1La rhétorique de Hatch suscite aujourd’hui peu d’échos1, et les studios hollywoodiens n’ont pas institué de commission pédiatrique pour l’évaluation de leurs films. Cependant, le discours toxicologique sur les industries de loisir se répercute sur les majors de manière inattendue : par un contrôle fédéral des instruments promotionnels des films.

2Le principal artisan de ce changement est le sénateur démocrate du Connecticut Joseph Lieberman. Colistier d’Al Gore dans l’élection présidentielle de 2000, Lieberman est engagé depuis le milieu des années 1990 dans la lutte contre la violence fictionnelle. Il a créé avec l’ancien Secrétaire d’État à l’Éducation William J. Bennett le Silver Sewer Award, décerné chaque année la chaîne de télévision qui « pollue » le plus la culture américaine. Il publie chaque année un guide parental du jeu vidéo, et appuie les démarches d’autorégulation dans cette industrie.

3Il avance un argument inédit en matière de contrôle cinématographique : si les studios commercialisent des produits potentiellement dangereux, l’État fédéral a le devoir d’encadrer leurs pratiques de marketing. Il s’agirait d’imposer aux produits de loisir les mêmes contraintes commerciales qu’au tabac, particulièrement pour le ciblage des mineurs. Lieberman souscrit donc à une description toxicologique du cinéma, mais afin de contraindre les studios à davantage d’autorégulation, sous le regard d’un nouvel acteur : la Federal Trade Commission (FTC).

Harmoniser production et promotion

4Le 1 er juin 1999, peu après le massacre de Columbine, le président Clinton commande au département de la Justice et à la FTC une étude sur le marketing en matière de cinéma, de musique et de jeux vidéo. Le rapport « Marketing Violent Entertainment to Children » publié le 11 septembre 2000 nous servira de guide pour imaginer ce dont l’avenir de l’autorégulation sera fait.

Le plan Lieberman

5L’idée d’enquêtes sur les pratiques de marketing peut surprendre, mais le sénateur la justifie par une analogie avec l’industrie du tabac. Son communiqué du 12 mai 1999 présente une configuration argumentative très particulière. On lit d’abord : « Personne n’impute aux médias de divertissement les événements de Littleton ou, plus largement, l’épidémie actuelle de violence juvénile. C’est un problème extrêmement complexe, impliquant un mélange de facteurs hétérogènes ».

6Puis Lieberman durcit le ton : « J’espère que l’industrie des loisirs verra cette législation comme un appel urgent à l’arrêt des excuses et des dénégations, et qu’elle commencera avec nous à examiner la mixture toxique qui transforme nos enfants en assassins. Au minimum, j’espère qu’elle y verra un avertissement ferme : nous ne tolérerons plus le marketing vers les enfants de produits ultra violents et classés “pour adultes”. »

7Le risque n’a pas besoin d’être prouvé pour que les pratiques commerciales soient réprimées. Lieberman argumente dans le registre du procès davantage que dans celui de l’alerte : il s’agit de rechercher des preuves tangibles, même si l’infraction ne correspond ici à aucune disposition légale. Tout fonctionne au conditionnel, comme une anticipation de procès : « Si le ciblage des enfants pour des contenus adultes était illégal, alors tel studio serait condamné. » Le Sénat vote à l’unanimité le plan Lieberman (avec l’appui des Républicains Hatch et Brownback). Cet enthousiasme est relayé par le président Clinton, qui saisit la FTC avant la date prévue par le Congrès.

Pourquoi le marketing

8La surveillance du ciblage des mineurs découle d’une tendance lourde des pays industrialisés dans les années 80-90 : l’émergence de l’enfant comme consommateur à part entière, en plus de son rôle traditionnel de prescripteur. Le pouvoir d’achat direct des Américains âgés de 8 à 12 ans a été multiplié par trois entre 1989 et 1997, pour atteindre 11,9 milliards de dollars. Pour les 12-19 ans, on obtient 94 milliards de dollars en dépenses directes en 1998, auxquels il faut ajouter 46 milliards en dépenses parentales. Sur ces 140 milliards, 22 sont consacrés aux produits de loisirs.

