Les réseaux en utopie
p. 33-44
Note de l’éditeur
Inédit
Texte intégral
1Qu’en est-il des réseaux dans ce lieu qui ne figure sur aucune carte et dont le nom même signifie « nulle part » ? N’est-ce point un anachronisme que d’évoquer les « réseaux » en visitant diverses utopies élaborées bien avant que les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ne se déploient, à la fois, dans la vie quotidienne de chacun et sur toute la surface du globe ?
Réseau ou rhizome
2Le mot « réseau », en français, se disait « rets » au Moyen Âge et dérivait du latin rete, is, aux origines obscures. Il désignait un filet pour attraper des oiseaux ou du petit gibier ; on disait aussi « resel » qui donnera « résille » (tissu réalisé à partir de petites mailles). Ce n’est qu’au xviiie siècle que le terme de « réseau » est utilisé dans le vocabulaire médical au sens d’un « entrelacement de nerfs, de vaisseaux où le sang circule1 » et au xixe siècle qu’il s’applique aux relations qu’entretiennent les membres d’une organisation clandestine, tout comme à une surface striée (« réseau cristallin »). Par analogie, tout ensemble de voies de communication constitue un réseau. Ainsi, le chemin de fer est un réseau ferré, les lignes de téléphone forment le réseau des abonnés, etc. Généralement le réseau peut être cartographié ; il possède à la fois un départ (une origine, la « tête » du réseau) et une arrivée (le terminus) et se distingue en cela du rhizome, qui caractérise une figure proliférante, sans commencement et sans fin.
3Le latin rhizoma vient du grec rhizoun, « enraciner » ; il est vraisemblablement proposé par le botaniste britannique J. B. K. Gawler (1764-1842) en 1804 pour nommer une tige rampante qui foisonne dans tous les sens, aussi bien souterrainement que de manière aérienne. Ce sont les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari qui dotent ce mot de « rhizome » d’un contenu théorique dans Mille plateaux (1980). Ils notent à son propos : « Il n’est pas un multiple qui dérive de l’un, ni auquel l’un s’ajouterait (n + 1). Il n’est pas fait d’unités, mais de dimensions ou plutôt de directions mouvantes. Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. » (p. 31) Ils l’opposent à l’arbre, bien enraciné, qui cherche à se reproduire et qui accroît ses embranchements au fur et à mesure de sa croissance en s’élançant dans le ciel, vers le soleil. À leurs yeux le rhizome n’est ni généalogique, ni strictement territorialisé, ni centré ; il « procède par variation, expansion, conquête, capture, piqûre » (p. 32). Les utopies écrites ou pratiquées admettent-elles l’une ou l’autre figure ou bien aucune ? Si l’utopie est un genre littéraire qu’invente Thomas More en publiant Utopia en 1516, les utopies sont aussi nombreuses que variées et seule leur constitution requiert trois ingrédients obligatoires : une critique radicale de leur société, la description d’une contresociété visant au bonheur des habitants et une inscription territoriale (une ville circulaire pour La cité du soleil de Tommaso Campanella, un habitat dispersé dans un cadre paysager pour Nouvelles de nulle part de William Morris).
Des utopies en réseau
4Ainsi, Thomas More raille d’abord les enclosures qui propulsent violemment sur les routes de nombreux paysans pauvres contraints à l’exode vers les villes et les workhouses et livrent les champs aux ovins (il écrit que « les moutons mangeaient les hommes »). Puis, il laisse son héros, Raphaël Hythlodée, présenter les institutions de cette République exemplaire et les mœurs des Utopiens. Enfin, il décrit les cinquante-quatre villes quasi-identiques, les maisons et les lieux publics, les champs et les fermes. Il ne parle pas de « réseau » mais explique que les villes sont solidaires entre elles et que si la récolte est abondante ici, le surplus ira là-bas. On peut alors parler d’un réseau de redistribution des récoltes. L’île repliée sur elle-même ne se trouve que rarement en contact avec l’extérieur, d’où la présence de quelques prisonniers de guerre et d’esclaves, mais il serait déraisonnable d’évoquer un quelconque réseau de commerce international… À dire vrai, l’idée de « réseau » semble étrangère à cette période qui voit naître les expéditions lointaines et s’ouvrir des ports. Ce n’est qu’avec la mise en place de l’économie-monde capitaliste que le « réseau », c’est-à-dire un maillage des mers et océans, des colonies, des activités, des échanges, etc., fait sens. Et c’est avec l’industrialisation qu’il devient envisageable.
5Les auteurs d’utopie imaginent généralement des îles inaccessibles (Thomas More, Samuel Hartlib, Claude Gilbert, Gabriel-François Coyer, Léonie Rouzade, Émile Masson, Aldous Huxley, etc.), des colonies extra-terrestres (Cyrano de Bergerac, H. G. Wells) ou au contraire des communautés souterraines (Gabriel Tarde, Régis Messac), bref, pour vivre heureux il faut vivre caché, à l’abri du parasitage de la société dénoncée et vilipendée. Dans ces conditions, surtout pas de réseau ! Rien. Une sorte d’autarcie généralisée que les romanciers de science-fiction n’hésitent pas à mettre en scène joyeusement en se moquant ou dramatisant les limites, à commencer par la simple question de la reproduction des habitants d’un pays replié sur lui-même.
