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La réception

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Cécile Méadel

La télévision et le peuple, ou le retour de la populace

Jérôme Bourdon

Note de l’éditeur

Reprise du no 42 de la revue Hermès, Peuple, populaire et populisme, 20051.

Texte intégral

1Comment la télévision publique européenne a-t-elle rencontré le peuple ? Depuis les Lumières, la confrontation de la pensée politique et des élites avec le peuple a connu bien des avatars. La pensée des Lumières a cherché, non sans mal, à réhabiliter, ou plutôt à habiliter le peuple par le travail, en valorisant le travailleur honnête, contribuant à la richesse de la nation, qu’on oppose à la figure collective du mauvais peuple, à la « populace », faite d’incapables, « qu’un rien peut jeter dans la violence et la folie destructrice » (Roche, 1993, p. 295-296). Pour les Lumières, le peuple constitue une véritable « énigme anthropologique » à situer « à la frontière de l’humanité » (Rosanvallon, 1992, p. 60-61). La deuxième étape a consisté à insister, à partir de Rousseau, sur le peuple souverain doté de capacité politique, en vertu d’un droit naturel. Pour beaucoup de penseurs, ce peuple ne se conçoit qu’éduqué. Dans la deuxième moitié du xixe siècle, une véritable « ferveur démopédique* » (Rosanvallon, op. cit., 1992, p. 355) ouvre la voie à une riche histoire de l’éducation populaire, laquelle influe lourdement sur le destin des médias et de la réflexion sur les médias.

2Ces mêmes médias ouvrent aussi l’âge du loisir de masse, accessible à tous. Peuple monstrueux, peuple laborieux (mais toujours dangereux), peuple à éduquer, voici désormais le peuple amusé. Émerge une nouvelle image, non moins problématique que les précédentes et parfois tout aussi menaçante. Car la télévision, alors qu’elle naît dans l’ombre du projet éducatif, va finalement engendrer une nouvelle forme de « populace », entendez la vision d’un peuple ignorant, se délectant non de violences mais d’une culture jugée pauvre et vulgaire – pour les élites, une nouvelle « énigme anthropologique ». C’est l’histoire de ce retour que je voudrais retracer brièvement, avant d’en analyser les conséquences intellectuelles. Ce récit concerne l’histoire globale de la télévision, mais il se limite ici à l’Europe de l’Ouest.

  • 2 Bourdon, J. « Self-despotism ? Reality Television and the New Subject of Politics » in L. Baruh and (...)

3Notre récit a des conséquences profondes pour les études de média, et singulièrement, les études de télévision. Elles ont eu (ont toujours) du mal à s’imposer car elles traitent d’un sujet difficile entre tous, peu acceptable notamment par le monde politique et la science politique qui se concentre sur ce monde : un sujet qui implique moins le citoyen (rationnel, travailleur, masculin, guidé par un genre, l’information politique...), que le consommateur ou le flâneur (féminin, domestique, jeune, négligeant le journalisme élitaire pour les variétés et le soap opéra, aujourd’hui le reality show...)2. En bref, comme Hartley l’a soutenu (Hartley, 2008), la télévision montre qu’on ne peut isoler le citoyen rationnel de l’individu consommateur, et que les contenus du média, y compris les plus politiques, ont partie liée avec les plaisirs (coupables ?) du divertissement et du loisir. Elle nous rappelle constamment que, sous le citoyen électeur, se cache toujours un consommateur avide, sinon un émeutier de la culture.

Scolaire et post-révolutionnaire : les deux peuples de la télévision publique

  • 3 Bourdon, J., « À la recherche du public ou vers l’indice exterminateur ? », in Quaderni, no 35, 199 (...)

