Obama 2008 : l’inflexion numérique
p. 119-132
Note de l’éditeur
Version développée1 du no 59 de la revue Hermès, Ces réseaux numériques dits sociaux, 2011.
Texte intégral
1La campagne de Barack Obama en 2008 marque indiscutablement un tournant. Mais la nature et l’ampleur de cette discontinuité restent à déterminer. L’innovation technologique s’accompagne généralement d’un discours plus ou moins spéculatif sur l’ampleur et la nature d’éventuels bouleversements de nos usages. Souvent, l’enthousiasme l’emporte sur la raison pour nous emporter dans un élan techno-déterministe qui voudrait que l’innovation technologique soit le moteur de l’évolution de nos sociétés, dans tous ses aspects, vers des lendemains meilleurs. La dimension technique de la communication a pris le pas sur la dimension humaine (Wolton, 1999). S’agissant du domaine de la communication et des médias, l’innovation suscite un mélange de craintes et d’espoirs. Craintes de perturber les équilibres précaires de l’écosystème de la communication ; espoirs de trouver des ressources nouvelles pour redynamiser ou réinventer certains domaines. Parmi ceux-ci, le marketing et, par extension, le marketing politique, sont particulièrement prompts à s’engouffrer dans les ouvertures, même seulement esquissées, des nouvelles technologies de la communication dans l’espoir d’y acquérir un avantage stratégique décisif.
2Ainsi, la présidence de Franklin D. Roosevelt fut remarquée pour l’utilisation innovante de la radio (tout particulièrement les « fireside chats » dans les années 1930 et 1940). L’élection de John F. Kennedy en 1960 fut marquée par un recours appuyé à la télévision et aux techniques de marketing. De même, l’élection de Barack Obama en 2008 semble constituer l’avènement, en marketing politique, des technologies de l’information et de la communication, et tout particulièrement des médias sociaux. Mais ce constat doit être nuancé.
3D’une part, il faut observer que les adversaires de Barack Obama lors de cette élection, dès le stade des « primaires », ont également recouru abondamment aux nouveaux médias (sites web, réseaux socionumériques, etc.), même s’ils l’ont fait avec retard, de façon moins sophistiquée et suivant une stratégie moins cohérente. C’est Howard Dean qui avait ouvert la voie lors de sa campagne pour les primaires du parti démocrate en 2003. Mais étant donné qu’il n’avait pas remporté ce scrutin, l’efficacité des nouvelles technologies suscitait encore quelque perplexité. Hillary Clinton avait annoncé sa candidature à l’investiture démocrate en diffusant une vidéo sur Internet et sa campagne s’appuyait largement sur les nouveaux médias, mais dans une stratégie contradictoire2, écartelée entre une gestion de campagne essentiellement directive ou « top-down » et la logique inhérente aux médias sociaux qui est organiquement ascendante ou « bottom-up ». Curieusement, la proportion d’utilisateurs d’Internet était moins élevée parmi les supporters d’Obama que parmi ceux de McCain (Smith, 2009), mais les applications les plus sophistiquées de la campagne McCain n’ont été activées que très tardivement3. En tout état de cause, il serait bien imprudent d’attribuer la victoire d’Obama au seul fait qu’il ait recouru abondamment à ces technologies. Tout au plus peut-on faire l’hypothèse qu’il les a utilisées plus efficacement, et surtout qu’il les a mises au cœur de sa stratégie de campagne.
4D’autre part, il faut se garder de voir dans la campagne d’Obama la manifestation d’un déplacement de la campagne du monde réel à un monde « en ligne ». La campagne « Obama 08 » ne constitue pas une virtualisation de la campagne électorale, mais bien une utilisation intelligente et extraordinairement efficace des technologies modernes au service de modalités très traditionnelles de campagne. La campagne va vers les partisans sans attendre qu’il se manifestent ; elle « utilise les outils du xxie siècle pour faire la plus grande campagne du xixe siècle » (Montebourg, Ferrand, 2009, p. 5).
Un arsenal numérique
5Le web, les réseaux socionumériques et les téléphones portables se sont révélés d’une efficacité inédite dans un champ d’actions stratégiques que nous pouvons structurer en cinq axes : recruter des militants, les motiver, les informer, les organiser et récolter des fonds.
