1Paris, lundi 3 octobre 2011

2Michel Bongrand, faut-il entrer en politique pour faire du marketing politique ?

3C’est évident.

4Comment êtes-vous entré en politique ?

5Au lendemain de la Guerre, en 1947, j’entends de Gaulle que j’honorais, que j’admirais, déclarer qu’il est temps de mettre un terme définitif à cette guerre des partis qui ruine la France, qu’il faut un mouvement qui rassemble tous les Français, le Rassemblement pour le Peuple Français (RPF). Lors d’une première réunion à Paris, je fais partie des quatre-vingts personnes qui entendent, pour la première fois, le projet du RPF de de Gaulle, qui va découper la carte de France, répartir les régions... Arrivent le tour des jeunes et le tour de Paris. Comme je suis le seul à être décoré de la Légion d’honneur, je peux choisir mes arrondissements le premier. Je suis lieutenant para, officier commando, la seule chose qui me paraît importante, c’est de « casser du coco », qui représentent entre 27 et 32 % des voix en 1947. Je choisis donc le 11^e, le 12^e le 13^e, le 18^e, le 19^e et le 20^e et deviens ainsi patron de l’organisation de la dynamique du RPF dans ces six arrondissements très populaires.

6J’ai organisé des manifestations somptueuses, comptant jusqu’à trois mille personnes, avec André Malraux à ma droite et Jacques Soustelle à ma gauche. J’aurais donc dû, comme mes petits copains de l’époque, être élu député en 1958. Mais mon divorce me sépare de la politique.

7Finalement, vous entrez en politique très tôt. Et vous n’êtes « entré en marketing » que plus tard.

8J’étais journaliste publicitaire… Par conséquent, je vais automatiquement faire les affiches, les tracts, de tous ceux qui seront élus députés en 1958. Au départ, j’aurais voulu être un homme politique. En fait, au lieu de l’être pour mon compte, je l’ai été pour d’autres. J’ai longtemps servi le combat politique des gaullistes, puis de Giscard, de Barre…

9Je suis d’abord journaliste. J’avais trouvé un patron qui possédait des journaux très glorieux, dont il m’a nommé secrétaire de la rédaction : L’Homme, l’ami du tailleur ; Le Réveil du coiffeur ; Le Quincailler moderne. En exerçant le métier de rédacteur en chef, j’ai sillonné la France. C’était incroyablement difficile mais extrêmement valorisant. Mon patron était, par exemple, le président de la presse périodique technique et spécialisée et vice-président de la Fédération de la Presse. Il a ainsi été l’un des organisateurs du premier congrès de la presse « libre », avec Albert Bayet, le premier président de la Fédération la Presse française. C’est là que, jeune homme, j’ai placé madame Marchand-Bayle de La Dépêche du Midi, monsieur Lemoine de Sud-Ouest, monsieur Bavastro de Nice matin, monsieur Dalgate de La Voix du Nord…

10J’ai donc eu l’occasion de rencontrer toute la presse régionale. C’est très important, parce que ma réussite pendant la campagne Lecanuet vient de ces rencontres, à cette époque-là. Lors de la campagne de 1965, je suis arrivé à ce que la presse régionale s’engage pour le candidat national – c’est ma première réussite. Jusqu’alors, la presse régionale gardait une neutralité totale lors des élections, soucieuse de l’indépendance de son lectorat. Autrement dit, ce n’est pas moi qui aie fait la campagne Lecanuet, c’est la PQR.

11Votre carrière d’expert en marketing politique est portée par une certaine vision de la politique. Auriez-vous pu être au service d’autres visions politiques ? Du parti socialiste par exemple ? Ou du parti communiste ? Du Front National ?

12Des socialistes, tout à fait. Mais ni des communistes, ni de l’extrême droite. Je crois qu’il faut des convictions politiques. J’ai eu l’occasion, dans ma vie, d’approcher des dictateurs sanglants qui me payaient pour leur faire des audits ou des campagnes. Je remplissais ma mission et leur disais, par exemple : « De toute façon Monsieur, vous n’avez absolument aucune chance, mais ça m’a fait plaisir de venir vous voir. » L’idéologie* interne qui n’est pas négociable, c’est mon engagement personnel.

13Comment démarrez-vous ce qui est considéré comme la première campagne française de marketing politique en 1965 ?

