1L’efficacité des messages publicitaires est l’un des sujets les plus étudiés en marketing. En particulier, l’utilisation des émotions pour vanter une marque ou un produit est une pratique très répandue, mais qui fait toujours débat dans le monde académique. À l’heure où certains instituts de sondage affirment que les hommes politiques font leur promotion comme des marques, nous nous sommes interrogés sur les conditions d’efficacité des messages émotionnels en marketing politique.

2Le marketing politique s’inspire du marketing des entreprises privées depuis longtemps, en faisant l’hypothèse que les hommes politiques peuvent être appréhendés comme des marques évoluant dans un domaine concurrentiel. Aux États-Unis, Eisenhower en 1956 s’appuie pour la première fois sur des pratiques de la communication commerciale. C’est ensuite avec la campagne de Kennedy, en 1960, que la communication politique prend toute son ampleur. Ainsi, le candidat politique promeut son image de marque, cherche à créer de l’attachement et surveille sa côte de confiance. Par exemple, l’institut Millward-Brown et LightSpeed, spécialisé dans l’évaluation des marques de consommation courante, est allé jusqu’à répliquer ses travaux sur vingt-trois hommes politiques français en 2006. Il conclut que le trio Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal et Jean-Marie Le Pen détient le plus fort « potentiel d’attachement ».

3Installée depuis trente ans, « la marque » Le Pen est très connue, mais cette visibilité ne se convertit pas forcément en préférence ; alors que Ségolène Royal est arrivée en peu de temps à imposer son image et à attirer des sympathies. En matière de positionnement concurrentiel, le même institut souligne que N. Sarkozy et S. Royal ont « le sérieux » et « l’intelligence » en commun. Mais quand le premier est perçu comme plus froid, arrogant et spontané, la deuxième est ressentie comme plus gentille, réservée et calme. L’institut propose ainsi une véritable carte de positionnement des hommes politiques à l’aide des mêmes instruments que ceux utilisés pour les marques.

4Au plan académique, de nombreuses recherches se sont penchées sur la question de l’efficacité des pratiques de communications politiques en utilisant les résultats entérinés dans le domaine de la persuasion publicitaire1. Nos recherches s’inscrivent dans ce mouvement de fertilisation croisée entre le marketing commercial et le marketing politique. Ainsi, nous avons étudié la validité des résultats concernant les procédés d’exécution publicitaires visant à produire de l’émotion chez les consommateurs potentiels d’une marque, dans le domaine de la communication électorale.

Dispositif de l’enquête

5À l’occasion de la campagne présidentielle de 2007, nous avons comparé l’efficacité de messages humoristiques et de messages menaçants via une étude expérimentale menée auprès d’un échantillon représentatif de l’électorat français2. Cette étude a permis de mettre en lumière la question de la légitimité d’une campagne de communication politique et celle de l’efficacité de l’émotion produite par le message.

6L’étude a été menée auprès d’un échantillon d’électeurs français en décembre 2006. Un protocole expérimental inter-sujets a été retenu : chaque individu était exposé à un seul message publicitaire et répondait ensuite à une dizaine de questions. L’affiche proposée portait sur la cause environnementale du fait de son actualité au moment de l’étude (annonce de la candidature de Nicolas Hulot). De plus, les deux candidats principaux bénéficiaient d’une crédibilité comparable sur ce thème. Un plan factoriel en quatre cases a été défini : 2 candidats (Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy) et 2 procédés d’exécution (menace et humour). L’expérimentation a été réalisée auprès d’un échantillon de convenance de 245 individus (dont 127 femmes ; âge moyen 32,8 ans) recrutés via Internet.

La légitimité d’une communication politique

7Lors des élections présidentielles de 2007, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal ont dépensé près de vingt millions d’euros chacun pour financer leur campagne de communication. S’il est acté aujourd’hui que la campagne présidentielle est également une campagne de communication, ces dépenses et pratiques posent question aux citoyens. Il s’agit là d’une véritable question de légitimité du politique à communiquer à l’aide de moyens classiquement utilisés dans la sphère commerciale.