Le recrutement des militants
6Le recrutement s’est appuyé sur la diffusion virale de messages ciblés (parfois sous forme de vidéos), sur des invitations à s’enregistrer en ligne (seule façon d’assister aux grands rassemblements auxquels tant de curieux voulaient participer), sur des groupes de soutien créés sur divers sites de réseaux sociaux (y compris des réseaux ethniquement ciblés tels que blackplanet.com, asianave.com ou migente.com) et sur l’effet d’appel d’un réseau social exclusif créé pour l’occasion, « MyBO » (my.barackobama.com), qui a réuni jusqu’à deux millions de membres4. Obama était plus directement présent comme membre à part entière d’une quinzaine de réseaux sociaux stratégiquement choisis (Lutz, 2009, p. 8), et dans le but non pas de répliquer les messages et activités de campagne, mais bien de rabattre vers MyBO qui devait rester le centre de gravité de la campagne. Les chiffres d’affiliation et d’activité sur MyBO sont difficiles à interpréter, ne serait-ce qu’en raison de l’impossibilité de distinguer, parmi ceux qui s’y sont affiliés, les simples curieux des véritables militants investis. Il n’en demeure pas moins que l’efficacité de ces mécanismes de recrutement tient dans la fluidité avec laquelle un simple curieux est progressivement converti en acteur politique de terrain. Le sentiment d’appartenance à une communauté qui peut faire la différence et qui incarne le renouveau apporte un ensemble de gratifications dont l’intensité sera modulée par le niveau d’investissement cognitif, temporel et pécuniaire de chacun.
La mobilisation
7La motivation des militants a été galvanisée par l’atmosphère de changement radical, de moment historique, mais aussi par une gestion sophistiquée des objectifs de campagne à l’aide d’indicateurs ciblés par région, voire par quartier. Individuellement, chaque militant était entraîné dans une course assez ludique à la performance. Différents paramètres indiquaient en permanence le bilan d’activité (dons suscités, nombre d’appels, de réunions organisées, etc.). À la façon d’un jeu vidéo, le militant pouvait faire évoluer son score pour atteindre des objectifs (en ligne et dans le monde réel) lui donnant accès à de nouvelles fonctionnalités et à un nouveau statut. Mais indépendamment de l’ergonomie dynamisante de MyBO, le « changement » prôné par le candidat Obama a été instrumentalisé à la façon d’une cause, comme dans une campagne caritative (Montebourg, Ferrand, 2009, p. 4), un véritable mouvement politique5. La motivation a été démultipliée en incorporant les militants dans cette dynamique de changement, en les désignant comme acteurs à part entière de cette rupture, et pas seulement comme promoteurs des promesses d’un candidat. Elle s’est révélée particulièrement forte et fonctionnelle en raison de la conjonction de deux facteurs : un objectif clairement défini (gagner l’élection) et borné dans le temps (le jour de l’élection). L’importance cruciale de cette double condition (objectif clair associé à une échéance précise) a été confirmée durant la période précédant le vote de la réforme du système d’assurance santé (hiver-printemps 2010), lorsque les mêmes outils ont été mobilisés avec succès (objectif clair, obtenir une majorité en faveur du projet de loi ; échéance précise, les votes à la Chambre et au Sénat), alors que le gouvernement Obama avait du mal, jusqu’alors, à transposer au soutien de sa politique, toute l’énergie qui s’était manifestée au service de sa candidature.
L’information
8L’information constitue la colonne vertébrale de tout le dispositif. Grâce à la souplesse des sites web et portails personnalisés, mais surtout à un recours appuyé aux e-mails (plus d’un milliard de messages auraient été répartis parmi quelque 13 millions d’adresses e-mails), aux vidéos et aux SMS (5 à 20 messages envoyés, chaque mois, au million de correspondants ayant enregistré leur numéro de téléphone portable), la campagne d’Obama disposait d’outils permettant une circulation à la fois rapide et ciblée de messages et donc d’information. Ce dispositif a été décisif à deux titres. D’une part, il a permis de maîtriser efficacement la perception et le cadrage de la campagne dans un espace médiatique continuellement traversé par des rumeurs, des déformations et autres accidents de communication ou manœuvres de déstabilisation. Les militants ont été souvent informés précocement et précisément à propos de certains faits ou mises au point, avant même que les médias n’en aient parlé. Ils étaient ainsi prêts à réagir énergiquement pour démentir, dénoncer ou corriger par tous les moyens possibles. D’autre part, les messages ainsi diffusés ont nourri chez les militants un sentiment exaltant d’appartenance à un cercle privilégié, à une élite bénéficiant de canaux exclusifs associés à une grande proximité avec la direction de la campagne, voire avec Barack Obama. L’information circulait également dans l’autre sens, des militants vers la direction de la campagne qui a pu adapter sa stratégie grâce aux données fournies par ces acteurs de terrain6.