14Je rejoins le groupe Bossard, un organisme de conseil qui deviendra CapGemini, en prenant la direction de la filiale Services et Méthodes. C’est à ce moment-là, en 1964-1965, que se dessine la première élection présidentielle française au suffrage universel, avec pour la première fois l’apparition de la télévision. J’avais trois collaborateurs ; je leur dis : « Les circonstances de la campagne de 1965 font que j’ai l’intention de m’y engager. Cela nous sortira agréablement de tous nos budgets industriels et commerciaux, Saint-Gobain ou Air Liquide… Comme c’est moi le patron, je décide que l’on fera une campagne pour de Gaulle. »

15Vous avez conçu cette campagne après avoir observé celle de Kennedy ? Qu’avez-vous appris des campagnes américaines ? Vous maîtrisiez déjà les relations presse, vous connaissiez déjà les principes de l’efficacité publicitaire.

16J’avais effectivement suivi les campagnes Kennedy, je savais ce qu’était une campagne américaine. Quelque part, cela faisait partie de mes préoccupations. J’ai fait deux voyages en Amérique. J’y ai appris, par exemple, la vedettisation de l’homme politique, ce qui était tout à fait différent de ce qui se passait chez nous, c’est-à-dire l’acceptation des icônes. Où que vous soyez, vous trouvez toujours à peu de chose près les mêmes techniques, mais des mœurs différentes qui changent la donne.

17Pendant trois mois, on prépare donc une campagne éclairée, de A à Z, en y incluant autant le qualitatif que le quantitatif, aussi bien que les teeshirts et le pin’s, en énumérant tout ce qu’il y avait à faire. Quand la campagne est prête, je vais la présenter à l’Élysée où j’avais des entrées faciles, notamment grâce à Foccart qui était secrétaire général aux Affaires africaines et malgaches, Chaban que j’avais connu pendant la guerre, Guichard qui était un ami, ou Frey qui était ministre de l’Intérieur. Les barons m’ont fait un bon accueil. Je reviens quinze jours après, ils ont des mines longues comme ça : « Le Général ne veut pas entendre parler de ce marketing à l’américaine. » « Tant pis, il nous reste à pleurer », me dis-je. À ce moment-là, Chaban, Guichard, Frey et d’autres me tapent sur l’épaule et, connaissant mon engagement politique, me suggèrent de faire campagne pour un autre candidat, pour prouver au général que le marketing politique est une idée qui tient. Alors j’ai transformé ma campagne pour de Gaulle en campagne pour Lecanuet. Non, en fait, j’ai transformé ma campagne pour Deferre, qui n’a finalement jamais été candidat.

18C’est donc vous qui avez sollicité Jean Lecanuet ?

19Quand de Gaulle n’a pas voulu de ma campagne, j’ai fait du bruit autour de moi pour la proposer, j’ai sollicité des candidats. C’est moi qui ai sollicité Lecanuet. Ou plutôt, on l’a sollicité pour moi, comme c’est toujours le cas dans ce genre de situation. J’avais été précédemment contacté par un banquier, par un grand patron de presse et par un homme politique qui m’avaient invité dans un hôtel particulier à côté de Rouen pour me demander comment je pourrais préparer une campagne pour Lecanuet.

20Le ballottage à l’issue du premier tour n’était pas prévu : Lecanuet est passé de 4 % à 16 % ! Le général de Gaulle et Mitterrand restaient évidemment en lice, de Gaulle n’était pas du tout inquiet pour le deuxième tour, mais c’est mon ami Michel Droit qui l’a obligé à venir parler aux Français à la télévision.

21Après les élections de 1965, je croyais que c’en était terminé pour moi. Mais, en mars 1966, Georges Pompidou me fait appeler et me reçoit : « Monsieur Bongrand, vous nous avez fait une bien belle campagne Lecanuet. Maintenant, pour l’UDR, pour la France, nous avons décidé de faire appel à vous, parce que vous avez fait preuve de toutes les qualités de marketing, d’imagination, d’études, de création. Par conséquent, le général de Gaulle m’a demandé de vous faire travailler, et je vais vous confier toutes les campagnes à venir… Mais il y a un préalable : il faut que vous nous livriez tous les dossiers Lecanuet, toutes les études, toutes les motivations, tous les sondages, le plan d’organisation du tour de France de Lecanuet, les relations publiques avec les grands quotidiens régionaux, tout. » Et moi de lui répondre : « Monsieur le Premier Ministre, vous savez bien que je ne peux pas. J’ai été payé par les amis de Monsieur Lecanuet et par Monsieur Lecanuet lui-même, par conséquent tous ces documents leur appartiennent. Ce n’est pas seulement un problème de déontologie, c’est un problème d’éthique. Il n’est pas question que je vous donne quoi que ce soit. » Pompidou me regarde, sévère : « Alors, Monsieur Bongrand, vous ne cédez pas ? Devrais-je dire au général de Gaulle que nous n’avons pas pu faire affaire ? » Je lui ai dit : « Je le crains, Monsieur le Premier ministre. » Alors que je sors de son bureau, j’entends un éclat de rire homérique et il me rappelle : « Revenez, Bongrand ! Maintenant, j’ai confiance en vous. » Et c’est comme ça que j’ai été recruté pour servir toutes les campagnes de la majorité de la V^e République. C’était l’examen d’entrée.