8Considérer la légitimité revient à se demander si les moyens utilisés par le candidat pour atteindre ses objectifs, et ses objectifs eux-mêmes, sont en adéquation avec certains besoins de la société dans son ensemble. En effet, les individus jugent les tentatives de persuasion en se forgeant une opinion sur les motivations de l’annonceur, et ses opinions ont un impact à leur tour sur la capacité de persuasion du message3. Selon nos études antérieures4 les individus considèrent l’annonceur, la cause défendue et le procédé d’attention pour élaborer leur attitude envers un message publicitaire politique. Ce modèle de légitimité, initialement proposé pour analyser l’efficacité des communications sociétales des grands distributeurs français, a été répliqué avec succès dans le domaine de la communication électorale lors des élections présidentielles de 2007.

L’approche de la légitimité d’une communication adaptée au contexte électoral

9Ces analyses de légitimité d’une communication électorale soulignent l’importance du choix de la cause défendue et du procédé d’attention choisi pour déterminer le succès ou l’échec d’un message. À l’heure où la logique de parti cède la place à une logique de thèmes spécifiques5, le choix de la cause portée par une communication est crucial. Plus précisément, nous conseillons aux hommes politiques de penser leur stratégie de communication sur le long terme. Ils ne seront pas perçus comme légitimes s’ils abordent un sujet nouveau à l’occasion d’échéances électorales. La légitimité se construit dans le temps. Les axes de communications doivent être choisis au regard des thématiques qui leur sont traditionnellement associées (comme l’éducation pour le PS, la sécurité pour l’UMP, etc.) s’ils veulent bénéficier d’une légitimité suffisante pour remporter les suffrages. Le choix de la cause va également déterminer l’efficacité de l’émotion suscitée par le message. Cet impact du procédé d’attention émotionnel utilisé est détaillé plus avant par la suite.

Le choix d’un procédé émotionnel pour convaincre les électeurs

10Depuis toujours, les hommes politiques ont eu recours à une certaine mise en scène pour asseoir leur légitimité, la théâtralité selon Béranger (op. cit.). Indépendamment du fond du discours, le procédé d’attention retenu est d’importance pour expliquer l’efficacité d’une campagne de communication politique. Ce processus de persuasion via les émotions a été formalisé et unanimement reconnu dans le domaine de la communication commerciale6. L’impact des émotions sur l’efficacité du message peut être direct (par exemple, influencer l’efficacité du message indépendamment du contenu ou de la source du message) ou modérateur (interagir avec le contenu ou la source du message). Pourtant, dans le domaine de la communication politique, les recherches se focalisent sur les processus cognitifs de persuasion, malgré les appels de certains auteurs à considérer les émotions pour comprendre l’efficacité des messages7.

11Nous avons comparé deux émotions bien connues dans la littérature en communication publicitaire : l’amusement (émotion positive, issue d’une publicité humoristique) et la peur (émotion négative, issue d’une publicité menaçante). Dans le cas d’une marque inconnue du consommateur, Brooker (1981) a montré qu’un ton de communication humoristique entraînait une meilleure évaluation du message et du produit qu’un ton de communication menaçant8. Par analogie, dans le domaine de la communication politique, il semble que l’attitude envers le message et l’intention de vote soient globalement supérieures dans le cas d’un ton de communication relevant de l’humour, par comparaison à la menace. Cependant, ce résultat général isolé dans le cas d’une marque inconnue ne permet pas de capter la complexité du message politique. En effet, le candidat à une élection n’est jamais un inconnu ; a minima, l’électeur a connaissance du parti auquel il appartient. C’est pourquoi nous avons intégré l’appartenance politique de l’individu exposé au message pour comprendre son efficacité9. Ainsi, nous avons distingué trois catégories d’individus exposés à un message politique : les sympathisants, les opposants et les indécis.