4À partir des années 1970, les professionnels des services publics européens évoqueront souvent un âge d’or des chaînes publiques produisant des émissions littéraires, historiques et culturelles pour « le peuple ». Cette idéalisation, partiellement ancrée dans le réel, se rattachait à une certaine vision du public, fondée sur la critique, les collègues ou pairs (notamment les réalisateurs) et enfin les quelques lettres de spectateurs populaires qui disent leur bonne volonté culturelle3. Cette triple construction correspondait à une politique élitiste qui s’avouait telle. Sir John Reith, premier directeur général de la BBC, incarna cet élitisme* dans son célèbre propos : « peu savent ce qu’ils veulent et très peu savent ce dont ils ont besoin ». En termes plus colorés, le catholique Ettore Bernabei, directeur de la RAI de 1961 à 1974 et figure légendaire de l’histoire de la télévision italienne : « Les spectateurs sont vingt millions de têtes de c... et notre boulot est de les éduquer » (Grasso, 1992, p. 301).

  • 4 Levy, M.-E., « Les télé-clubs », in Jeanneney, J.-N. (dir.), L’Echo du siècle, dictionnaire histori (...)

5Le public populaire visé apparaît dans l’expression « éducation populaire », mission explicite de beaucoup d’associations (« Peuple et Culture » en France) et de groupes dont l’idéologie, et parfois les cadres, pénètrent la télévision qui relaie et amplifie les ambitions que l’on faisait porter au cinéma. Des années 1950 au milieu des années 1960, des fédérations de télé-clubs sont actives en France4, en Italie et en Espagne (Palacio, 2001, p. 60).

6Cette exaltation de l’éducation populaire repose sur une étrange alliance entre deux courants politiques, de droite et de gauche, tous deux nourris des idéaux de l’éducation populaire et aussi capables de surmonter les réticences qu’inspire le nouveau média télévisuel. Mérite-t-elle la qualification d’un « projet politique » solide et clairement défini ? En France, incontestablement, elle bénéficie de soutiens au sommet de l’État, et notamment de celui du chef de l’État, Charles de Gaulle. Le projet d’éducation populaire est relayé aussi par des directeurs des programmes dont les noms sont devenus, dans l’histoire de chaque pays, souvent légendaires, en France Jean d’Arcy, au Royaume-Uni Sir John Reith and Hugh Green, en Italie Barnabei...

7On a souvent remarqué que dans la France de De Gaulle, des réalisateurs de gauche, voire communistes (ce ne fut vrai que d’un petit nombre) étaient tolérés au cœur d’un média contrôlé de près par un gouvernement fondamentalement hostile à cette gauche-là. Avec des visages différents, cette coalition s’est retrouvée dans bien des pays d’Europe. En Italie, le très catholique Bernabei sut nouer des alliances avec des réalisateurs et producteurs de gauche, population qui trouva aussi relatif asile dans la télévision de l’État franquiste. Pour les uns et les autres, le peuple est une entité qu’il faut éduquer, à laquelle il faut transmettre un patrimoine national, fondée sur la tradition théâtrale et romanesque, et sur l’enseignement d’une histoire vécue comme exaltation de la nation. Des difficultés apparaissent lorsqu’on se rapproche de l’actualité et de la peinture des mouvements sociaux. Pour les uns, la vision doit demeurer scolaire, pour d’autres, c’est un peuple à libérer dans le prolongement des révolutions démocratiques, un peuple « post-révolutionnaire », qui est l’horizon de la programmation, mais dans les deux cas, un projet d’émancipation du peuple par la culture est au cœur du projet télévisuel.

Fragilité des Lumières télévisuelles

8Inégalement solides au plan social, ces « Lumières télévisuelles » sont fragiles au plan doctrinal. Beaucoup d’auteurs qui ont écrit sur le service public idéalisent (Tracey, 1998) et anglicisent rétrospectivement la notion. La fameuse trilogie, information, éducation, divertissement, présente dans la Charte de la BBC depuis 1926 n’a pas été un guide clair et pur. Les débats sur les réformes des années 1970 et 1980 ont poussé les syndicats, les milieux professionnels puis les universitaires, à élaborer des définitions précises (Blumler, (dir.), 1992) : jusqu’à ces élaborations faites sous menace réelle ou supposée, il existait un peu partout ce sentiment commun que la télévision devait appartenir au domaine public, qu’elle était une activité « d’un genre non commercial », comme le définit, de façon résiduelle, la Cour Constitutionnelle d’Allemagne Fédérale dans un jugement de 1961.

