« Je crois qu’il est temps d’examiner directement les contenus des programmes. » Sénateur Joseph Lieberman, 27 mai 1999.

1Nous avons tracé les grandes lignes du dialogue qui s’engage depuis septembre 2000 entre la MPAA, certains membres du Congrès et la FTC. Il s’agit maintenant de comprendre les raisons d’une telle évolution. Des militants comme ceux du collectif Rock Out Censorship, s’alarment de la coopération des studios hollywoodiens :

« Nous pensons que ces industries ne devraient pas sacrifier leurs droits par peur de sanctions gouvernementales et qu’elles devraient contester systématiquement devant les tribunaux la validité de toute loi inconstitutionnelle. […] Cette stratégie place beaucoup d’espoir dans le système judiciaire et dans son interprétation du mandat constitutionnel de libre expression pour tous, mais elle s’avérera plus efficace en définitive que la désastreuse méthode actuelle des dirigeants de sociétés de loisirs, qui semblent croire naïvement que le gouvernement cherche vraiment à “protéger les enfants”1. »

2Cette interprétation nous semble erronée, pour la simple raison qu’il n’y a pas, à ce jour, de « loi inconstitutionnelle » dans le domaine des industries de loisirs, seulement des propositions de loi, des semonces parlementaires. Quel est alors le raisonnement des studios ?

3Même si Columbine a accéléré les processus, chacun des protagonistes inscrit sa démarche dans le long terme. Les studios s’efforcent de préserver leur image de marque comme un capital patiemment acquis. Les sénateurs présentent leur combat contre la violence comme un travail de fourmi : Lieberman compare ainsi son engagement au scénario de Groundhog Day (1993), où Bill Murray doit revivre constamment la même journée2. Brownback décrit son cheminement en trois temps : celui du ridicule, lorsque le sujet n’intéresse personne, celui du conflit, quand apparaît le caractère sensible du problème, puis celui de l’évidence partagée3.

4C’est dans cette temporalité longue que s’inscrit notre hypothèse : l’industrie est somme toute peu sensible aux obligations qu’on lui impose, dès lors qu’elle demeure maîtresse du système de contrôle. Peu importe le cahier des charges, du moment qu’elle l’a entre les mains. L’essentiel est de sauver le principe d’un contrôle interne et infra-légal des pratiques industrielles, même s’il faut pour cela délaisser certaines options de marketing, voire un genre entier comme le teen slasher, pour plusieurs années.

5Si le ciblage des mineurs inquiète le Sénat, les studios y mettent fin du moment que chaque membre de la MPAA prend le même engagement que les autres (« digue concurrentielle » entre majors) et que le système se répercute sur les indépendants et les productions étrangères.

6Le bras de fer avec Washington sur la base du Premier Amendement pourrait en revanche avoir des conséquences néfastes :

• Rupture de la solidarité au sein de la MPAA : Si un studio s’avise de dénoncer les démarches sénatoriales, les autres ont tout intérêt à le laisser essuyer seul les critiques. Les défis émanent plus souvent des indépendants (Griffith, Burstyn, Miramax…) que du cœur de l’industrie.
• Durcissement des oppositions et test de constitutionnalité : L’intransigeance des studios pourrait donner davantage de poids aux propositions de Lieberman ou de Brownback. Celles-ci demeurent dans les limbes de l’examen en commission tant que l’industrie affiche sa bonne volonté, mais l’adoption du plan Lieberman au lendemain de Columbine pourrait se rééditer dans un contexte similaire. Il faudrait alors aller devant la Cour Suprême, dont la ligne conservatrice risquerait de desservir les studios.

