physiques » sans égards aux lieux ou cadres de sociabilité que ces derniers peuvent faire naître, tels les wagons-bars ou les buffets de gare pour le réseau ferroviaire. Appliquées indifféremment à toutes sortes d’objets – administration, entreprise, association, cercle familial, groupe d’amis, etc. – les deux premières expressions se distinguent cependant par l’accent inégalement mis, d’une part sur la structuration et la régulation des relations en question, d’autre part sur la disposition à s’engager plus ou moins fortement dans les relations publiques, c’est-à-dire sur la sociabilité. On suivra donc Michel Forsé1 dans sa distinction de deux types de réseaux : ceux dont l’organisation est constituée (organisation au sens habituel, par exemple une entreprise) et ceux dont l’organisation ne l’est pas (réseau au sens où l’on parle d’un réseau d’amis). Dans ce dernier cas, on observe une moindre spécialisation des rôles, des liens essentiellement informels, l’absence de frontières nettement tracées, l’inexistence d’une coordination explicitement réglementée.
Un objet d’étude ancien : entre sociologie, histoire et psychologie sociale
2Aussi bien dégagés de l’utilisation idéologique qu’on en a pu faire – en rapportant leur déploiement au démantèlement des classes sociales –, que des usages métaphoriques souvent sommaires auxquels ils ont donné lieu, les réseaux de sociabilité relèvent désormais d’approches autant quantitatives que qualitatives, et d’analyses statistiques ordonnées à un nouveau paradigme*, l’analyse structurale. Au cours des précédentes décennies, l’examen des structures de relation entre acteurs et celui des propriétés structurelles des groupes sociaux a suscité des études qui se sont multipliées en Amérique du Nord et en Europe. Ces travaux trouvent leurs fondements théoriques dans la sociologie classique : l’œuvre de Georg Simmel au premier chef, mais aussi celles d’Émile Durkheim, de Gabriel Tarde et de Max Weber. La théorie de graphes, la sociométrie ou la notation algébrique donnent leur armature méthodologique aux techniques qui y sont utilisées et aux modélisations proposées. Les applications qu’ils renferment ont trait à la quasi-totalité des domaines de la vie sociale ; elles portent aussi bien sur les réseaux de politique publique que sur l’entraide au sein de la famille.
3Historiquement, les réseaux de sociabilité trouvent leurs illustrations majeures, dans le monde rural avec les communautés villageoises, dans le monde urbain avec les corporations et surtout le compagnonnage. L’historiographie s’est classiquement appliquée à décrire les manifestations de la sociabilité des classes laborieuses, des sociétés de secours mutuels aux syndicats modernes. Elle s’est plus tardivement intéressée à la sociabilité bourgeoise dont les loges et les cercles constituent les principaux réseaux. Maurice Agulhon (1977) en a, le premier, parfaitement souligné les traits distinctifs. Cependant, le fait dominant de l’évolution des sociétés occidentales est la réduction de l’écart qui initialement sépare le comportement des couches supérieures de celui des masses populaires : c’est ce qu’expose Norbert Elias (1939). La théorie qu’il développe de la substitution de l’auto-contrainte à la contrainte sociale intéresse le fonctionnement des réseaux de sociabilité, dans la mesure où elle éclaire le double processus, de psychologisation et de rationalisation, qui s’engage à partir du moment où la pulsion cède la place au calcul.
4Une nouvelle psychologie collective prend forme alors, avec l’art d’observer les individus en fonction de leur insertion sociale. L’attention sourcilleuse portée aux bonnes manières, le mépris dont on accable celui qui commet une faute de goût, ont pour origine l’intériorisation des tensions que l’on ne peut plus réduire par le recours à la violence. Le geste l’a cédé à la parole. Une constellation de vocables se dessine ici – civilité, politesse, courtoisie, urbanité, tact, convenances, etc.– qui désignent une sociabilité déliée de références matérielles. G. Simmel l’a conceptualisée dans son texte sur la Geselligkeit en 1918. G. Tarde (1901) en a donné un échantillon dans son étude sur la conversation. « Mère de la politesse », celle-ci crée entre les causeurs une égalité fictive, mais elle est au fond discriminante par les sujets (professionnels et familiaux, ou bien politiques et généraux).
Les orientations contemporaines
5Les travaux contemporains consacrés aux réseaux de sociabilité se répartissent en deux groupes inégaux. Les uns, d’orientation empirique*, s’attachent au contenu des transactions (échanges d’informations, de biens, de services, échanges d’ordre affectif), à la position des acteurs, aux normes régissant les connexions ; les autres, d’inspiration plus théorique, aux formes que ces échanges revêtent. Les premiers, les plus nombreux, se rattachent à l’École de Chicago ou à l’interactionnisme anglo-saxon. Les seconds se réclament de la sociologie formelle de Simmel, attentive aux formes ludiques et esthétiques de la socialisation. Les enquêtes sur les contenus des échanges (celles périodiquement réalisées par l’INSEE, en particulier), permettent de voir comment la nature et le volume des relations de sociabilité sont affectés par des facteurs sociodémographiques (l’âge, le sexe l’appartenance sociale, le lieu de résidence, etc.). Elles nous renseignent sur la fréquence des contacts, les relations familiales, amicales, de voisinage au sein d’un groupe ou d’une population plus ou moins étendue. Les relations entre unités d’observation donnent lieu à la description formelle de réseaux – personnel et social – et posent la question de leur transitivité : « À partir de quel nombre d’intermédiaires les amis de mes amis cessent-ils d’être mes amis ? »
6Un réseau de sociabilité ne se réduit cependant pas à une simple somme de relations sociales. Sa structure doit être à la fois envisagée comme contrainte formelle et effet émergent d’interactions. C’est une construction qu’il convient de distinguer d’autres agencements d’éléments, tels les appareils, ou types d’alliance répertoriés par Vincent Lemieux (voir son article supra). Cercles sociaux et appartenances multiples, centralité et périphérie, transversalité des relations de sociabilité composent quelques uns des intitulés sous lesquels cette construction peut être abordée. Il revient à Mark Granovetter2, d’avoir distingué les liens forts (fréquence des contacts, prédominance des affinités électives, intensité émotionnelle élevée) et les liens faibles propices à l’ouverture sur l’extérieur. Il en administre la preuve avec les informations sur les emplois disponibles qui transitent essentiellement par ces liens faibles. Les trous structuraux (absence de relations entre deux personnes liées à ego) dans le réseau personnel garantissent effectivement l’autonomie de l’individu. On notera enfin qu’à l’étude des différentes relations de sociabilité est associée celle des ressources relationnelles, constitutives du capital social.
Bibliographie
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Références bibliographiques
Agulhon, M., Le cercle dans la France bourgeoise, Paris, A. Colin, 1977.
Degenne, A., Forsé, M., Les réseaux sociaux – Une analyse structurale en sociologie, Paris, A. Colin, 1994.
Forsé, M. (dir.), « Les réseaux sociaux », L’Année sociologique, vol. 47, no 1, 1997.
10.1515/9783111629902 :Simmel, G., Grundfragen der Soziologie, 1918, (trad. Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, 1981).
Tarde, G., L’opinion et la foule, Paris, Alcan, 1901.
Elias, N., Über den Progress des Zivilisation, 1939, (trad. La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975).
Notes de bas de page
Auteur
Professeur émérite à la Sorbonne (Université Paris-Descartes) et président du comité de L’Année sociologique.
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