9À ce noyau commun, chaque pays ajoute sa propre interprétation. Le système est produit d’un ensemble de circonstances historiques et sociales. Dans les années 1990, des historiens ont pu considérer leur service public britannique comme le fruit d’un arrangement pragmatique rationalisé ensuite en doctrine (Scannell et Cardiff, 1991). En Allemagne, si un idéal éducatif qu’on considérerait aujourd’hui comme paternaliste fut solidement installé dans la radio publique d’avant-guerre, le mandat le plus important d’après-guerre, l’article 5 de la loi fondamentale de 1949, insiste sur le rôle de la radiodiffusion dans la formation de l’opinion publique, mais néglige culture et éducation. Plus au sud, la mission d’information est fragilisée par le manque d’indépendance, les buts culturels ne se trouvent dans des textes officiels que tardivement (loi du 26 juin 1964 en France). En Italie, en Espagne, il n’y eut pas de mandats éducatifs officiels.

  • 5 Célèbre poète et critique littéraire anglais (1822-1888).

10Parfois promu par les représentants de l’État, le projet éducatif fut partout, essentiellement, abrité par l’État, et le service public d’abord un service « non privé ». La majorité des gouvernants, lorsqu’ils commencèrent à s’intéresser à la télévision (cela n’est pas immédiat) cherchèrent d’abord à la contrôler, surtout lorsqu’ils jugèrent, comme ils le firent généralement, que la presse leur était hostile. La mission d’éducation populaire se développa à l’ombre du « péché historique » (Aldo Grasso) de beaucoup de télévisions de service public, surtout au sud de l’Europe : un journalisme complaisant. Contrairement à ce que l’on peut imaginer, les intellectuels, dans leur ensemble, ne favorisaient pas non plus la mission d’éducation populaire. Une minorité, surtout dans l’Angleterre du Matthew Arnold5 de Culture and Anarchy, partagea les idéaux éducatifs : la BBC se singularisa donc doublement, par son exceptionnelle réputation journalistique, née dans la guerre, et par le véritable appui que reçoivent ses ambitions de vulgarisation.

11Mais la majorité n’éprouvait et ne manifestait qu’indifférence ou mépris pour le nouveau média qui abandonna très vite un modèle purement scolaire, et fournit immédiatement de la matière au dégoût élitiste. Lorsqu’ils étaient proches de l’opposition au gouvernement, voire au régime comme en Espagne et parfois en France, jusque dans les années 1970, le dédain culturel se compliqua d’animosité politique, attisant la violence du discours sur la télévision.

L’avènement de « l’audience » et la mutation du peuple

  • 6 Bourdon, op. cit., 1998.
  • 7 Pour une première radiographie, voir Eco, U., « Fenomenologia di Mike Bongiorno », in Diario Mínimo (...)
  • 8 Meadel, C., « De l’émergence d’un outil de quantification », Quaderni, no 35, 1998, p. 107-128.

12C’est dans ce contexte qu’il faut replacer la grande mutation de la figure du peuple qui se fait autour de la télévision dans les années 1960. Les peuples scolaire et post-révolutionnaire, au fond, venaient tous deux du xixe siècle. Le peuple du loisir en chiffres est beaucoup plus moderne, mais il permet de renouer avec des peurs très anciennes. Précisons la notion. Avant la montée des audiences, il existait bien un « sentiment de la préférence statistique6 » lié à de nombreux indices : ainsi la popularité d’une figure étrange et nouvelle, l’animateur7 ou celle de vainqueurs de jeux télévisés pour lesquels le public désireux de participer écrit en masse. Les services qui s’occupaient du public n’avaient pas de rôle central, et se souciaient d’abord de la satisfaction d’un public encore semi-captif de son émerveillement – et d’une chaîne unique8. Ils utilisaient des méthodes d’évaluation qualitative comme les Appreciation Indexes mis en place par la BBC avant-guerre.