9Au-delà des chiffres, les adolescents sont une cible prioritaire des industries de loisirs : ils vivent en effet des années qui façonnent leurs futures habitudes de consommation, et le comportement des plus âgés influence celui des plus jeunes (d’où le choix d’acteurs de 16-17 ans pour des spots destinés aux 12-13 ans). Moins sollicités que les adultes, ils présentent un moindre risque d’opposition à la persuasion (ils n’hésitent pas à citer la publicité comme un levier de leur décision d’achat : 28 % des 8-17 ans indiquent que leur dernière location vidéo a été motivée par un message publicitaire). Ils apprécient la déclinaison d’univers fictionnels sur plusieurs médias et produits2. Ils se reposent fortement sur le groupe de pairs pour consommer (interrogés sur le choix d’un compagnon pour se rendre au cinéma, 11 % des adolescents américains citent un parent, 60 % un camarade de leur âge).

10Cette autonomisation des mineurs dans la consommation de loisirs sape les fondements juridiques de la cotation : c’est en effet sur la prémisse d’un lien entre majorité politique et majorité économique que repose tout système de contrôle parental.

11L’enquête sur le marketing peut être un moyen d’imposer de nouvelles règles aux industries de loisirs sans enfreindre le Premier Amendement. Dans la jurisprudence de la Cour Suprême, la communication commerciale bénéficie d’une protection moindre que les autres formes d’expression :

12Il demeure un point obscur dans cette jurisprudence : le statut de la communication commerciale pour des œuvres protégées par le Premier Amendement. La bande-annonce d’un film est-elle comparable à une publicité pour un détergent ? Deux thèses s’affrontent : les juristes qui évaluent le message selon sa fonction classent ensemble toutes les formes de publicité ; ceux qui se fondent sur la nature du message estiment que la compilation d’extraits bénéficie des mêmes garanties que l’œuvre d’origine. Sur ce point, les arrêts rendus au niveau local offrent des conclusions opposées, et la Cour Suprême n’a jamais été amenée à trancher.

L’attaque du 11 septembre… 2000

« À la lecture de ce rapport, il semble clair que la cotation protège l’industrie des consommateurs, et non l’inverse. »
Sénateur Brownback, 13 septembre 2000.

13Publié le 11 septembre 2000, le premier rapport de la FTC valide l’essentiel des hypothèses de Lieberman. Pour l’industrie du cinéma, les enquêteurs produisent les chiffres suivants : sur 44 films classés « R » pour violence examinés, 35 sont ciblés vers les adolescents, dont 28 de manière explicite dans le plan marketing. Certains programmes TV retenus pour placer les annonces publicitaires figurent parmi les favoris des mineurs : South Park, Buffy the Vampire Slayer ou Xena : Warrior Princess.

14Les choix de magazines et de sites web confirment ce constat, avec des placements dans les pages de Seventeen ou Gamepro, ainsi que sur les écrans de mtv.com ou happypuppy.com. Enfin, l’organisation d’événements concerne essentiellement les lycées, les salles de jeux d’arcade et les magasins d’articles sportifs.

15Au cours d’enquêtes de « client-mystère » (mystery shopper), la FTC a demandé à des mineurs âgés de 13 à 16 ans d’accéder seuls à des produits – films, disques et jeux vidéo – assortis de cotes restrictives. Entre mai et juillet 2000, 395 de ces adolescents ont tenté d’acheter des tickets pour des films classés « R » : 46 % des exploitants de salles ne pratiquent pas l’affichage des cotes requis par la MPAA et ne filtrent pas les entrées pour les films classés « R » pour violence. Même dans le cas où le filtrage existe, de nombreuses entorses ont été constatées : un jeune majeur peut acheter des tickets pour une dizaine de mineurs et dire qu’il les accompagne ; un mineur peut payer son entrée pour un film classé « PG », puis se rendre dans la salle où l’on projette une œuvre classée « R ».

16Hollywood apparaît comme un sujet intermédiaire entre les « bons élèves » de l’édition de jeux vidéo et le « cancres » de l’industrie musicale. L’ancienneté et le fonctionnement quasi obligatoire de la cotation sont vus comme des atouts du système de la MPAA. Les exploitants de salles se montrent moins laxistes que les disquaires ou les détaillants de jeux quant au contrôle des âges : pour un « client-mystère » de 13 ans, la probabilité d’un contrôle est de 71 % à l’entrée du cinéma, contre 30 % lors de l’achat d’un disque et 24 % pour un jeu vidéo.

17La FTC préconise un resserrement du contrôle des publics à chaque étape de la distribution des œuvres :

• Création ou renforcement d’un contrôle du marketing : La Commission insiste sur la nécessité de vérifier régulièrement ces pratiques et d’adopter des sanctions « significatives » pour les contrevenants ;
• Contrôle plus strict des âges : La Commission se montre évasive sur les moyens de renforcer ce contrôle par la seule autorégulation. La concentration des studios hollywoodiens favorise l’adoption de mesures restrictives par la MPAA, mais les exploitants de salles ou de vidéoclubs ont une activité dispersée et peu médiatisée qui ne facilite pas ce type de démarche ;
• Information plus approfondie des familles : La Commission prône une explication de la signification des labels de contrôle parental, ainsi qu’une justification au coup par coup de la cotation des œuvres (ajout de descripteurs et création de liens entre sites promotionnels des films et sites de cotation).