7On observe donc dans l’arène législative un débat où chaque acteur tient à maintenir les dispositifs de contrôle au niveau infra-légal : les studios pour demeurer maîtres de l’autorégulation, la FTC pour éviter de devenir un censeur fédéral, et les sénateurs pour vaincre sans combattre. D’où ce constant va-et-vient entre menace et compliment : « Tout bien pesé, il y a davantage de bon que de mauvais [dans le 3^e rapport de la FTC]. C’est pourquoi les sénateurs Kohl, Clinton, Byrd et moi-même avons décidé d’ajourner le “Media Marketing Accountability Act” pour l’instant. Hormis dans l’industrie de la musique, l’autorégulation du marketing fonctionne – ce que j’espérais depuis le début – et le gouvernement n’a pas besoin de définir la marche à suivre », Joseph Lieberman, 5 décembre 2001.

8Lieberman utilise davantage le Capitole comme haut-parleur que comme organe législatif. Il brandit la menace législative pour faire évoluer conjointement les représentations de la violence à Washington et à Hollywood : « Il existe des limites constitutionnelles à la pression que nous exerçons sur les grandes entreprises médiatiques pour les conduire à plus de responsabilité, […] et c’est une bonne chose. Mais nous avons aussi le droit, en vertu du Premier Amendement, de parler pour les familles que nous représentons, et d’en appeler au sens civique de ces entreprises, et parfois à leur sens de la honte », 21 juin 2001.

9Le florilège de propositions de loi avortées qu’il dépose confirme cette stratégie de discours tous azimuts pour faire admettre l’analogie entre produits culturels et substances nocives. Qu’il s’agisse du « 21 st Century Media Responsibility Act » (juin 1999), des appels à un contrôle des licences télévisuelles par la FCC (mai 2000) ou du « Media Marketing Accountability Act » (avril 2001), le discours ne varie pas : il faut lutter contre la diffusion de produits toxiques vers les cibles mineures.

10Après les attentats du 11 septembre 2001, le débat est comme « gelé », de même que l’attaque de Pearl Harbor avait temporairement interrompu les procédures antitrust contre les studios. L’émergence d’un adversaire commun et le début de la « guerre contre le terrorisme » scellent une paix relative entre Hollywood et Washington. Les seules affaires qui émergent publiquement sont désormais liées aux critiques de l’administration Bush (activisme des acteursréalisateurs Tim Robbins et Sean Penn, tous deux « oscarisés » en 2004, tensions entre Disney et sa filiale Miramax à propos de Farenheit 9/11 de Michael Moore, Palme d’Or à Cannes en 2004).

11La FTC poursuit son travail, mais les interventions publiques se font rares. Le 1 er septembre 2004, Jack Valenti, 82 ans, cède la présidence de la MPAA à Dan Glickman, 59 ans, ministre de l’Agriculture de 1995 à 2001 et ancien président d’un sous-comité de la Chambre des Représentants en charge de la propriété intellectuelle. Transition entre démocrates modérés, accueillie sans surprise dans l’industrie comme à Washington. Glickman inscrit son propos dans la continuité : sa priorité sera la lutte contre le piratage numérique, et il n’envisage pas de modifier le système de classification. Face aux objections sénatoriales, il joue l’apaisement : « L’un de mes plus proches amis est le sénateur Sam Brownback. Lui et le sénateur Lieberman critiquent l’industrie de temps à autre. J’ai dit à Sam que je ne suis pas d’accord avec lui sur beaucoup de choses, mais je veux laisser la porte ouverte. Franchement, ce sera la clé de mon succès : convaincre les gens que j’ai deux oreilles et une bouche, parce que j’ai deux fois plus besoin d’écouter que de parler. […] Il n’y a pas pour l’instant d’appel à la censure en Amérique, Dieu merci4. »

12Ce discours serein n’empêche pas la crise de la cotation de s’aggraver : un nombre croissant d’œuvres distribuées hors classification, une migration des fictions violentes du « R » vers le « PG-13 », un discours épidémiologique de plus en plus employé pour fustiger les studios, et enfin le fulgurant progrès du piratage et de la propagation en ligne des films. L’impensable chute du rating system pourrait donc survenir dans quelques années, si aucune réforme significative ne vient l’adapter à cette nouvelle donne.