22Le marketing politique que vous mettez en œuvre est-il différent de votre activité de marketing et de communication auprès des entreprises ?

23Avant le marketing politique, il existe le marketing tout court. Ma difficulté a d’abord été de définir le marketing tout court – j’ai fait beaucoup de publicité, comme je vous l’ai expliqué. J’ai cherché à formaliser. J’en suis venu à la définition suivante : le marketing est un ensemble de techniques ayant pour objectif d’adapter un produit à son marché, de le faire connaître au consommateur, de faire la différence avec les concurrents et, avec un minimum de moyens, d’optimiser le profit né de la vente. La transposition littérale du marketing en politique donne la définition suivante : le marketing politique est un ensemble de techniques ayant pour but de favoriser l’adéquation d’un candidat à son électorat potentiel, de le faire connaître par le plus grand nombre d’électeurs, de créer la différence avec les concurrents et les adversaires et avec un minimum de moyens, d’optimiser le nombre de suffrages.

24Les publicitaires ont une méthode, un modèle : AIDA – attention, intérêt, désir, action. Éveiller l’attention, susciter l’intérêt, créer le désir et déclencher l’achat. En politique, la finalité serait l’adhésion. Donc à partir du moment où vous avez ce modèle-là, vous êtes arrivé. La méthode est simple, je me suis dit : pourquoi ne pas faire la même chose en politique ? La différence entre la communication politique et le marketing politique, c’est que le marketing politique consiste en l’établissement d’outils qui permettent de vérifier et d’orienter la communication politique. Le marketing repose sur les moyens… Si la communication est réussie, c’est grâce aux informations et aux données collectées par le marketing.

25Vous fonctionniez de la même manière quand il s’agissait d’une campagne électorale ou d’une campagne pour les industriels ? C’était le même combat, les mêmes techniques ?

26Pareil qu’en campagne électorale, pour Péchiney, Saint-Gobain ou la Sécurité routière. Forcément, les techniques sont les mêmes, ce n’est pas le même combat, mais c’est la même approche. Toutes les formes de marketing existent… cela veut simplement dire essayer de s’informer. C’était aussi simple que ça, essayer de s’informer pour prendre les meilleures décisions. C’est ça le marketing.

27Vos précédentes activités dans la presse et dans la publicité ont joué un rôle essentiel. Considérez-vous que le marketing politique soit issu de ces deux pratiques ?

28Il l’est forcément, à partir du moment où vous faites de la publicité, que vous êtes appelé à vérifier l’impact de cette publicité, vous êtes amené à quantifier, à mener des analyses exactes des résultats de votre action, à connaître l’audience. Il y a un volet purement technique, qui est celui des ingénieurs, et un volet sentimental, affectif, psychologique, qui est de savoir si cela prend ou cela ne prend pas. Quand j’ai inventé « Un petit clic vaut mieux qu’un grand choc » ou « Boire ou conduire, il faut choisir », ça a pris. Quand j’ai inventé « Oui à de Gaulle, oui à la France », les cartes postales sont encore à vendre à Colombey aujourd’hui. Quand j’ai inventé « Barre confiance », ça a pris. Pas les slogans, les mots pour le dire. La politique, c’est ça : les mots pour le dire.

29Quand vous dites « ça a pris », sur quels indicateurs, sur quels indices vous appuyez-vous ?

30La sensibilité, ça veut dire quelque chose, la psychologie ça veut dire quelque chose…

31Êtes-vous un spin doctor*  ?