La FTC, un censeur réticent

18Avec l’adoption du plan Lieberman, la FTC apparaît comme le meilleur candidat à la place de censeur fédéral, fût-ce pour un contrôle limité aux pratiques de marketing. Son président Robert Pitofsky exprime à plusieurs reprises sa satisfaction de voir Washington relayer l’inquiétude publique sur les programmes violents. Dans ses allocutions, il reprend l’analogie entre les industries de loisir et celles du tabac, contre lesquelles la Commission a mené une campagne victorieuse durant les années 1990. On semble donc s’acheminer vers un contrôle des fictions jugées violentes dont la FTC serait le pivot.

19C’est un autre scénario qui va s’écrire. Tandis que Lieberman s’efforce de donner un pouvoir de rétorsion à la Commission, celle-ci se pose en héraut de l’autorégulation et s’arc-boute sur le Premier Amendement pour refuser toute implication supplémentaire. L’examen des propositions de loi assimilant les pratiques de ciblage des mineurs à de la « publicité mensongère » nous montrera pourquoi la FTC refuse d’outrepasser son rôle de simple enquêteur.

Le primat de l’autorégulation

20Dans de nombreuses branches de l’industrie, la FTC se fait traditionnellement l’avocate de l’autorégulation. Cette démarche est réaffirmée par Robert Pitofsky dans un discours programmatique prononcé le 25 juin 1999. Il précise ce que l’enquête sur les industries de loisir ne sera pas en trois points :

« Premièrement, et avant tout, nous ne jugerons pas le contenu de ces produits. Nous comprenons qu’il s’agit d’un domaine où prévaut la liberté d’expression, et que l’action gouvernementale trouve des limites appropriées dans le Premier Amendement. Nous ne serons pas l’incarnation moderne de la police de la pensée – ce que suppose le gouvernement lorsqu’il tente, à tort ou à raison, de définir la “violence gratuite”. En l’espèce, notre but n’est pas d’empêcher les jeunes gens de voir King Lear ou Saving Private Ryan, ou d’écouter des paroles de rap socialement pertinentes, parce que ces œuvres contiennent des éléments violents.

Deuxièmement, nous ne lançons pas une campagne de coercition. Notre rôle est d’étudier des sujets et de présenter nos conclusions au Président, au Congrès et au public américain. Notre document final sera un rapport, pas un acte d’accusation.

Enfin, notre objectif est de travailler avec – et non contre – les industries de loisir. Par exemple, bien que nous ayons le pouvoir d’exiger les pièces nécessaires à l’enquête, nous privilégions le volontariat. […] »

21Dans son rapport, la FTC se réfère aux prémisses du système de la cotation, mais dans une optique de dévoilement des pratiques promotionnelles des studios. Elle refuse de prendre en considération le contenu des œuvres, pour ne s’intéresser qu’à la cote, qu’elle compare aux choix commerciaux de l’entreprise productrice : « L’étude […] est centrée sur le marketing de produits de loisirs désignés comme violents par les systèmes d’autorégulation actuellement en usage dans ces branches. Dans son analyse, la Commission a accepté le verdict de chaque industrie, s’agissant de savoir si tel produit cinématographique, musical ou ludique comporte des contenus violents ou explicites. »

22On reste donc dans une logique de contrôle des publics fondée sur le Premier Amendement et sur la compatibilité du dispositif avec la législation antitrust. L’unique changement – mais il est de taille –, c’est la rupture de la confiance entre industries de loisirs et parents, qui justifie l’intervention de l’État fédéral. La FTC élude la question de l’effet des fictions violentes sur les comportements, et se focalise sur chaque dispositif d’autorégulation afin d’en souligner les points forts et les lacunes. Le travail critique de la FTC est plus modeste mais plus ciblé que celui des instances critiques traditionnelles : la Commission évalue l’autorégulation à l’aune de ses propres justifications.