13Le principal facteur qui paraît avoir stimulé directement la mesure d’audience est, avant la publicité, la concurrence. Au Royaume-Uni, le lancement d’ITV en 1955 eut une influence décisive sur la mesure d’audience du diffuseur public. Selon le BBC Handbook de 1957, « de façon évidente, il est important pour la BBC de savoir comment ceux des membres du public qui ont un choix partagent leur temps d’écoute ». La même année, la BBC fixa des objectifs d’audience minimale pour ses émissions. Dans le reste de l’Europe, des deuxièmes chaînes publiques furent lancées en 1961 (Italie, Allemagne) et en 1964 (France, Espagne). La mesure d’audience régulière à base de carnets d’écoute fut inaugurée peu d’années après. Les chiffres furent très vite un enjeu de savoir et de pouvoir.

14Ce peuple amusé et quantifié convient au besoin des publicitaires et devient le peuple de consommateurs chers aux patrons des télévisions privées. Mais, et ce point est crucial, son avènement ne peut se lire seulement comme une nouvelle ruse du capitalisme. Il répond aussi à une transformation plus profonde. D’une perspective des Lumières tardives, selon laquelle l’opinion était le fruit d’un dialogue entre participants informés, on passa à une opinion instantanée, « post-Lumières », une opinion-sondage, celle d’une masse capable d’exprimer rapidement des préférences mesurables sur tout sujet, et, de façon cruciale, sur tout produit, bref, une « hyper-démocratie », selon le mot d’Ortega y Gasset. Cette nouvelle culture de l’opinion vint à point dans un univers télévisuel où le service public lui-même se cherchait des sources nouvelles de légitimité. D’où une tension qui peut se lire dans un pont-aux-ânes fameux des dirigeants de l’audiovisuel public : il faut « divertir sans abaisser », cultiver sans ennuyer, être « populaire sans être vulgaire ».

15Le constat de la popularité de certains programmes oblige, comme au xviiie siècle, à faire face à une étrange mutation d’un peuple qu’on espérait voir manifester plus de « bonne volonté culturelle », pour reprendre la formule de Pierre Bourdieu. Cet effroi se résume d’une phrase : « comment peuvent-ils aimer cela ? ». Le peuple audimétrique redevient une énigme anthropologique. Et l’effroi génère une confusion dans l’appréhension des données d’audience. Je crois pouvoir écrire « données d’audience », qu’il faut bien prendre en compte, sans pour autant verser dans un positivisme naïf. En effet, deux constats simples doivent être rappelés. Les chiffres d’audience peuvent être à la fois une représentation sociale (comme tout autre représentation du public) liées à des enjeux de pouvoir et de savoir, et un outil de connaissance – comme tant d’autres machines à produire des données. Ensuite, cette représentation sociale est redoutablement efficace, car il ne vient à presque à personne l’idée de la rejeter purement et simplement.

16Tout le monde en manipule les données ; l’audimat est dénoncé jusqu’au jour où tel film de « qualité », telle émission « culturelle », fait une forte audience, et l’on respire : le peuple a bon goût ! Mais s’il s’agissait d’autre chose ? Nous sommes dans un univers social où cette représentation ne peut pas, apparemment, être balayée d’un revers de main. Et face à la machinerie des audiences, les chercheurs élaborent des machineries théoriques qui paraissent beaucoup plus fragiles.