32Non, je suis un conseil. Un spin doctor, c’est un conseiller au plus près, quelqu’un qui, en prenant les données telles qu’il les perçoit, donne des conseils, politiques, sociaux… C’est un peu Guaino auprès de Sarkozy. En France, il y a eu Jacques Attali, Jacques Pilhan, auprès de François Mitterrand et Jacques Chirac.

33On a parlé de publicité, d’études aussi… On a vraiment l’impression que le marketing politique est focalisé sur ces deux techniques.

34Sur les études, sur la publicité, forcément. Sur les relations presses, également. Sur les médias, je m’étais inspiré d’une étude d’Edgar Morin pour inventer le « comptage Morin ». On parlait uniquement de presse à l’époque, de presse écrite et de radio, à peine de télévision. On affectait un coefficient de reprise d’articles, selon que cela soit publié sur cinq colonnes, à la une, sur dix centimètres ; on obtenait ainsi une cote qui permettait de mesurer la notoriété.

35Mais, actuellement, la difficulté, c’est d’établir une différence entre le conseil politique et ce que les Américains appellent le media consultant. Le media consulting, c’est uniquement ce que disent les médias. On a un portefeuille de journalistes copains et on assure simplement la problématique de la diffusion du « faire connaître ». Personnellement, comme je l’ai écrit dans mon dernier livre, Le marketing politicien, je considère que nous vivons actuellement en pleine sondocratie. Tout le monde veut se réveiller en lisant les sondages, lesquels sont immédiatement exploités par les médias… ce qui conduit à une médiacratie. Et sondocratie + médiacratie = médiocratie.

36Les sondages font-ils l’opinion ?

37C’est tout le problème. Je pense que tous les médias sont libres de leur ligne éditoriale, de leur positionnement politique ; un titre du Figaro n’est pas le même qu’à Libération. Et c’est parfois grave dans la mesure où cela peut orienter l’opinion. J’ai tendance à croire que l’excès de sondages repousse terriblement… Trop, c’est trop !

38Ces sondages permettent aussi de connaître les attentes et les préoccupations des citoyens. Le marketing politique conduit-il à y répondre ?

39Il ne faut pas simplement répondre aux attentes. C’est plus compliqué que cela. Il faut comprendre les attentes, dire aux Français qu’on a compris leurs attentes et que si on n’y répond pas immédiatement, c’est parce que l’intérêt de la France le nécessite… On commence par leur dire ce qu’on fait de bien pour eux pour qu’ils reconnaissent que c’est une étape nécessaire. Le marketing politique ne doit pas aveuglément répondre à la demande. Il doit servir à l’identifier et expliquer.

40Mais comment appréhender ces résultats de sondages, ces attentes ? Comment les interpréter ?

41Le marketing, c’est un outil d’approximation qui permet de connaître les autres. C’est d’abord avec du qualitatif. Le marketing politique est au service de l’action politique, au service de la démocratie, au service de la connaissance, au service de l’homme, au même titre que le vaccin contre la variole…

42Dans vos déclarations et vos publications, vous ne refusez pas le parallèle entre propagande et marketing politique.

43La propagande consiste, en ignorant le terrain d’alentour, à imposer son point de vue. Le marketing politique fait état des doutes, des hésitations, des problèmes, des angoisses. Moi, je crois qu’un homme ou qu’une femme qui ne doute plus est un con, le doute étant inhérent à la nature de l’homme. La propagande, c’était du marketing politique imposé à coups de marteau. Le marketing politique peut être la meilleure ou la pire des choses.

44Comment fixez-vous les limites éthiques du marketing politique ?

45À partir du moment où je vais épouser une cause, un homme, et décider de les servir, leurs convictions sont vos convictions pendant votre mission. Quand c’est fini, vous avez le temps de faire votre deuil et de repartir pour une autre cause. C’est possible. La morale en interdisant certaines. Par exemple, les présidents africains – et j’ai travaillé pour certains d’entre eux – étaient à prendre avec des pincettes.

46On parle beaucoup de communication mais moins de financement dans les ouvrages de marketing politique ?

47Disons que c’est un des fruits maudits, ou pervers, du marketing politique.

48On a beaucoup évoqué les collectes de fonds lors de la campagne Obama. Est-ce un des éléments du marketing politique ?