23Quant à la régulation des contenus, la FTC s’en tient à une interprétation stricte du Premier Amendement. Elle invoque la jurisprudence de la Cour Suprême : toute technique de contrôle, « qu’il s’agisse d’interdiction, de cotation ou de canalisation », suppose une évaluation des œuvres ; elle ne peut donc pas échoir à un gouvernement, local ou fédéral. Dans l’appendice C de son rapport, la Commission rappelle que la Cour ne s’est jamais prononcée sur la question de la violence, et que les seules dérogations au Premier Amendement sont liées à l’obscénité. Même sur ce point, seules sont constitutionnelles les interventions qui n’entravent pas le droit des adultes à accéder à tous les contenus.

« Publicité mensongère » : un chef d’accusation douteux

24Le 13 septembre 2000, lors de l’examen au Sénat du rapport de la FTC, le président de la Commission du Commerce, des Sciences et des Transports, John McCain, demande aux enquêteurs fédéraux d’examiner la possibilité d’élargir la notion de « publicité mensongère » (deceptive advertising) au marketing des industries de loisir. Robert Pitofsky lui adresse le 20 novembre une réponse détaillée qui explicite les réticences de la FTC en la matière.

25Suivant l’analogie avec le tabac, Pitofsky détaille les conditions d’une publicité mensongère dans le cadre du contrôle parental. Trois preuves doivent être réunies : – la violation des dispositifs de protection de la jeunesse (par exemple, un plan médias explicitement orienté vers le public adolescent) ; – la tromperie avérée des consommateurs (des parents ou des enfants convaincus par la publicité que le film proposé est sans danger pour les mineurs) ; – la dangerosité du produit pour les mineurs.

26C’est sur ce dernier point que la FTC se déclare incompétente, car elle estime que la cotation des films par la MPAA ne suffit pas à en exprimer l’éventuelle dangerosité. Entreprendre de prouver qu’une publicité est mensongère conduirait l’administration à établir ses propres listes d’œuvres « dangereuses » parmi les films classés « R ». Pour révéler le caractère mensonger d’une publicité, il faut établir la vérité qui est enfreinte, ce que le Premier Amendement ne permet pas3. Dans le cas du tabac, la connaissance médicale dispense la FTC de ce travail de preuve, puisqu’il s’agit d’une substance nocive et homogène. En revanche, la violence cinématographique se présente sous des formes variées – Pitofsky cite les exemples contrastés de Saving Private Ryan et I Know what You Did Last Summer, tous deux classés « R » – si bien que même la découverte d’une corrélation entre ce classement et l’agressivité des spectateurs ne permettrait pas de condamner les producteurs d’un film « R » en particulier.

27Le président de la FTC conclut sur une double critique du contrôle du marketing. D’une part, la censure, même périphérique, reste une censure : l’examen des pratiques promotionnelles ne dispenserait pas l’administration d’un contrôle anticonstitutionnel des contenus. Éternelle tension entre censure et droit : la quête de généralité du juriste se heurte à la particularité des œuvres et du regard du censeur. D’autre part, l’intervention de l’État fédéral fausserait, voire détruirait les dispositifs d’autorégulation. En effet, raisonner en termes de publicité mensongère suppose que l’entreprise incriminée adhère à un système volontaire de contrôle des publics. Or, si ce volontariat suscite un risque de sanctions judiciaires, chaque entreprise désertera le dispositif. Mieux vaut donc dans un premier temps, conclut Pitofsky, laisser chaque industrie traiter les dysfonctionnements signalés par la FTC, quitte à durcir ensuite la loi si rien de significatif ne s’est produit.

Le « Media Marketing Accountability Act »

28La lettre de Pitofsky n’empêche pas Lieberman de proposer un texte de loi radicalement opposé à cette conception de l’autorégulation. Entre le vote de son Plan (12 mai 1999) et le dépôt de la proposition de loi que nous allons examiner (26 avril 2001), le sénateur du Connecticut n’est pas resté inactif :

• 4 juin 1999 : Lieberman et le sénateur McCain annoncent une proposition de loi intitulée « 21 st Century Media Responsibility ». Il s’agirait d’imposer des labels d’avertissement sur les produits de loisirs en s’inspirant de la législation sur le tabac. Le projet échoue.
• 21 juillet 1999 : Publication de la pétition « An Appeal to Hollywood », incitant les industries de loisirs à renforcer et à harmoniser leurs dispositifs d’autorégulation. Lancé par Lieberman, McCain et Brownback, l’appel est signé par les anciens présidents Carter et Ford, les généraux Schwartzkopf et Powell, le Prix Nobel Elie Wiesel, de nombreux chercheurs, militants et personnalités des médias.
• 22 septembre 1999 : Lieberman soutient l’étude du Center for Media and Public Affairs intitulée « Le marketing du chaos ».
• 9 novembre 1999 : Les sénateurs Lieberman et Kohl apportent leur appui à la nouvelle politique d’autorégulation des éditeurs de jeu vidéo.
• 25 mai 2000 : Les sénateurs Lieberman, McCain, Byrd et Brownback prônent un contrôle strict de l’attribution de licences publiques par la FCC (Federal Communication Commission) suivant les contenus diffusés.