Élitismes, dénégations, populismes, ou comment s’en débarrasser

17Fragilité des machineries trop générales. Évoquons trois positions qui sont autant de façons d’affronter la populace télévisuelle. D’abord l’élitisme traditionnel conservateur qui affiche son mépris. Ce conservatisme écœuré par le « goût du public », on en trouve trace dans certaines critiques de déploration, notamment dans la presse conservatrice. Mais l’élitisme traditionnel, qui est loin d’avoir disparu souffre d’une faiblesse essentielle face à l’audimétrie* et face à l’idéologie dominante dans les médias des pays libéraux : il paraît anti-démocratique. Il est condamné à la discrétion.

  • 9 Rosenzweig, L., « Télé-Poubelle et Service Public », Le Monde, 6 décembre 2000.

18Ainsi dans Le Monde, à propos des reality-shows, un critique qui n’est pas révolutionnaire note les difficultés de contester le goût populaire : « Le peuple a mauvais goût, sous-entendent-ils en fustigeant ce type d’émission. Peut-être, mais c’est le peuple, on n’en connaît pas d’autre dans ce pays »9. Reconnaissons cependant un mérite aux critiques élitistes : sous la culture commerciale populaire, sous le jeu et la variété, aujourd’hui sous le reality show et Big Brother/Loft Story, ils voient pointer une forme d’anarchie, ce qui signifie qu’ils perçoivent, d’emblée ce que le divertissement vulgaire a de politique – à l’instar, jadis, du Matthew Arnold de Culture et Anarchie (1882). Ils demandent aux philistins* de la culture commerciale de prendre au sérieux la populace au lieu d’en faire seulement une foule de consommateurs disciplinés.

19Deuxième attitude, cette fois « à gauche », une vue critique du pouvoir des médias que je qualifierai de « néo-élitisme », pour signaler ce qu’elle a de commun avec la vue conservatrice. En se réclamant parfois de Foucault ou d’Adorno, elle prétend que le peuple est manipulé par les taux d’audience qui constituent une « machinerie disciplinaire », ou affirme plus brutalement : « l’audimat est une idéologie » (Halimi, 1997, p. 56). Il y a là de naïves théories du pouvoir : le peuple est manipulé d’en haut par une élite qui sait ce qu’elle fait. Ni la vision de l’industrie de la culture chez Adorno, ni celle du pouvoir chez Foucault ne correspondent à un tel schéma. Ce néo-élitisme n’est pas si radical qu’il n’y paraît, et le remède qu’il propose, en dehors d’un recours à l’utopie, est de façon bien traditionnelle un appel à l’État jadis décrié.

20Mais comment l’État représentant d’élites manipulatrices se transformerait-il donc en bon État bienveillant ? Par la grâce d’un ministre révolutionnaire ? On sent bien ici les limites des théories du pouvoir utilisées, et les généralisations – à nouveau – sur lesquelles elle s’appuie. Il faut, insistons-y, pluraliser, refuser « le » peuple, comme « le » public, comme « le taux d’audience ». Il s’agit, au demeurant, d’un vieux mouvement de balancier au sein de la gauche marxiste ou néo-marxiste. On rappellera qu’Adorno fit, en réponse à une question d’Umberto Eco, l’éloge de la télévision publique allemande aux détriments de la télévision commerciale américaine – et ceci, sur la chaîne d’État italienne RAI 2 en 1966. À défaut de révolution, le service public paraissait donc un moindre mal ?

  • 10 Fisk, critiqué par Le Grignoux, in Le Grignou, B., « Les périls du texte », Réseaux, no 78, 1996, p (...)

21La troisième attitude ; le néo-populisme*, a fait principalement son chemin dans le monde universitaire anglo-saxon depuis les années 80 : elle réhabilite le peuple. L’ère des médias commerciaux et de l’abondance n’y est plus dénoncée comme occasion de manipuler des foules aliénées, mais célébré comme (relative) autonomie des choix populaires au nom d’un « pouvoir sémiotique » qui serait pour partie distinct du pouvoir socio-économique10. Ceci s’accompagne volontiers d’un hyper-sémiotisme, qui consiste à souligner la variété et les richesses du « texte », reality-shows compris, en multipliant les possibilités de « lecture ».