6D’autres utopistes misent sur la propagation de leur modèle par l’exemple. Charles Fourier (1772-1837) est convaincu que son phalanstère va contaminer son environnement et convertir progressivement les plus réticents simplement parce qu’ils seront conquis par la qualité de vie qu’ils y observeront. Pas de révolution, juste une épidémie de bonheur ! Là, le réseautage s’avère essentiel, c’est même la garantie de la pérennité de chaque phalanstère. Le réseau phalanstérien devient un système de ramification territorialisé qui assure les indispensables solidarités croisées et favorise les échanges de toute nature entre les communautés fouriéristes.
Le réseau des Saint-simoniens
7Ce sont les Saint-simoniens, qui recrutent parmi les polytechniciens, qui insisteront le plus sur le réseau, à commencer par les infrastructures et en particulier les voies ferrées et maritimes. Saint-Simon (1760-1825) suggère de relier l’Atlantique et le Pacifique en passant par l’Amérique centrale. On connaît le rôle de ses disciples, Ferdinand de Lesseps (1805-1894) dans la réalisation du canal de Suez et Michel Chevalier (1806-1879) pour le réseau ferré français. Dans Exposition du système de la Méditerranée (Le Globe du 12 février 1832), ce dernier affirme que : « L’industrie se compose de centres de production unis entre eux par un lien relativement matériel, c’est-à-dire par des voies de transport, et par un lien relativement spirituel, c’est-à-dire par des banques. J’accepterais provisoirement la distribution des centres de production telle qu’elle existe aujourd’hui, et je ne parlerai ici que des communications. Il y a de si étroites relations entre le réseau des banques et le réseau des lignes de transports, que l’un des deux étant tracé, avec la figure la plus convenable à la meilleure exploitation du globe, l’autre se trouve par cela même pareillement déterminé dans ses éléments essentiels. »
8Le mot « réseau » est ici emprunté au vocabulaire anatomique et métaphoriquement correspond à l’irrigation d’un territoire, à l’instar des artères qui font circuler le sang dans l’organisme. Pour lui, la ligne Paris-Lyon-Marseille assure la liaison du nord de l’Europe avec le sud et vivifie ce vaste corps. En 1875, il fonde une société d’études chargée de concevoir un chemin de fer souterrain entre le continent et la Grande-Bretagne, toujours avec la même préoccupation d’étendre partout le réseau des transports, surmontant les obstacles « naturels » par l’ingéniosité des industriels et le financement des banquiers (les frères Pereire font partie du mouvement).
9Prosper Enfantin (1796-1864), un temps leader du mouvement saint-simonien, affirme en 1858, avec satisfaction : « Nous avons enlacé le globe de nos réseaux de fer, d’argent, d’or, de vapeur et d’électricité. » Il deviendra administrateur de la compagnie PLM. À la différence de la plupart des utopistes qui installent leurs établissements à la campagne, les saint-simoniens rêvent de riches métropoles traversées en permanence par mille et un flux et branchées aux réseaux d’infrastructure (canaux, chemins de fer, routes, télégraphes, etc.) et aux réseaux intellectuels, car la ville qu’ils espèrent possède d’innombrables savants et ingénieurs préoccupés à réseauter les peuples entre eux afin de faire advenir un monde enfin fraternel et pacifique. Le bonheur est un nœud dans un réseau, une organisation des mouvements, le droit à la mobilité généralisée, le tout grâce à l’industrie qui stimule sans cesse l’innovation technologique…
10On retrouve cette logique du réseau chez Edward Bellamy (1850-1898) dans Looking Backward (1888, traduit en français sous le titre, Cent ans après ou l’an 2000), où une société étatique assure la production (via une « armée du travail » composée de tous les habitants de 21 à 45 ans) et la redistribution (par le biais de magasins généraux) de façon à satisfaire au mieux les besoins des habitants (qui n’ont pas d’argent, juste une sorte de carte de crédit illimité). C’est dire si les réseaux sont mobilisés efficacement ! Tout autre est la vision du futur imaginé par William Morris (1834-1896) dans ses News From Nowhere or an Epoch of Rest (1890, Nouvelles de nulle part). Ici, le rhizome – si j’ose appliquer ce terme – « collerait » mieux que le réseau pour rendre compte des interrelations entre individus dans un monde dépollué, bucolique, décentralisé, où prime la créativité de chacun, source de sa joie de vivre. C’est à un véritable art de vivre dorénavant débarrassé de la tutelle de l’économie que nous convie l’auteur : plus de marché, plus d’argent, plus de travail salarié, plus de contrainte d’horaires, plus d’État... Son refus de hiérarchiser les actions et les valeurs, de rentabiliser le temps, de produire pour produire, de consommer pour consommer, son appel à l’esthétique comme ressort existentiel, tout cela appartient à une société rhizomée.