29La série des actes et des alliés de Lieberman est homogène. Elle traduit son souci de toujours fonder ses propositions sur un socle bipartisan, mais l’unanimité de l’après-Columbine n’est plus de mise. Le sénateur sait probablement, dès le dépôt de sa proposition de loi, que le « Media Marketing Accountability Act » n’a aucune chance d’être adopté – c’est le cas de la plupart des textes d’origine parlementaire. Nous le lirons donc davantage comme un message adressé aux industries de loisir.

30Appuyée par les sénateurs démocrates Kohl (Wisconsin), Clinton (New York) et Byrd (Virginie Occidentale), ainsi que par le trio républicain Hatch-Brownback-McCain, la proposition est dévoilée deux jours après la publication du second rapport de la FTC sur le marketing des divertissements violents. Lieberman se félicite des progrès constatés par les enquêteurs, notamment dans la branche du jeu vidéo, mais il déplore l’absence de sanctions pour les infractions aux règles d’autorégulation. Il espère combler cette lacune en élargissant la définition légale de la publicité mensongère : « Cette loi n’autorise absolument pas la FTC à contrôler le contenu des films, de la musique ou des jeux vidéo. […] elle lui permet simplement d’intervenir lorsque des entreprises indiquent, par le biais d’un système de cotation volontaire, qu’un produit est inapproprié ou inconvenant pour les enfants, puis qu’elles le commercialisent avec un marketing ciblé sur les mineurs4. »

31La FTC, qui verrait ses prérogatives s’élargir grâce à cette loi, refuse d’appuyer Lieberman. Il subsiste un désaccord de fond sur la notion d’autorégulation. Pitofsky et ses collègues conçoivent le contrôle du marketing comme un parachèvement des systèmes de classification, et non comme une pression qui les ferait s’effondrer. Pour la FTC, la seule intervention légitime de l’État fédéral consiste à révéler les pratiques contraires aux règles qu’une industrie s’est donnée. Les dispositifs d’autorégulation étant conçus pour rassurer certains publics sur la bonne conduite des firmes, la simple information doit suffire à corriger les pratiques. C’est pourquoi la FTC coule son argumentaire dans celui des industriels, afin d’en révéler les éventuelles failles.

32Jack Valenti réagit vivement et sans délai à cette proposition de loi, qu’il rebaptise « A Death Sentence Bill for Voluntary Film Rating ». Il explique que, si la FTC sanctionne un marketing contraire à la cote des films, les avocats des studios enjoindront leurs clients (noter l’élégant détour) à distribuer leurs films hors classification pour échapper à toute sanction. Le projet est donc « contraire aux principes d’autorégulation et d’information des parents qui fonctionnent depuis 33 ans de manière satisfaisante5 ».

L’étonnante coopération d’Hollywood

33Le projet de Lieberman semble donc voué à l’échec, tant ses faiblesses sont nombreuses : – le discours épidémiologique, qui fonde l’analogie entre divertissements violents et substances toxiques, ne trouve aucune vérification statistique ; – depuis l’adoption du Plan Lieberman dans les semaines qui ont suivi Columbine, le rapport Hatch est resté lettre morte et toutes les propositions de lois réglementant les industries de loisirs ont été bloquées en commission ; – ces projets sont difficiles à mettre en œuvre car ils supposent l’utilisation coercitive d’un dispositif de cotation infra-légal et volontaire ; – la FTC, pivot supposé de l’intervention fédérale, refuse d’endosser ce rôle.

34Dans ce contexte, la réaction des dirigeants hollywoodiens paraît étrange : malgré de vives protestations parmi les acteurs et cinéastes, les studios prennent au sérieux la campagne de Lieberman, et modifient substantiellement leurs pratiques commerciales. Pourquoi cette coopération ?