Quelle émotion pour quel électeur ?

12Les différentes études ont permis de montrer que, d’une manière générale, l’humour est une stratégie plus efficace que la menace en termes d’attitude envers le candidat et d’intention de voter pour lui. Ce résultat est en adéquation avec ce que nous connaissons sur les marques commerciales lorsqu’elles sont inconnues du consommateur. Pourtant, ce résultat est à nuancer, dès lors que l’on tient compte de l’adéquation entre l’appartenance politique du répondant et le candidat promu dans la publicité. Ainsi, nous montrons que l’attitude préalable envers le candidat promu est déterminante pour expliquer l’impact relatif de l’humour par rapport à la menace. L’humour est efficace pour rallier les partisans et les indécis, mais la menace s’avère plus pertinente pour convaincre ses opposants politiques.

13Autrement dit, la menace est une émotion qui peut amener à modifier son avis, alors que l’humour sert plutôt à renforcer les individus dans leurs convictions politiques. Ces résultats sont cohérents avec ceux de Brader (2006) qui suggère que lorsque l’information communique une émotion positive, elle a tendance à renforcer les croyances existantes des citoyens, alors que l’anxiété produite par une communication menaçante incite les citoyens à remettre en cause leurs croyances précédentes et à traiter l’information de manière plus objective.

Quelle émotion pour quel candidat ?

14Dans l’univers des marques, comme dans celui des hommes politiques, une communication n’est pas jugée en tant que telle, elle est incluse dans un ensemble de perceptions construites dans le temps (notion d’agir par habitus proposée par Gosselin10). D’où une focalisation sur l’impact du jugement de légitimité qui lie le procédé d’attention et le candidat sur l’acceptation d’un message émotionnel, montrant que son efficacité dépend des actions de communications passées du candidat politique. L’humour est plus efficace quand il est utilisé ponctuellement, alors que la menace est recommandée pour une stratégie de communication de plus long terme. Par exemple, en 2007, Nicolas Sarkozy communiquait depuis de nombreuses années de façon menaçante sur le thème de l’insécurité en France et, entre les deux tours de l’élection présidentielle, il a adopté un ton plus léger, plaisantant régulièrement avec les journalistes. Ces choix semblent particulièrement pertinents au vu de nos résultats.

15Si l’on considère l’élection présidentielle de 2012, nos recherches permettent d’éclairer par exemple la stratégie de communication de François Hollande. En effet, le sens de l’humour de ce dernier est particulièrement reconnu depuis des années dans la sphère politique française. Cependant, dès lors qu’il a décidé de se lancer dans le défi de l’élection présidentielle, il a adopté un style de communication très policé, « adapté à la fonction présidentielle », ce changement de ton lui a été reproché par ses partisans, notamment sur les blogs de sympathisants. Durant les primaires du parti socialiste, il a adopté à nouveau la plaisanterie et l’ironie. Cette stratégie paraît donc tout à fait adaptée dans l’optique de rallier ponctuellement ses partisans. Cependant, suite à notre étude, il semble que François Hollande devrait adopter un ton plus sérieux, voire menaçant, en tant que candidat unique du Parti Socialiste pour les élections présidentielles de 2012.

L’homme politique, une marque comme les autres ?