L’organisation de la campagne
9L’utilisation des ressources en ligne pour l’organisation de la campagne est l’aspect le moins documenté de l’opération, bien qu’absolument décisif. Les militants ont pu disposer d’un arsenal d’outils sophistiqués leur permettant d’investir le temps qu’ils pouvaient consacrer à la campagne de la manière la plus efficace possible : listes de numéros de téléphone d’électeurs à appeler ou adresses d’électeurs à démarcher à domicile, moyens d’organiser des réunions de quartier ou instructions détaillées pour faire campagne. Le dispositif a également tablé sur l’esprit de compétition en fixant des objectifs ou en permettant des comparaisons avec les bilans d’autres équipes dans d’autres quartiers ou régions. L’organisation permettait de canaliser efficacement l’énergie des militants, tout en laissant place à l’initiative et à la réactivité.
Le financement de la campagne
10La récolte de fonds a confirmé à grande échelle le potentiel entraperçu lors de tentatives antérieures, et tout particulièrement lors de la campagne pour les primaires du parti démocrate de Howard Dean (en 2003), en montrant l’extraordinaire efficacité d’Internet pour agréger un grand nombre de petits ou de très petits dons qui, au total, apportent des moyens financiers d’une ampleur jamais vue. De plus, pouvoir se prévaloir d’un nombre énorme de donateurs modestes permet d’auréoler le candidat d’une légitimité supplémentaire, conférée par le soutien massif des classes moyennes et populaires (alors que les soutiens de campagne sont traditionnellement le fait des plus nantis et des entreprises). Sur les 6,5 millions de dons effectués en ligne, 6 millions représentaient un montant inférieur ou égal à 100 dollars7. Trois quarts des dons effectués en ligne l’ont été en réponse à des campagnes très habilement menées de sollicitation par e-mail, avec des messages très ciblés (choix du message, du moment, du montant demandé, de l’utilisation annoncée) réussissant souvent à convaincre les donneurs de donner à nouveau alors que le risque est si grand, par de tels moyens, de provoquer la lassitude ou l’irritation8. Cet aspect de la campagne intéresse moins en Europe où les lois encadrant le financement des partis et des campagnes électorales sont bien plus restrictives qu’aux États-Unis. Pourtant, cette réussite démontre une fois de plus la faculté singulière des technologies numériques d’agréger des petites quantités, mais en très grand nombre. Le web montre à nouveau son potentiel d’appropriation et de mobilisation de la fameuse « longue traîne » (long tail).
L’inflexion numérique
11La campagne d’Obama pour l’élection présidentielle américaine de 2008 marque une rupture, un glissement, non pas vers une quelconque virtualisation ou numérisation de la campagne électorale, mais bien vers un retour à des modes de mobilisation, d’action et de persuasion politiques très classiques, rajeunis et catalysés par ce que nous proposons de qualifier d’inflexion numérique. L’ampleur et la nature de cette inflexion ne peuvent être déterminées dans l’absolu, mais seulement situées dans une dynamique structurelle évolutive contrainte par les insaisissables facteurs conjoncturels et contextuels qui caractérisent chaque élection. Il n’est donc pas possible d’écrire un précis de campagne électorale numérique universel. On peut toutefois prendre acte d’un certain nombre d’observations et de tendances qui peuvent éclairer le marketing politique contemporain. La recherche académique peine à cerner des pratiques qui évoluent si rapidement, et encore plus à les anticiper, mais les études se multiplient et sont édifiantes. Selon des enquêtes menées aux États-Unis, il semble que les utilisateurs des réseaux sociaux soient plus enclins à s’impliquer dans la vie de leur communauté (civic participation), mais pas nécessairement dans l’activisme politique9, et qu’ils ne sont pas mieux informés sur la politique10. Par ailleurs, les internautes sont bien plus nombreux à partager et relayer des informations relatives à une élection qu’à s’engager dans de véritables débats ou discussions politiques en ligne (Smith, 2009).