Les critiques ouvertes du projet censorial

35On trouve dans l’industrie du cinéma des voix isolées qui contestent en bloc la démarche de Lieberman en renvoyant le problème de la violence vers Washington. L’acteur et réalisateur Tim Robbins déclare ainsi : « Faire des films sur ces sujets n’a rien de gratuit. C’est notre métier. Et, bien entendu, si vous êtes un gouvernement qui emploie la violence pour résoudre ses problèmes, vous ne devriez pas être choqués de voir les jeunes dans votre société en faire autant6. »

36Pour certains groupes au sein de l’industrie, le rapport de la FTC fournit une occasion de faire évoluer le système de classification. La Director’s Guild of America (DGA) constitue une équipe de travail sur la violence et la responsabilité sociale afin de réagir aux investigations fédérales. Le groupe, qui réunit notamment John Carpenter, Wes Craven et David Fincher, préconise une refonte de la cotation sur les points suivants :

« Dans le système actuel, tous les enfants de moins de 17 ans sont traités de la même manière. Or, certains films peuvent s’adresser à des adolescents accompagnés d’un parent, mais certains ne doivent en aucun cas être vus par les plus jeunes. Ce problème relève soit de l’éducation publique, soit d’un nouveau système de cotation qui empêcherait les jeunes enfants de se trouver exposés à des œuvres inadaptées ou dangereuses pour leur classe d’âge.

Pour les films qui s’adressent uniquement aux adultes, nous adjurons la MPAA, les exploitants de salles, les vidéoclubs et les vendeurs d’espaces publicitaires, de créer, d’entretenir et de soutenir une cote qui permettra aux cinéastes de raconter des histoires pour adultes sans crainte d’y exposer des mineurs, et sans subir de stigmatisation injuste. Le classement “NC-17” actuel est un abject fiasco ; de nombreux films qui ne devraient pas être vus par des mineurs sont coupés afin de recevoir un classement R “hard”. Non seulement les projets des réalisateurs sont compromis, mais cela augmente également le risque de voir des films destinés aux adultes toucher des publics auxquels ils ne s’adressaient pas7. »

37Pour ces cinéastes, c’est donc un dysfonctionnement de la cotation qui engendre les dérapages constatés par la FTC. L’étranglement commercial du « NC-17 » déplace vers la catégorie « R » les films destinés aux adultes, et le durcissement des contraintes sur les œuvres classées « R » risque d’aggraver le problème en suscitant une nouvelle migration vers le « PG-13 ». Laissez-nous adresser nos films à des adultes, dit en substance la DGA, et nous n’orienterons pas indûment le marketing vers les adolescents.

L’attitude conciliante des dirigeants de studios

38Le 27 septembre 2000, les membres de la MPAA exposent devant le Sénat leur lecture du premier rapport de la FTC, et promettent de renforcer leur contrôle du marketing :

• chacun se présente comme un dirigeant de studio, un citoyen américain et un parent fier et responsable ;
• chacun expose ensuite la contribution de son studio à l’histoire culturelle, énumérant les œuvres classiques produites et les distinctions reçues ;
• chacun assure ensuite qu’il partage les préoccupations des sénateurs concernant le marketing des œuvres violentes, rappelle qu’il ne produit pas de films classés « NC-17 », et souligne les efforts présents et à venir pour encadrer la promotion des films « R »8.
• le Premier Amendement est cité par certains, mais à simple titre de rappel : « Bien que nous croyions fermement que le Premier Amendement protège aussi la publicité des films, nous souhaitons souligner que nous sommes à l’écoute de vos préoccupations et de celles de la FTC et que nous nous efforçons de renforcer nos dispositifs afin de fournir d’avantage d’information aux parents et de mieux cibler nos messages publicitaires » Rob Friedman, vice-président de la Paramount.

39Tout l’argumentaire se fonde sur le dialogue et la confiance entre les parents et l’industrie. Si les sénateurs souhaitent un contrôle du marketing, les entreprises indiquent qu’elles sont techniquement plus aptes à le faire que l’État fédéral. Ce qui est faisable ou non juridiquement importe peu, puisque l’on se trouve face au législateur.

40Pour montrer que seul un studio peut déterminer au cas par cas les contraintes de marketing d’un film classé « R », Walter Parkes de Dreamworks SKG, cite deux exemples :

« […] tous les films classés “R” ne naissent pas égaux. Lorsqu’ils sont distribués, notre département marketing doit se préoccuper non seulement de leur cote, mais aussi de leur contenu. Prenons Saving Private Ryan. Il s’agit d’un drame sur la Seconde Guerre mondiale, où les combats sont dépeints sans compromis, ce qui lui a logiquement valu un “R” pour violence. Malgré cela, bien des parents et des éducateurs l’ont jugé visible par des adolescents du fait de son importance historique. Cependant, Dreamworks et le réalisateur Steven Spielberg ont pris soin de prévenir les spectateurs potentiels du film de son contenu violent. Nous sommes allés audelà des principes en vigueur car nous sentions que la cote ne fournissait pas une information suffisante. Examinons maintenant un autre de nos films classés “R” pour violence, Amistad, l’histoire vraie d’un combat pour la liberté qui a marqué l’Amérique. Sans viser les adolescents dans nos publicités, nous avons travaillé avec des pédagogues pour créer des documents d’étude à l’usage des lycéens. S’agit-il d’un cas de marketing de films violents vers les adolescents ? »