22Ce débat sur la dimension démocratique de la télévision commerciale a pris une nouvelle dimension avec l’essor des reality shows, qui mettent en jeu la participation du public, à la fois parce qu’y participent des spectateurs « ordinaires » (même s’ils font l’objet d’un casting soigné) et parce que le public y est appelé à exprimer ses choix sous une forme politique traditionnelle (avec des moyens techniques nouveaux), le vote ; même de vieux dispositifs ont pris cette dimension plébiscitaire, ainsi le vénérable Concours Eurovision de la Chanson, crée en 1956 (Hartley, op. cit., 2008, p. 138). La télévision-réalité représenterait ainsi une extension de la démocratie.

23En ce sens, et suivant Thomas Marshall, Hartley a décrit trois formes de citoyenneté qui se seraient succédées pour cohabiter aujourd’hui : la citoyenneté civique (celle des droits et des libertés), la citoyenneté politique (par la représentation et le vote, mais aussi, comme nous l’avons vu, une forme d’éducation permanente à la pratique du débat et du vote) et la citoyenneté sociale (impliquant l’État providence et la politique sociale, qui donnent au sujet les moyens de vivre dignement, indispensables pour participer au débat politique). Hartley suggère que les sociétés (post) modernes ont ajouté une citoyenneté culturelle (impliquant les politiques de l’identité, la redécouverte des appartenances et le multiculturalisme), et une citoyenneté « en kit » (Do it yourself citizenship), fondé sur la différence individuelle plus que sur l’identité collective : le citoyen recourrait ici au spectacle télévisuel (enrichi par l’interactivité et l’Internet) pour se bricoler une identité à travers les ressources de gestion de son image proposées dans les médias.

24Ce néo-populisme n’est pas si différent de vieilles traditions de la recherche en communication, au premier chef la théorie des « usages et gratifications* » qui insistait sur l’infinie diversité des appropriations – et bloquait, ce faisant, toute critique radicale de la machine médiatique. On notera aussi que l’individu qu’il décrit correspond d’assez près aux besoins du « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiappello, 1999) : il est appelé à développer les ressources de la présentation de soi* et de la gestion de son image dans une économie où la mobilité professionnelle et le service face au consommateur rendent de telles ressources indispensables.

Quel programme de recherche ?

25Élitisme traditionnel et néo-élitisme ont un point commun : globalement le peuple est asservi devant l’écran. La réhabilitation populiste ouvre la voix à la diversité mais souvent, c’est pour mieux l’évacuer : le peuple, réhabilité au nom d’une démocratie du divertissement, devient une myriade de projets individuels et d’associations provisoires autour de dispositifs à succès comme Big Brother. Les programmes de recherche fournissent une accumulation de monographies sur telle ou telle communauté sans possibilité d’agréger l’ensemble. Au mieux, on distingue moins entre catégories de publics qu’entre catégories de messages, ainsi fera-t-on la différence entre les télévisions publique et privée, avec une tendance à valoriser la première chez les néo-élitistes critiques (Nicholas Garnham), à valoriser la seconde chez les néo-populistes (Fiske), voire à rejeter l’une et l’autre chez les néo-élitistes les plus pessimistes (le Bourdieu de Sur la télévision).