16Nos différentes études transposent des résultats issus du domaine de la communication commerciale vers celui de la communication électorale. Plus généralement, l’image d’une marque comme celle d’un homme politique se construit dans le temps. Ainsi, Jacques Chirac a forgé, au fil de sa carrière, une image proche des agriculteurs (médiatisation élevée, portefeuille ministériel) bien éloignée de ses origines. De la même manière, le « repositionnement » de l’image d’un homme politique est un travail de longue haleine, plus ardu que dans le cas d’une marque. Dès lors qu’un candidat est « marqué » sur un thème de campagne (effet de primo-exposition) il est complexe de lui associer un autre thème. Par exemple, quand Arnaud Montebourg décide d’être le candidat « contre la mondialisation », il mise sur le fait que cette question sera au cœur des préoccupations des Français, et adopte un discours alarmiste sur le thème. Il pourra difficilement passer à un autre credo, durant la même campagne. Ainsi, les hommes politiques se construisent un territoire d’expression que l’on qualifie de positionnement dans le domaine commercial. Les thématiques qu’ils choisissent et leur ton de communication leur permettent de se différencier de leurs adversaires et d’occuper une place originale dans l’échiquier politique. De ce point de vue, les grands leaders politiques rencontrent les problèmes des marques généralistes qui doivent séduire le plus grand nombre tout en se différenciant des concurrents. Par exemple, lors des primaires socialistes, les deux candidats favoris ont adopté un positionnement fédérateur qui leur interdisait trop de clivage, à l’image des marques commerciales généralistes.

17Mais les hommes politiques disposent de deux atouts fondamentaux par rapport aux marques. D’une part, ils sont appelés à communiquer sur tous les sujets de sociétés. Leur registre d’expression est donc très large et est susceptible d’évoluer rapidement au fil de l’actualité. Au contraire, les marques sont plus limitées. Par exemple, celles du secteur agroalimentaire ont des difficultés à investir le registre de la santé. D’autre part, si les marques tentent de créer du lien avec les consommateurs afin de les persuader d’entrer ou de poursuivre la relation, les hommes politiques disposent d’atouts autrement plus puissants en ce domaine. Le partage de valeurs est consubstantiel aux fonctions représentatives du politique. De plus ce sont des marques incarnées, des personnes physiques, qui peuvent plus facilement construire une certaine connexion identitaire avec leurs électeurs. Le principe même des élections contribue à renforcer la nécessité de se positionner par rapport aux candidats en présence, à trouver des affinités ou des différences avec les hommes politiques. Aussi, chacun d’entre nous se construit, se définit, plus ou moins en relation avec le monde politique et les acteurs qui le composent.

18Si les résultats isolés dans le contexte politique sont en cohérence avec ceux connus dans le domaine des marques, force est de constater que ces deux façons de communiquer ne sont pas pour autant identiques, tant dans leurs effets que dans leurs processus. En effet, bien que la légitimité d’une marque et celle d’un homme politique conditionnent de la même manière l’efficacité du message (sa capacité à entraîner une attitude ou un comportement favorable à l’annonceur), la légitimité de l’homme politique n’est pas uniquement le fait de campagnes de communication, mais aussi celui des actions politique précédemment mise en œuvre. Les expositions médiatiques des hommes politiques se font également hors du cadre policé des campagnes de communication planifiées. C’est pourquoi, il semble difficile de construire de façon artificielle la légitimité d’un homme politique. Le bilan politique est donc un facteur clef de succès important pour remporter les suffrages.

19Par ailleurs, la capacité de mobilisation des militants et des cadres du Parti est centrale pour expliquer le succès d’une campagne. Alors que les stratégies de communication virale, s’appuyant sur les leaders d’opinion, sont souvent vues comme des compléments dans le domaine des marques, cet aspect est central pour les hommes politiques. Enfin, la nature même du comportement mis en œuvre fait barrage à l’analogie entre la marque et l’homme politique. En effet, le vote et l’achat diffèrent sur deux critères. D’une part, le vote est un acte gratuit alors que l’achat implique un acte financier. D’autre part, le vote est sanctionné par un résultat pour lequel il n’existe aucune clause permettant de revenir en arrière. La notion de « satisfait ou remboursé » n’est pas de mise en démocratie ! Ainsi l’impact de la communication sur deux types de décisions aussi distincts nécessite des études particulières.

20C’est pourquoi, même si nos études fournissent des pistes à disposition des chargés de communication des hommes politiques pour bâtir leurs plans de communication, elles ne permettent pas de conclure à une totale « marketisation » de l’homme politique dans le système démocratique français.