49Bien sûr, on doit parler de fund raising, c’est très important. Ce qui s’appelle aujourd’hui, pour l’UMP, le premier cercle, c’est exactement ça : des fund raisers. Obama est celui qui a reçu le plus grand sponsoring de toutes les campagnes américaines. J’étais en Amérique pour suivre l’élection. Ce qu’on appelle les réseaux socionumériques, Facebook, Twitter, etc. ont servi Obama. Ceci étant dit, le cas américain est particulier, parce qu’avoir 65 % de blancs et 35 % d’hispaniques et de noirs, cela fausse un peu le débat, et c’est ce qui a fait la victoire d’Obama.

50Le marketing politique, c’est donc aussi le fund raising ?

51Bien sûr. C’est-à-dire qu’on facilite les moyens d’action.

52Dans les ouvrages spécialisés, on parle beaucoup de communication, d’études, d’opinion, etc., quand ce ne sont pas les anecdotes sur les régimes, le choix des cravates, mais on parle peu d’argent, de budget, pourtant…

53Optimiser les résultats en gain, d’un côté, cela revient à chercher de l’argent, de l’autre, on cherche des voix, on est payé en électeurs. Oui… on dit que Séguéla a conduit Mitterrand à limer ses canines. C’est possible. J’ai moi-même eu l’occasion d’accompagner des Premiers ministres pour choisir une paire de lunettes, verres carrés plutôt que des verres ronds, monture en écailles…

54Trouvez-vous la loi trop contraignante par rapport au financement des campagnes ?

55Non, je crois que la loi est idiote. Elle ne l’est pas dans la mesure où elle limite l’argent dépensé dans les campagnes, mais elle ne contrôle pas les dépassements. Si vous dépensez plus, vous êtes invalidé, mais quand on constate que les gens dépensent plus et que finalement le conseil d’État n’invalide pas, ça ne conduit à rien. On a peur d’invalider.

56Quel regard portez-vous sur le marketing politique aujourd’hui par rapport à vos débuts ? Qu’est ce qui a changé ?

57D’abord, c’est devenu banal ; à l’époque, c’était original. Si aujourd’hui, aucun candidat ne peut s’en passer. On peut toujours créer la surprise, quand tout le monde fait du blanc, on arrive en noir. Quand tout le monde fait du noir, on arrive en blanc. Mais en France, le vrai cynisme, ce serait, non pas de voir le 21 avril à l’envers, mais de voir Marine Le Pen en tête.

58Vous êtes également à l’origine des campagnes de sécurité routière en France. Un autre volet politique…

59Pour les campagnes sur la sécurité routière, j’étais en compétition avec Publicis et Havas. La fille de Bleustein venait de se tuer en voiture. Quand j’ai remporté cette campagne, Bleustein a demandé à me voir, il m’a dit : « Michel, c’est formidable d’avoir gagné cette campagne. Vous savez que ma fille… Faites-moi une belle campagne ! »

60Jacques Eisenmann, chargé de mission auprès de Chaban-Delmas, qui était le plus vieux général des Ponts et devait avoir à l’époque entre 76 et 80 ans, m’avait écrit pour me dire que j’étais le seul à avoir compris la question. C’était uniquement un problème psychologique. Voici ce que j’expliquais à Jacques Chaban-Delmas, alors qu’il était seulement président de l’Assemblée nationale : « Un de mes meilleurs collaborateurs se tue en voiture, je vais reconnaître son corps ; un mois après le fils de Jean Bossard se tue en voiture, je vais reconnaître son corps. Il faut faire quelque chose : on en est à 17 000 morts par an sur les routes, on va directement à 21 000 l’année prochaine. » Chaban me répond : « Enfin, je ne peux rien. Vous connaissez Georges Pompidou. Allez le voir. » Pompidou me dit : « Vous me faites chier ! Je vous parle franchement. Mon meilleur ami s’appelle François Michelin. La seule chose qui est importante, c’est la vitesse sur la route, parce que ça permet d’expérimenter des pneus pour couvrir le monde, alors laissez-moi tranquille. » Chaban devient Premier ministre : je recommence. Il me dit : « faites-moi une note ! » Chaban, puis Eisenmann trouvent que j’ai raison. En réunion de cabinet, on dit « Bongrand a raison ! » Et je finis par être en compétition avec Havas et Publicis. Je gagne. C’était de la psychologie, ce n’était pas encore du marketing. Parce que je pense qu’au-delà du marketing, y compris du marketing politique, le seul mot qui compte, c’est le cœur. C’est la sensibilité, c’est la sincérité. C’est plus important qu’un rapport de trois cents pages. Il faut gagner la confiance.