26Je voudrais, pour conclure, faire appel à deux disciplines anciennes : l’histoire à long terme des comportements des publics, des façons de s’assembler, du rapport entre le corps et le message diffusés, peut nous apprendre beaucoup sur la télévision sans être pris dans des débats axiologiques* où l’essentiel paraît dépendre de la position de départ du chercheur-théoricien. Butsch (2000), situant la télévision dans l’histoire du théâtre, de la presse, de la radio, du cinéma, est riche de suggestions. Autre voie, les études de sociologie de la culture (y compris dans une dimension quantitative facilement décriée) nous rappelle qu’au-delà d’un public homogène, qu’on le choisisse enchaîné (élitisme ou néo-élitisme) ou libre (néo-populisme), il y a des différences générationnelles, sociales, de niveau d’éducation, de genre, au sein du public – ces variables classiques ont encore beaucoup à nous apprendre si on ne les applique pas de façon déterministe.

27L’étude des cycles de vie et des rythmes de la vie quotidienne, micro-sociologique, a aussi beaucoup à nous apprendre de la consommation des médias. Bref, il y a un lieu à trouver entre le néo-populiste qui fait s’éclater à l’infini des publics soudain libres – et tous les regards « d’en haut » qui en font une immense masse sans pouvoir. Pour ce faire, le chercheur doit d’abord se situer dans les rapports ambigus et complexes avec la « populace » : il est bien souvent l’héritier de réflexes intellectuels et sociaux très anciens dont il doit se défaire pour commencer, tout simplement, son travail.

Bibliographie

Références bibliographiques

Blumler, J. G., (dir.), Television and the public interest. Vulnerable values in West European broadcasting, Londres, Sage, 1992.

Boltanski, L., Chiappello, E. Le Nouvel Esprit du Capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

Butsch, R., The Making of American Audiences : From Stage to Television 1750-1990, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.

Grasso, α., Storia della televisione italiana, Milan, Garzanti, 2000 (1992).

Halimi, S., Les Nouveaux chiens de garde, Paris, Liber, 1994.

Hartley, J., Television Truths, Oxford, Blackwell, 2008.

Palacio, M., Historia de la televisión en España, Madrid, Gedisa, 2001.

Roche, D., La France des Lumières, Paris, Fayard, 1993.

Rosanvallon, P., Le Sacre du citoyen, Paris, Gallimard, 1992.

Scannell, P., Cardiff, D., A Social History of British Broadcasting. Volume One 1922-1939. Serving the Nation, Oxford, Blackwell, 1991.

Tracey, M., The Rise and Fall of Public Service Broadcasting, Oxford, Oxford University Press, 1998.

Notes

1 Publié sous le titre La télévision et le peuple, ou le retour d’une énigme.

2 Bourdon, J. « Self-despotism ? Reality Television and the New Subject of Politics » in L. Baruh and Ji Hoon Park, Reel Politics : Reality Television as a Platform for Political Discourse, Cambridge, Cambridge Scholars Publishing, 2009.

3 Bourdon, J., « À la recherche du public ou vers l’indice exterminateur ? », in Quaderni, no 35, 1998, p. 107-128.

4 Levy, M.-E., « Les télé-clubs », in Jeanneney, J.-N. (dir.), L’Echo du siècle, dictionnaire historique de la radio et de la télévision en France, Paris, 2001, (1999), p. 670-673.

5 Célèbre poète et critique littéraire anglais (1822-1888).

6 Bourdon, op. cit., 1998.

7 Pour une première radiographie, voir Eco, U., « Fenomenologia di Mike Bongiorno », in Diario Mínimo, Milan, Bompiani, 1961, p. 29-34.

8 Meadel, C., « De l’émergence d’un outil de quantification », Quaderni, no 35, 1998, p. 107-128.

9 Rosenzweig, L., « Télé-Poubelle et Service Public », Le Monde, 6 décembre 2000.

10 Fisk, critiqué par Le Grignoux, in Le Grignou, B., « Les périls du texte », Réseaux, no 78, 1996, p. 107-127.

Auteur

Professeur au département de communication de l’Université de Tel Aviv. Ses recherches actuelles portent sur l’histoire de la télévision dans une perspective globale, notamment sur les programmes européens, les mesures d’audience, et sur la couverture du conflit israélo-palestinien dans les médias occidentaux.

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