41De son côté Mel Harris, P.-D.G. de Sony Pictures Entertainment, retrace l’histoire et le fonctionnement de la CARA, avant d’insister sur la conception du parent qui justifie l’existence de la cotation :

« Les parents veulent être en première ligne pour décider quels films leurs enfants devraient voir. Ils ne souhaitent céder cette responsabilité à personne. Ils comprennent que chaque enfant est différent et qu’un parent est le mieux placé pour savoir si son enfant est suffisamment mature ou réfléchi pour recevoir tel ou tel message. […] Ils comprennent qu’un classement “PG-13” ou “R” ne signifie pas que le film a été jugé “inapproprié” pour les enfants, mais plutôt que certains parents peuvent trouver certains aspects inappropriés pour leurs enfants. Ils comprennent également que seul un classement “NC-17” indique que le distributeur destine un film exclusivement aux adultes. En résumé, les parents connaissent la différence entre un feu orange – un avertissement – et un feu rouge – une interdiction. »

42On retrouve le discours de la MPAA sur l’incomplétude de la classification, qui suppose un parent éclairé et actif pour établir des correspondances pertinentes entre chaque film et chaque enfant.

Les douze points de la MPAA et de la NATO

43Les enquêtes de la FTC déclenchent un nouveau mouvement d’autorégulation. Après une série d’auditions devant le Sénat et la FTC, Jack Valenti publie le 26 septembre 2000 une charte en 12 points, que l’on peut résumer en trois nouvelles contraintes :

• Meilleure visibilité des cotes et de leurs motifs : Tous les films des membres de la MPAA portent déjà une cote apparente sur les affiches, mais Valenti s’engage à la faire apparaître sur tous les instruments promotionnels d’un film. Chaque cote sera accompagnée des motifs de son attribution. Chaque site officiel de film renverra vers les sites consacrés à la cotation (mpaa.org, filmratings.com et parentalguide.org).
• Extension de ces règles aux autres acteurs du marché : La MPAA encouragera les exploitants de salle et les vidéoclubs à respecter la cotation. L’information sur chaque cote leur sera transmise pour affichage et pour publication en ligne. Les critiques recevront également ces données, qu’ils seront encouragés à diffuser.
• Renforcement des contrôles internes du marketing : Chaque studio membre devra surveiller ses pratiques de lancement des films classés « R » pour violence. Aucun mineur non accompagné ne participera aux projections d’étude. Aucune bande-annonce de film classé « R » pour violence ne sera liée, en salle comme en vidéo, à des films classés « G ». Chaque studio créera un poste de cadre supérieur ou un comité pour le respect des douze points. La MPAA se chargera annuellement d’un contrôle identique sur chacun de ses membres.

44Les exploitants de salle de la NATO publient également une charte qui réaffirme la nécessité de contrôles d’identité à l’entrée des films classés « R » ou « NC-17 » et institue à cette fin des systèmes de surveillance interne. La diffusion des bandes-annonces est encadrée plus strictement encore que ne le préconise la MPAA : aucune publicité pour des films classés « R » pour violence avant des œuvres classées « G », mais aussi « PG » et, dans certains cas, « PG-13 ».

45Comme le remarque le journaliste Josh Chetwynd, ces mesures ne concernent pas que les grands studios. Certes, les indépendants sont épargnés par les enquêtes de la FTC, mais la quasi-obligation de soumettre leurs films à la CARA les contraint à suivre les chartes de la MPAA et de la NATO9.

46Notons qu’il n’est prévu aucun système de sanction en cas de manquement à ces règles, et que les DVD hors classification des grands studios sont exclus de ce programme d’autorégulation (on ne contrôle que les supports vidéo de films classés).

Hannibal (2001) – un psychopathe sous camisole médiatique

47Dix ans après The Silence of the Lambs, Hannibal de Ridley Scott marque le retour très attendu du plus célèbre des psychopathes hollywoodiens. Cannibalisme, éventration, démembrement… un premier test des bonnes résolutions des studios.