11Les récits utopiques et les romans de politique-fiction du xxe siècle peuvent aussi se regrouper dans ces trois catégories : sans rien, avec réseau ou avec rhizome. Certains textes à connotation libertaire, parfois volontairement naïfs, décrivent des microsociétés qui s’autogérent et s’autosuffisent sans se soucier d’établir un quelconque maillage territorial, par exemple, ou de promouvoir des relations rhizomées. Les ouvrages anti-totalitaires montrent des sociétés entièrement subordonnées à un pouvoir centralisé, arbitraire et sécuritaire. Les habitants sont déshumanisés, robotisés, surveillés et s’autocensurent. Si le parfait exemple en est 1984 de George Orwell avec la terrifiante figure de Big Brother, d’autres romans puissants l’ont précédé, comme Nous autres d’Eugène Zamiatine en 1920 et Brave New World d’Aldous Huxley (Le meilleur des mondes) en 1932.
Et si le réseau enfermait plus qu’il ne libérait ?
12Les réseaux contribuent à la surveillance de la population et à son contrôle par un conditionnement des esprits subtilement exercé et adossé à une censure de la langue. La maîtrise étatique de la langue est le plus sûr moyen pour limiter la communication entre les individus et c’est par divers réseaux (le contrôle de la presse, la suppression des bibliothèques et l’interdiction d’éditer ou d’utiliser certains mots, etc.) que cet appauvrissement programmé du langage s’effectue (1984 d’Orwell en 1949, mais aussi Fahrenheit 451 de Ray Bradbury en 1953 ou le film de Jean-Luc Godard, Alphaville en 1965).
13Le réseau serait-il l’expression de la fermeture et le rhizome celle de la liberté ? Depuis l’incroyable déploiement des NTIC, miniaturisées et individualisées, la donne change. Les réseaux informationnels acquièrent une certaine souplesse et ne correspondent plus à un plan de métro, nécessairement rigide. L’internaute navigue sur la Toile à sa guise et même si ses moindres faits et gestes sont mémorisés, il peut déjouer la machine, en changeant d’avatars, en brouillant les pistes et se réfugiant dans une TAZ (Temporary Autonomous Zone) pour reprendre l’expression d’Hakim Bey. Ce dernier considère que le hacker, sorte de pirate du Net, s’infiltre clandestinement, vole ou détruit des données, tout en confortant le « système informatique » auquel il appartient, comme la face cachée d’une montagne. « La TAZ, explique Hakim Bey, est comme une insurrection sans engagement direct contre l’État, une opération de guérilla qui libère une zone (de terrain, de temps, d’imagination) puis se dissout, avant que l’État ne l’écrase, pour se reformer ailleurs dans le temps et l’espace. » Comme si on utilisait le réseau à la manière d’un rhizome, avec un à-côté, un décalage, un débranchement qui ressemblerait à l’utopie ?
Bibliographie
Références bibliographiques
Bellamy, E., Cent ans après, ou l’an 2000, (traduit de l’américain par Paul Rey, avec une introduction de Théodore Reinach), Paris, E. Dentu, Librairie de la Société des gens de lettres, 1891 (1888), réédition Infolio, avec une introduction de Thierry Paquot, coll. « Archigraphie », 2008.
Bey, H., TAZ. Zone autonome temporaire, traduction française, Paris, Les Éditions de l’éclat, 1997 (1991).
Bradbury, R., Fahrenheit 451, Paris, Denoël, coll. « Présence du futur », 1955 (1953).
Deleuze, G., Guattari, F., Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
Huxley, A., Brave New World, Londres, Chatto and Windus, 1932.
More, T., Utopia, Louvain, Thierry Martens, 1516.
Morris, W. (trad. P. G. La Chesnais), Nouvelles de nulle part, ou Une ère de repos, roman d’utopie, vol. 11-12, Paris, G. Bellais, coll. « Bibliothèque socialiste », 1902.
Orwell, G., 1984, Londres, Secker and Warburg, 1949.
Zamiatine, E., Nous autres, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1979 (1920).
Bibliographie indicative
Dupuy, G. (dir.), Réseaux territoriaux, Caen, Éditions Paradigme, 1988 (avec en particulier la reprise de l’article de Guillerme, A., « L’émergence du concept de réseau – 1820-1830 », Cahiers no 5 du Groupe Réseaux, 1986).
Mattelart, A., L’invention de la communication, Paris, La Découverte, 1994.
Musso, P., Télécommunications et Philosophie des réseaux. La postérité paradoxale de Saint-Simon, Paris, PUF (1998, seconde édition).
Paquot, Th., L’utopie ou l’idéal piégé, Paris, Hatier, 1996.
Paquot, Th., Utopies et utopistes, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2007.
Picon, A., Les Saint-simoniens. Raison, imaginaire et utopie, Paris, Belin, 2002.
Notes de bas de page
1 Selon Rey, A. (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1992.
Auteur
Philosophe de l’urbain, professeur des universités et éditeur de la revue Urbanisme. Ila conçu et dirigé La ville au cinéma. Encyclopédie (avec Thierry Jousse, Les cahiers du cinéma, 2005).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.