12Il faut se garder de conclusions hâtives ou de prophéties prématurées sur une quelconque reconfiguration du rapport à la politique et à l’engagement militant sous l’impulsion de l’innovation technologique. Ceux qui avaient vu dans les forums de discussion une base d’enrichissement du débat démocratique et d’ouverture à des idées nouvelles s’étaient lourdement trompés (Davis, 2005). De même, il faut se garder de prétendre que les technologies n’apportent que des changements cosmétiques superficiels qui n’affecteraient que marginalement les fondamentaux de la vie politique. Comme les médias alternatifs esquissent une logique de contournement des médias traditionnels, des mouvements politiques structurés s’appuient sur les technologies numériques pour contourner l’inertie des structures traditionnelles de l’activisme politique. Les netroots (mouvements d’activisme politique nés sur le web sous forme de simples blogs) constituent un exemple emblématique d’innovation perturbant significativement les équilibres institutionnels établis. Aux États-Unis, plus qu’en Europe, certains de ces mouvements tels que MoveOn.org ou DailyKos.com ont dépassé le stade de simple poil à gratter de l’arène politique pour devenir des acteurs politiques à part entière sur base d’une légitimité fondée sur la popularité de leur site web et des opinions qui y sont exprimées. L’écosystème politique et électoral est indiscutablement affecté par le développement des diverses espèces invasives d’origine numérique caractérisées par une grande réactivité et une dynamique ascendante qu’il faudra apprivoiser et accepter comme contribution à la biodiversité de nos démocraties. L’impulsion donnée par cette inflexion numérique pourrait constituer l’amorce d’une redynamisation, voire d’un renouveau de la vie politique. Pour le meilleur ou pour le pire.
Bibliographie
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Références bibliographiques
10.4324/9780203956700 :Davis, R., Politics Online: Blogs, Chatrooms, and Discussion Groups in American Democracy, New York, Routledge, 2005.
Vengerfeldt, P., Sundin, E., Olsson, T. Kilborn, R., Nieminen, H., Cammaerts, B. (Eds.), Media and Communication Studies Intersections and Interventions, Tartu, Tartu University Press, 2010 (en particulier Heinderyckx, F., « Digital Attraction: How new Media can Invigorate Election Campaigns, or not», p. 191-199.)
Carpentier, N., Tomanic Trivundza, I., Pruulmann
Lutz, M. The Social Pulpit: Barack Obama’s Social Media Toolkit, Washington, D. C., Endelman, 2009.
Montebourg, A., Ferrand, O., Rapport de mission « From Campaign to Governance », Terra Nova et Parti Socialiste français, 2009.
10.1007/978-1-4757-6744-5 :Smith, A., The Internet’s Role in Campaign 2008, Washington D. C., Pew Internet and American Life Project, 2009.
Wolton, D., Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias, Paris, Flammarion, 1999 ; poche, Flammarion, coll. « Champs », 2000.
Notes de bas de page
1 Publié sous forme d’encadré p. 135, auquel l’auteur apporte ici un développement inédit.
2 Talbot, D., « How Obama really did it » Technology Review, vol. 111, no 5, 2008, p. 78-83.
3 Selon une analyse menée par l’agence de communication SocialMedia8.
4 La plupart des chiffres qui circulent à propos de la campagne d’Obama proviennent des organisateurs de la campagne eux-mêmes, et tout particulièrement d’une interview accordée au Washington Post par Joe Rospars (New Media Director pour la campagne Obama 2008) en novembre 2008.
Voir Vargas, J. A., « Obama Raised half a Billion Online », Washington Post, 2008. Consulté sur http://voices.washingtonpost.com/44/2008/11/obama-raised-half-a-billion-on.html
5 Delany, C., Learning from Obama : Lessons for Online Communicators in 2009 and Beyond, 2009, www.epolitics.com/learning-from-obama/ (consulté le 12 août 2011).
6 Ibid., p. 7.
7 Vargas, J. A, op. cit., 2008.
8 Delany, C., op. cit., 2009.
9 Zhang, W., Johnson, T. J., Seltzer, T., Bichard, S. L., « The Revolution will be Networked », Social Science Computer Review, vol. 28, no 1, 2010, p. 75-92.
10 Baumgartner, J. C., Morris, J. S., « MyFace Tube Politics : Social Networking Web Sites and Political Engagement of Young Adults », Social Science Computer Review, vol. 28, no 1, 2010, p. 24-44.
Auteur
Professeur à l’Université libre de Bruxelles où il enseigne la sociologie des médias et la communication politique. Ses recherches portent essentiellement sur le journalisme, les médias d’information et la communication politique.
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