48Gerry Rich, directeur du marketing à la MGM, explique à USA Today les précautions prises pour la promotion du film : « Nous avons éliminé les projections liées à des concours radiophoniques, car nous ne pouvons pas en contrôler les entrées, et nous avons limité les achats d’espace sur MTV aux écrans publicitaires d’après 21h. […] Hannibal n’est ni positionné ni vendu comme un film d’horreur pour adolescents. Il est tiré d’un best-seller pour adultes, c’est la suite d’un film produit dix ans auparavant, et l’ensemble des acteurs sont majeurs10. »

49Ce discours correspond aux nouvelles attentes exprimées à Washington : connaître les pratiques promotionnelles des studios et les voir s’interdire des choix de médias ou des créneaux horaires qui toucheraient directement les enfants. »

50Rich cherche à distinguer le film des teen slashers : au moment où il s’exprime, Valentine triomphe au second rang du box-office malgré un classement « R » qui devrait le priver des mineurs non accompagnés. Or, tous les professionnels anticipent une ruée des adolescents sur Hannibal. Il faut donc compléter les précautions de la MGM par un réel filtrage des publics à l’entrée dans les cinémas. C’est ce que décrit Brian Callaghan, de la chaîne de salles General Cinema : « Nous allons consentir un effort supplémentaire pour nous assurer que les gens ont l’âge requis. Les adolescents seront contrôlés de manière plus agressive à la caisse, et nous organiserons des patrouilles dans les salles avant les séances afin de vérifier qu’il ne s’y trouve pas des mineurs non accompagnés, tout en gardant un œil sur les portes d’entrée pour que personne ne se glisse à l’intérieur à notre insu. Nous envisageons un contrôle d’identité séparé à la porte de chaque salle. »

51Cette surenchère de contrôles semble difficilement applicable aux dizaines de films classés « R » pour violence qui sont distribués chaque année. Faute d’informations plus précise, on devra conclure à une forte affluence de mineurs accompagnés : Hannibal rapporte 58 millions de dollars en un week-end, ce qui en fait le film « R » le mieux vendu de 2001.

52En août de la même année, American Pie 2 bat le record du meilleur lancement d’une comédie classée « R », avec 45,1 millions de dollars pour son premier week-end. 67 % des spectateurs ont moins de 25 ans11. « Notre marketing s’est adressé à notre public cible, celui des plus de 17 ans », affirme Nikki Rocco, responsable de la distribution aux studios Universal. Pour ce film, comme pour Valentine ou Hannibal, le succès commercial est désormais à double tranchant : l’énormité des recettes réalisées sur les publics les plus jeunes risque de démontrer, soit l’hypocrisie des nouvelles mesures d’autorégulation, soit l’irrémédiable porosité des barrières à l’entrée en salle.

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53Quel est, en définitive, l’impact de ces nouveaux engagements ? Les enquêtes de la FTC indiquent, sur une série d’indicateurs stables, une nette modification du marketing des studios. Dans le troisième rapport de la Commission, publié en décembre 2001, le seul film « R » dont le plan marketing touche les adolescents est Traffic de Steven Soderbergh, dont le sujet – la lutte contre le narcotrafic – peut justifier un tel positionnement.

54Les contraintes industrielles et commerciales qui pèsent sur la cotation n’ont cependant pas disparu. Peter Bart souligne ainsi une « étonnante coïncidence » :

« Les grands studios ont décidé qu’il valait mieux distribuer des films “PG-13” plutôt que “R”, car ils se prêtent à un marketing de masse dénué de risques […]

Seulement un tiers des productions de cette année ont reçu le classement “R”, contre 67 % dans un récent passé.

De plus en plus de longs métrages comme Austin Powers in Goldmember – film fondé sur des plaisanteries graveleuses et des allusions sexuelles – obtiennent désormais des classements “PG-13” au lieu des cotes plus restrictives qu’ils auraient eu quelques années auparavant12. »

55Ces trois éléments illustrent bien le jeu de cache-cache qui s’annonce entre Washington et Hollywood. Le contrôle du marketing repose sur l’idée que la cote reflète le contenu des films. Or, de même qu’on a assisté durant les années 80-90 à une migration des films pour adultes vers la catégorie « R », les années 2000 risquent d’être celles d’un nouveau repli vers un « PG-13 » encore épargné par les autorités fédérales et les partenaires commerciaux des studios (annonceurs, exploitants de salles, télévisions…).

56Les tentatives de greffer un arsenal de sanctions judiciaires sur un système d’autorégulation volontaire risquent donc d’entraîner un nouvel infléchissement de la cotation en faveur des studios les plus importants, ainsi qu’une désertion des indépendants, qui préféreront lancer leurs œuvres sans cote plutôt que de risquer une stigmatisation par le « R ».